J’ai tout de suite pensé, en lisant les mots de Renaud Schaffhauser, à ce temps si singulier de la musique qui nous remplit, nous envahit. La musique qui entre et qui sort. Par tous les pores et surtout par-delà les oreilles. L’élément mélodique et cadencé de nos jours.
J’ai pensé – moins vite – à cette façon que l’on a, s’ébrouant de quelques vieux airs au soleil d’une plage de musique jamais encore explorée, de reprendre son souffle en articulant quelques phrases sur les ondes et les flux qui vous ont conduit jusque-là, haletant, noyé, coulant dans cet élément insondable, vital et asphyxiant qu’est notre océan quotidien de musique.
J’ai donc pensé à cette chronique qui isole les disques à partir desquels (ouverture ou tremplin) on replonge à nouveau gonflé d’air ; pensé à cette écriture qui, paraissant se replier sur le bruit d’où elle sort (murmure, chant ou refrain d’autrefois), s’aère plutôt, s’ouvre, se déplie, en essayant simplement d’emporter quelque chose d’une musique sourde avec soi, même au beau milieu du plus turbulent des fracas.
On trouve de nombreuses exemples de ce type de chronique sur la toile, certaines plus réussies que d’autres – le plaisir à les lire se mesurant, à mes yeux, au degré, non d’exaltation inspirée, mais de défoulement/déferlement du langage ; mais sous les flots d’information ou le déluge d’affects, celui-ci ne se déchaîne guère souvent.
C’était tout l’enjeu, pourtant, de la collection Solo (close il me semble) proposée par l’éditeur marseillais Le mot et le reste, faire entendre dans et par le langage une rupture purement musicale (qu’elle soit sonore ou visuelle). Faire sentir, comment et combien, de nos jours, la musique, et particulièrement sous la forme du disque (ou de tout autre support tenu entre les mains), se trouve capable de rythmer le cours, c’est-à-dire aussi bien de rompre que de nouer le fil de nos vies. Pari qu’Anne Savelli avait relevé, en son temps (2008), autour d’une cassette des Cowboys Junkies et dont on peut encore entendre de longs extraits, ici, sur Radio Marelle.
Chronique étrange, comme on pourra l’entendre, où la musique est rejointe par ce qui lui semble le plus extérieur, les hasards infimes qui vous la jettent en travers de l’existence, une image, une pochette, chronique des bords plutôt que du cœur.
Je rêve encore d’une écriture pour laquelle la musique serait moins un objet ou l’instance d’une écriture parallèle (supérieure ou subordonnée) qu’un élément dans lequel la lettre n’aurait plus à se débattre mais à s’engouffrer, à s’élancer, à se fondre, sans reprendre de temps à autres – même après un laps de temps très long – sa respiration. Fantasme de chronique non mammifère. Ce serait une écriture aussi éloignée du discours savant et musicologique que de celui, impressionniste et journalistique, des happy few des grandes époques ou des mythiques concerts : langages abscons ou branchés, les deux risques d’ésotérisme d’une communication du plaisir musical par les mots. Voilà sans doute ce qui rend si précieuses les expériences comme celles menées par Anne Savelli : aller vers la musique, ou revenir à elle, plonger dedans par ce qui paraît pourtant le moins musical ; effacer les grandes limites qui la sépare du silence, du bruit, ou du verbe, pour faire entendre le grésillement et le crépitement des infimes lisières.
Mais cette plongée, n’est-ce pas la romantique nécessité d’une âme profonde et noire qui nous la rend et nous la présente si douloureuse et si mortelle ?
L’image est plus étroite que le concept qui l’étire, s’y appuie, et tout à la fois plus large que la perception qui y découpe ses objets et y prend ses repères. D’un côté, elle se rit de l’orgueilleuse prétention d’universalité du concept ; de l’autre, du mauvais tour que se joue la perception à elle-même, en s’échinant tout le temps à regarder devant elle – à trouver son objet.
Nous ne savions pas pourquoi nous rêvions de monter sur scène, nous savions seulement que nous éviterions ainsi la vie des champs, de l’usine, du bureau. Avoir de l’argent n’était même pas en jeu, suffisait seulement que la servilité de cette vie soit abandonnée sous les projecteurs – et en coulisses, connaître des filles, des tas de filles, timides comme on l’était, et jolies ! Il se trouve que la scène qui m’attirait sans partage était celle du rock’n’roll. D’autres depuis ont trouvé leur chemin dans les machines sonores qui m’environnent. D’autres et toutes à la fois. Toutes celles auxquelles je tends une oreille ou qui viennent un temps me les tirer. Mais ne vibre jamais, ou si peu, au cœur de leur écoute, au milieu de leur danse, cette pulsation vitale que le Rock compressait, accélérait, libérait à chaque fois. Et libère encore. Question alors : qu’en est-il du Rock et de cette volonté de se libérer d’une vie de travail ? Qu’en est-il de l’argent dans cette pratique musicale qui ne consent jamais tout à fait à l’art, ni au divertissement ? On voudrait suivre ici l’exemple de Peter Szendy et voir comment la musique elle-même répond à cette question, comment elle s’en empare comme un problème qui lui serait essentiel ? Et quoi de mieux sinon de le faire avec un groupe devenu multimillionnaire, et qui fut l’objet, longtemps, d’une si intense passion ?
« Money », The Dark Side of the Moon, 1973.
Sur l’introduction du morceau, c’est le bassiste du groupe, Roger Waters, qui jette des pièces de monnaie dans un récipient en céramique emprunté à son épouse. De l’argent mis dans un pot ou jeté dans les toilettes, on ne sait. Money : get away, get back ! Que faire de l’argent qu’on prend ou qu’on reçoit, qu’on vole ou qu’on gagne ? Le jeter par les fenêtres, s’acheter a football team, a lear jet ? Le mettre de côté, pour soi, en commun ? C’est une indécision morale que Waters fait entendre et qu’il sonorise dès l’entame du morceau. Un problème pratique que ni le cynisme, ni la culpabilité de l’opulence ne viennent trancher, solutions tournées chacune en dérision dans le chant. Le succès, une fois atteint, qu’en fait-on ? On le sait, Pink Floyd ne sera plus le même après cet album, les gains retirés par la vente de ce disque changeront énormément de choses : dans la musique, dans la vie du groupe, sur la scène. Mais le fait que ce titre apparaisse sur l’album qui va les rendre richissimes, donc avant que la réussite ne soit pleinement atteinte, montre l’importance de cette question. Et de fait, elle rayonne dans toute leur discographie, signalant une histoire qui, bien que restée mineure, en dira beaucoup pourtant et cela d’autant plus qu’elle sera composée d’anecdotes qui ne semblent pas en dire long.
Aux pièces de monnaie, les musiciens du groupe – Waters, Mason et Gilmour si on suit les crédits de l’album – vont ajouter une caisse enregistreuse et des billets (en fait de simples bouts de papier) : le bras de la caisse que l’on actionne, le papier que l’on déchire, le tintement du métal sur la terre durcie, tout sera séquencé, mise en boucle et diffusé tel quel, avec des variantes, durant les concerts. C’est une des constantes de la musique du Floyd de reproduire ainsi des sons environnants : horloges dans Time, voix d’aéroport dans On the run, phrases entendues à la radio, extraits d’interviews dans Money, bavardages du matin sur Alan’s Breakfast… on en finirait pas de dénombrer leurs passages. La musique ne quitte jamais la rumeur qu’elle tente de traverser pour atteindre la surface et se faire entendre quelques instants. Six minutes vingt-deux précisément. Aux musiques qui s’adaptent aux conditions de diffusion musicale qui sont celles des lieux publics, le Floyd substituait une musique impure, une musique pour laquelle les sons, les bruits, les paroles du quotidien étaient aussi bien une source, un canal, qu’un écho. Il est étrange que ce disque, dont on répète qu’il fut utilisé par les vendeurs de matériel Hi-Fi, pour vanter les qualités de leur matériel, répugne à ce point à se couper du monde. (À s’entourer de ce silence recueilli tel que le rêvaient les amateurs de musique savante et les groupes de rock progressif) Bien que de nouvelles machines furent utilisées, qu’un très bon ingénieur du son, Alan Parsons, collabora avec le groupe, la qualité si remarquable du son de l’album n’a pas tenu exclusivement à un critère technique (cette fidélité de l’enregistrement vis-à-vis de la musique dont il est la trace), elle a aussi tenu à cet attachement au monde ambiant dans lequel la musique fatalement – une fois sortie du cocon acoustique du studio sous forme de disques, d’ondes radios ou d’images vidéo – allait se diffuser : bruit supplémentaire brouillant à son tour l’espace sonore avec l’espoir d’enfin le déchirer. Le disque posé sur la platine n’avait ni besoin d’imposer le silence aux bruits du monde, ni besoin de s’en détacher pour atteindre à la plus grande pureté possible, c’est-à-dire les deux voies reconnues historiquement pour faire œuvre. Pink Floyd mettait au contraire en musique le son des différents canaux qui lui vaudraient son succès, créait une continuité directe avec les espaces sonores dans lesquels il lui faudrait diffuser son album. C’est pourquoi je vois dans cette séquence, et d’autres du même type, une métaphore de l’enregistrement sonore, une réflexion musicale sur l’écriture sonore du rock’n’roll. Dans le retrait du studio, le groupe au travail se rendait maître des bruits au milieu desquels il allait glisser sa musique. Et c’est ce parfait mélange, cette musique jouant aussi des bruits, que les vendeurs d’électrophones faisaient entendre dans la plus grande pureté. Le succès vint de se glisser entre toutes ces machines, d’accepter de s’y perdre, de s’y retrouver : To the Machine, Welcome.
Money fut distribué en single et signa le grand retour de Pink Floyd au 45 tours. Étrange. Le groupe n’avait plus édité de musique sous ce format depuis décembre 68. Reprise inattendue donc – même si l’idée fut proposée par la maison de disques – à l’heure surtout où il n’était plus nécessaire de le faire pour remporter un succès : Led Zeppelin avait envahi le marché américain sans aucun single. Le single fut essentiellement adressé à ce public, le plus étendu, le plus décisif, économiquement parlant. Pratiques commerciales qui se croisent. En sens contraire. Mais Led zeppelin avait déjà réalisé le hold-up parfait, quasiment dès le premier coup. Pink Floyd voulait réussir. Et de fait, déjà reconnu par la critique et une partie du public, le groupe va devenir multimillionnaire. Dark Side of The Moon n’est sorti des 200 meilleures ventes de disques aux USA qu’en 1988 (40 millions d’ex. vendus). Un record inégalé. À titre de comparaison, un succès commercial reste en moyenne 40 semaines dans les charts. Mais ce succès aura ses revers immédiats. C’est en raison du brouhaha que faisait leur nouveau public durant les concerts, réclamant sans cesse le seul titre qu’ils avaient en tête, que le bassiste, dans un coup de colère, cracha sur une personne dans l’assistance. Étincelle de violence d’où jaillira l’incendie visuel qu’est The Wall.
Le titre est situé sur la seconde face de l’album, au tout début. Cette position a également son importance. Elle met en jeu le format d’écoute de l’époque, le 33 tours, format que de nombreux groupes de rock progressif essaient de conquérir, d’apprivoiser. Au bout de la durée d’écoute que permet ce support, il y a la comparaison possible avec les formes monumentales de la musique savante ; il y a l’œuvre et la reconnaissance d’un statut d’artiste. Les Floyd depuis leurs premiers bœufs avec Syd Barret, ne cessent de travailler le format long, des premières improvisations aux suites plus ou moins instrumentales qu’ils agencent et développent et qui dépassent largement le temps calibré des passages radio. Atom Heart Mother prenait une seule face du disque, la première ; Echoes, une autre face, la seconde. Dark Side of the Moon est une seule pièce musicale, coupée seulement en deux à l’écoute sur disque, le concert rétablissant la continuité du morceau en faisant entendre le tintement des pièces de monnaie dès les dernières notes de la version de A Great Gig in the Sky. Il fallut le disque laser et l’enregistrement de Pulse, donc après la mort du groupe, pour que l’album, joué d’une seule traite (ou présenté comme tel), soit audible sous sa forme véritable dans la discographie officielle, c’est-à-dire sans qu’il n’y eut plus de face cachée dans la musique, celle-ci se déroulant d’un seul jet, sans manipulation aucune. Reste qu’en concert, le groupe passait des bandes enregistrées, la scène ne pouvait à elle seule rétablir la continuité rompue sur le disque. Il fallut le magnifique travail de la compagnie Inouïe pour que ce qui n’était alors joué qu’en studio le soit enfin totalement en concert. Dark Side devenait ainsi, et enfin, autonome vis-à-vis du disque, quelque soit son mode de gravure et de lecture. Et ainsi joué par d’autres, révélant une écriture indépendante de toute forme de pressage, Dark Side of the Moon a peut-être ainsi accédé au statut d’oeuvre musicale. Mais combien différente de celles qui s’écrivent sur des portées puisque leur mode d’inscription privilégié se tient sur une scène éphémère et pourtant indéfiniment réouverte. Il n’y avait, avant que la compagnie de Thierry Balasse ne rejoue cet album cette année, en 2013, que sur les disques pirates que l’on pouvait entendre cette pièce musicale telle qu’elle avait été conçue dans les studios et telle qu’elle était exécutée sur scène. Pink Floyd avait atteint par le haut les limites du long play. Les concerts pouvaient seuls réaliser ce que le vinyle ne permettait pas. Sauf bien sûr ces fameux bootlegs au mauvais son. Et c’est donc paradoxalement dans la basse fidélité de ces enregistrements plus ou moins légaux, dans leur son low-fi, que l’œuvre musicale au son si épuré devenait accessible dans son intégralité. En raison de cette petite coupure au milieu de l’album, Pink Floyd ne fit jamais œuvre en 1973 – si du moins on entend celle-ci comme le lieu fixe où la musique devient intégralement fidèle à elle-même et prend ainsi valeur d’original – mais au moins fit-il recette.
Sex, drugs and Money, ainsi se complétera la brève légende du rock’n’roll. →