La scène

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Faire de la scène l’essence du rock, le lieu du véritable rock’n’roll, ne dit rien encore du rapport que cette essence entretient avec le studio, cet espace rival d’où la musique sourd également et dont le disque est issu. La fidélité entre ce qui est joué sur scène et ce qui enregistré en studio n’est pas une valeur importante dans les musiques populaires et le rock, dans une large mesure, obéit à cette règle. Le disque n’y fonctionne pas comme une œuvre écrite, une partition, qu’il faudrait représenter devant le public de la manière la plus exacte possible, que ce soit à la lettre ou dans l’esprit. Certes, il existe des groupes qui cherchent longtemps à reproduire l’énergie qu’ils déploient sur scène, ce que l’enregistrement live ne parvient pas systématiquement à faire. D’autres produisent des albums tellement complexes, ou à l’orchestration si chargée, qu’ils cherchent par tous les moyens à rendre leur musique un tant soit peu audible sur scène. Mais il ne me semble pas pour autant que sur la scène rock on cherche à respecter l’intégrité d’une œuvre dont le disque serait soit la forme véritable, soit la copie la plus fidèle. Si le concert est raté, il ne dénature pas une œuvre comme cela est le cas pour la musique savante depuis l’âge romantique. Le souci de fidélité s’exprime plutôt envers soi-même, dans le maintien d’une certaine réputation par exemple, ou envers le public devant lequel on cherche à tenir un certain niveau de performance : ce qui implique au moins d’égaler le niveau de ce que l’on peut entendre sur le disque. Et même dans le cas où l’on donne au disque un rôle de jalon, de repère dans le processus créateur, la scène pourra encore apparaître comme un enrichissement, une sublimation de ce qui s’écoute en audio, c’est-à-dire une version différente mais supérieure. Aussi, quand, à proprement parler, la scène est sentie comme la forme véritable, la seule et unique réalité de la musique rock, le disque n’en étant qu’un lointain écho, ce dernier reçoit alors une valeur essentiellement nostalgique. Entre le moment de l’écoute pure par l’intermédiaire d’une machine et celui où la musique se donnait sur scène, baignant tout le corps à la fois, le disque fait obstacle : il est l’épaisseur du temps lui-même ; et la possibilité de le racheter encore et encore à chaque fois qu’il s’use ne fait qu’aggraver cette fuite du temps.

On comprend alors la fonction purement compensatoire des concerts enregistrés, surtout des enregistrements pirates d’ailleurs dont le mauvais grain ajoute encore en authenticité. Il suffit d’entendre ce que disait Vince Treanor après qu’il vit les Doors pour la première fois en août 1967 au casino d’Hampton Beach : « Je suis revenu de ce spectacle persuadé d’avoir vu les Beatles américains. Convaincu d’avoir vu le groupe qui allait devenir le n°1 aux Etats-Unis. J’étais impressionné par la musique, impressionné par les orchestrations, impressionné par la manière de jouer… c’était une expérience vraiment stupéfiante, électrique…ah… une expérience impossible à décrire. Il fallait être là. » [1] Tenir entre les mains un enregistrement de ce genre de concert, regarder la pochette et chercher la date et le lieu où il s’est déroulé vous jette instantanément dans un temps dégradé, un temps de retard : le disque vous touche, certes, mais vous traverse comme une occasion éternellement manquée ; la musique vous atteint mais vous n’êtes plus là pour l’entendre, véritablement, telle qu’elle était le jour du concert. En tournant et retournant ce disque sur la platine, vous découvrez l’irréversibilité de la perte, romantique beauté.

 


[1] Frank Lisciandro, Morrison. Un festin entre amis, Le Castor Astral, 2001, p. 19.

L’écriture moderne

En passant

On a longtemps confié à l’écriture la charge de garder le temps, autorisant ainsi tous les phénomènes de mémoire que l’on connaît : rémanence, réactivation, réactualisation, reviviscence, etc. Mais étrangement, la seule écriture que l’on valorise encore aujourd’hui, le seul signe auquel on reconnaît ce pouvoir sur le temps est celui de la lettre. Une forme d’inscription me paraît plus fondamentale encore pour le xxe siècle, elle fait même corps avec lui : sur le disque et ses nombreux avatars repose la littérature de notre temps.

The Wall. V

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L’œuvre totale

 

Après Animals, reprise, nouveau départ. Fini les longs morceaux de plus d’une dizaine de minutes, ces longs tunnels où les soirs de mélancolie, vous étiez porté jusqu’au sommeil, dans la rage ou l’accalmie, sans lancer un seul appel à la moindre Morphée. Cet allongement du chant que l’on avait baptisé du nom de rock progressif, cette manière de franchir d’un bond le domaine ouvert par l’éclatement du rock’n’roll, l’étirement maximum de sa pulsation toujours vibrante, la recherche du pôle extrême, se dispersait en de multitudes petites pièces enchâssées les unes aux autres dans le bruit d’événements les plus divers : crash d’avion, conversation téléphonique, pales d’hélicoptère, crissements de pneu, émissions radio, etc. Le dinosaure, comme les punks l’appelaient, s’était éteint de sa belle mort. Ou bien courrait-il après le présent, espérant renaître ?

Pourtant, Pink Floyd, quoiqu’on en dise, avait toujours embrassé plusieurs territoires musicaux. Comme d’autres formations anglaises, le groupe avait d’abord trouvé son unité dans le blues au point que ce fut au cours de leurs longues improvisations, peu à peu, ménagées en plein cœur des standards qu’ils trouvèrent leur timbre singulier. Et ce fut dans ce temps ouvert qu’ils lanceraient leurs voyages sonores et visuels les plus sidérants : Interstellar Overdrive. Au fil des albums, ils continueront à s’essayer à la country, au hard-rock, ils flirteront avec le jazz, la musique symphonique, introduiront toujours plus de musique concrète dans leurs chansons. Bref, ce rock progressif dont la presse avait fait du Floyd l’un des hérauts ne fut tout ce temps qu’une des formes d’expression du groupe. Et pour beaucoup, bien sûr, la plus novatrice, la plus parfaite : Wish You Were Here, d’ailleurs, avec ses longues plages instrumentales, est peut-être le l’album le plus abouti dans ce genre, beaucoup plus même que The Dark Side dans sa version finale. Mais avant cela, Meddle, bien qu’encadré de One of These Days et d’Echoes, déployait encore des morceaux beaucoup plus ramassés comme A pillow of winds ou Seamus ; de même Atom Heart Mother n’occupait qu’une seule face de l’album du même nom.

The Wall, en ce sens, peut bien s’écarter du rock progressif qui fut la signature du Floyd, il ne rompt pas avec les différentes expériences du groupe. Au contraire, mieux encore que The Dark Side, il parvient à resserrer dans ses deux faces la totalité de la palette du Floyd. Tous les genres que nous venons d’énumérer s’y trouvent, le hard rock de Young Lust, le symphonique de The Trial, les explosions à bride abattue de Run like Hell, les pièces acoustiques sombres, Mother. Et puis surtout la folie, dont le groupe, de par son histoire, s’était trouvé chargé de faire voir et entendre (du délire psyché aux aliénations quotidiennes), cette folie qui n’était plus seulement dans la face cachée de la lune, plongée dans les paroles ou les courtes expérimentations sonores, mais qui baignait tout l’album. Entre les murs de The Wall, Pink Floyd réussit, au bout d’un peu plus de dix années d’existence, à recueillir en un seul geste, un seul timbre toutes les voix qu’il avait expérimentées depuis l’éviction de Syd. Aussi la profonde homogénéité de l’album ne vient pas seulement de la prise de pouvoir de Waters mais de la musique du Floyd retrouvant son unité. C’est pourquoi, délaissant les morceaux longs, et malgré la signature du Comfortably Numb de Gilmour qui passe pour une des plus belles de l’album (jugement qui semble surtout destiné à diminuer l’intérêt des courtes pièces sonores de Waters), il est difficile de dire que The Wall rompt, et avec l’histoire du groupe, et avec le rock progressif. Sur ce dernier plan, il renoue plutôt avec sur une de ses dimensions premières.

En effet, si on défait cette dimension progressive de ses contre-sens de progrès musical ou de perfectionnement formel, pour lui assigner comme seule tâche d’épingler ce mouvement qu’eut le rock’n’roll de quitter, progressivement, le blues pour s’ouvrir à d’autres genres, l’histoire musicale de Pink Floyd ne prend pas le même sens. Non seulement cette dimension progressive peut désigner, à titre de tendance, un mouvement coextensif au rock (et le post-rock actuel, dont le Careful with that Axe, Eugene de l’année 69 est un bon exemple, n’est que la poursuite de ce mouvement), mais signale aussi, à titre de moment cette fois, la formation d’un nouveau code de la musique pop, c’est-à-dire de la musique de variétés (ce que fait aujourd’hui le rap avec le R’n’b). Quelle que soit l’avis que l’on prendra, il est clair que le moment progressif signifia, dès son émergence dans le Sergent Pepper des Beatles, le décentrement de cette musique de scène dans laquelle on danse (gesticule ?), fiévreusement enveloppé de corps et de cris, vers le studio d’enregistrement. C’est l’arrêt des concerts qui permit de créer Sergent Pepper et qui ouvra la voie au rock sans le roll : rapidement cette recherche d’une expérience sensorielle valorisera l’écoute attentive aux dépens de la perception globale et immédiate des corps dansants. Les premiers concerts du Floyd à l’UFO se faisaient assis, chacun engoncé dans son trip, son long train de perceptions. Ce sera aux ingénieurs désormais que l’on demandera de produire cette pulsation sauvage que l’on retirait aux aléas des relations avec le public, de son humeur et du moment. Ce sera aussi le grand défi du Floyd de retrouver à grands coups de films, de fumées odorantes, de feux d’artifice, de quadriphonie et d’objets volants, c’est-à-dire par un spectacle multi-sensoriel, cette unité simple de corps se prêtant à la musique d’un seul bloc, spontanément, sans effort, ni attention précise.

Donc The Wall, de même que Sergent Pepper, tient du rock progressif par sa forme d’album concept. Ce mot, quand je l’appris, fut pris aussitôt d’un grand respect. J’y voyais, comme on le fait encore, la reconnaissance d’une valeur à ce que j’écoutais, une force capable de rivaliser avec les musiques les plus sophistiquées, les plus savantes, celles, justement que je ne connaissais pas. Qui parle de seulement se divertir, de passer le temps, ou même de s’abrutir ? Non, nous préparions notre arrivée, nous affûtions notre regard sur le monde. En fait d’horizon grand ouvert ou de surplomb sur le monde, je naviguais entre quelques albums. Et quelles pensées je pouvais en recueillir ? Or The Wall, paradoxalement, peut-être le plus clos, le plus serré de tous les albums concept (cette fois les artistes n’exténuaient plus les chansons pour remplir le format standard des disques puisque c’étaient elles qui exigeait que le support s’étende pour l’accueillir), de surcroît mis en boucle sur mes écouteurs, m’ouvrit le monde comme jamais aucune musique ne le fit plus tard. L’univers et l’époque dans lesquels je vivais prirent une autre envergure, une tout autre texture.


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