Chaque chose se présente tout d’abord elle-même, c’est-à-dire révèle son intérieur par son extérieur, son essence par la manifestation (elle est symbole pour elle-même) ; ensuite, elle présente ce avec quoi elle a les rapports les plus étroits et qui agit sur elle ; enfin elle est un miroir de l’Univers.
Friedrich Schlegel, « Leçon sur l’art et la littérature », cité dans L’Absolu littéraire de P. Lacoue-Labarthe et J-L. Nancy
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Quand les marins voyageurs de la Renaissance découvraient un lieu qui leur était inconnu, que leur périple leur interdisait d’en suivre les bords, bout à bout, ils faisaient de cette terre une île. Ainsi le Brésil fut-il d’abord nommé par Cabral l’Ilha de Santa Cruz. Ceux qui voyagent entre ciel et mer, qui vont d’une terre ferme à une autre, n’accordent, de prime abord, que peu d’étendue au sol qui déroute. Et cette pratique est loin d’être la conséquence immédiate d’une conception géographique qui ne verrait dans l’Atlantique qu’un océan vide de toute autre grande terre. Les voyageurs accordent à l’élément dans lequel ils voyagent les seules dimensions qui s’avèrent nécessaires pour que leur aventure se poursuive sans fin. C’est pourquoi ils morcellent la terre, qui s’avance pourtant vers eux, et négligent, ou n’acceptent pas d’emblée, les signes qui leur feraient conclure à l’existence d’une plus large étendue. Un continent est une barrière, la fin du voyage. Une île est une halte salutaire, un repère, un détour positif, une relance du voyage. Une voie nouvelle ouverte en pleine mer. Cabral, toujours, nomma le premier site où il put accoster : Porto Seguro. Le Brésil s’est d’abord étendu à partir d’un port abrité. Il vient de la mer.
La sauvagerie est une des expériences de solitude privilégiées en Occident – il y en est d’autres comme la souveraineté ou l’abandon. De ce trait culturel, de nombreuses figures témoignent, de l’ermite au naufragé, en passant par le proscrit. Les hommes reconnus comme sauvages en Amérique devaient en un certain sens témoigner eux aussi de cette expérience pour les chrétiens qui les découvrirent et les nommèrent ainsi. D’où les regardaient-ils, alors, pour pouvoir les présenter ainsi sous cet angle ? Désigner à d’autres un aspect sauvage chez des hommes récemment découverts n’était pas le pur produit d’une fantaisie, ou l’œuvre d’un simple mépris, il s’agissait en fait de la pose d’un point de repère. Un acte cartographique. Ces hommes étaient perçus comme l’image d’une terre dont on savait encore peu.
Je me demande si l’île ne fut pas, autant que l’on puisse y voir clair dans l’obscure histoire des lieux de sauvagerie, aussi bien le lieu d’ensauvagement possible des ermites et des saints que de ces personnages au statut mi-historique, mi-légendaire, qu’étaient les hommes sauvages. En d’autres termes, ne fallut-il pas que les terres américaines soient « insularisées » pour que les hommes qui en peuplaient le sol deviennent ainsi sauvages, c’est-à-dire isolés, esseulés, en un sens qu’il faudra bien éclaircir ? →