Les crépuscules de l’histoire

Nous savons qu’il existe des sites privilégiés d’où apercevoir la réalité de l’histoire. Nous en avons déjà ouvert le court inventaire : sommet des montagnes du haut duquel il est loisible de voir le fleuve du temps s’écouler dans la plaine ; plages aux limites mouvantes entre terre et mer, entre sac et ressac ; cités en ruines que viennent animer vents de rumeurs et passages de fantômes. Il existe aussi certains moments de la journée où l’expérience de l’histoire se fait sentir de manière plus intense, ce sont ceux où bascule peu à peu l’équilibre entre jours et nuits, les heures du crépuscule, les heures où le temps paraît une intempérie de couleurs.

Nous ne savons jamais tout à fait si nous sommes au soir ou au matin de quelque chose en matière d’histoire. Certes, sur la terre ensoleillée, il existe également des crépuscules du matin et du soir. Le second, auquel nous réservons d’habitude ce nom, se distingue du premier – que l’on nomme donc aube – par l’assombrissement général qu’il comporte dans les teintes du ciel mais aussi et surtout par les nouvelles couleurs qu’il y fait apparaître. L’aube, moment durant lequel le soleil sous l’horizon brille déjà, offre un spectre tout à fait différent. Les deux phénomènes, inverses et symétriques en ce qui concerne la lumière, ne se confondent pas du point de vue des couleurs. Nous avons appris, ou nous pouvons le faire, à les reconnaître et les différencier.

Or, les crépuscules historiques ne se répètent pas. N’étant pas des phénomènes cycliques, aucun spectrogramme ne nous est donné qui puisse nous permettre, au vu des couleurs diffusées, de savoir si nous sommes au soir ou au matin d’une ère. Déjà, sous certaines latitudes élevées, le crépuscule ne finit pas et l’alternance du jour et de la nuit laisse place à une nuit qui n’est que la diffusion permanente d’un jour empli d’autres couleurs. Le crépuscule n’est plus ce moment réparti en deux points opposés et symétriques de la course circulaire du soleil, le matin et le soir, mais une durée continue dans laquelle l’astre, pourtant invisible, n’éteint jamais ses lumières. La nuit laisse transparaître le jour.

D’autres expériences bousculent encore l’ordre dans lequel le crépuscule apparaît. Pour ceux qui ont la force de voir le couchant et les feux du matin au fil d’une seule et même nuit – celle que l’on appelle justement une nuit blanche –, leurs lumières respectives (celle du jour qui s’éteint et celle du jour qui vient) changent de signe. Elles ne marquent plus la séparation de l’avant et l’après, cette situation quotidienne dans laquelle d’un côté la nuit vespérale annonce le futur, le lendemain déjà proche, tandis que de l’autre la nuit du matin (celle dans laquelle l’aube va naître), laissant le soleil l’envahir peu à peu, appartient quasiment déjà au passé. Passez une nuit blanche et les deux moments où jour et nuit se rapprochent ne se succèdent plus pour aussitôt se défaire, ils se trouvent au contraire placés dans une simultanéité étrange. Dans la nuit que je passe les yeux ouverts, je rapproche en effet chacun de ces deux crépuscules ; je fais se regarder, et peut-être se confondre, leurs deux jeux de lueurs. La nuit, alors, n’est plus ce moment inconscient dans lequel le temps se suspend. Le jour ne passe plus. Au matin d’une nuit blanche, je ne me réveille pas dans une nouvelle aube. Le soleil qui revient n’apporte plus par principe quelque chose de neuf, ne fait plus systématiquement événement. L’ancien n’est plus repoussé dans la nuit, se retirant humblement pour laisser le jour prochain apparaître, il survit au matin et veille à présent sur le jour qui monte, paraissant sous des couleurs renouvelées mais pourtant empruntées de la veille. C’est la veille qui veille. La nuit qui surveille. Chaque jour qui vient passe et repasse au milieu d’une nuit pourtant aveugle, borgne parfois quand la lune est belle, une nuit qui ne nous protège en rien et qui est la véritable unité de l’histoire.

L’histoire établit ses chronologies selon les scansions d’un temps diurne, pourtant les continuités et discontinuités paradoxales du temps s’établissent la nuit. Elle est l’unité fondamentale, le jour sombre de l’histoire. La nuit, comme lieu dans lequel la mémoire s’engloutit, fait jaillir sa lumière au moment des aubes et des crépuscules. Aux successions naturelles se démontrent les anachronismes du temps, l’effet consistant des décalages temporels.

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Il y a peut-être des époques où nous ne cessons jamais de voir disparaître une chose pour laquelle, sans nous en apercevoir, nous maintenons tous les égards – c’est que nous saluons, même d’un geste bref, même d’un signe discret, la moindre de ces agitations. Ce n’est donc pas tant que nous avons les yeux toujours braqués sur elle, comme si, anticipant déjà son départ, nous étions sujets, soumis, à une forme de nostalgie ou de mélancolie collective (le regard tendu vers les restes insignifiants et minuscules de son ancienne et pleine présence), c’est plutôt que cette chose qui disparaît recoupait et conjoignait tant de temporalités hétérogènes (elle faisait trame) qu’elle avait fini par s’annoncer à nous de partout, semblant venir de tous côtés, formant comme la texture, comme l’épaisseur même d’une époque, et ce sans pourtant véritablement y faire date, sans marquer de scansion particulière, donnant seulement consistance discrète au temps. Ainsi en a-t-il été longtemps le cas avec la sauvagerie du monde, quand celle-ci nous est apparue (peut-être à partir du XVIIe siècle, peut-être avant) comme la substance pure, originelle et primordiale du monde, source toujours active, s’écoulant en chacun, promettant ou menaçant de refaire surface à tout moment, mais pour autant inaccessible ou invisible à tout le monde : dans son espace le plus proche, le plus familier, en tout cas, celui de son propre corps, celui dans lequel il vit, lui et ses proches. Longtemps, donc, la sauvagerie, alors même qu’elle n’existait que d’être perdue ou d’être constamment retirée dans le monde, en donnait le temps, la mesure : manifestant son immémoriale profondeur et son inexorable et immobile avancée. →

 

 

 

Table de verre

Pour l’Âge classique, l’image était ce qui, à la fois, rendait le tableau visible et le sujet invisible derrière. Le modèle disparaissait derrière la table, couverte et recouverte, qui le représentait, trait pour trait, touche par touche. Les conditions d’exercice de la perception « naturelle » étaient les mêmes que celles de la vision en perspective. On voyait comme on peint. Aussi pouvait-on, et devait même comme chez Bosse, peindre comme on voit. Pour cela, la géométrie était nécessaire, elle qui rendait visible de manière exacte tout ce qui de la vision naturelle et donc picturale ne se voyait pas : vision monofocale, rayonnement, plan transparent, touche locale.

Il faut imaginer qu’une surface plate et transparente encore immobile en une place traverse toute l’étendue ou épaisseur du rayonnement sous lequel l’œil voit le sujet, sans en interrompre aucune des lignes, sans troubler en rien que ce soit leur ordonnance ni causer aucun changement à l’ouverture de pas un des angles qu’elles font entre elles, et comme si l’œil voyait en même temps sujet et cette surface (…)

Ainsi, quand il s’agit de considérer ce que c’est que le portrait de quelque sujet, on peut concevoir comme une table de verre, mince, plate, unie et transparente au droit de laquelle on imagine que l’œil voit le sujet. (…)

Puis concevoir que le traits, contours et couleurs teintes ou touches, que l’œil apercevait du sujet, sont coulés (ainsi qu’il est dit) par les rayons visuels en cette table, qui la font cesser d’être transparente; et qu’ensuite l’œil, au lieu de voir ces traits, contours et couleurs teintes ou touches en la surface du sujet, les voit en cette table, à savoir chaque point, un à un, en la même place au droit de laquelle il voyait le sujet.

 

Abraham Bosse, Manière universelle de M. Desargues pour pratiquer la perspective par petit-pied comme le géométral, 1648

Traits de l’image

En passant

L’image est plus étroite que le concept qui l’étire, s’y appuie, et tout à la fois plus large que la perception qui y découpe ses objets et y prend ses repères. D’un côté, elle se rit de l’orgueilleuse prétention d’universalité du concept ; de l’autre, du mauvais tour que se joue la perception à elle-même, en s’échinant tout le temps à regarder devant elle – à trouver son objet.