Nuit blanche

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À mesure que les grattements s’aggravent de l’autre côté, que l’on taille dans le mur par nuée de crépitements aigus, émaillés parfois de cris rauques, d’exclamations disloquées, mes yeux tranquillement installés derrière leurs paupières achèvent de se recourber – des yeux d’enfant qui dans le vacarme parviennent à s’endormir : là, sous ces voûtes orbitales que personne ne contemple sinon eux, dans la nuit abritée de leur crâne – vaste grotte au pied de montagnes que les ours ne fréquentent même plus, qui accueille des oiseaux aux longues capes, ailes osseuses faites d’un cuir brun et poisseux, vampires éveillés par le blanc soudain total de ces yeux révulsés. Là s’installe pour de bon l’aube de la nuit. Où on n’entend plus rien (sinon les facéties) de ces signaux ailés dont les chasses nocturnes envoient leurs échos mourir sur la peau humide des globes oculaires : nuit blanche sur la face intérieure.

J’entends les rêves du dehors s’infiltrer au travers des paupières.

La parade nocturne des songes.

Que je sais tendre et fixer prestement le décor.

D’une imagerie ancienne.

L’image d’une épaisse pointe de métal qui râpe l’épiderme plus qu’elle ne le déchire (plus qu’il ne voudrait qu’elle ne le déchire). Et de longues traînées rougeoyantes qui balafrent le bras, superficielles mais suffisantes pour qu’on les remarque, pour sentir quelque chose en soi qui s’inscrive, qui fasse converger les sillons timides du temps. Faire du réel qui s’enfuit la pointe la plus acérée de visions qui s’étiolent : les morsures du froid qui s’abattent cruelles sur les peaux dévêtues des camarades enchaînés avec toi à l’hiver ; les jambes des filles, pour la première fois qui s’épilent, qu’on dérobe doucement du regard ; les éraflures sur le visage et les mains de ceux qui fin de semaine, déjà, peinent au chagrin, leur enfance gaillarde ridée de soleil et de gel ; les reins cisaillées de brûlures d’un voisin de classe assis devant toi et cette façon souveraine qu’il a de supporter l’inconfort du dossier ; les premières coupures maladroitement dérapées à l’embouchure des lèvres tout juste rougies des jeunes femmes ; et puis la fêlure de ta propre silhouette, hésitant d’allure, masculin, féminin, baignant l’atmosphère des cours d’un teint de lune gercée.

Des balafres de nuit fissurent continûment le sommeil.

Lui s’enfonce plus loin, délaissant le jour, délaissant sa chaleur.

Tandis qu’autour des pupilles, le cirque gagne.

Que sur la rétine s’aveuglent des mouvements volontaires. S’ouvrir de nouveaux orifices à coups de compas d’écolier. En faire sortir les images, en laisser d’autres rentrer. Taillader, taillader, taillader. Les doigts tremblants, le regard penché, un vœu de symétrie comme seule idée : les premières coupures au bord du lit sans même tenter d’en faire saigner la victoire, sentir de son bras l’écorce souple conquise à l’acier, devenir l’éléphant aux mille peaux étoffées jusqu’aux muscles, où bat le sang palpitant, si loin, si loin encore, de la pointe de ferraille, qui taille et retaille…

Taille, taillades, taillader

Je sens ses paupières (les miennes) s’agiter.

Lutter au plus fort de sa peur contre ce qui ne va pas manquer de descendre dans la cage déjà ouverte du cerveau : un rêve qui prend forme dans le corps, qui s’avance toujours plus loin sous la surface, loin des grottes où la maraude continue de battre son plein, d’où les bêtes se sont déjà échappées, plus fabuleuses les unes que les autres, s’éparpillant là où des ombres de vie tentent de se soustraire à la lumière de leurs crocs, de leur griffes, de leurs becs. Scalpels étincelants.

Et plus les marques timides du compas se propagent et s’étirent, repassant et dessinant chaque recoin de cette carcasse immobile, plus s’estompe l’effet qu’il en est le support – que j’en suis l’organe supplicié. Sa forme générale d’abord, animale et sexuée, programmée de longue date au croisement de plusieurs lignées ; ses contours individuels, ensuite, sculptés surtout des substances que son appétit prend et rejette ; puis ses éphémères profils, qui passent à toute heure, et qui ne contiennent rien sinon ce qui va suivre qu’ils ne retiennent même pas : toutes ces insaisissables lignes affleurent peu à peu sur la peau. Dénouée(s), hachurée(s), dévoyée(s). De la pointe vagabonde et féroce du compas se creusent et se soulèvent dans le corps des rides qui jamais n’entament aussi haut.

Aussi haut dans les étages de la peau.

Où sur le faîte un atlas se déploie, se déchire.

Qui une à une libère les courbes anatomiques des volumes inégaux de ce corps, hérissant la chair pour y faire pénétrer d’autres matières, autres trames : de ce qui fut son bras gauche – tant à cette heure de la nuit sa silhouette conserve encore quelque symétrie de fortune – sortent des os jaunis et noircis comme ceux qui s’abandonnent au coin d’un foyer après avoir été nettoyés de leurs muscles, des os formant une ramure en tout point opposée à celle qu’aurait présentée une nature végétale : pas d’axe central mais un développement parallèle et accidenté de tiges aux pointes aiguisées, aux brusques torsions, une ossature qu’on n’aurait même peine à croire d’ornement tant sa laideur macabre flamboyait pleinement ; de ce qui fut le rebond avancé de son abdomen s’étirait par moments des humeurs consistantes qui se dévidaient d’on ne sait où et s’accumulaient sur le sol, couche après couche, pliées sur elles-mêmes, sans rupture, terreau de passions ; et le reste à l’avenant sans ordre, ni surprise : l’organisme tout entier dominé par des ailes de cuir tournoyant en surplomb autour des entrailles, sa physionomie bientôt qui s’efface, présentant un être non pas monstrueux – car sans organisme ceux-ci ne peuvent vivre – mais tout simplement trop fantasque. Invivable à un point que la vie d’un seul corps ne pourrait en souffrir. De l’esprit comme un corps en instance de raison.

D’un coup de pouce, ou du sort, d’un coup de dent, d’un coup de sang, instillé à la pointe d’un compas d’enfant. Jusqu’à ce que l’ancienne découpe, chairs meurtries par les fauves, venus de partout, du dedans, du dehors, lâche enfin : peau trouée, tissus dénoués, cellules ouvertes, aucune plainte cependant pour s’élancer des profondeurs du sommeil. Quelques larmes à peine.

Protégées de l’hiver qui attend.

Le pelage épaissi de soleil.

Divagant à découvert dans les champs.

J’entends de puissants hurlements monter continuellement du sommeil. Personne autour qui ne s’en éveille. Tout ceci se passe au-delà d’un mur dont les brèches à présent sont légions. Quelque part au milieu de ce mur deux trous fins en réservent le passage à la vue, s’écoule de chacun d’eux un petit ruisseau de lymphe ou de sang.

Toutes les nuits, je cours m’aveugler à ce puits.

A la lisière

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Dissémination Février —La chronique

 

Sunrise Quilt by Molossus

J’ai tout de suite pensé, en lisant les mots de Renaud Schaffhauser, à ce temps si singulier de la musique qui nous remplit, nous envahit. La musique qui entre et qui sort. Par tous les pores et surtout par-delà les oreilles. L’élément mélodique et cadencé de nos jours.

J’ai pensé – moins vite – à cette façon que l’on a, s’ébrouant de quelques vieux airs au soleil d’une plage de musique jamais encore explorée, de reprendre son souffle en articulant quelques phrases sur les ondes et les flux qui vous ont conduit jusque-là, haletant, noyé, coulant dans cet élément insondable, vital et asphyxiant qu’est notre océan quotidien de musique.

J’ai donc pensé à cette chronique qui isole les disques à partir desquels (ouverture ou tremplin) on replonge à nouveau gonflé d’air ; pensé à cette écriture qui, paraissant se replier sur le bruit d’où elle sort (murmure, chant ou refrain d’autrefois), s’aère plutôt, s’ouvre, se déplie, en essayant simplement d’emporter quelque chose d’une musique sourde avec soi, même au beau milieu du plus turbulent des fracas.

On trouve de nombreuses exemples de ce type de chronique sur la toile, certaines plus réussies que d’autres – le plaisir à les lire se mesurant, à mes yeux, au degré, non d’exaltation inspirée, mais de défoulement/déferlement du langage ; mais sous les flots d’information ou le déluge d’affects, celui-ci ne se déchaîne guère souvent.

C’était tout l’enjeu, pourtant, de la collection Solo (close il me semble) proposée par l’éditeur marseillais Le mot et le reste, faire entendre dans et par le langage une rupture purement musicale (qu’elle soit sonore ou visuelle). Faire sentir, comment et combien, de nos jours, la musique, et particulièrement sous la forme du disque (ou de tout autre support tenu entre les mains), se trouve capable de rythmer le cours, c’est-à-dire aussi bien de rompre que de nouer le fil de nos vies. Pari qu’Anne Savelli avait relevé, en son temps (2008), autour d’une cassette des Cowboys Junkies et dont on peut encore entendre de longs extraits, ici, sur Radio Marelle.

Chronique étrange, comme on pourra l’entendre, où la musique est rejointe par ce qui lui semble le plus extérieur, les hasards infimes qui vous la jettent en travers de l’existence, une image, une pochette, chronique des bords plutôt que du cœur.

Je rêve encore d’une écriture pour laquelle la musique serait moins un objet ou l’instance d’une écriture parallèle (supérieure ou subordonnée) qu’un élément dans lequel la lettre n’aurait plus à se débattre mais à s’engouffrer, à s’élancer, à se fondre, sans reprendre de temps à autres – même après un laps de temps très long – sa respiration. Fantasme de chronique non mammifère. Ce serait une écriture aussi éloignée du discours savant et musicologique que de celui, impressionniste et journalistique, des happy few des grandes époques ou des mythiques concerts : langages abscons ou branchés, les deux risques d’ésotérisme d’une communication du plaisir musical par les mots. Voilà sans doute ce qui rend si précieuses les expériences comme celles menées par Anne Savelli : aller vers la musique, ou revenir à elle, plonger dedans par ce qui paraît pourtant le moins musical ; effacer les grandes limites qui la sépare du silence, du bruit, ou du verbe, pour faire entendre le grésillement et le crépitement des infimes lisières.

Mais cette plongée, n’est-ce pas la romantique nécessité d’une âme profonde et noire qui nous la rend et nous la présente si douloureuse et si mortelle ?

 

Océan

En passant

Nous qui de naissance savons tous les mensonges exotiques et la déception des tours du monde (ayant tout vu, dans un espace de plusieurs lieues de chefs-d’œuvre, par les yeux de notre esprit et les yeux de notre visage), nous allons, simplement, au bord de l’Océan, où ne persiste plus qu’une ligne pâle et confuse, regarder ce qu’il y a au-delà de notre séjour ordinaire, c’est-à-dire l’infini et rien.

Mallarmé, Correspondance