Nous sommes pour la plupart assis, le film vient de se terminer, la lumière – une autre lumière – est revenue, Jean-Louis Comolli, réalisateur et critique de cinéma, se tient devant nous, il nous parle, nous spectateurs, derrière lui se tient l’écran vide. Tous, nous dit-il, nous aurions un point de vue singulier sur le film. Je traduis : il y a autant de points de vue que d’individus qui le regardent.
Flatterie ! D’abord, toutes les personnes qui regardent un film ne se forgent pas de point de vue et demeurent après, comme peut-être pendant, indifférentes au film (et en quittant la place particulière qui leur offrait la possibilité d’un tel point de vue n’emportent rien avec elles). Ensuite, certaines personnes sont riches de plusieurs perspectives singulières sur un film au point qu’elles peuvent hésiter ou bien commencer à les assembler dans une vision plus large. Enfin, d’autres, discutant après la projection, s’aperçoivent qu’elles ont en fait le même avis et partagent ainsi, sans peut-être même le savoir, une même singularité pour deux. Voilà pourquoi il ne peut y avoir, et on ne peut supposer, pour faire une histoire des spectateurs de cinéma comme voudrait la faire Jean-Louis Comolli, qu’il existe autant de points de vue que de places dans une salle de ciné. Il y a bien une pluralité, une multiplicité de points de vue existante dans la salle et après (dont le nombre sera fluctuant au gré des échanges) mais pas cette collection aisément dénombrable et acquise d’emblée que l’on suppose donnée par la grâce de l’achat d’un simple billet.
Grande libéralité de journaliste, sans doute, que d’offrir une vue à tout le monde (et si bien adaptée aux principes de la libre opinion) mais très mauvais principe heuristique, l’historien se devant d’être plus sévère, plus avare, car une histoire des spectateurs qui supposerait une disparité aussi forte dans le public serait forcément vouée à l’échec – et même avec le secours de la statistique car le problème n’est pas tant le nombre que la diversité des angles de vue. Ainsi trop lacunaire dans son lot d’archives (comment saisir le point de vue de chacun ?), trop limitée dans ses possibilités d’analyse (comment ne pas réduire la singularité de chacun ?), cette généreuse histoire des spectateurs se retrouvait vite démunie : ce que l’on aurait donné à l’opinion serait perdu pour elle.
La Vie, et non la Nature, nous dit Foucault, apparaît comme objet scientifique au tournant du XIXe siècle et du même coup comme nouvelle puissance des êtres (puisque des savants iront jusqu’à attribuer une vie à l’univers sans compter celle de l’esprit). Surgit ainsi, dans la culture occidentale, un nouveau domaine de connaissance. Il est bien entendu, même si Foucault n’en dit rien, que ce n’est pas la première apparition de la Vie dans l’histoire occidentale mais uniquement, et c’est déjà un événement, son émergence sur le terrain « épistémique » de sa culture, dans la zone où se trouve mis en question quelque chose de l’ordre du savoir et de la vérité. La connaissance de la vie devient nécessaire. Des questions nouvelles se posent. Et Nietzsche fut un de ceux, dans le siècle, qui trouvera à y répondre. Bien sûr, il n’y eut pas que lui (Marx, Kierkegaard, Schopenhauer ?), mais il appartenait sans doute à ces hommes en désir de philosophie d’expérimenter cette nouvelle puissance, cette façon d’exister à présent comme pur sujet vivant, et ce avec ou sans l’appui de la science. Expérimenter dans une autre direction, sur un autre chemin, cette Vie que les savants avaient commencé à étudier un bon siècle plus tôt, engageait, décidait, emportait tout un nouvel avenir pour la philosophie. Loin des chaires universitaires, on pouvait faire de la philosophie en faisant de la vie, de sa vie, un problème et une matière de pensée.
Il est donc vain de vouloir, comme je le fis longtemps, contourner le prétendu « biologisme » de Nietzsche, d’essayer de traduire dans un autre idiome (plus actuel et plus recommandable) ce langage trop malheureusement attaché à la science en partie périmée de son époque. Ce langage lui a valu le malentendu nazi, à coup sûr, mais il lui a valu (et cela peut-être le sait-on moins) de marquer un jalon, même mineur, dans l’histoire des transformations du premier darwinisme. Certaines propositions critiques de Nietzsche font corps aujourd’hui avec les développements actuels de la théorie de l’Évolution. Le biologisme de Nietzsche n’est donc ni un vêtement désuet dont il faudrait le débarrasser pour embrasser pleinement le corps de son œuvre, ni, à l’inverse, une thématique d’allure scientifique que celui-ci aurait accepté tacitement ou dont il se serait servi de manière imprécise, sinon imagée, pour approfondir son examen de soi. Car l’être vivant, tel qu’il l’expérimente sur lui, est à la fois cette Vie saisie par la science (observée, disséquée ou déterrée dans le sol) mais également par la philosophie, et leurs rapports, au regard de ce problème, restent pour moi encore largement indéfinis. Georges Canguilhem, on le sait, est sans doute un des rares en France à avoir lié les deux et peut-être les rapports qu’il est parvenu à établir entre science et philosophie pourraient, à cet égard, dire rétrospectivement quelque chose sur Nietzsche. Sur la nouveauté de ce problème, vivre en tant que philosophie, ce dernier encouragera d’ailleurs (dans, il me semble, Le voyageur et son ombre) ceux qui se sentent emportés par ce devenir, pris dans la métamorphose, à lire la vie des philosophes, y voyant par leurs réflexions, problèmes et solutions d’existence, le cœur encore largement inconnu de la philosophie (d’où bien entendu la nécessité pour l’avenir d’un livre comme Ecce Homo). Il faut donc bien comprendre que la « vie » dont il parle, si essentielle à la philosophie, et dans la mesure où il manie la rigueur des théories scientifiques, n’est pas la simple existence ou biographie telle qu’on pouvait la raconter dans la tradition philosophique précédente, ou même dans la tradition chrétienne des Saints (qui rend compte, bien entendu, chez Nietzsche de la centralité de la question ascétique), elle désigne plutôt à notre attention, pointe à l’horizon de notre regard, une nouvelle dimension qui, d’avoir été ainsi mise sous la lumière crue de la science, n’en demeure pas moins (vu qu’elle est plus ancienne qu’elle naturellement) beaucoup plus profonde et riche que ce que cette dernière pourra en faire voir et en dire.
D’une certaine façon, faisant de cette « vie » nouvelle – telle que dégagée par la science mais devant en même temps lui être en partie soustraite – une forme d’existence, avec tous les problèmes de santé que cela pouvait poser, Nietzsche expérimenta pour la première fois, et plus loin sans doute que tout autre, ce nouveau mode d’être pour l’homme qu’était la Vie. Existence sans finalité, issue du hasard, produit d’un combat incessant, absolument dépendante d’éléments physiques comme la terre, le climat, etc., enveloppant en elle et jusque dans ses aspects apparemment les plus personnels la longue histoire de l’espèce, vouée à la répétition, au retour des cycles, et d’autres caractères encore qu’il fut seul, sans doute, à discerner (la tendance à croître en puissance, c’est-à-dire en plasticité), il fallait sans doute que l’homme devint philosophe et plus encore peut-être prophète (Ainsi parlait Zarathoustra) pour faire face à une telle épreuve. Qui existe aujourd’hui – je ne dis pas vivre puisque cela serait le résultat et non la condition de l’expérience – à la mesure de cette toujours et encore plus nouvelle puissance qu’est la Vie ? Sinon un surhomme, c’est-à-dire celui qui a fait sienne cette force sans en être détruit et qui ainsi peut se réjouir, non pas pleinement mais uniquement et seulement, de Vivre ?
Parmi toutes les pensées du siècle dernier qui ont cherché et trouvé dans le langage, à la fois, l’accès, le chemin et l’issue pour penser hors des catégories de l’anthropologie philosophique – Sujet, Conscience, Liberté, Représentation, etc. –, Gilles Deleuze a situé la singularité de Michel Foucault dans le soin que celui-ci a continuellement apporté à la description des rapports (discrets) entre l’énonçable et le visible, entre les conditions de ce qui se dit et celles de ce qui se montre. C’est même là, en ce blanc, que l’écriture de Foucault emporte toujours avec elle une sorte de « poésie » aussi étincelante que nécessaire, quand au bout, en dessous, ou au creux de leurs mots, ses textes nous font voir les rapports toujours variables existants entre Langage et Lumière.
Pour mieux s’y retrouver, et sans même penser à cerner la prodigieuse variété des relations qui peuvent exister entre ces deux instances, quoi de mieux que de procéder à un inventaire ? Mené sans souci d’exhaustivité, au sein d’un corpus affranchi de toutes limites autres que celles de nos lectures, hasardeuses, conduites dans toute la littérature disponible, blanche ou grise, cet inventaire nous permettra peut-être d’établir quelques précieux repères dans cet espace intermédiaire dans lequel il est si difficile de demeurer. On se donnera donc pour tâche de retenir des passages (écrits) réalisés à l’aveugle dans cet espace incertain, de grouper ceux qui semblent emprunter des voies parallèles, et surtout, on essaiera de décrire, qualifier et nommer le rapport fugace qui se déclare dans ces passages.
Détour préparatoire mais nécessaire pour accomplir d’autres travaux, cet inventaire est aussi ouvert à tous ceux qui voudront bien y laisser leurs trouvailles. Qu’ils soient remerciés par avance, ici, ces naufragés de la toile qui auront échoué sur ces plages quelques temps et y auront déposés les traces, plus ou moins profondes, de leur errance.
4 septembre 2024
Les jugements de Dieu sont des abîmes auxquels n’est en la puissance des hommes, non pas des Anges, de pénétrer.
Bartolomé de Las Casas, La destruction des Indes, 1552, trad. de Jacques de Miggrode
Que ce qui est dit, même par un être divin, puisse être un lieu, et surtout par la forme d’un jugement, voilà qui n’a rien d’étonnant pour celles et ceux qui frottés de linguistique ou simplement de poésie, ont perçus comment, dans une phrase, les mots venaient toujours (sauf les mauvais et les fériés) à leur place, et qu’heureusement il y en avait souvent plusieurs. Rencontre de la syntaxe. Mais que ce lieu ne soit pas interne au langage et ne s’y déploie pas comme une ligne, mais se montre, se creuse, s’ouvre, pas seulement au regard mais à l’être tout entier, comme un trou, un gouffre, un abîme dans lequel on peut tomber, voilà qui est plus singulier, même pour les plus férus de l’exégèse. Aucune lumière ne pénètre dans ces discours pourtant pluriels. La même obscurité, plus profonde encore que la nuit céleste qu’une lueur Hélène vient toujours atténuer, enveloppe tous les jugements. Sans doute alors est-il préférable que les hommes ne puissent y pénétrer et que les anges seuls puissent y parvenir. Que pourraient-ils faire d’autre que se cogner ou pire de tomber dans ce qui pourrait s’avérer sans fond. Les jugements de Dieu sont-ils sans fond? Ne reste-il vraiment aucune raison de vouloir y braquer un peu de lumière pour essayer d’y comprendre quelque chose? Mais peut-être est-ce cet obscurcissement même porté dans le monde, cette ouverture absolument fermée et enfoncée dans la sphère des hommes, qui apporte quelque lumière? L’ombre qui grandit sur le sol avant de tout confondre sans sa tache ne fait-elle pas saillir au devant d’elle, à proximité du front qu’elle avance, le jour invisible dans lequel se tiennent les choses? Pouvoir de contraste que ce jugement porté par Dieu?
Là où certains discours font voir en s’énonçant, les jugements de Dieu, non seulement forment des limites absolues pour notre regard, comme probablement aussi pour le soleil des jours ordinaires, mais menacent aussi pour celles et ceux qui n’en tiendraient pas compte, alors peut-être au comble de l’orgueil humain, de sombrer dans la même obscurité. Ils deviendraient invisibles, ou du moins seulement obscurs dans leurs gestes et leur propos. Une certaine forme de folie, peut-être alors, ne serait-il pas loin?
3 février 2019
Comme toujours la découverte brutale de mon ingénuité me fait rire. Rire de moi, d’abord, car comment pouvais-je ignorer qu’une telle recherche avait déjà été entreprise – et dans le monde anglo-saxon surtout, à la faveur de traductions de Foucault justement ? Comment , aussi, pouvais-je ne pas supposer qu’un tel champ d’étude n’avait pas déjà ses contours, ses débats, ses grandes figures, en l’occurence W.J.T. Mitchell, qui dès les années 80 s’interrogeait sur les différents rapports possibles entre texte et image ? Comment, sachant qu’en vivant dans l’histoire on n’est jamais l’origine d’une quelconque première fois mais toujours déjà le produit d’une répétition contingente, comment voyant les choses comme sous cet angle se lancer à l’aveugle dans un tel inventaire quand il suffirait de se tourner sur ce qui a été entamé derrière soi ?
Il y a peu, je n’aurais trouvé qu’arrogance, fatuité, inculture, dans un tel geste « théorique », le résultat d’une recherche d’autonomie de la pensée qui aurait tournée court, trop détachée à force de ne vouloir se fixer que ses propres règles de tout ce qui pouvait compter et valoir autour de soi. Et j’aurais eu sans doute raison. Mais la raison est peu de choses dans les aventures de la pensée – du moins pas sa figure première ni dernière. Car en lisant l’un des rares textes de Mitchell publiés en français (aux Prairies Ordinaires, citons ceux qui font l’effort de traduire des textes aussi exigeants), je m’aperçois bien vite des différences qui traversent son entreprise et la mienne. En faire le compte ou le tour sera une bonne manière de préciser la piste, ou seulement la direction, que nous suivons au gré du vent de nos lectures dans la poursuite de cet inventaire. Il y en aura trois majeures:
la différence qu’il existe le couple énoncé/visible et texte/image
la différence qu’il existe entre les relations qu’essaie d’isoler Mitchell, notamment d’ordre analogique (le texte se différence de l’image comme le numérique à l’analogique, le conventionnel au naturel, etc.) et celle que j’entrevois encore assez mal mais qui ressembleraient plutôt à des relations directes et fonctionnelles entre ces actes que sont voir et parler (Mitchell parle par exemple d’un auteur, Susanne Langer, pour qui les hybridations entre forme d’arts s’apparenteraient à un viol)
la différence qu’il existe entre la volonté de fixer assez rapidement de grands types de relations, établis à partir de quelques sondages empiriques, et l’ouverture empirique que je me donne pour ne pas écarter a priori des modalités relationnelles peu perceptibles.
Et c’est une fois énumérées ces différences qu’un second rire se fait entendre. Mais un rire de joie. Car si je comprends aussi vite à quel point le nerf de ma recherche est différent, si c’est bien sûr grâce à eux que je peux déceler un peu mieux le chemin que je suis – et, par contrecoup de mesurer plus précisément dans quel trou de souris, ou dans quel intervalle, j’essaie de m’engouffrer tout entier –, c’est aussi parce que je me suis, sans le savoir, rapproché tout près d’eux et que j’ai fait, même à l’aveugle, un bout de chemin dans leur direction : si bien que je peux les entendre et même les comprendre un petit peu. Même si, après les avoir croisés, je ne décroche plus la mâchoire de rire voyant désormais le côté aberrant – aberrant par sa difficulté – de la tâche que je m’étais fixée. Car si j’ai bien l’âme têtue d’un chercheur, je n’en ai bien entendu aucun, ou très peu, des moyens.
Un dialogue critique avec le livre de Mitchell, Iconologie. Image, texte, idéologie, en plus de cette confrontation directe que l’on cherche auprès de textes ou d’images trouvées au hasard sera peut-être bénéfique. À voir…
31 mars 2017
24 juin, heure du jour inconnue car jour éternel,
6000 mètres au-dessus du cercle polaire
Ainsi donc, tu vois maintenant ce que tu sais : que la Terre est une sphère. Et ça, c’est un instant historique.
Car quand bien même tu n’en avais pas été conscient tous les jours, tous les ponts avaient été rompus entre savoir et perception, entre l’image du monde de l’entendement et celle des sens, entre la Terre de Newton et celle du quotidien. Il y avait deux Terres. Regarde en bas ! Ton œil, maintenant presque divin, voit la Terre comme globe et comme paysage. La faille s’est refermée.
Günther Anders, L’homme sur le pont, 1958
24 mars 2017
j’ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière : c’était la réalisation de l’imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s’introduisaient dans la salle à manger ; ils y demeuraient à jamais captifs, incorporés par les signes ; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d’un bec d’acier.
J-P Sartre, Les Mots, 1964
13 novembre 2016
Le nom figure. Un nom fait figurer quelque part. Par le nom on figure sur un registre, on est enregistré sous son nom. La figure trouve sans doute sa visibilité la plus intense dans le visage, dans une de ses faces au moins (peut-être dans son aspect à la différence de ses traits, ou de son caractère, ou de ses plis, de ses ombres…). Elle fait donc plus profondément figure en un lieu distinct. Aussi elle se fait signe. Dans un jeu de cartes : à la fois symbole, image et chiffre. Elle rentre dans un jeu de hasard et de puissance. La figure se manifeste par une signe et une face.
30 septembre 2016
Cela nous rend heureux quand la raison ne trouve aucun motif de l’être. Le souvenir de certains moments passés est plus convaincant que l’expérience des moments présents. Il y a eu des choses vues qui étaient si vastes et si radieuses que ces atomes étaient invisibles à leur lumière.
Henry David Thoreau, Correspondance, Lettre du 2 mars 1842
11 septembre 2016
Aujourd’hui, ce ne sont plus les mensonges d’État qui m’empêchent de dormir, mais plutôt la voix des morts. Si je ferme les yeux, ce sont mes camarades morts à Karyn que j’entends, c’est une plainte : est-ce leur prière ou la mienne ? Les ténèbres absorbent petit à petit chaque détail de ma mémoire, c’est pourquoi je continue à veiller. Je lutte, il ne faut pas que l’obscurité l’emporte. Vers trois heures du matin, comme toutes les nuits, Pola s’est levée pour boire un verre d’eau, elle me rejoint sur le divan où je fume une cigarette. Tous les deux, nous regardons par la fenêtre du salon la statue de la Liberté, puis elle retourne se coucher. Au moment où je commence à réciter le nom des officiers, la lumière traverse les sapins de Katyn. Ce sont les noms qui éclairent à la nuit. Alors je vois : à la lueur des mots, je vois les derniers instants, je vois le moment où mes camarades vont mourir ; ils se débattent, il y en a qui tentent de s’enfuir, d’autres entonnent un chant, et se disent adieu. Les sureaux, les pruniers, les bouleaux de Katyn tremblent un peu cette nuit. Je vois le moment où mes amis tombent dans la fosse, où leurs genoux plient, où leurs corps s’affaisse. Je continue à dire leurs noms : tant qu’on peut dire les noms, la clarté survit.
Yannick Haenel, Jan Karski, 2009
22 février 2016
On a beau avoir entendu mille fois parler d’une chose, c’est la vue immédiate qui nous en révèle le caractère propre.
Goethe, Voyages en Suisse et en Italie, 1786
C’est peut-être dans des phrases comme celle-ci, qui nous semblent d’une grande banalité, d’une affreuse évidence, qu’il faut chercher les premières formules des principes qui règlent les rapports entre visible et énonçable. Car, cette défaillance du langage (mesurée aux capacités du regard) à saisir la singularité des choses, cette répétition vide de la parole impuissante à révéler ce que la vue réussit en une fois, cette confiance aveugle de l’oreille que la vue interrompt, institue une hiérarchie entre les deux instances, indique les pouvoirs que spontanément on leur attribue, manifeste même les actes discrets qu’on leur demande d’accomplir. Bref, cette phrase sortie de nulle part, c’est-à-dire de partout, et se donnant presque comme immémoriale – au point qu’il serait bien inutile de vouloir en chercher l’origine – nous frappe pourtant tout à fait différemment quand on se met à l’écrire, quand on se met à consigner une sentence aussi plate. De chose évidente, universelle, que l’on entend, que l’on dit, que l’on passe, elle devient tout à coup incompréhensible, mystérieuse, épineuse, étrangement singulière. On commence alors à regarder, à lire, tout cela d’un peu plus près. Et, sous cette distribution d’apparence logique qui assigne le particulier à la vue et le général au discours, on sent la parole toujours condamnée à faire entendre plusieurs choses en même temps, là où le regard, lui, pourrait sans effort se concentrer sur une chose. L’unité est visible et la pluralité énonçable. On sent aussi la vue pouvoir mettre fin aux bavardages impuissants et donner ainsi au langage, aveugle à son impuissance, ce qu’il cherchait à saisir sans pouvoir y atteindre. Discours et regard l’un et l’autre assignés à la même fin que le second seulement peut véritablement accomplir. On sent enfin que ce que la vue peut que la parole ne peut pas, c’est d’être en présence de la chose. Se diviser quant au nombre accessible, aux limites atteignables, à la distance permise. D’où viennent de tels partages aussi curieux ?
24 septembre 2015
Parole sourde : parole aveugle : opinion ?
Parole qui voit et parole qui entend communiquent sans être ensemble, seulement de l’extérieur, par les trouées d’un seul et unique faciès, le même, visage crevé, figure voyante aux yeux noirs, face cousue entendante. Parler nous laissent toujours sourds et aveugles.
Il y a du dit qui ne s’entend pas, qui ne se voit pas. Il s’écrit et se manifeste dans d’autres figures, d’autres matières, que celles de la voix et de la page. Il y a du dire qui ne se montre pas puisqu’il ne cesse d’indiquer autre chose que lui ; que lui seul pourtant fait jaillir en regard. Du dire qui disparaît dans ce qu’on voit qu’il fait voir. Ce langage-là est le plus transparent, il faut l’obscurcir pour le lire.