The Wall. II

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Testament

 

Toujours la même surprise, toujours le même sursaut au son de cette guitare déchirant le léger tintement de je ne sais quelle valse liquoreuse, et la peur, la terreur dans laquelle on se trouve engouffré, ravi puis terrassé.

Mis au sol.

Ronflements bruyants de moteur d’avion – les mêmes qui tournaient autour du jeune Jimmy Page avant qu’il ne lance son lourd Zeppelin – puis batterie et orgues s’affolent : descente en piqué. Pas de crash à l’horizon mais un cri. Le premier : celui d’un bébé.

D’autres l’ont pourtant précédé. Car Waters n’a pas décidé de balancer des chansons mais de lancer une attaque, commencer par le chant d’une blessure. À peine quelques secondes et les épaules se voûtent, le cœur se fait lourd, les tympans se rétractent. Pink hurle. De douleur et de rage [1]. Un pan de moi se déchire. L’immeuble que j’ai laissé derrière moi sera bien encore là ce soir ? Non ? — Si, je me réponds mais bien plus tard, bien trop tard. — Continuons, alors, de longer l’allée du cimetière. À la fin de la journée In the Flesh ? reviendra, c’est sûr, mais sans point d’interrogation. En attendant, un pas devant l’autre dans le crépitement des graviers, je me demandais quelles souffrances remplissaient ces cris, retournait en moi la question, fouillant tripes, poumons et cervelles, ne sachant toujours pas, le nez pendu aux grilles du lycée, quelle chair, quelle blessure, avaient trouver là leur rencontre. Un avion en piqué. Je ne lisais pas les paroles des chansons. Ou plutôt je les lisais négligeant d’en percer le sens, les titres à eux seuls me fascinaient et composaient d’étranges passages, d’étranges étapes dans le cours du temps. Celui d’une vie. De toute une vie, passée, à venir. La chair interrogée d’avant le premier cri, la chair qui avait était la nôtre avant de naître, vieille question qui revenait d’une enfance réclamant de nouvelles formules, de nouvelles réponses.

Rien de tout ça n’est en paix aujourd’hui. Tout le corps frissonne en pénétrant dans l’album. Je me demande comme hier où sont les plaies galopantes que cette chanson avive ? Comment les trouver que l’on puisse enfin s’endeuiller, dire adieu à soi-même, passer à travers la mort ? La mienne, la tienne, peu importe ? Sans une morsure qui soit bien visible de la mort, je doutais alors de pouvoir vivre longtemps, impossible de se survivre sans la marque du temps qui s’achève. C’était peut-être tordu mais il fallait savoir en finir, avoir la preuve d’en être capable pour soi, pour accepter la traversée des douleurs. Car en attendant, sans cette marque, sans cette prise dans la souffrance, la douleur ne s’effacerait pas mais disparaîtrait pour mieux s’emparer du corps, en faire une plaie vivante et donner à la plainte le rôle d’un porte-parole permanent. Cette année-là, je sentis s’épaissir de souffrance l’antique carapace des premiers jours, la zone d’indistinction devenue no man’s land, entre moi et les autres, moi et le monde et, un jour, mais je ne savais pas, entre moi de toujours et moi de demain. On parle souvent des effets que produit la musique sur les prétendues âmes fragiles de l’adolescence, pour incriminer la jeunesse, la plupart du temps, de quelque corruption (Pink Floyd fut souvent questionné sur la consommation des drogues). The Wall m’ouvrait à beaucoup plus que cela, des dimensions nouvelles du corps et une enceinte fermée pour y faire circuler les émotions qui vivaient jusque-là cachées dans l’incompréhension. Les parois du tombeau de l’enfant que j’étais n’en finiraient plus de grandir, maçonnées par mes soins mais aussi ceux de tout le monde. J’imaginais qu’au bout de quelques années, les visages des potes défigurés par l’oubli et les impasses de la vie, je ne saurais même plus, sous cette peau dure de chaux desséchée, si j’étais encore celui que j’avais connu, en chair ou en os, ou bien un fantôme. Ce jour-là, au retour, les croix en ruine qui pointaient leur nez au-dessus du muret du cimetière n’avaient plus de question, elles m’appelaient déjà par mon prénom.

On ne devrait pas juger cette musique d’après ses paroles. Sentir seulement les expériences qu’elles vous ouvrent en deçà. Le savoir que l’on retire est là, vivant et mortel. Dans une précision que peu d’entre nous cherchaient dans les mots alors. On ne le pouvait pas, tout simplement, du moins pour la plupart d’entre nous. Et malgré cela, du fond de ce corps que soulevait, note après note, le déroulement de la bande, je m’apprenais à nouveau : je savais, de mes poumons, de mes yeux, comment les murs s’élevaient, éloignant la souffrance pour mieux s’appuyer sur elle, imminente mais lointaine ; je sentais aussi du mur les fondations souterraines, le forage permanent du puits où se garder de soi, de ses émotions. Mais je ne comprenais pas ce que signifiait cet avion en piqué, Waters évoquant la mort de son père à la guerre, je ne l’appris qu’une ou deux années plus tard, en scrutant la pochette de l’album qui suivait, ce Final Cut qui devait être le dernier du Pink Floyd en quatuor. D’ailleurs cela ne résout rien, ce Stuka que j’entends maintenant, qui se rapproche toujours aussi près de moi, dont j’écoute attentivement le vol, où va-t-il exactement ? Fait-il partie d’un raid contre les populations au sol comme le dépeint Goodbye Blue Sky ? Spectacle d’un enfant fasciné, montrant du doigt à sa mère, l’escadron de la mort ? Ou est-il en train de sombrer, le pilote mortellement blessé, les flancs de l’appareil fumant dans une atroce toux de flammes et de gaz asphyxiants ? Partant de lui-même, Waters remontait à la blessure dont il laissait l’issue et la chair en suspens : In the Flesh ?

Ce fait biographique devenait dans The Wall une scène anonyme, un album à écouter comme on tourne les pages de celui de la famille. Mais moi, chaque jour, dans les images qui défilaient titre après titre, je refaisais les clichés et déchiraient des photos. Je n’aimais pas trop le film de Parker à cette époque, seul ma lanterne magique avait le droit de tourner. Dans ma tête éclairée à nulle autre. Mais que la naissance d’un enfant signe l’arrêt de mort du père, ou plutôt que la paternité advienne à l’homme – dont le seul crime est d’avoir enfanté – comme une expérience de sa propre mort, certaine et non plus à venir, accomplie ici dans la venue de ce corps d’enfant : je ne le comprenais déjà pas. Que le père, comme l’indique la première partie d’Another Brick in the Wall, soit celui que l’on interpelle pour son absence, leaving just a memory, a snapshot in the family album, appelant regret, rancœur et nostalgie, qui d’entre nous ne s’y est pas dupé. Et si la question ne se posait pas aussi clairement en écoutant le disque, les cours m’apprenaient la même chose sur le garçon que j’étais : ce qui fut, les siècles passés, le destin et la marque de la virilité, le corps des hommes comme chair à canon, n’avait plus été dans le siècle aussi discriminant : tout le monde y passait dans les bombardements, aussi bien hommes que femmes et enfants. On ne reconnaissait plus les pères d’avoir disparu.

J’ignorais totalement le monument aux morts qu’était aussi The Wall. Je recevais seulement la venue de ce cri d’enfant comme le résultat inconnu, mystérieux de ce bruit d’avion. Je ne faisais pas de lien entre les deux événements. Pourquoi accèderait-on à la paternité dans ce recul pris à soi-même devant la naissance, dans l’anticipation de cette absence au monde qui verrait grandir l’enfant ? Pourquoi cette place vide serait-elle nécessaire pour qu’il s’élève ? Pourquoi le père, même bien vivant, même plus que présent, devrait s’être déjà écarté, avoir presque disparu, pour que l’enfant enfin naisse. Tout ce fatras flaire toujours aujourd’hui, l’amour porté au Messie et la naissance miraculée d’un enfant sorti d’un coït plus qu’interrompu, puisqu’on le soupçonne même d’être jamais advenu.

Les deux projets que Waters avait proposés aux membres du Floyd, après Animals, étaient tous deux largement autobiographiques. The Wall n’était que le début d’une série d’albums dans laquelle Waters puisant de plus en plus en lui-même la matière de ses chansons, non seulement pendrait la main mise sur le reste du groupe – d’où les critiques des autres membres sur sa mégalomanie, son côté tyrannique – mais s’affirmerait également à ses dépens. On l’a souvent fait remarquer, sur la pochette du disque est bien indiqué que l’album est interprété par Pink Floyd. Waters ne pouvait pas rester caché bien longtemps derrière Pink. Des vieux bluesmen dont Barrett avaient accolés les noms, Pink Anderson, le premier, devait se faire la malle. Après ce disque, viendra donc The Final Cut, où la mort du père de Waters sera omniprésente. Waters, qualifiant cet album de requiem, le dédiera au sacrifice vain de son père pour un monde qui ne s’est jamais réalisé. Il n’est pas une feuille critique qui n’oublie de fustiger cet album, de le mettre au plus bas de la discographie. Il représentait la seconde mort d’un groupe mort-né, et ni Syd, ni Pink ne pourraient cette fois en empêcher la dispersion. Puis viendra la carrière solo, The pros and the Cons of Hitchiking où même cette violence musicale dans laquelle Waters était passé maître, cette décomposition calculée des chansons qu’il avait appris à commettre, n’empêcherait pas, malgré tout, quelques passes de mauvais goût.

Moi qui connaissais l’histoire, qui venais après, qui me nourrissais de toute anecdote arrachée entre deux cours, The Wall et suite était un testament, l’adieu à l’enfance et à ses nostalgies, l’adieu aux bras de la mère et leur sécurité étouffante. Dans le film de Parker, c’est bien de la colombe innocente que sort et grandit, jusqu’à la faire exploser, l’aigle incendiaire et bombardier qui survole Londres. Le père meurtrier sort aussi de l’enfant : Goodbye Blue Sky.

1. Avant même que le vagissement de l’enfant prenne le relais du moteur d’avion, In the Flesh ? est hérissé de cris. Waters a toujours maintenu l’expression du cri dans le son du Floyd : du Careful With That Axe Eugene ou le Empty Spaces des débuts jusqu’à Two Suns in the Sunset de la fin, le cri de douleur s’est mêlé à celui de terreur. Waters a ainsi maintenu Pink Floyd dans l’orbite du rhythm’n’blues d’où il était issu. Si les musiques populaires noires, tout au long du siècle, jouaient de trois cris fondamentaux : cri de rage, de douleur ou de jouissance – le blues préférant les deux premiers, la soul les deux derniers, et le funk les trois ensemble (écoutez James Brown) – Waters a converti le cri de douleur en signal de danger, précaution et menace. Le double sens de axe, hache et guitare en anglais, qui revient d’ailleurs dans One of my Turns dans The Wall, laisse entendre aussi bien le bris de l’instrument que son usage meurtrier : « One of These Days, I’m going to cut you into little pieces ». Retour au texte

 

 

 

On Air

Radio-New by Gafa Kassim

On peut se moquer – et avec raison – de ceux qui déclarent préférer le son du vinyle : plus rond, plus chaud, plus vrai ; au détriment de celui du compact. Mais on aura beau leur montrer que le son, en raison de son procédé de lecture, est meilleur (quand les gravures auront été faites avec soin, ce qui est loin d’être le cas pour tous les albums), ils n’auront pas tort pour autant de continuer à dire non. Car c’est peut-être que nous ne comprenons pas ce qu’ils disent et ce qu’ils expriment de cette façon ; nos arguments, pour être amplement objectifs, ne font pas de leurs affirmations de simples opinions subjectives. Les amateurs de vinyles, en effet, nous paraissent intégrer dans le son ce que d’autres comme nous n’y mettent surtout pas. Notre petit doigt sur le disque ne suit pas les mêmes pistes. Cette chaleur qu’ils sont nombreux à sentir (outre les questions de prise de son et d’enregistrement), c’est le crachotement caractéristique des émissions qui passent sur les ondes. Les amateurs de vinyles écoutent leurs disques en radiophonie.

Il y eut un temps où le jazz n’avait de vecteurs d’audition pure (c’est-à-dire de moyens de constituer sa musicalité en expérience purement auditive) qu’à la radio (il y avait peu de lieux pour l’entendre en tant que musique car celle-ci n’était bien souvent qu’un divertissement, et parfois une présence bien secondaire). Or, en écoutant les retransmissions sur le poste, non seulement on entendait cette musique – et ses musiciens – que bien souvent on n’allait jamais voir mais on se sentait également en présence de ceux qui, au même moment, écoutaient ce qui devenait alors un concert à distance. Et c’est cette chaleur, je crois, cette invisible proximité d’autrui, que retrouvent et apprécient les amateurs de vinyles. Debout, le casque sur les oreilles ou les enceintes à fond, dans une intimité ordinaire, voire même casanière, ils entendent et ressentent les autres autour d’eux.

À prendre plaisir, alors, dans ce crachin sonore, ils ne sont plus seuls. Il y en a d’autres avec eux quelque part attachés à contenir les même émotions qui débordent.

Coup de filet

253-365 by Tom WachtelDans un de ses derniers articles publiés mais un de ses premiers écrits, Michel Foucault signalait quels types d’espaces pouvaient être capables de définir et distinguer certaines périodes de l’histoire (l’époque au même titre que l’état, le stade, l’étape, la stase étant plutôt des formes de suspension ou d’arrêt du temps). Le plus récent et le plus déterminant de ces espaces était, à ses yeux, celui du réseau.

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