On nous serine tant de ne jamais oublier les horreurs du XXe siècle qu’à voir les déclarations de guerre, de haine, de mépris, d’impuissance, de bon nombre de nos représentants politiques, je finis par me demander si ces événements terribles les ont un jour véritablement atteints ? Je veux même dire concernés ? Sur qui tombent les bombes et sifflent les balles aujourd’hui ?
Devant l’aggravation des mesures d’exception, nous ne sommes plus citoyens, nous devenons civils. Ne nous reste plus qu’à savoir ce qui nous attend.
Souvenir de ce soir-là, entre les deux jours de labeur, à rassembler tout son désastre : la lecture des cartes répandues sur le lit, dans un tout autre désordre que celui dans lequel je les avais trouvées au matin ; une lecture difficile, irréelle et plus rien. Sommeil. Je me réveillerai avec cette impression étrange que ma chambre d’hôtel était contiguë à la sienne, que les bruits que j’y avais entendus n’étaient pas sortis de mon rêve, que moi aussi maintenant j’étais tout le temps observée. Au bout d’un regard.
Les cartes étalées, étroites fenêtres, m’avaient dévisagée ce soir-là.
Et dans le miroir, au matin, je n’avais vu personne ; personne d’autre que moi.
— Qu’avez-vous à revenir ainsi, me visiter, même au plus profond de mes rêves ?
— La masse, c’est ça qui lui importe, tu vois ? La masse. La masse de ce qu’on dit, de ce qu’on écrit. C’est pour ça qu’il faut qu’il se gave encore et encore de plus de mots, qu’il en crève jusqu’à ne plus les supporter, un par un, page après page, livre après livre, et au plus vite, au plus simple, quitte pour gagner du temps à se faire les plus indigestes : les dictionnaires, les sommes, les encyclopédies, tous les accumulateurs, les accélérateurs de savoir. Vite, il faut qu’il aille vite, tu comprends ? Et y’en a sûrement pour plusieurs vies à se tuer à la tâche comme ça, et la sienne, vu comme il l’a malmène, vu comme il la plie, lui promet d’être courte. Alors mieux vaut aller et partir ainsi, nourri de livres à n’en plus finir comme autant d’expériences vitales, plutôt que le ventre sec et creux de ceux qui ne vivent qu’une vie : la leur et rien d’autre. Et même si ça ne suffit pas de lire, même s’il faut que ça éclate, que ça t’explose à la gueule pour que d’autres vies s’ouvrent en toi, il faut aller jusqu’au bout, tu m’entends ?, passer même le moment où on ne comprend plus rien à ce que l’on fait, où on est dedans : point ; exposé à ce qui jusqu’au bout restera opaque, entier, plein. D’autres livres pour d’autres vies, d’autres vies pour d’autres livres. Et puis la vie qui re…(— Vous m’entendez bavarde clameur ? Vous m’entendez ? Que cherchez-vous ici ? Et de quoi parlez-vous ? Disparaissez je vous prie ! Disparaissez !) …tre les livres, la vie comme seul repaire, je te dis. Où veux-tu qu’il les range sinon ? Où veux-tu qu’il trouve les clés dont il a besoin ? Qu’il se mette autrement du plomb dans la tête ? Que d’autres vies viennent à peser dans la sienne ? Qu’il les allège et qu’elles lui donnent un destin ? Qui prend encore le temps de livrer aux autres – des racines les plus emmêlées aux plus belles fleurs cultivées – comment il vit de cette vie ? Qui sait encore ce qui est vital à lui seul et nul autre ? Qui ne voit pas que…
— Stooop ! Stop ! Stop. Je vous entends, voix sans sommeil. Je vous entends Les poumons se gonflent à nouveau Inutile de continuer comme cela. Vraiment inutile : de me poser tant de questions qui me blessent et m’accablent. Et à ce moment, à cette heure. Ne devriez-vous pas dormir vous aussi ? Le rêve n’est-il pas le lieu où votre règne prend fin ? Où vous disparaissez, au moins jusqu’au jour ? Pourquoi revenir ainsi à plus de minuit ? Et pour me parler de livres en plus !
Car vous devez bien savoir, et mieux que personne, que les livres ne sont plus rien pour les hommes, que même s’ils sont là, maniables, disponibles et ouverts à qui veut, du moins à qui sait lire et le veut, jamais ils ne donneront la gravité que l’on convoite en eux. Jamais !
Jamais ils n’ouvriront la moindre porte à d’autres vies que la nôtre, la mienne tout autant que la vôtre d’ailleurs. Cette vie que je sais si médiocre, si étroite et si poussiéreuse que j’en étouffe déjà, à ce qu’elle m’approche de si près, de son souffle et de son haleine Respiration encombrée, voilée, hasardeuse (— tu me parles de cette poussière harassante qu’il faut sans cesse déranger, gratter, désincruster, en chacun des dépôts, couche après couche, cumulés ? De cette poussière de vie qui pénètre de force les objets de son épaisseur grise et patinée, qui s’infiltre peu à peu des bords colorés jusqu’au cœur, noir, liquide, des choses prêtes à crever ? De cette cendre qui leste la durée d’une mémoire spontanée et défaite, qui donne à la moindre présence cet âge immémorial faisant surgir choses et souvenirs des mêmes temps anciens, dispersés, étalés comme au premier jour d’un jour déjà révolu, lui-même venu d’un temps dont on ne se rappelle de rien. Tu me parles vraiment de cette brume de légende ?). Les livres : il faut que vous sachiez, puisque vous n’en avez pas l’air, qu’on peut les épousseter tant que l’on veut, le cœur battant, la langue fluide, pensant y trouver des trésors de vie inaltérés, intacts, uniques, des trésors comme en rêvent les clercs de tout clergé, on n’y trouvera que des heures sacrifiées, vous m’entendez ?
— …
— Vous m’entendez ? Vous êtes calmée ? Vous ne dites rien ? Alors partez ! Et n’oubliez pas pour demain matin : tant que l’on a pas pris la peine ou l’occasion, ou le plaisir, d’agiter un livre en tout sens et de voir tomber par flocons, de ses pages en suspens, la fumée de signes qui s’envole alors, tant que l’on a pas senti l’irrespirable nuée qui vous pousse d’emblée à ouvrir les fenêtres pour trouver enfin un peu d’air, on ne comprend rien à la vie, vous m’entendez ? Rien. Pas le plus petit grain de matière.
— Les chances de vivre qu’il y a entre les livres. La vie qu’on déchire en ouvrant les pages, celle que l’on troue, même pour quelques instants. C’est de ça qu’il s’alimente : pas de ces livres qui se nourrissent de vies, qui les incarnent, qui en témoignent ; de ceux qui les contiennent : vies advenues, à venir, perdues quelque part, ni vivantes ni mortes, au milieu de leurs rangs, de leurs lignes, droites, serrées, parallèles, contiguës… C’est vivre au milieu d’autres livres qu’il veut, de ces livres qui sont comme les ouvrages du temps, les pierres les plus lourdes, les moins transportables, des livres sous lesquels une vie coule, oubliée, sans mémoire, délavée par le temps. Je le vois déchirer et rassembler, avaler et recracher dans ces livres…
— Mais vous allez m’écoutez ?! Hurlements tapageurs Vous allez arrêter de hurler comme ça ?! Trépidations comiques… comme le caprice d’un enfant tout jeune, refusant de faire ce qu’on lui ordonne ou subissant l’impuissance de la volonté qu’il intime à ses membres, puis Vous n’en faites qu’à votre tête alors ? Grognement insolite, refus de la moindre limite… C’est donc ça ? Battements de cœur, crissements de dents… Comment vous pouvez être aussi aveugle, aussi pitoyable ? Ne pas voir qu’il y a si longtemps que les livres ne sont même plus poussiéreux mais qu’ils sont la poussière même, vous m’entendez !, la poussière même du temps et du monde. Comment pourraient-ils, ces maudits livres, contenir le moindre soupçon de sang et de sueur, eux qui sont si peu de chose face à la vie ? Comment ils pourraient en faire sentir le poids, le sérieux, les enjeux alors qu’il suffit de fermer leurs pages d’un geste bref et théâtral et clamer bien fort « Tout est fini » pour que meurt en eux toute apparence de vie ? Comment pourraient-ils, je vous le répète, grognement stupide, dévier ou emporter au loin le cours d’une existence, si docile, si hésitante soit-elle ? Vous pouvez déplacer tous les grimoires que vous voulez, vous ou je ne sais qui dont vous parlez, ouvrir même les plus vénérables, les plus anciens : la vie, je vous le dis, l’existence passagère, l’essai unique et sans lendemain, ne se laissera saisir et encore moins capturer dans un petit bout de papier. Il pourra en bouffer des pages, votre drôle d’animal Rage désordonnée, carnassière et anthropophage, prête à ronger les sangs de ces liens de la parenté qui s’écoulent en vous comme le plus insidieux des poisons… et tant qu’il voudra. Il pourra même avaler les feuilles de bout en bout, en large et en travers, les plonger dans les biles les plus noires, les liqueurs les plus sucrées, il n’en trouvera rien de vital : ni pour lui, ni pour vous, ni pour moi. Rien Parole haute, propulsée, haine à tout ce qui empêche d’exister, parole d’autant plus animale qu’elle cherche dans la raison, le délire et l’histoire, de quoi mordre sur la souffrance partagée du présent… Vous m’entendez au lieu de maugréer et d’hurler comme çà, comme une bête !
— Pourquoi tu gueules comme ça, stupide oreille ! Pourquoi faire sortir de cette bouche autant de souffles, de cris et de plaintes ? Tu ne comprends pas que je suis sourd ? Et que sa voix, même si je ne l’entends pas, compte plus que la tienne ? Combien de temps il te faudra pour entendre qu’entre les lignes il ne lit plus, ne veut plus même voir au-delà, que l’imagination s’est tue, que rien ne perce sur la page qui ne soit là : déjà, ailleurs, quelque part, mais où ? Et tu verras quand tu sauras que de ces gestes élémentaires qui font les livres parler, de ces gestes dont tout son corps est chevillé, il a fait une machine extraordinaire, d’une irréparable vitalité. Tu verras maudite oreille. Et j’entendrais.
— Mais quand allez-vous arrêter de me tourmenter comme ça ? Vous croyez vraiment, maudite conscience Halètements resserrés que je ne suis bonne qu’à écouter vos sermons ? Qu’il faudrait que je me taise, alors que je suis chez moi, ici, dans ce sommeil qui me protège et m’écarte : de toutes vos paroles ténébreuses, qu’elles soient fausses ou exactes, avec lesquelles vous essayez de diriger mes rêves, de les appeler vers vous, de les garder tout contre vous, quitte à, pour tenir les mauvais jours, les laisser pâlir au soleil. Dormez vous aussi ! Lucidité crasse de la veille ! Dormez !
— Si je pouvais partir d’un grand rire Clignements de paupière j’aimerais que tu entendes résonner sa clameur jusqu’aux coins les plus reculés de tes indécrottables tympans. Car je te vois t’agiter comme le jour, toi dont les actes, les paroles et les rêves ne s’éclairent qu’à la lumière de cet introuvable soleil intérieur. Tu prends ma voix pour celle de la conscience, n’est-ce pas ? Pour celle qu’on lui donne, quand on entend comme toi chaque chose parler sans arrêt. Mais comment est-ce que je pourrais être ta conscience, dis-moi ? Comment je pourrais faire pour…
— Vous n’allez pas me dire que vous ne l’entendez pas ce chuchotement continu qui répète au loin, qui répète partout, que vraiment les livres ne pèsent pas lourd en ce monde.
— Tu…
— Qu’il n’y a pas besoin de tendre l’oreille pour le savoir. Que moins on le dit, que plus ça continue à bourdonner, même très fort par endroits : là dans le couloir, juste à côté, voilà que ça hurle à tue-tête ! Que ça crie, que ça piaille ! Au point même que… à l’entendre aussi fort…
— Tu vois bien, j’en suis sûr, qu’on ne sait même plus d’où ça sort, d’où ça vient : cette voix, du tréfonds de son crâne ou du bout du couloir. Mon petit bout d’oreille, ne voudrais-tu donc être que cela : un écho redoublé, un éclat de voix qui ne sait d’où il vient ? Mais comment fais-tu, labyrinthe ouvert à tous vents, pour ne pas entendre aussi que ça fait bien longtemps que nous n’avons plus de conscience ? Conscience de rien sinon vaguement de morale dont tout le monde s’habille le matin d’illusion. Comme si le corps ne parlait pas assez comme ça, comme s’il ne brillait pas déjà assez fort ! Et pourtant il arrive, qu’elle revienne cette voix : comme ça, par inadvertance, n’importe où dans la rue, au café et même chez le boulanger, tiens celui de la petite place Béranger au petit matin, quand faisant la queue, encore une fois, vient ce moment où quelqu’un s’impatiente et une nième parole d’agacement, dont on ne sait même plus pourquoi il l’a dite, et de cette manière, sur ce ton-là, comme un son éructé, l’exigence d’un festin, un appel au meurtre de ces étrangers, de ces vieux, de ces jeunes, de ces riches, qui ne respectent pas, ou plus, la file et l’ordre manifeste de leur bon droit… et qu’on ne dit rien, et qu’on se trouve, se retrouve chacun face à face : bonne et mauvaise conscience, sans paroles. La voilà : errante, à demi nue, au milieu de tout le monde et aux abois. On redécouvre alors, du coin de l’œil, du bout du nez, toute la merde que chacun peut garder dans ses entrailles. On se rappelle combien chercher à la cerner, à l’isoler, l’examiner, la sale petite conscience (ou l’inconscient comme tu voudras) l’enfonce plus encore dans le corps qu’il ne nous en débarrasse. Mais tu n’as pas de paupières, ma tendre merveille, tu n’es pas comme moi.
— Mais qui êtes-vous donc, l’insomniaque, si vous n’êtes pas de ceux, justement, qui jettent sans vergogne leurs réflexions sur tout ce qui est et devient, même le plus insignifiant, le plus sublime, au point d’en polluer sans plus de frais l’univers ? Vous croyez que vous allez pouvoir me tromper ? Mais j’ai trop l’habitude se sentir votre voix qui accompagne, devance et prévient le moindre de mes pas : votre souffle qui rentre et sort par tous les coins, enfume les couloirs, les cages d’escalier, passe sous les portes que j’ai pourtant calfeutrées de guenilles, de mon bavardage, de mes doigts. Vous ne m’abuserez pas car je sais que c’est votre voix !
Bouche entr’ouverte, dessinant un grand O, qui expulse par bouffées une fumée invisible
— Un gaz acide, qui s’enflamme parfois, que l’on respire et recrache par tous les moyens, un poison à effet lent qui nous porte dans l’égarement, provisoire, de ne plus savoir où l’on va, d’où on vient et quel sera le chemin. La conscience est la chair pourrissante au sein du vivant, tu vas voir, la parole cuite et recuite le long des boyaux toujours plus longs, toujours plus compliqués, de nos blancs intestins.
— Éloignez-vous de moi sale fauve pelé avec votre œil torve de charognard ! Éloignez-vous de moi si cette voix que j’entends n’est pas la mienne venue du plein jour de l’aube d’hier ou demain ! Et dites-moi qui vous êtes : maintenant ! Et n’essayez pas de louvoyer en me parlant de votre affreux et de ses livres ? Oreille se tend, poumon se détend
— Moi je le vois seulement recopier des livres à n’en plus finir, et parler dans le même élan. Et j’aime qu’il me pardonne de le regarder faisant seulement cela, plutôt que vivre, ou plutôt vivant de cela, sans savoir si l’on peut vivre vraiment, je veux dire… vivre dans sa plus haute intensité de seulement cela, de ces gestes insignifiants qu’il paraît m’accorder dans son indifférence à regarder vers moi. J’aime ce refus qu’il a de voir que je lui donne du regard qu’il ne me rend pas. J’aime voir ce qui ne se montre pas et ne le fera jamais. J’aime visiter les bords du cratère d’où le volcan ne reviendra pas. Et si je ne suis pas ta conscience, toi qui ne sais même plus si tu rêves, c’est que je ne suis pas non plus dans ta tête : je ne suis qu’un voisin, vois-tu, et un drôle de voisin pour lui, pour toi, toujours caché au bord de sa fenêtre, le corps muré sur les bords, et si je ne suis pas le seul à le voir – bien que ma chambre soit quasiment en face de la sienne, de l’autre côté de la rue, ce qui n’est pas rien, plusieurs dizaines de mètres à vol d’oiseau, de quoi voir sa vie réduite à quelques formes et mouvements élémentaires, des routines en pagaille ramassées dans un cube ouvert dont une face seulement laisse pénétrer la lumière – je suis sûrement le plus voyeur de tous. Je contemple dans le jour, dans la nuit, sa chambre et sa cuisine, collées bord à bord. Je remplis ce deux-pièces où il vit des perspectives étranges dont je suis capable, aveugles et précises à la fois. Je laisse pénétrer mon œil solitaire dans cette machine parfaite que devient sa chambre devant moi : étanche à tous les sons humains, rétive à toutes les voix qui pourraient s’y frayer un chemin… Je n’entends plus rien que je ne pourrais voir. Et même toi,oreille bavarde, ta voix s’estompe à tes lèvres, je ne t’entends point : je te vois.
Tu ne dis plus rien ? Tu ne veux pas savoir ce que je vois quand je l’observe œuvrant dans ce caisson qui ne vibre que des coups sourds qu’il t’arrive de donner contre les parois quand tu t’approches, quand tu effleures le mur qui vous sépare ? Tu ne veux même pas voir dans mes yeux, dans ce rêve miteux de chambre d’hôtel, que je te vois te frapper le crâne lourdement contre le mur mitoyen de ton appartement et du sien, essayer de savoir, comme tu le peux, si cette rumeur qui ne désenfle pas n’est pas tout simplement dans ta tête : que tu ne rêves pas ! Tu ne veux pas plonger dans mes yeux ? Le voir continuer à répandre cette langue qu’on ne reconnaît qu’à peine, par endroits, et en creux. Ces phrases embouties, compressées, déchirées qui te vrillent les oreilles depuis si longtemps semble-t-il, jour après jour, nuit après nuit, que tu ne sais même plus d’où elles viennent, que tu ne sais même plus qui les dit. Que tu te cognes aux murs de cette chambre : aussi durs après tout que les os de ton crâne. Tu attends quoi ? Que ta tête bien pleine fasse taire toutes les voix qui lui parviennent en écho : en lignes d’imprimerie, sur ondes radio, dans le vacarme télévisuel ? Tu veux quoi ?
— Assez, je vous en prie. Assez. Laissez-moi être seule. Prenez mon rêve, prenez-le dans votre voix, mais laissez moi dormir loin de vous, loin de lui. Je ne veux plus l’entendre, je n’entends plus rien : regardez !
— Il te faudra plus que de faire de tes mains un étau, mal oreille, pour te vider la tête. Il faudra plus pour que je cesse de répéter que la vie n’est pas au dehors des livres, ni même lovée en leur sein, comme les vies des romans qu’on invente au passage pour défendre, critiquer, imiter celles qu’il arrive que l’on croise, qu’on emprunte, qu’on perde en chemin, quelques heures, quelques jours, quelques mois. Et qu’elle est encore moins dans ta tête. Comme toi, je ne sais pas ce qu’il lit, souvent recopie et recrache ainsi. Au mot près je ne sais pas. Mais je ne crois pas, en tout cas, quand je le vois faire tout ça, qu’il se nourrisse de livres comme de vies non vécues, de vies invivables, de vies feintes pour ne pas en avoir. Et je crois encore moins qu’il nourrisse une âme, ni la sienne, ni la tienne, d’un esprit fait de chair. Je ne crois pas.
Souvenir que ça n’a pas arrêté. Que plusieurs fois je me suis réveillée, pensant être sortie du sommeil, que j’ai parlé dans la chambre vide pour m’en assurer, que mes paroles ont résonné et sont revenues vers moi. Miennes étrangères.
Je sens encore mes deux mains fermement agrippées aux couvertures et aux draps, le buste que j’avais relevé tandis que l’oreiller dormait encore derrière moi : même sortie d’apparence du rêve, j’avais continué la dispute, le dialogue, le débat aux fenêtres et aux murs qui se tenaient devant moi. Je parlais pour ne plus entendre, pour couvrir ce qui n’était pas, pas même une voix, un signal étrange fait de cris, de blessures et de râles, d’exclamations et de joie. Puis je me suis effondrée à nouveau sur l’oreiller ne me réveillant toujours pas. Pour recommencer encore et encore, épuisant la nuit comme une nuit de trépas.
Même aujourd’hui, j’ai peine à savoir si je dormais vraiment tout ce temps, si je me suis bien dressée et redressée ainsi plusieurs fois. Ce fut la première fois, en tout cas, où veille et sommeil furent aussi indistincts, la toute première. Je rêve encore que ce soit la dernière.
… fous de c’qu’il fait, je me fous de c’qu’il dit ! Sale vautour, chauve-souris de malheur, laissez-moi ! Épargnez-moi vos visions, vos sermons, vos menaces ! Lai-ssez-moi !
— Et son marmonnement lugubre qui te brise les nerfs, tu crois qu’il ne m’est pas sorti par les yeux à moi aussi ? Mais tu ne vois pas que c’est comme cela qu’il s’en protège ? Tu ne le vois toujours pas ? Que cette récitation fébrile et funèbre est la conjuration de cette conscience que tu hais mais que tu soupçonnes sous le moindre de tes mots, de tes pas ? Tu ne sais plus d’où viennent ces voix qui t’agressent mais tu m’as pris pour la sienne ? Tu manques vraiment de sommeil, ma rêveuse. Et de finesse. Car comment tu peux réduire ces murmures qui t’absorbent jusqu’à s’engloutir dans tes rêves à cette voix sans support, cette liberté encagée où on a réduit la pensée : le for intérieur, l’âme pure, l’esprit libre, la conscience souveraine, tous ces refuges de fortune plus ou moins restaurés : quitte-les, avec lui, avec moi ! Arrête de vivre en ton âme et conscience ! Car même ce cerveau qui était censé l’abriter, depuis bien longtemps tu l’as déserté, mal oreille, et sans même que tu sois prévenue. Laisse cette grotte lugubre à l’abandon qu’elle mérite, laisse la à ses courants d’air, à tout ce qu’on y vient y souffler qui n’a plus aucun intérêt : car plus tu taperas ta tête contre les murs, plus l’écho de sa voix viendra te remplir le creux des oreilles.
— Que voulez-vous que j’entende sinon cette voix, la sienne ou la vôtre, que je ne distingue même pas ? Que voulez-vous que je comprenne de telles insanités, de ces filets de mots dont rien ne se laisse toucher ou même apercevoir ou seulement effleurer du bout des doigts, de la langue, seulement de la langue ? Pour ce qui vient m’envahir, empiéter sur le périmètre privé de ma chambre et de mon cerveau, est-ce beaucoup demander de pouvoir au moins goûter ce que cela peut bien vouloir dire ? Est-ce beaucoup, inconnu, de vouloir qu’une conscience habite seule ses rêves ?
— Tu ne vois pas toujours pas à quel point nous sommes étrangers lui et moi ! Tu ne comprends pas à quel point je déteste la couleur de son plancher et sa façon de pencher la tête lourdement devant soi, même s’il nous arrive de partager ce même regard porté de part et d’autre de la rue, bien que, comme je te l’ai dit, il ne me regarde jamais, lui, à ce que je vois, à ce que je sais. Tu ne vois pas que nous sommes du même rêve, toi et moi, que je suis tes yeux, que tu es mes oreilles, que c’est notre corps désarmé qui se parle d’un langage sourd à lui-même, venue plus loin que la tête et d’ailleurs.
— Si vous dites vrai, aidez-moi ! Réveillez-vous, réveillez-moi ! Je ne veux plus entendre parler ni de vous ni de moi !
— À quoi bon crier, l’ensablée, et gesticuler comme tu le fais puisque toi et moi n’avons pas besoin de la voix pour parler, que le silence y suffit : une absence qui nous touche sur les bords et au cœur. Tout le contraire de lui qui détruit les livres pour se faire entendre ; les textes, les phrases et les mots qu’il pulvérise un à un, tendant comme cela, à l’infini, jusqu’au bout infime du langage. À le voir, jours durant, pantin monotone débitant du langage, on ne soupçonne chez lui plus aucun amour de la langue, on se dit qu’il cherche quelque chose qui soit autour, en dessous, en deçà, quelque chose qui soit en rapport avec ce qui se dit partout, mais qui gravite bien loin de la passivité des mots, bien loin des messages qu’ils transportent, ces bêtes de somme qu’on charge de ce qu’on veut, de tout ce qu’on voudra : les intentions, les significations, aussi crasses, aussi lourdes soient-elles. Toute une vie qu’il creuse au milieu de ces livres, dans le silence auquel obstinément il les réduit.
— Ce silence que vous voyez serait donc le même que j’entends ? Mais de là où je suis. Car il ne vient pas du caisson que vous épiez à l’envi mais du trou qu’il creuse, derrière le mur où je le surprends, entre ce qu’il lit et ce qu’il dit. Des mots, il en recrache tant et tant jusque chez moi, si vous saviez, que quand j’entends les pages et les pages qu’il récite et que je sais d’avoir tendu l’oreille qu’il ne s’agit d’aucun des textes sacrés, mais de la platitude bossue de je ne sais quel traité vulgaire qui dévoile si peu de choses avec tant de précautions, je me rends bien compte dans ce lent brouhaha qu’il s’avance vers un silence qui n’est plus celui auquel je suis habituée : un silence plein et pourtant vidée de tout vocable, un silence que mes oreilles entendent mais n’écoutent pas. Rien, ou peu s’en faut, du silence d’où sortent les sons de ma voix, de la vôtre, rien du mutisme des choses qui fut toujours là : un silence d’entre les choses, tardif et sans appel, un silence venu du langage qui ne sera donné qu’avec le dernier mot, mais qui ne viendra pas.
— Il se dirige peut-être – sûrement même quand je revois sa manière de bouger, de ramper, de nager sur les murs ou sur le plancher – vers le silence d’avant le moment où l’on parle, celui de l’enfance, de la prime humanité, ce temps d’avant le langage ; vers cette sorte d’émission de sens généralisée, sans aucun signe audible ou visible pour s’y retrouver. Un faisceau de mouvements, de penchants à peine lié. On voit qu’il vit comme si le langage avait toujours été là, depuis je ne sais quelle aube plus vieille encore que celle du vivant, dans le chaos duquel certains animaux, dont les hommes assurément, ont réussi à vivre quelques temps : bêtes étranges pour qui tout ne faisait plus signe, infirmes qui étaient parvenus à réduire le sens, le rendre supportable et vivable. À le voir, l’on sait que bien avant l’écriture, bien avant qu’elle n’arrive, certains animaux connurent ce goulot d’étranglement, cette raréfaction de l’air qui allait donner les signes que l’on respire aujourd’hui : la naissance de l’esprit, le début de la grande suffocation.
— Mais à quoi vous servent donc ces paupières brûlées par le sommeil, ces yeux que rien ne peut plus refermer ? Vous n’entendez pas que ce langage remâché sur lui-même n’est pas le retour au mutisme d’un accident prénatal, aux larmes antédiluviennes des plaintes de l’aube, à la morve boudeuse des fâcheries millénaires ? L’issue qu’il creuse au travers des mots et qui me siphonnent le crâne, vous croyez qu’elle prend la voie du retour ? Noooon. Quand je l’écoute il fait nuit : en moi, autour et partout. Il fait même nuit en ce rêve où je ne suis même plus sûre d’entendre bien distinctement votre voix. Non, aveugle prunelle, on devine plutôt à l’entendre détailler ce langage vital, une glaire expulsée dans les airs, du langage rendu à son corps, d’excrément, maculant tout ce qu’il touche, agglutinant tout ce qu’il voit. Et ceci sans arrêt, vers on ne sait quelle fin, tendu vers le cœur ouvert et tremblotant d’une fatale explosion : Z-Y-X-W…
— C’est ça, c’est ça, (Tic-tac. Tic-tac. Tic-tac…) le décompte chiffré d’une bombe à retardement.
— Entendez-vous le bruit du réveil qui vous appelle ? C’en est fini de nous deux, le jour approche, le jour est là ! Vous avez encore le temps : partez de moi !
— Tout est tracé dans les directions de son corps, tout s’éclaire quand il s’apprête à mener sa diction : là où le savoir écorché des mots échoue sur sa langue, qu’on le cherche ensuite partout : là il faut chercher ce silence. Chercher, se mettre en branle pour que son épaisseur invisible, transparente, devienne immédiate et palpable. Donner corps à notre existence. Chercher au plus près cet abri qu’il a commencé de creuser dans les mots. Se tenir au plus près du langage, ne pas y chercher plus loin notre silence. Où trouver ce lieu, sinon, qui se tient quelque part dans ce que l’on dit et qui en est, en un sens, complètement débarrassé ? Où dégotter ce refuge contre les mots qui disent vrai, qui disent juste, qui disent bien ? Où trouver cet espace qui préserve ce qui ne parle pas mais qui aurait pourtant été bâti avec eux ?
— Maintenant !
— Moi je reste, papillon, perdu dans ton labyrinthe où je rêve d’un regard qui traverserait au-delà, de mes paupières calcinées, sur un pont invisible qui défierait enfin le gouffre silencieux et vide qui nous sépare, qui espace tant nos appartements, pourtant si voisins, ce précipice en contrebas que l’on remplit de ce qui se dit de la vie avec tout ce qu’il y a de plus bruyant au dehors. Je m’émerveillerais de voir de plus près ce que je ne pouvais voir jusque-là : écharper de grandes reproductions de tableaux à coups de cutter, suppliciant l’image, lui ôtant violemment toute lettre visible, toute trace écrite qui noircirait sa surface. Et je saurais à quel point la peinture peut être encore si bavarde pour ses doigts maladroits, combien il est loin d’être prêt à recevoir lignes et couleurs comme un refuge ouvert au travers des mots, comme un lieu où s’étendre, sans trace et sans signal vers qui que ce soit, un lieu où le langage ne trouverait plus son origine, où rien n’aurait jamais commencé, ni fini, mais où on pourrait prendre congé de la langue, de la sienne et des autres ; un lieu où le langage n’aurait plus d’yeux ni d’oreille pour s’entendre parler. Un langage qui serait devenu sourd à lui-même : de trop en dire, de trop parler, de ne plus s’entendre à force de parler. Comme une façon de s’absenter carrément au milieu d’une phrase. Et continuer l’air de rien. Un langage où serait déjà capturé le silence qui viendrait après qu’on se soit tu. Comme si on en avait déjà fini avant même d’arriver à la fin, comme si les mots restaient en travers, sans plus de voix où s’engouffrer. Un silence humain, habitable et pourtant…
Le réveil a sonné. J’ai repris ma lecture ainsi : à moitié réveillée.
Nous sommes en crise. Indéfiniment. Et nous savons, pour peu que nous soyons sensibles à cet état, à notre état, que ce moment n’a rien d’exceptionnel (je suis né au milieu de la crise pétrolière, j’ai toujours vécu sous la menace de cette crise et de ses conséquences jusqu’à ce que je sache que les producteurs de pétrole, jouant la rareté prévisible de leur marchandise, ont décidé un beau jour de limiter leur production, d’augmenter les prix pour s’enrichir et tourner le rapport de forces international en leur faveur : où est la crise ? pour qui est la crise ? avait-on vraiment atteint le point critique en ce jour ?). Nous savons aujourd’hui que la crise est le registre de temporalité dans laquelle, depuis le XIXe siècle, se sont inscrits la grande majorité des sociétés occidentales : le singulier cours du temps que nous nous sommes tous mis à suivre. Notre sentiment d’urgence, notre stress quotidien, s’y alimentent. Peut-être s’y épuisent.
Et depuis quand ? Depuis toujours ? Plutôt depuis l’instant où l’action politique, qu’elle ait été privée ou publique, a trouvé – et pris – son efficacité, son regard, son langage dans les techniques mêmes de la médecine – de l’hygiène et de la voirie précisément. Il n’y a nul mystère à ce que nous soyons aujourd’hui en crise. Nous le sommes même indépendamment de l’objet des crises que nous traversons (que nous nommons depuis plus de vingt ans maintenant mondialisation). Comprendre cela, que nous saisissons les problèmes qui se posent à notre vie commune sur le mode de la crise, ne signifie pas du tout que les problèmes soulevés n’existent pas, mais seulement qu’ils pourraient être posés autrement.
Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai été le témoin comme bien d’autres, c’est-à-dire le témoin incrédule, de ce martèlement médiatique (radio, télé, journaux) par lequel nous avons été jetés, peu à peu, dans une nouvelle ère, dans une nouvelle situation : la fameuse mondialisation. J’ai vu et entendu de mes propres yeux, de mes grandes et larges oreilles, comment l’on pouvait basculer dans la crise à la faveur d’une épidémie de parole, d’une rumeur incessante. Certains bien sûr parleront de cabale, de complot ; d’autres, plus malins adversaires, diront plutôt que si les médias ont tant parlé de mondialisation et de crise, c’était bien qu’après tout, même s’ils avaient un peu tardé sur l’événement (la conscience a toujours du retard rappelons-le), ils avaient fini par en informer tout le monde, montrant ainsi ce que cette crise avait d’irréversible. La frénésie des médias aurait donc marqué le point de non-retour. Je ne crois pourtant ni à l’une ni à l’autre de ces versions. Je ne crois pas que ce battage cacophonique ait été orchestré, bien qu’il a eu, certainement, des stratégies de communication – des communications de crise – dans ce flot alarmiste sur lequel certains jetaient leurs pauvres rafiots pour naviguer un peu. Je crois encore moins que les médias aient informé qui que ce soit ; j’étais assez instruit d’histoire économique pour savoir que nous étions déjà, à l’échelle de plusieurs siècles, à la troisième ou quatrième mondialisation (le débat savant, public, existait bien avant le débat d’opinion), et que l’une de ces mondialisations s’était formée autour de l’Atlantique, du sucre et des esclaves : espace économique que la révolution des transports (mise au compte, ensuite, de cette fameuse mondialisation) devait définitivement défaire en tant qu’élément central dans le circuit des échanges. Bref, les médias, en ce sens, ne me semblent pas avoir suivi inconsciemment la crise, ils en ont plutôt transmis un des signaux, sonné l’alarme, autrement dit communiqué à tout le monde une douleur plutôt que délivrer une information.
Et d’ailleurs, j’en viens à ce qui m’interpellait dans ce régime indéfini de crise, régime de l’universalité du critiquable, c’est que l’on oublie (dans cette assimilation des sociétés et de leurs problèmes à un organisme et à ses maladies – la crise est un concept médical –), que pour qu’il y ait crise, il faut qu’il y ait symptômes, diagnostic et thérapeutique. Or, que sont les symptômes dans une société, c’est-à-dire les signes qui disent et montrent le mal ? Ce ne sont pas des phénomènes économiques, démographiques, politiques, etc., qui d’eux-mêmes se mettraient à dire : nous sommes la crise, méfiez-vous, surveillez-nous, combattez-nous ! Ce sont bien des voix venues de la population elle-même qui disent et montrent ici et là : ceci est mauvais, voici nos plaies ! Or quels sont les maux, les plaintes, dont on ne cesse de nous rabattre les oreilles depuis l’avènement de la mondialisation ? Ce ne sont pas celles des mendiants que l’on montre et que l’on n’écoute plus mais celles des chefs d’entreprise : ces hommes rationnels, prévoyants, courageux, source de la richesse collective (dixit nos plus récents présidents) qui disent ne plus, ne pas, pouvoir faire ce qu’ils veulent. Bref, on oublie que s’il y a crise constatée, c’est bien que des critiques ont été formulées, d’abord à bas bruit, ici et là dans le champ social, puis relayées par les médias à grande échelle (c’est peut-être le passage au grand média qui a fait l’objet de multiples stratégies concurrentes mais rien ne dit que ce sont les porte-voix libérales qui devaient forcément gagner cette bagarre de parole). Il faut donc, nous aussi, reprendre notre activité critique et ne plus laisser faire et croire (ce que même les médecins ne croient pas) que la maladie parle toute seule. Non, tel équilibre démographique n’implique pas forcément telle réforme de la protection sociale ! Non, tel état de concurrence n’appelle pas, mécaniquement, certaines exemptions fiscales ! Aiguisons donc notre scalpel et sachons dire en quoi il y a crise, pour nous, et quels sont nos remèdes. Ne laissons pas toujours à d’autres le soin d’examiner notre état.