Pour l’Âge classique, l’image était ce qui, à la fois, rendait le tableau visible et le sujet invisible derrière. Le modèle disparaissait derrière la table, couverte et recouverte, qui le représentait, trait pour trait, touche par touche. Les conditions d’exercice de la perception « naturelle » étaient les mêmes que celles de la vision en perspective. On voyait comme on peint. Aussi pouvait-on, et devait même comme chez Bosse, peindre comme on voit. Pour cela, la géométrie était nécessaire, elle qui rendait visible de manière exacte tout ce qui de la vision naturelle et donc picturale ne se voyait pas : vision monofocale, rayonnement, plan transparent, touche locale.
Il faut imaginer qu’une surface plate et transparente encore immobile en une place traverse toute l’étendue ou épaisseur du rayonnement sous lequel l’œil voit le sujet, sans en interrompre aucune des lignes, sans troubler en rien que ce soit leur ordonnance ni causer aucun changement à l’ouverture de pas un des angles qu’elles font entre elles, et comme si l’œil voyait en même temps sujet et cette surface (…)
Ainsi, quand il s’agit de considérer ce que c’est que le portrait de quelque sujet, on peut concevoir comme une table de verre, mince, plate, unie et transparente au droit de laquelle on imagine que l’œil voit le sujet. (…)
Puis concevoir que le traits, contours et couleurs teintes ou touches, que l’œil apercevait du sujet, sont coulés (ainsi qu’il est dit) par les rayons visuels en cette table, qui la font cesser d’être transparente; et qu’ensuite l’œil, au lieu de voir ces traits, contours et couleurs teintes ou touches en la surface du sujet, les voit en cette table, à savoir chaque point, un à un, en la même place au droit de laquelle il voyait le sujet.
Abraham Bosse, Manière universelle de M. Desargues pour pratiquer la perspective par petit-pied comme le géométral, 1648
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Le tableau ordonné des jours, des mois, des années est la marelle sur laquelle nous avançons et reculons nos pas ordinaires. Les événements qui s’y inscrivent, à l’emplacement libre qui leur est d’avance réservé, ne déchirent jamais l’ordre du temps. S’ils le remplissent, on est occupé ; s’ils le comblent, c’est qu’on est débordé. Et le temps file par où la mémoire n’est plus capable de retenir ce qui lui passe au travers. Mais quelques signes demeurent. Sur tous les calendriers, agendas et almanachs surchargés, au-dessous desquels court ce temps furieux, décousu, erratique que l’on appelle sans doute aujourd’hui le stress, affleurent des marques, des ronds, des croix qui accentuent, intensifient, modèrent la marche régulière du temps. Au travers des jours qui s’écoulent imperturbablement dans un sens, ces signes flèchent d’imperceptibles passages : sauts, ponts, traverses vers des aubes qui ne viendront pas, ne reviendront jamais, ou à l’improviste.
Voici un exemple – improvisé pour cette dissémination d’octobre – des signes que recueille, depuis plusieurs années maintenant, la revue Scriptopolis. Lancée par des sociologues, ouvrant à d’autres le gigantesque champ d’investigation que constitue l’écrit et ses supports, cette publication constitue un véritable inventaire des signes du quotidien. D’une écriture éparpillée dans le monde. Presqu’un lexique du non-verbal, bien que nombre d’inscriptions recueillies soient composés de mots. Mais entre la lettre et l’image demeure un monde que le symbole et l’icône mesurent peut-être mais n’épuisent cependant pas. Les signaux abondent aujourd’hui qui érigent une nouvelle forme d’écrit dont le statut et l’usage sont aussi délicats à comprendre que pouvait l’être celui de la trace (il y a plus de trente ans maintenant) en histoire, littérature et philosophie. Ils permettent en tout cas de saisir à nouveaux frais l’espace des signes dans lequel nous vivons, dans lequel s’orientent nos sens et au creux duquel s’écrit au jour le jour le rythme effréné de nos existences. Scriptopolis dresse la matérialité signifiante de notre ordinaire. Dans le gris épais des jours qui s’accumulent, elle isole les balises, souligne les repères qui sont comme les transparentes armatures d’un futur journal d’écriture. Des marques plus éclairantes que les chiffres dans lesquels sont données les dates, les années (obscurs car dénués de sens) et les grilles qui sont de bien pauvres et vaines structures – soutiens bien abstraits.
Pour tous ceux qui se lancent dans cette écriture du jour (marquée par son accumulation perpétuelle, son battement lyrique avec la nuit, sa chute irréversible dans la grisaille, son attente indéfinie), ou plutôt pour tous ceux qui, écrivant dans la quotidienneté (comme tant de plumes le font), acceptent de faire de ce filet, ou pluie de signes, le langage propre à être exposé, pour tous ceux-là, Scriptopolis offre un répertoire gigantesque de nœuds littéraires : de quoi faire et défaire quantité de trames narratives. Flèches doublement, triplement, « multiplement » orientées. L’ébauche d’un réseau d’écriture filant loin des ambiguïtés, des contradictions, toujours hésitantes à compter Deux après Un. C’est en cherchant de tels espaces, en essayant d’y vivre, même sans espoir, que souvent Kafka livre ses plus belles pages : « il est peu probable que je vive jusqu’à quarante ans, la tension qui s’installe souvent dans la moitié gauche de mon crâne, par exemple, est le signe du contraire, tension palpable comme une lèpre intérieure et qui, lorsque j’ignore les désagréments pour ne considérer que le phénomène, me fait la même impression que la vue d’une coupe transversale de la cervelle dans les livres scolaires, ou d’une dissection presque indolore sur un corps vivant où le scalpel, procurant un peu de fraîcheur, s’arrêtant souvent et revenant, parfois tranquillement posé, continue à disséquer prudemment des membranes fines comme des feuilles, tout près des parties du cerveau en activité. » (Le journal de Kafka, traduction de Laurent Margantin). Signes contradictoires de jours qui s’allument, qui s’éteignent, puis la coupe s’opère ouvrant un espace, un jour impossible dans l’épaisseur obscure et vivante du corps, dans lequel l’écriture s’installe, où le scalpel s’ébranle, trouvant son rythme jusqu’à ce que des pages sortent directement du cerveau. Cette écriture qui cherche ses membranes et ses peaux, chez Kafka, on la trouve, bien sûr, au détour d’autres pages comme cette fois où « la fille, tout en gardant ses jambes immobiles, redressa son buste et me tourna le dos qui, à mon grand effroi, était couvert de grands cercles d’un rouge de cire à cacheter aux bords pâlissant et entre eux des éclaboussures rouges dispersées. Je remarquai alors que tout son corps en était plein, que mon pouce sur ses cuisses était posé dans de telles taches et que j’avais aussi ces petites particules rouges comme celles d’un sceau brisé sur mes doigts. » (Le journal de Kafka). Une femme se redresse, se retourne, et voilà que s’ouvre un nouveau support d’inscription, l’effet d’une signature qui gagne les corps. Encore un jour impossible où, dans la nuit où Kafka écrit, son aurore, pourtant, parvient à surgir. Nuit que la veille de l’écriture fait passer dans le jour. Jour que la nuit somnambule recueille des rêves et dépose dans la blancheur du papier.
C’est dans un tout autre espace que se livrent au contraire les écritures du jour attendu. Je pense aux carnets de bord, aux récits de voyages, de ces cosmographes, pilotes et marins qui s’en allaient vers le nouveau monde ; à leur manipulation répétée des astrolabes, quadrants et arbalestrilles, afin que lune et soleil enfin leur fassent signe : d’une relative position, d’un espoir honnête, d’une crainte mesurée ; je pense aussi à la lecture conjointe des signes perdus, égarés, dans l’immensité d’une nature rendue à l’élémentaire – oiseaux qui fusent dans l’azur témoignant pour une terre à portée, bois flottant d’un continent assez riche pour porter de si hautes futaies, nuages qui s’accumulent à l’horizon promettant une issue à la mer –, et la lecture des éphémérides, vaste compilation d’observations parfois séculaires de conjonctions astrales capables tout simplement de dire l’heure en l’absence d’un temps au battant régulier, cœur dont le sable transporté en mer ne cesse de chavirer, en bas et en l’air, sans jamais pencher en mesure ; je songe à ces lieux qui portent le nom du jour où ils furent, à d’autres yeux, découverts : soit directement, Rio de Janeiro, soit sous le patronage d’un saint, São Paulo, sites ouvrant désormais leurs contrées aux plus vieilles histoires que se racontaient, même en silence, les Européens : le paradis perdu, le retour du Christ, une cité de lumière, être un jour son propre seigneur… On accepte la fuite de tant de jours pour celui qui arrive, qui sera éternel, car l’écriture y sera inutile, sa promesse accomplie.
Il y a tant d’écritures des jours successifs, des jours qui se confient au prochain étant sûrs que lui et tant d’autres encore viendront. Ce sont les épigraphes solaires, se pointant aux aurores, à midi, et même au crépuscule ; écritures où la nuit se tient sous la page pourtant, car ce sol immédiat que vous grattez découvre au fur et à mesure que vous le lacérez (de vos pointes, de vos plumes, de vos griffes) la surface délicate, insignifiante, fragile qu’étalent momentanément vos journées. Viendront peut-être alors les signes de ces jours qui assombrissent déjà ceux qui s’annoncent et qui veillent sur eux d’une lumière douteuse. À commencer par ceux qui s’exécutent la nuit : les écritures commises au flambeau, retrempées à la chandelle, cheminant dans l’odeur entêtante des lampes à pétrole – laissant au matin des yeux de mineur apparaître rampant encore dans les boyaux dérangés de la nuit. Je laisse et j’appelle de plus érudits que moi à cerner ces littératures nocturnes, en signaler l’existence, en partager le plaisir.
Les signes du quotidien ne sont donc pas de ceux qui le remplissent, ni de ceux qui en organisent les jours en une durée fluide et « irrattrapable ». Ils sont pourtant apparents bien que dispersés dans les pages des agendas et calendriers. Ils marquent des ruptures abruptes et des continuités nocturnes alambiquées. Des scansions hasardeuses. Ils sont les minces fragments de nuit qui permettent de compter les jours, de compter sur eux, de faire qu’ils s’ajoutent ainsi jusqu’à l’infini. Car les jours ne s’accumulent pas, coulent seulement le long de la chandelle qui se consume peu à peu, et se fondent ainsi progressivement les uns dans les autres, alimentant le demi-jour dans lequel nous vivons, la lumière légèrement jaunie dans laquelle j’écris vers le soir. Toujours vers le soir. Je n’ai de mémoire que de lumières d’été courant sur l’hiver qui remplit mes yeux et lui permet parfois de passer. Soleils hauts toujours éveillés sur des brumes levées avant moi que je disperserai patiemment en journée.
Sans doute la littérature de journal est-elle une façon de faire entendre le jour sous le jour, la radieuse mémoire. Là où la Presse, dans son accélération permanente, remplit chaque jour que Dieu fait les pages que le souverain lui octroie, signifiant ainsi qu’il sera impossible de tout lire, que le temps déborde d’événements chaque instant, faisant fuir l’histoire hors de tout souvenir immédiat (le journalisme, secrètement, travaille pour la postérité, rêve de ne laisser passer aucun événement dont l’historien, plus tard, pourrait manquer, ne constituant ainsi pourtant qu’une mémoire close, perdue, encombrée, aussitôt périmée) ; le journal, lui, qu’il suive ou non à la lettre les scansions du temps partagé, jour après jour, mois après mois, que l’on s’y penche au contraire et s’y épanche suivant l’écoulement de ses propres humeurs, opère le mouvement inverse : fait passer dans le temps ce qui ne fuit pas mais ne s’y montre jamais : jour honteux, gris, poussiéreux. Récit des demi-jours et des nuits blanches. Au temps déjà écrit, générique et vide, que l’on figure de lignes et de chiffres, ne s’ajoute pas l’écriture particulière, anecdotique, du quotidien ; elle s’y loge, s’y protège peut-être du flux indifférent aux possibilités encore timides qu’elle expose aux courants, mais elle y répand ses marques surtout, étale et dispose ses rythmes hasardeux qui se bousculent, se synchronisent, et balafrent le cours immuable du temps. Ecriture qui date et dépose en silence un nouveau signe des temps.
Il y a quelques années, je découvris que la phénoménologie, pratique majeure de la philosophie française, était en train de passer un cap important de son histoire. Elle ne s’interrogeait plus tellement sur ses fondements – comment le font tant de philosophies qui s’épuisent à se justifier – que sur son statut de discipline, c’est-à-dire sur la nature des exercices qui définissent sa pratique et sur les éventuelles modalités de transmission qui en assurent l’unité et la continuité ? Était-il possible de répéter les actes (épochè, variations imaginaires et autres) réalisés par Husserl ? Ces actes pouvaient-ils faire l’objet d’un apprentissage méthodique hors de la simple connaissance des textes ? Existait-il une possibilité pour que la phénoménologie puisse être une pratique enseignable sans devenir une école, c’est-à-dire une doctrine ? Question trouble, dans la mesure où cette philosophie, sous les noms de Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, etc., était déjà, bien ou mal, trop ou pas assez, enseignée sur ce mode dans les universités et les lycées. Mais je la comprenais ainsi : y a-t-il, au-delà des thèses énoncées par ces différents philosophes, une pratique philosophique à l’œuvre dans chacune de ces phénoménologies ? Autour, en deçà, à côté des textes qui en composent la tradition spontanée, existe-t-il des choses à savoir, des obstacles à connaître, des capacités à exercer pour porter son attention à ce qui luit au loin, à ce qui vient, à ce qui se manifeste enfin ? Ou bien la phénoménologie ne serait-elle après tout qu’un nouveau logos, un pur exercice de la parole ?
Il y a des philosophes qui répondent explicitement oui à cette question, des philosophes pour dire que cette philosophie ne requiert aucune pratique spécifique : « Pour porter au jour la vérité, il n’y a ni terme ni chemin, ni procédés ni moyens » dira Claude Romano « mais seulement l’effort vide et quasi désespéré de celui qui se trouve jeté au milieu du monde sans recours ni secours, livré à l’aplomb vertical, à l’abrupt pur, sans limites et sans prises, de la manifestation ». Éclatant et tout aussi étonnant lyrisme de celui qui ne cesse de penser – pour l’essentiel – à partir des livres et des expériences qui font sa discipline ; surtout quand, au terme de l’excellent travail critique qu’il vient de mener au sein même de la phénoménologie, il énonce tout simplement que le seul geste qui vaille pour un phénoménologue n’est autre que celui de l’argumentation. Celle-ci se voulait pure science descriptive, là voilà devenue dialectique de la manifestation. Pour le reste, l’expérience qui nous donne accès à cette vérité qu’il s’agit mettre au jour semble être celle de tout le monde (et donc de personne, en un sens, épreuve ne demandant aucune préparation, n’exigeant aucune faveur, ni particulière attention, faisant de l’expérience de la vérité un pur événement, une imprévisible occurrence : alors les philosophes seraient-ils simplement des chanceux ? Ou, vue la dramaturgie mise en place pour dire l’accueil de cette fameuse et précieuse vérité, des hommes courageux pris dans un destin malheureux ?).
Il y a néanmoins des actes que la phénoménologie suppose en nous en permanence, et notamment un qui, bien qu’il soit difficile à ressaisir pour lui-même, est tout à fait capital : je parle bien sûr de l’intentionnalité. Nous supposerons qu’elle dérive du Nous platonicien, cet œil intérieur, cet œil de l’âme, qui s’oppose à l’opsis, même mathématique, qui est la perception visuelle sensible. Comment appréhender un tel acte quand il s’accomplit ou plutôt comment éprouver, exercer cette vision que nous accomplissons spontanément, afin d’opérer une conversion du regard vers le phénomène ?
Cette question, je ne me la posais pas pour apprendre la phénoménologie (qui me semblait la discipline majeure de la philosophie contemporaine) mais pour prolonger les travaux de Michel Foucault. Si les effets de la pensée foucaldienne dépendent de la description des énoncés, à quelles conditions ces énoncés pouvaient-ils devenir repérables et de quelle manière fallait-il les aborder et les décrire ? Je posais en fait la même question aux textes de Foucault que la phénoménologie se posait à elle-même : quelle est donc la pratique capable de produire tels ou tels effets de pensée et comment s’y exercer ?
J’ai d’abord pensé que les énoncés étaient quelque part dans les textes, déjà formés, et qu’il fallait donc les trouver, les extraire, c’est-à-dire les découper des textes auxquels ils appartenaient. Il fallait faire violence aux unités de discours constituées et instaurer des textes en tant que tels : fragments de signe qui font sens en tant que tels, sans justification aucune. Je pensais donc qu’il existait une vue possible des énoncés ; une vue à partir de laquelle ces derniers seraient toujours donnés et se laisseraient décrire : phénomènes non dissimulés mais pourtant invisibles, autrement dit évidents, baignant dans une éblouissante lumière, et qui n’avaient nul besoin d’œil intérieur pour se faire jour, ni même de lumières préexistantes dans l’âme pour reconnaître leur profil dans le fouillis du monde ; le regard optique qui était le nôtre avait seulement besoin de certaines conditions pour régler sa vue, en permanence, sur la dimension énonciative des mots et des choses. Ainsi, était-il nécessaire de procéder à la comparaison généralisée des textes pour faire saillir les différences et les possibles contours de leur statut d’énoncés. La formule de Deleuze sur la nécessaire sculpture des énoncés prenait alors tout son sens. La comparaison était plus une confrontation de textes qu’un aller et retour de l’œil d’un bord à l’autre de pièces choisies et rapprochées ; elle s’apparentait plutôt à une taille de fragments aux puissances inégales, au choc de deux épées (selon une formule de Foucault), d’où pouvaient surgir quelques étincelles qui, à leur tour, en y jetant d’autres textes déjà presque consumés ou plus que brûlants, pouvaient elles-mêmes allumer un grand feu (ou du moins faire jaillir un peu de lumière, de chaleur et du fumée).
Il fallait également accumuler un certain nombre de documents sur la longue durée pour voir, ne serait-ce que dans une extrême pâleur, des différences dans le langage de la folie, de la maladie ou de toute autre expérience vitale. Les historiens savent à quel point la longue durée (a contrario de l’expérience des nouvelles médiatisées pour lesquelles il faut attendre la retombée afin de saisir ce qui en elle contient ou manifeste quelque actualité, quelque tendance, même de courte durée), la perspective de large cadre, donc, offre au regard un temps quasi vide, immobile, que de menues inflexions (mais capitales) viennent seulement faire onduler. Il n’y a pas de mutations brusques, évidentes, bruyantes, comme les réclament les journalistes. La Révolution est un mauvais modèle de l’événement. Bref, confronter les textes, faire varier les échelles d’observation (les instruments optiques aussi en prenant parfois les lunettes d’autres disciplines à titre d’épreuve, de démonstration), toutes ces pratiques communicables permettaient, il me semblait, de faire apparaître sous nos yeux les énoncés et donc de les décrire tels qu’ils étaient. Les énoncés étaient cachés, rendus invisibles par la lumière trop intense qui les enveloppaient, il fallait s’éloigner, voyager, se déplacer, etc. pour les faire apparaître, enfin. C’était, il me semblait, le fin mot du positivisme heureux de Foucault. Heureux, puisque ces énoncés avaient beau être là, quelque part où l’on pouvait les voir et les décrire, ils ne nous attendaient pourtant pas à la manière de choses qui attendraient d’être découvertes pour connaître enfin le statut d’objet qu’elles méritaient depuis toujours ; les énoncés, dans leurs traits d’évidence, leur accès rétrospectif, demeuraient, à la mesure même de ces propriétés, des événements. Trouver l’énoncé, le déceler n’était alors que la première partie du travail, il fallait encore le décrire de telle manière qu’il soit visible en tant que tel et que l’on ne puisse plus le confondre avec ce qui est lui si proche et pourtant étranger : ce dont il parle, ce qu’il exprime, ce qu’il vise. La description devait rester dans l’ouverture d’un regard qui tirait dans une lumière neuve ce qui s’y trouvait, au risque de le perdre puisque aussitôt que nous parlions, la dimension de l’énoncé se fermait à la vue tout en restant ouverte sans difficulté à la parole.
À quoi pouvaient donc ressembler ces énoncés que l’on espérer pouvoir exhiber ? Il me semblait, et les premiers textes de Foucault sur l’imagination me le confirmaient, qu’il fallait les chercher dans les passages les plus imagées, les plus poétiques des textes découpés ; là où, de manière incidente et naïve, était dit quelque chose sur l’espace d’où sortait ce discours en train d’être lu. C’est l’imagination, qu’à la manière de Bachelard, Foucault plaçait au devant, aux côtés, tout autour des choses ; l’imagination qui, comme chez Kant, sous-tendait leur perception concrète (Foucault, silencieusement, articulait Merleau-Ponty et Bachelard pour réaliser une théorie unifiée de la perception et de l’imagination), et se trouvait à la racine de leurs concepts et de leur objectivité. Les énoncés étaient ces images (elles aussi repérables sous certaines conditions, notamment leur fausseté, leur caractère extrême délirant, erroné, vis-à-vis des normes actuelles du vrai), ces paroles figurées, délirantes, fantastiques, que le discours véhicule mais qui flottent maintenant au milieu des choses sans statut autre que celui de ne pas – ou plus – être de ce monde. Les énoncés étaient ces textes qui se confondaient au maximum avec des visibilités tout en n’éclairant plus rien dans le monde, ni ne correspondant plus avec lui. Cendres funèbres. L’intérêt de Foucault pour Freud était là, dans cette manière de repérer les petites failles soudaines dans le cours du discours et des gestes (comme il le montre dans son texte sur la psychologie), dans les propos délirants et inacceptables qui font le support même des mots et des choses. Le structuralisme de Foucault se trouvait dans cet curieux mélange de parole et de vue, tiers entre les mots et les choses et plus profond qu’eux.
L’écriture littéraire de Foucault trouvait sa raison en ce point : là où se tiennent les textes poétiques, les textes peintures, les tableaux de langage, qui gisent au fond des paroles grises du monde quotidien (ou dans cette autre direction prise, apparemment, dans La vie des hommes infâmes). Foucault avait entamé ces expériences descriptives dans des textes littéraires : Sade, Rousseau, Roussel, Bataille, etc. ; c’est peut-être par goût, par fidélité à Bachelard, ou autre, qu’il fallait extraire cette poésie des textes, mêmes scientifiques (voir les descriptions fascinantes de Pomme) et y faire droit dans une écriture d’autant plus flamboyante qu’elle devait mettre au jour, faire voir de mille manières, les contours et les parois des formations discursives. On pouvait alors dire que les énoncés étaient rares en droit comme en fait, que toute phrase n’était pas un énoncé mais reposait dessus, dans la mesure où les énoncés ne se montraient, toujours de biais et de côté, qu’en se faisant poésie et peinture. On n’était plus dans l’Ut Pictura Poesis, rapport hiérarchique et analogique entre peinture et poésie, mais dans une Mêmeté distincte d’une pure identité logique : une indétermination première qui faisait confusion sans pour autant aveugler. (J’emploie ce mot philosophique selon le seul ressort d’une intuition puisque c’est bien sûr toute une lecture de Heidegger qui se trouvait derrière ce travail. Seule justification de ce rapport : on éprouve le même bonheur de lecture en ouvrant Les mots et les choses et Le principe de raison).
Les énoncés n’existaient donc pas tout fait, du moins leur apparition n’était jamais complète et supposait certains tours du regard, une opération descriptive particulière pour être un peu visible ; il n’en restait pas moins que l’on pouvait anticiper leur repérage par certains critères esthétiques et rhétoriques. À ce niveau, et contrairement à l’interprétation de Deleuze, il ne me semblait pas que les critères pour former le corpus aient dépendu directement de foyers de pouvoirs. La principale tâche en tout cela était de dépasser la science : c’est-à-dire de posséder le savoir contenu dans un discours, de s’en détacher, sans aller, comme les phénoménologues, s’enraciner dans l’expérience vécue, mais se tenir encore plus en retrait, en deçà, au point où les mots et les choses n’étaient pas encore distincts et équivalents, c’est-à-dire s’enfoncer dans l’élément immémorial de l’imaginaire. Foucault nous semblait extrêmement sensible au fait que la rage avec laquelle les sciences qui se développaient à notre époque disqualifiaient tout discours et toute expérience, ne cessaient de produire autour d’elle tout un bazar d’erreurs, d’illusions, de faussetés, de délires. La raison, dans le développement des sciences, n’étendait pas son domaine, mais construisait au contraire une citadelle d’autant plus haute et étroite qu’elle rejetait tout le reste de la culture au-dehors.
Ainsi, à la différence de la phénoménologie, il n’était pas nécessaire de recourir à l’exercice d’un hypothétique œil intérieur pour que les énoncés se manifestent ; il suffisait, avec les même yeux que l’on utilise en lisant, d’élire les images parsemant les textes et de façonner autant que l’on pouvait les figures qu’ils contenaient pour décrire le socle énonciatif. La lettre donnait accès immédiatement à l’image (du moins à des bribes d’images) et l’image formait le sol de la lettre. Mais de l’un et de l’autre, encore fallait-il extraire énoncés et visibilités.
Il y avait pourtant un problème. Je n’avais pas accès aux notes prises par Foucault, les notes qui auraient pu démontrer l’existence de ce type de sélection de données. Et au vu des archives produites aujourd’hui, il ne me semble pas confirmé qu’il procédait ainsi.