On a beau dire, on a beau faire, expliquer qu’il n’y a plus que ça à faire, qu’il y a bien d’autres choses, que bien d’autres choses ont été faites, depuis… depuis la guerre d’Algérie, l’après-68, les Boat-People, la marche des Beurs, le Sida, la crise du logement, les sans-papiers, le printemps Arabe, la Jungle. On n’entend pas. Il faut faire masse, il faut faire nombre, pas autrement et pas le choix, il faut faire ça.
Les manifestations tendent à l’inefficace. Deviennent des simulacres. Cérémonies. Funérailles. Processions sans lendemain. C’est la loi. C’est le cas. Les manifestes ont fait corps, et synthèse, entre la politique et l’art au long du XXe siècle. L’art divisait pour mieux rassembler. L’art s’annonçait pour mieux convoquer. L’art se manifestait pour ne pas se manquer.
Les manifestes ne servent plus. N’agissent pas. Très très bien. Temps de s’en emparer à nouveau ! D’autres collectifs, anonymes ou braillards, factices ou réels, y attendent, y préparent, leur destin. En voilà !
Les Turbulents n’ont jamais donné de concert. N’ont probablement jamais mêlé leurs voix : ni celle des uns à celle des autres, ni au public, ni à la demande. Le fait est qu’ils n’ont véritablement pas de bouche qui leur soit propre, et qu’ils ne pourraient reconnaître dans le brouhaha qui les entoure, qui les relie et les sépare, de mélodie qui les annonce, de cris qui clament qu’ils sont là. Il n’y a que dans le remue-ménage de ce tumulte quotidien où on les voit qui s’interfèrent, se parasitent et puis se brouillent, ils synchronisent. Une bande d’infréquentables.
Les Turbulents, aussi étonnant que cela paraisse, forment néanmoins un groupe de Rock. Groupe étrange il est vrai, puisque, à ce qu’il me semble, ils n’ont jamais produit de musique ensemble, jouant beaucoup moins rapprochés qu’un orchestre. Pas de répétition, de balance. Leur rock’n’roll est pourtant toujours celui qui se fit entendre dans les plus évidentes obscénités du demi-siècle passé, un vent de cris faisant irruption dans le tissu sonore, mélodique et harmonieux, que d’un coup il voile, éteint, et dont il disperse les paroles et le chant qui s’en abreuvait. Le Rock est paru de la manière la plus éclatante dans cette musique urbaine des cafés, des rues, des maisons, des salles d’attente. Il s’est fomenté pourtant légèrement en deçà, dans un corps bourré, traversé, percé, de bruits et de sons aussi exultants plus discordants. Toujours en excès. Toujours bousculant du dehors.
Les Turbulents continuent de faire entendre au travers de la rumeur (dissipant, atténuant, son flux incessant quelques instants) les bruits de corps moteurs, de corps émetteurs, de bras-leviers, de doigts-commandes, les cris d’une progressive organisation d’un nouveau corps-machine traversé d’ondes et d’énergies aussi puissantes que bien souvent invisibles. Corps plongés dans les courants électriques et les radiations en tout genre. Les rugissements du rock’n’roll ne sont pas ceux de l’animal primitif qui se libère soudain de sa cage humaine, ce sont ceux de moteurs, de machines grinçantes, d’appareils en marche capable des plus grandes prouesses, et des plus grandes blessures, que les corps s’accaparent, emportés par eux, déjà, qu’ils le veuillent ou non. L’accélération des machines et des flux démembrent et remembrent nos bras et nos jambes. Nos sexes tournent, vrillent et suent les uns à l’entour, au milieu, des autres. Le lyrisme de ces cris est un résidu, c’est celui d’organismes désirant faire corps avec toutes ces machines, souffrant de ne jamais y parvenir complètement et souffrant d’y arriver par moments. Un cri s’élève du fond du corps, le déchirant, et lui arrachant ces plaintes qui trahissent les niveaux d’intensité où il est conduit. États-limites. Appels à de nouvelles organisations.
Les cris des Turbulents, ce sont ceux qu’ils entendent, ceux qu’ils émettent, qui font légèrement silence autour d’eux, et qui leur permettent d’écouter le chant ininterrompu des paroles humaines, de cette musique épaisse, grossière et puissante qui avale et emporte tout l’être sur son passage. Ils ne forment un groupe qu’au travers des échos, des ondes, qu’ils captent parfois et qui leur semblent une manière, une matière de communication entre eux, groupe reformé au loin, dans une parole ravagée qui crisse, rongée de tant d’autres paroles. Ils écrivent alors, mettent une croix, pour faire entendre et voir ces ondes, arrêter dessus le flux des images, indistinct dans la musique des paroles. Ils essaient d’établir autour de ce point de hasard où le langage défait se résout en cri une éphémère vibration. Ils y mettent toute leur mémoire, tout le flot de paroles sur lequel ils voguent et dans lequel bien souvent naufragent, ils y mettent toutes leurs vies.
Les Turbulents vivent, respirent, se soulagent dans ces climats imprévisibles et permanents où musique et parole s’indiffèrent. Et c’est dans cette rumeur que filtre leur son.
Il n’y a plus, dans cet espace, d’achèvement nécessaire du texte. La presse ne nous presse pas. Publier n’est plus ce moment symbolique où le texte, déjà défini, vient se parer de toutes les armes (couverture, auteur, éditeur, prix) qui lui permettront de partir, de circuler, de se livrer à un monde qui ne l’attend pas. La publication est un processus continu, indéfini ; une épreuve par laquelle le texte nécessairement inachevé (même s’il peut être abouti du point de vue de la grammaire mais c’est un choix !) trouve la force d’être encore et encore réécrit. Délier les points.
Le texte publié ne part pas. Mais passe. Devient accessible aux autres et demeure en même temps entièrement révisable du lieu approximatif d’où il fut transmis. C’est une émission de sens (et de non-sens aussi) qui demeure à la fois proche et lointaine. Publier n’expose pas seulement à la critique externe, c’est en soi une épreuve critique, la recherche de cette ressource dans et par laquelle le texte pourra se réécrire une nouvelle fois et prolonger son inachèvement indéfini. Un texte achevé – un livre – ne l’est que par fait, chute, accident, par grand cas non par droit.
— Vous êtes donc auto-éditeur dans ce cas. Vous méritez la suspicion et les rires. Vous acceptez la médiocrité et la boue des cent pas. — Il n’y a plus d’édition dans cette activité publique. Pas de prix, pas d’armes dans l’arène aveuglée des avis qu’on se donne. Comment en est on arrivé à croire que par droit (je ne dis pas en fait) l’éditeur, quel qu’il soit et surtout aujourd’hui, a l’autorité suffisante pour décider de ce qui est littéraire ou pas. Quel est l’écrivain qui lui a confié cette autorité (que l’éditeur, toutefois, bien souvent, quand il a l’honnêteté en bagages, remet à d’autres écrivains) ? Lequel ? Celui pour qui le prix (valeur et récompense) vaut tout jugement littéraire ? Celui qu’on a démuni au point de le rendre absolument dépendant de la moindre goutte d’honneur qui tombe de la table des géants et des ogres ? Lequel, il y a tant d’écrivains dans ce cas.
De L’incendie au feu bientôt s’appellera De l’incendie au foyer. Et après on verra…