Etrange et familier

C’est en essayant de me familiariser à nouveau avec un monde qui m’est devenu étranger que celui-ci devient à mes yeux le plus saillant et qu’il prend le plus de relief. Je cherche fébrilement les aspérités où je pourrais bien me raccrocher. Ce n’est donc pas en quittant ce qui m’est familier, ma demeure et mes proches, que l’étrangeté se découvre : l’un ne vient pas faire écran à l’autre. Avant de me redevenir habituelle, d’être reconduite à l’ordinaire, l’étrangeté de l’espace et du temps qui s’ouvre, aussi extraordinaire qu’elle soit, est la condition même de la familiarité : son support, son vis-à-vis, son implication nécessaire, l’épreuve qu’elle doit accepter et qu’elle doit surmonter, pour devenir un état, une situation stable, une durée. Vouloir se familiariser avec quelque chose, c’est d’abord en rechercher, aveuglément, toute l’étrangeté.

Sentir, par contre, que le monde autour (je le vérifie, par moments, en quelques raisonnements ou témoignages des sens, les miens ou ceux d’autrui) m’est familier, c’est tomber sans le savoir sous le coup de l’Étrange ; c’est-à-dire devenir peu à peu étranger, sans l’être encore tout à fait, à ce qui m’était jusque-là familier sans que je le sache, sans que cette expérience me fut révélée en quelque façon. Me devient présent ce qui aurait dû se décliner constamment au passé, passant justement sans que l’on ne s’en aperçoive. Probable, alors, que les marges dans lesquelles étaient repoussées l’étrangeté, commencent à s’élargir et forcent l’habitude à s’installer dans ce qui ne relevait pas, jusqu’à présent, de son ordinaire. Somme toute, l’expérience du fantastique me semble une aventure assez banale, ce qui n’est pas une manière de réduire sa densité et son importance, mais plutôt d’insister sur le fait que non seulement, elle survient aux limites de l’ordinaire, dont elle déplace et redessine les contours (j’imagine une belle anthologie de romans et nouvelles où l’on trouverait ce type de phrases « après tout, je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas voir des fantômes ») mais intervient aussi, régulièrement, dans nos vies, peut-être même quotidiennement, assurant le relais certaines fois entre nos plus vielles habitudes. Qui ne rallume pas, quelque fois, une pièce qu’il vient de quitter ?

Que serait ma familiarité avec le monde si je n’acceptais pas cette épreuve ? Je ne ferais plus le départ entre l’ordinaire et l’extraordinaire. De ce qui arriverait, je dirais C‘est comme ça et c’est tout. Ou à l’inverse, peut-être que tout me bouleverserait, je serai pris dans un flux d’événements continu dans lequel aucun ordre ne serait plus perceptible. Je vivrais entre le Destin des grands mythes et la Catastrophe des mass-media.

 

 

Tout peut arriver

En passant

Je ne vois pas d’autres façons de le dire : le roman me paraît manifester, de mille manières, que dans nos vies bien rangées, quelque chose de fantastique, de merveilleux, de scandaleux, d’énigmatique, d’historique et même d’unique peut se produire, s’est déjà produit ou se produira. C’est le chant de l’Accidentel.

À la probabilité dérisoire.

Peut-être est-ce pour cela que l’on croit les ennoblir en les déclarant universels. On nous donne le droit, alors, de les raconter à tout le monde.

Cohabiter

En passant

S’il n’y avait rien d’étonnant à ce que des hommes sauvages se trouvent sur les terres du Nouveau Monde ; si les Européens, même loin des livres enluminés, étaient familiers de cette image d’un homme velu, armé d’un bâton et animé d’un puissant désir ; s’ils pouvaient, à certains moments précis de l’année, lors de fêtes, ou selon le hasard des chemins, croiser sa figure, masque ou caricature ; que pourrait-il y avoir de bien singulier, au regard de l’expérience du sauvage, dans la découverte de l’Amérique ?

C’est que, cette fois, et en nombre, ils allaient pouvoir et devoir cohabiter avec eux.