Je crois que chaque œuvre, non pas d’importance mais de prix, exprime sans le dire l’expérience du silence et de l’enfermement. Vouloir œuvrer à cette tâche exige d’accepter cette condition, de la vouloir. De la vouloir jusqu’à sa propre incarcération.
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L’oeil intérieur
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Il y a quelques années, je découvris que la phénoménologie, pratique majeure de la philosophie française, était en train de passer un cap important de son histoire. Elle ne s’interrogeait plus tellement sur ses fondements – comment le font tant de philosophies qui s’épuisent à se justifier – que sur son statut de discipline, c’est-à-dire sur la nature des exercices qui définissent sa pratique et sur les éventuelles modalités de transmission qui en assurent l’unité et la continuité ? Était-il possible de répéter les actes (épochè, variations imaginaires et autres) réalisés par Husserl ? Ces actes pouvaient-ils faire l’objet d’un apprentissage méthodique hors de la simple connaissance des textes ? Existait-il une possibilité pour que la phénoménologie puisse être une pratique enseignable sans devenir une école, c’est-à-dire une doctrine ? Question trouble, dans la mesure où cette philosophie, sous les noms de Husserl, Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty, etc., était déjà, bien ou mal, trop ou pas assez, enseignée sur ce mode dans les universités et les lycées. Mais je la comprenais ainsi : y a-t-il, au-delà des thèses énoncées par ces différents philosophes, une pratique philosophique à l’œuvre dans chacune de ces phénoménologies ? Autour, en deçà, à côté des textes qui en composent la tradition spontanée, existe-t-il des choses à savoir, des obstacles à connaître, des capacités à exercer pour porter son attention à ce qui luit au loin, à ce qui vient, à ce qui se manifeste enfin ? Ou bien la phénoménologie ne serait-elle après tout qu’un nouveau logos, un pur exercice de la parole ?
Il y a des philosophes qui répondent explicitement oui à cette question, des philosophes pour dire que cette philosophie ne requiert aucune pratique spécifique : « Pour porter au jour la vérité, il n’y a ni terme ni chemin, ni procédés ni moyens » dira Claude Romano « mais seulement l’effort vide et quasi désespéré de celui qui se trouve jeté au milieu du monde sans recours ni secours, livré à l’aplomb vertical, à l’abrupt pur, sans limites et sans prises, de la manifestation ». Éclatant et tout aussi étonnant lyrisme de celui qui ne cesse de penser – pour l’essentiel – à partir des livres et des expériences qui font sa discipline ; surtout quand, au terme de l’excellent travail critique qu’il vient de mener au sein même de la phénoménologie, il énonce tout simplement que le seul geste qui vaille pour un phénoménologue n’est autre que celui de l’argumentation. Celle-ci se voulait pure science descriptive, là voilà devenue dialectique de la manifestation. Pour le reste, l’expérience qui nous donne accès à cette vérité qu’il s’agit mettre au jour semble être celle de tout le monde (et donc de personne, en un sens, épreuve ne demandant aucune préparation, n’exigeant aucune faveur, ni particulière attention, faisant de l’expérience de la vérité un pur événement, une imprévisible occurrence : alors les philosophes seraient-ils simplement des chanceux ? Ou, vue la dramaturgie mise en place pour dire l’accueil de cette fameuse et précieuse vérité, des hommes courageux pris dans un destin malheureux ?).
Il y a néanmoins des actes que la phénoménologie suppose en nous en permanence, et notamment un qui, bien qu’il soit difficile à ressaisir pour lui-même, est tout à fait capital : je parle bien sûr de l’intentionnalité. Nous supposerons qu’elle dérive du Nous platonicien, cet œil intérieur, cet œil de l’âme, qui s’oppose à l’opsis, même mathématique, qui est la perception visuelle sensible. Comment appréhender un tel acte quand il s’accomplit ou plutôt comment éprouver, exercer cette vision que nous accomplissons spontanément, afin d’opérer une conversion du regard vers le phénomène ?
Cette question, je ne me la posais pas pour apprendre la phénoménologie (qui me semblait la discipline majeure de la philosophie contemporaine) mais pour prolonger les travaux de Michel Foucault. Si les effets de la pensée foucaldienne dépendent de la description des énoncés, à quelles conditions ces énoncés pouvaient-ils devenir repérables et de quelle manière fallait-il les aborder et les décrire ? Je posais en fait la même question aux textes de Foucault que la phénoménologie se posait à elle-même : quelle est donc la pratique capable de produire tels ou tels effets de pensée et comment s’y exercer ?
J’ai d’abord pensé que les énoncés étaient quelque part dans les textes, déjà formés, et qu’il fallait donc les trouver, les extraire, c’est-à-dire les découper des textes auxquels ils appartenaient. Il fallait faire violence aux unités de discours constituées et instaurer des textes en tant que tels : fragments de signe qui font sens en tant que tels, sans justification aucune. Je pensais donc qu’il existait une vue possible des énoncés ; une vue à partir de laquelle ces derniers seraient toujours donnés et se laisseraient décrire : phénomènes non dissimulés mais pourtant invisibles, autrement dit évidents, baignant dans une éblouissante lumière, et qui n’avaient nul besoin d’œil intérieur pour se faire jour, ni même de lumières préexistantes dans l’âme pour reconnaître leur profil dans le fouillis du monde ; le regard optique qui était le nôtre avait seulement besoin de certaines conditions pour régler sa vue, en permanence, sur la dimension énonciative des mots et des choses. Ainsi, était-il nécessaire de procéder à la comparaison généralisée des textes pour faire saillir les différences et les possibles contours de leur statut d’énoncés. La formule de Deleuze sur la nécessaire sculpture des énoncés prenait alors tout son sens. La comparaison était plus une confrontation de textes qu’un aller et retour de l’œil d’un bord à l’autre de pièces choisies et rapprochées ; elle s’apparentait plutôt à une taille de fragments aux puissances inégales, au choc de deux épées (selon une formule de Foucault), d’où pouvaient surgir quelques étincelles qui, à leur tour, en y jetant d’autres textes déjà presque consumés ou plus que brûlants, pouvaient elles-mêmes allumer un grand feu (ou du moins faire jaillir un peu de lumière, de chaleur et du fumée).
Il fallait également accumuler un certain nombre de documents sur la longue durée pour voir, ne serait-ce que dans une extrême pâleur, des différences dans le langage de la folie, de la maladie ou de toute autre expérience vitale. Les historiens savent à quel point la longue durée (a contrario de l’expérience des nouvelles médiatisées pour lesquelles il faut attendre la retombée afin de saisir ce qui en elle contient ou manifeste quelque actualité, quelque tendance, même de courte durée), la perspective de large cadre, donc, offre au regard un temps quasi vide, immobile, que de menues inflexions (mais capitales) viennent seulement faire onduler. Il n’y a pas de mutations brusques, évidentes, bruyantes, comme les réclament les journalistes. La Révolution est un mauvais modèle de l’événement. Bref, confronter les textes, faire varier les échelles d’observation (les instruments optiques aussi en prenant parfois les lunettes d’autres disciplines à titre d’épreuve, de démonstration), toutes ces pratiques communicables permettaient, il me semblait, de faire apparaître sous nos yeux les énoncés et donc de les décrire tels qu’ils étaient. Les énoncés étaient cachés, rendus invisibles par la lumière trop intense qui les enveloppaient, il fallait s’éloigner, voyager, se déplacer, etc. pour les faire apparaître, enfin. C’était, il me semblait, le fin mot du positivisme heureux de Foucault. Heureux, puisque ces énoncés avaient beau être là, quelque part où l’on pouvait les voir et les décrire, ils ne nous attendaient pourtant pas à la manière de choses qui attendraient d’être découvertes pour connaître enfin le statut d’objet qu’elles méritaient depuis toujours ; les énoncés, dans leurs traits d’évidence, leur accès rétrospectif, demeuraient, à la mesure même de ces propriétés, des événements. Trouver l’énoncé, le déceler n’était alors que la première partie du travail, il fallait encore le décrire de telle manière qu’il soit visible en tant que tel et que l’on ne puisse plus le confondre avec ce qui est lui si proche et pourtant étranger : ce dont il parle, ce qu’il exprime, ce qu’il vise. La description devait rester dans l’ouverture d’un regard qui tirait dans une lumière neuve ce qui s’y trouvait, au risque de le perdre puisque aussitôt que nous parlions, la dimension de l’énoncé se fermait à la vue tout en restant ouverte sans difficulté à la parole.
À quoi pouvaient donc ressembler ces énoncés que l’on espérer pouvoir exhiber ? Il me semblait, et les premiers textes de Foucault sur l’imagination me le confirmaient, qu’il fallait les chercher dans les passages les plus imagées, les plus poétiques des textes découpés ; là où, de manière incidente et naïve, était dit quelque chose sur l’espace d’où sortait ce discours en train d’être lu. C’est l’imagination, qu’à la manière de Bachelard, Foucault plaçait au devant, aux côtés, tout autour des choses ; l’imagination qui, comme chez Kant, sous-tendait leur perception concrète (Foucault, silencieusement, articulait Merleau-Ponty et Bachelard pour réaliser une théorie unifiée de la perception et de l’imagination), et se trouvait à la racine de leurs concepts et de leur objectivité. Les énoncés étaient ces images (elles aussi repérables sous certaines conditions, notamment leur fausseté, leur caractère extrême délirant, erroné, vis-à-vis des normes actuelles du vrai), ces paroles figurées, délirantes, fantastiques, que le discours véhicule mais qui flottent maintenant au milieu des choses sans statut autre que celui de ne pas – ou plus – être de ce monde. Les énoncés étaient ces textes qui se confondaient au maximum avec des visibilités tout en n’éclairant plus rien dans le monde, ni ne correspondant plus avec lui. Cendres funèbres. L’intérêt de Foucault pour Freud était là, dans cette manière de repérer les petites failles soudaines dans le cours du discours et des gestes (comme il le montre dans son texte sur la psychologie), dans les propos délirants et inacceptables qui font le support même des mots et des choses. Le structuralisme de Foucault se trouvait dans cet curieux mélange de parole et de vue, tiers entre les mots et les choses et plus profond qu’eux.
L’écriture littéraire de Foucault trouvait sa raison en ce point : là où se tiennent les textes poétiques, les textes peintures, les tableaux de langage, qui gisent au fond des paroles grises du monde quotidien (ou dans cette autre direction prise, apparemment, dans La vie des hommes infâmes). Foucault avait entamé ces expériences descriptives dans des textes littéraires : Sade, Rousseau, Roussel, Bataille, etc. ; c’est peut-être par goût, par fidélité à Bachelard, ou autre, qu’il fallait extraire cette poésie des textes, mêmes scientifiques (voir les descriptions fascinantes de Pomme) et y faire droit dans une écriture d’autant plus flamboyante qu’elle devait mettre au jour, faire voir de mille manières, les contours et les parois des formations discursives. On pouvait alors dire que les énoncés étaient rares en droit comme en fait, que toute phrase n’était pas un énoncé mais reposait dessus, dans la mesure où les énoncés ne se montraient, toujours de biais et de côté, qu’en se faisant poésie et peinture. On n’était plus dans l’Ut Pictura Poesis, rapport hiérarchique et analogique entre peinture et poésie, mais dans une Mêmeté distincte d’une pure identité logique : une indétermination première qui faisait confusion sans pour autant aveugler. (J’emploie ce mot philosophique selon le seul ressort d’une intuition puisque c’est bien sûr toute une lecture de Heidegger qui se trouvait derrière ce travail. Seule justification de ce rapport : on éprouve le même bonheur de lecture en ouvrant Les mots et les choses et Le principe de raison).
Les énoncés n’existaient donc pas tout fait, du moins leur apparition n’était jamais complète et supposait certains tours du regard, une opération descriptive particulière pour être un peu visible ; il n’en restait pas moins que l’on pouvait anticiper leur repérage par certains critères esthétiques et rhétoriques. À ce niveau, et contrairement à l’interprétation de Deleuze, il ne me semblait pas que les critères pour former le corpus aient dépendu directement de foyers de pouvoirs. La principale tâche en tout cela était de dépasser la science : c’est-à-dire de posséder le savoir contenu dans un discours, de s’en détacher, sans aller, comme les phénoménologues, s’enraciner dans l’expérience vécue, mais se tenir encore plus en retrait, en deçà, au point où les mots et les choses n’étaient pas encore distincts et équivalents, c’est-à-dire s’enfoncer dans l’élément immémorial de l’imaginaire. Foucault nous semblait extrêmement sensible au fait que la rage avec laquelle les sciences qui se développaient à notre époque disqualifiaient tout discours et toute expérience, ne cessaient de produire autour d’elle tout un bazar d’erreurs, d’illusions, de faussetés, de délires. La raison, dans le développement des sciences, n’étendait pas son domaine, mais construisait au contraire une citadelle d’autant plus haute et étroite qu’elle rejetait tout le reste de la culture au-dehors.
Ainsi, à la différence de la phénoménologie, il n’était pas nécessaire de recourir à l’exercice d’un hypothétique œil intérieur pour que les énoncés se manifestent ; il suffisait, avec les même yeux que l’on utilise en lisant, d’élire les images parsemant les textes et de façonner autant que l’on pouvait les figures qu’ils contenaient pour décrire le socle énonciatif. La lettre donnait accès immédiatement à l’image (du moins à des bribes d’images) et l’image formait le sol de la lettre. Mais de l’un et de l’autre, encore fallait-il extraire énoncés et visibilités.
Il y avait pourtant un problème. Je n’avais pas accès aux notes prises par Foucault, les notes qui auraient pu démontrer l’existence de ce type de sélection de données. Et au vu des archives produites aujourd’hui, il ne me semble pas confirmé qu’il procédait ainsi.
L’interrogation, par conséquent, se poursuit.
Middle Ground
Le Middle Ground
Indiens, empires et républiques des grands lacs, 1650-1815
Richard White
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
[Cambridge University Press, 1991]
Anacharsis, 2009, 731 p
Il serait amusant de présenter un livre, non comme le réceptacle d’une pensée momentanément au repos, puisque le contenu en est déjà ancien, mais selon les chocs qu’il fait subir à ses lecteurs. Faire ricocher les effets qu’il a eu sur vous vers tous ceux qu’on ne connaît pas qui partagent peut-être ces mêmes évidences qu’il a faites voler en éclats. Au lieu d’ouvrir le grand coffre à mystères, courir sous l’orage qui nous poursuit. Faire entendre les coups de tonnerre.
1. Qui ouvrira ce livre y verra la naissance et les transformations d’une société aujourd’hui disparue, qui pourtant exista durant presque deux siècles entre la multitude des peuples des Grands Lacs du nord des Etats-Unis actuels : Shawnees, Delawares, Ojibwas, Miamis, Outaouais, Hurons-Pétons, Poutéouatamis, etc., et les tout aussi nombreux colons européens, français, anglais, irlandais, espagnols, écossais, et bientôt américains… les Longs Couteaux comme finirent par les appeler tous ces peuples algonquiens. Cette société du Middle Ground, comme la nomme l’historien Richard White, fut initiée puis maintenue tant bien que mal dans le cadre d’une alliance conclue avec l’empire français puis avec l’empire anglais après la guerre transcontinentale des Sept Ans. Mais s’ouvrit de fait autour de ces étroits rapports militaro-diplomatiques un espace de relations beaucoup plus large : échanges de présents et de marchandises, insertion réciproque dans les réseaux de parenté, observation de rituels forgés en commun, captation mutuelle des langues et des rôles culturels ; tout cela entre des populations qui chacune de leur côté continuaient d’entretenir leurs relations habituelles, avec leur métropole pour les uns, avec d’autres Indiens pour les autres, c’est-à-dire les Sioux plus à l’ouest. Le Middle Ground se déployait selon un large éventail de médiations hétérogènes – aussi bien économiques, politiques que morales -, se repliant parfois, dans les mauvaises conjonctures, à sa seule dimension d’alliance militaire. Quand, à la fin de cette histoire, au début du XIXe siècle, les Indiens durent choisir entre l’assimilation, la disparition ou l’exode, ce ne fut pas seulement l’alliance qui fut déchirée mais si l’on peut dire un véritable pays indo-européen. Le Middle Ground, que l’on pourrait librement traduire comme la Cité ou la Société du Milieu, s’évanouit alors. Pour les Algonquiens et les Européens, la possibilité de faire société était morte. Bientôt, la majorité des contacts fut rompue : fin des communications. L’histoire des États-unis commencera : ce sera le début d’une longue entreprise de ségrégation.
Étrange pays dont il ne faudrait pas croire que les différents habitants soient restés tout à la fois étrangers aux autres et identiques à eux-mêmes. L’on pouvait y croiser, en effet, des Européens vivant avec des squaws, des prisonniers adoptés par leurs ennemis, des républiques algonquiennes, des Pierre Chartier se déclarant Shawnee, des officiers favorisant leur parentèle indienne, des Indiens chasseurs d’Indiens et des prophètes tout aussi indiens, bref, s’était formé un monde arlequin dans lequel porter les masques empruntés au voisin vous altérait aussi sûrement que la volonté de persévérer dans son être au milieu de tant de bouleversements. Pourtant les contacts étaient loin d’être faciles, même entre amis, les conflits armés étaient permanents et les ruptures récurrentes. Ni le mélange des cultures, ni la volonté des Empires de pacifier les Indiens par la force ou le commerce, n’apportèrent tranquillité et unité à la région. L’impérialisme fut un échec. L’alliance ne stoppa en aucun cas les guerres entre Algonquiens et eut seulement pour effet de redistribuer les conflits entre villages, qui étaient, à cette époque, les unités politiques fondamentales du pays des Grands Lacs. Le Middle Ground fut loin d’être un monde utopique où Européens et Indiens vivaient en bonne entente, la société pouvait y être aussi froide et rigoureuse que les hivers : chaque insulte, chaque vol, chaque meurtre pouvait y produire un malentendu et provoquer du même coup une guerre. Aussi l’étonnante durée du Middle Ground ne trouve-t-elle pas sa raison dans la paix des armes (cessation ou suprême menace) mais plutôt dans la démultiplication des niveaux d’alliance qui préserva, durant presque deux siècles, ces différents voisins d’exprimer leur hostilité sur des bases exclusivement ethniques. Plus qu’à une étude de pure ethnologie, c’est à un travail d’historien qu’il revenait de démontrer cela.
Le contact entre Indiens et Européens ne fut donc ni ce choc de civilisation qui fatalement allait voir les seconds briser la culture des premiers, ni ce creuset multiculturel dans lequel toutes les tensions d’identités allaient enfin trouver leur apaisement. Le Middle Ground était seulement fait de contacts bien différents de ceux produits par la déflagration d’un explosif ou la fusion de deux métaux purs, pauvres métaphores pour une société faite littéralement de coups et de caresses, de scalps et de fourrures, de mains tendues et d’autres coupées.
Premier choc. L’efficacité d’une association ne se mesure pas à l’unité qu’elle réalise entre ses membres mais au degré d’hétérogénéité qu’elle est capable d’introduire et de maintenir en eux. Le multiculturalisme d’une société compte moins pour sa durée que la diversité d’appartenance de ses membres. La disparité des contacts compte plus que le nombre et la force des liens.
2. Si on s’apprête à ouvrir un livre d’histoire, ce sera d’une histoire au sens fort car à la question de savoir si tel modèle économique, tel facteur démographique ou sociologique est efficace pour décrire la conjonction des événements, l’historien oppose toujours la question du Quand ?
Quand l’extinction de la « race » indienne fut sérieusement envisagée par les Européens ? Avec la rébellion de Pontiac en 1763 ? Peu après l’indépendance de la République américaine, dans les années 1780 ? Quand le Pays d’en Haut, nom que l’on donnait à la région, fut effectivement colonisé ?
Quand le commerce de fourrures qui jeta les Indiens sur le marché mondial les jeta aussi dans la dépendance de ses marchandises ? Dès le XVIIe siècle, avec le blocus anglais de la guerre de Sept Ans ou bien plus tard, bien après la Révolution américaine ?
Quand le commerce de l’alcool et sa consommation par les Indiens furent-ils décisifs et désastreux dans leur lutte de résistance ? Dans les années 1760 et 70, quand la région connut un de ses plus gros pics de violence ou un peu plus tard, en 1800, quant on pouvait compter quotidiennement trente à quarante Indiens ivres dans les rues de Vincennes ?
Aux processus connus, repérables dans la région du Middle Ground, qui sont mis en branle lors de chaque colonisation : dépopulation, acculturation, dépendance économique, déréliction morale ; White n’oppose pas le détail de menus événements pour repousser l’échéance de ces phénomènes ou perdre de vue leur importance, il montre au contraire comment ces tendances lourdes ne prennent tout leur poids dans l’existence des hommes qu’à la faveur de conjonctures, de crises et de tournants imprévus. C’est une histoire des crises que nous présente Richard White, une histoire où des événements mineurs orientent les tendances qui deviennent à leur tour des événements, c’est-à-dire des durées fléchissantes. À la question « de quand à quand ? » qui délimite les bornes du temps, White préfère demander « à quel moment exactement » la mort, la maladie, la défaite et l’abandon furent décisives et irréversibles ; à quel moment les tendances coupèrent en droite ligne la généalogie labyrinthique du temps.
Aussi, les facteurs à l’œuvre dans le Middle Ground conjuguent leurs effets selon des opérations constamment renouvelées. Ainsi, l’hostilité latente contre les Européens. Quand les meurtres contre les Français se multiplièrent dans les années 1750 ; que l’empire français, convaincu d’une désagrégation prochaine de l’alliance, se décida à recourir à une extrême violence : les combats des Indiens cessèrent, frappés qu’ils étaient d’une épidémie de variole. La guerre totale qui sans doute menaçait depuis les premiers temps mais qui se préparait à cet instant venait d’être contrariée, retardée, par une autre tendance relançant le Middle-Ground. À l’inverse, durant la guerre de Sept Ans qui opposa les empires français et anglais, et malgré les nombreuses victoires des Français et de leurs alliés Indiens, lors de l’hiver 1757-58, la pénurie de marchandises et une épidémie de variole annoncèrent le déclin de l’alliance. Épidémies et guerres ne convergeaient pas mécaniquement produisant ainsi une gigantesque catastrophe. Les tendances structurelles pouvaient momentanément s’équilibrer, prolongeant la durée du système, mais pour se relancer aussitôt autrement, offrant une fois encore de nouvelles possibilités de passion et d’action.
Ou la question des fourrures : « Dans les derniers instants de l’histoire du commerce des fourrures, les Indiens dépendirent en effet des manufactures et des vivres européens pour subsister et les Européens dictèrent les termes d’un échange qui les réduisit à la misère. Mais ce ne fut là que le résultat d’un long processus qui n’était pas même envisageable à l’époque où la première hachette étincela sous le soleil d’Amérique du Nord. Penser que les produits commerciaux eux-mêmes créèrent une dépendance immédiate, ce n’est que répéter l’erreur des premiers marchands français. » (p. 153) Que les modernes contempteurs de ces marchandises qui nous aliènent prennent garde à ne pas être eux-mêmes ensorcelés car les objets de commerce étaient loin d’être fétichisés par les Indiens, ils étaient plutôt dépouillés de leur valeur d’échange ; quant aux usages, ils différaient bien de ceux des Européens : ils n’accumulaient pas mais donnaient, distribuaient, enterraient même ces marchandises avec leurs morts. Si l’opération du marché se définit comme l’acte de donner librement en obligeant l’autre à rendre, les chefs algonquiens s’obligeaient plutôt à donner en laissant aux autres la liberté de faire de même.
Ou même le problème de l’alcool. S’il y eut bien une menace difficilement contrôlable résultant de la rencontre entre ces deux populations, ce fut bien, à l’instar des maladies, l’ivresse. Une fois les deux populations mises en présence, une fois avéré – hasard des rencontres – le goût de nombreux indiens pour cette boisson (goût que les commerçants européens alimentaient de rhum, parfois par le relais des chefs), cela laissait peut-être présager de fatales conséquences. Ce fut en effet la seule demande que les Indiens ne surent pas faire fléchir au gré des aléas économiques et politiques : quand les outils européens se faisaient rares, ils relançaient leur ancienne technologie ; quand le nombre de chasses aux fourrures était suffisant pour se payer les marchandises dont ils avaient besoin, ils chassaient encore mais pour leur seule nourriture ; quand les Français ne furent plus un appui suffisant pour se procurer ses marchandises, ils traitèrent avec les marchands anglais. Bref, la plupart des modes d’existence algonquiens purent se modifier sans être jamais assujettis aux pressions provoquées par la présence des Européens. Ils pouvaient maintenir et modifier leurs usages même entourés et pénétrés de coutumes différentes. Seulement, contrairement à ce qu’ils croyaient, ils ne pouvaient revenir complètement à eux-mêmes. S’alimenter en alcool ne fut bientôt plus un luxe pour de nombreux Indiens mais une nouvelle nécessité. Il fallut pourtant plus de deux siècles pour que des villages tombent sous le coup d’Indiens ivres s’entre-tuant entre eux ou sous le coup de représailles après qu’ils aient tué des Blancs. La consommation de rhum et de whisky conduisit de plus en plus d’Algonquiens vers une sorte de dépouillement fatal : ils lui sacrifiaient tout ce qui faisait d’eux des Indiens, sauf ce qui faisait d’eux des hommes en guerre. Au moment où des prophètes indiens, critiquant les manières européennes des leurs, affirmaient l’existence d’une voie indienne voulue par Dieu ; d’autres, et le plus souvent les guerriers, ne voyaient d’issue à cette situation que dans l’ivresse de la guerre spontanée. Gestes héroïques de résistance, sans doute, mais également Indiens saouls qui, tuant leurs enfants, frères et sœurs, et leurs parents, pères et mères, déchirèrent une à une les surfaces de contact ouvertes au sein du Middle Ground. Il faut dire que de leur côté, les colons américains, constitués en groupes de chasseurs d’Indiens, faisaient de même. On peut bien faire avec l’alcool une étude toxicologique des mélanges entre populations, comme on le ferait d’un poison s’infiltrant dans le corps selon d’autres modes de propagation que ceux des virus (autre fléau récurrent des colonisations), mais il faudrait alors se défaire du thème de la corruption des peuples par l’Occident. L’alcool ne fut pas un poison lent pour les Algonquiens, sa consommation provoqua des réactions qui, en dépit du dégoût moral qu’elles provoquèrent de part et d’autre, conservèrent un sens politique.
Alors, en lisant cette histoire, qui craindrait de crouler sous une avalanche de dates passerait à côté du soin de White à détrôner les grands événements : sur presque deux siècles, il suit les conjonctures, les simultanéités et les urgences pour montrer à quel point il est dur de savoir quand vient la défaite, la décadence ou la disparition des peuples indiens. Comme l’ethno-histoire d’un Marshall Sahlins, les questions de White transmettent la même joie des résistances imprévues et des volte-faces inattendues : le premier en montrant combien les cultures vaincues survivent et croissent en milieu hostile, le second en rappelant que les premiers coups portés aux libertés indiennes n’avaient rien d’inéluctable.
Deuxième choc. La société du Middle Ground n’est pas une substance dont la dureté et la durabilité ne seraient mises à l’épreuve que par des chocs extérieurs et des dégradations internes, elle a une consistance historique propre. L’histoire au long cours est affaire de conjonctures dans lesquelles des structures se forment et agissent, non comme des poids inertes dont le déséquilibre ou la dynamique serait prévisible, mais comme des tendances qui s’agencent et produisent selon les moments des effets hors de proportion et parfois irréversibles.
La structure du Middle Ground est constituée de surfaces qui ne cessent de se déplier et se tendre autour d’axes repérables et mobiles et non selon les progressions et les régressions d’une chronologie de grands événements. Ni catastrophe, ni gradation.
3. Poursuivant notre lecture et peut-être s’attendant à recevoir quelques leçons politiques d’un passé lointain, on se retrouve plutôt confronté à des questions ouvertes encore aujourd’hui dans les politiques d’amnistie : celles qui tournent autour du pardon. Car le premier problème qu’eurent à régler les Européens et les Algonquiens, véritable initiation du Middle Ground, fut la façon de couvrir les morts – selon les termes français traduisant les paroles indiennes -, autrement dit : comment régler les dettes des vivants envers les morts et des vivants entre eux quand chacun ne donne pas la même valeur à la vie et à la mort ? Que faire des meurtres commis de part et d’autre ? Hors du Middle Ground, les Européens exigeaient les meurtriers pour les punir et les exécuter quand les Indiens, de leur côté, s’ils ne les tuaient pas directement, exigeaient des prisonniers ou des biens à titre de compensation. Problème de justice internationale si l’on veut, apparemment simplifié ainsi ramené à l’échelle de quelques villages, mais tout aussi épineux que pour le cas des grands États, la taille des sociétés n’enlevant rien à leurs prétentions.
En effet, si l’Empire français s’était instauré au Canada par la voie de l’expansion territoriale, que ce soit par le peuplement, la mise en place d’un réseau d’échange ou la maîtrise militaire du terrain ; au Pays d’en Haut, il était téméraire d’imaginer faire de même par voie de conquête. Ne s’ouvraient grandes ouvertes que les portes de la diplomatie : dès 1681, l’intendant Duchesnau fit remarquer qu’il était dans l’intérêt de l’empire français de maintenir les Indiens unis, de se tenir au courant de leurs divergences et de veiller à ce que le règlement de leurs querelles se fasse toujours par leur médiation. Européens et Indiens finirent par accepter un terrain d’entente dans lequel les premiers, assumant le rôle d’un Père, devaient pardonner les meurtres à leurs fils égarés si les seconds obligeaient les coupables à réparer leurs fautes au péril de leur vie, comme par exemple en les soutenant dans leurs propres guerres. Les premiers pensaient gagner ainsi un empire, les Indiens un nouveau père bienveillant, un père français qu’ils appelèrent, et qui s’appelerait lui-même en leur présence, Onontio. Traité équitable, peut-être, comme peuvent l’être les traités de dupes, mais que les Indiens surent tenir pendant si longtemps en leur faveur que les Français et les Anglais, au lieu d’être souverains d’un territoire ou même seulement maîtres d’un domaine, durent agir tout ce temps sous les humbles manières d’un simple juge de paix : réglant les conflits entre voisins, donnant des cadeaux pour calmer les émotions naissantes, veillant au juste prix des marchandises, distribuant des médailles d’honneur pour distinguer les chefs, épiant le moindre des mouvements de la population, etc. Les hommes d’État, ou plutôt de l’État métropolitain, agissaient sur place, parfois sans moyens et sans conviction, comme des agents indiens chargés des troubles à l’ordre public.
Du temps des empires, français puis anglais, installés dans le pays d’en Haut ne régnait donc aucun État, européen ou américain, si l’on entend par là un établissement d’hommes fondé sur la souveraineté ou la domination d’autres hommes. Il faudra pour cela attendre l’invasion des colons et la formation de la République américaine. Auparavant, le pouvoir exercé par les Européens dans la région était d’une nature bien différente. Leurs implantations, de fait quelques forts disséminés sur un gigantesque territoire, que nous pourrions voir comme un embryon d’État, étaient en fait confrontées à tant de groupes, mobiles, divisés et mixés, qu’elles ne purent jamais en assurer l’ordre et encore moins exprimer politiquement leur unité. Il y eut bien, aux beaux jours de l’alliance, des missions saisonnières d’Indiens visitant Onontio à Montréal mais ces rassemblements ne furent jamais réguliers, ni envisagés comme un mode de communication obligé ou pérenne. N’existait donc pas de société d’État, au sens où une forme de relation sociale fondamentale, celle de l’alliance, aurait fédéré tous les villages dans une société une et unique, une Société Civile. Le pouvoir des Européens demeurait celui d’une société locale, pas nécessairement plus puissante que les autres, dont les contacts étaient aussi bien de nature militaire, commerciale, familiale que sexuelle et qui avait la charge ingrate et dispendieuse, analogue à celle des chefs indiens, de réconcilier ses enfants querelleurs et récalcitrants.
Mettant en exergue de nombreuses thèses de l’anthropologue Pierre Clastres, White fait de son travail sur le Middle Ground une étude de cas du problème plus général des conditions et des conséquences de l’événement de l’État dans des sociétés acéphales. Que se passe-t-il quand une société sans État rencontre une société étatisée ? On assiste à de fréquentes montées du pouvoir des chefs durant ces deux siècles : par leur rôle diplomatique, l’accès privilégié aux marchandises, les distinctions fournies par les Européens, ou l’honneur des victoires. Mais celui-ci était fait tout de prestige et non de commandement : les Anglais comme les Français commirent les mêmes erreurs à propos des Indiens en croyant que les chefs pouvaient en être obéis alors qu’ils ne devaient leur élévation que du Middle Ground, c’est-à-dire du bénéfice qu’ils parvenaient provisoirement à tirer pour leur peuple de la présence des Européens. Tout ce prestige les chefs l’usaient pour être seulement entendus. Qu’il n’y ait qu’une voix pour un peuple, voilà ce à quoi les Indiens répugnaient. Et si certains comme Pontiac put y croire, séduit par les rêves des Européens, l’unité dans la conduite des peuples, fut-il celui d’un simple village, fut constamment ruinée par l’opposition grandissante, au fil des années, entre deux types de chef, le guerrier et le vieux sage. À chaque génération, des plus jeunes devenaient chefs en prenant le sentier de la guerre pour devenir, quelques années plus tard, de vieux chefs brandissant le calumet de la paix pestant contre ces jeunes qui prenaient le sentier de la guerre et ainsi de suite… Séparant les deux types de chefferie, comme si ces deux activités relevaient de pratiques complètement différentes, le pouvoir algonquien de paix et de guerre ne fut jamais unifié et réuni dans les mêmes mains comme c’était le cas dans les États européens qui confisquaient ces deux fonctions sous la forme de l’armée et de la diplomatie permanente. Les pressions externes et internes à l’unité de commandement, même dans les plus grands périls, ne suffirent donc pas à faire naître d’État chez les Algonquiens. La Cité du Milieu, dont le gouvernement était celui d’un père adoptif acceptant de s’entendre avec tous ses enfants pour qu’ils continuent à vivre comme ils l’entendent, était en fait la structure de pouvoir dominante. En proclamant qu’entre Américains de l’Est et Américains de l’Ouest il n’y avait plus de père commun, ce fut la nouvelle République américaine qui mit fin au Middle Ground. Cet obstacle levé, les sociétés d’État européennes reprirent bien vite leur route vers l’Occident. Au-delà de la frontière.
Troisième choc. Les empires des Grands Lacs ne furent pas l’extension outre-mer des États métropolitains mais l’instauration de formes de pouvoir différenciées. Non seulement, le gouverneur local dut prendre la figure d’un Père, figure mineure et obsolète que les souverains d’Europe n’assumaient plus guère que sous forme symbolique et rituelle chez eux [1], mais ce pouvoir patriarcal dut également s’exercer d’une manière libérale et bienveillante à l’opposé de la posture paternelle, vindicative et parcimonieuse, que les rois assumaient devant leurs sujets.
La transformation de l’État en patriarcat ne constitue ni une régression vers un stade archaïque de pouvoir, ni un emprunt de surface à un modèle étranger mais la conversion du père européen au rôle de chef de paix indien.