Témoigner de l’éventuel

Le Droit Naturel, théorie et pratique majeure de la constitution d’États à l’âge classique, se réfère de manière explicite, bien que latéralement, à l’expérience d’une sauvagerie humaine. Il y recourt afin de donner crédit, du moins de rendre plus vraisemblable, la fiction d’un état de nature. Chez Hobbes comme chez Locke, en effet, ceux que l’on nommait les Sauvages – essentiellement ceux d’Amérique du Nord – étaient appelés à ouvrir les yeux de chacun sur la possibilité qu’il y eût, un jour, un âge non civil, c’est-à-dire un âge où les hommes auraient vécu majoritairement non seulement sans État, mais également sans aucune société. Sur une terre où ils régnaient encore sans partage (les Européens n’y avaient que quelques colonies), ces Sauvages constituaient les témoins « infidèles » mais pourtant dignes de foi de cet état premier de l’humanité. Témoins seulement car, à la différence du statut d’homme primitif qu’eux et tant d’autres peuples recevront au XIXe siècle, ils ne vivaient cependant pas tout à fait dans cet obscur et hypothétique état de nature : non seulement, on pouvait repérer chez eux des formes politiques rudimentaires, mais, même dépourvus de ces institutions civiles qui font les sociétés, leur multitude était rassemblée de telle manière, aux yeux de nos philosophes magistrats, que les corps qu’elle formait se situaient sans hésitation hors de tout état de ce genre.

Déjà, à la Renaissance, au moment où s’ouvrit pour les Européens les immenses Amériques, majoritaires étaient les exégèses théologico-politiques qui attribuaient une police aux sauvages, ne serait-ce que la plus simple, c’est-à-dire celle de la loi naturelle. Et si les sauvages malgré tout, pour de nombreux conquistadores et membres du clergé, vivaient pareils aux bêtes comme l’on disait alors, et non à l’identique (ce qui n’empêchait pas que l’on traitait ces hommes littéralement comme des chiens ou des bêtes de somme), ils demeuraient des hommes pour cette raison simple qu’ils parvenaient à faire des obstacles et des rigueurs de la nature dans laquelle ils vivaient une loi à laquelle obéir. Ainsi, aussi bien au XVIqu’aux XVIIe siècles, les Sauvages américains ne vivaient pas dans la pleine nature aux yeux des Européens, c’est-à-dire dans une nature qui n’aurait pas été soumise à un ordre supérieur, divin ou humain. Même vivant nus au milieu des forêts, c’est-à-dire comme ils étaient perçus à l’époque par les Européens, les Sauvages modernes vivaient donc sous une loi. Ils ne pouvaient donc être, pour l’âge classique, qu’une image imparfaite de l’homme naturel.

Et pourtant, pour le Droit naturel, l’existence, même isolée, de ces Indiens s’avéra nécessaire. Elle permettait notamment de conjecturer que cet état de droit sur lequel cette doctrine s’appuyait – pour attribuer, répartir et justifier les libertés politiques qu’elle cédait aux hommes – avait bien été, un jour, un état de fait. Elle donnait ainsi à sa fiction ce minimum de vraisemblance qui justifiait, mais économisait en même temps, le lancement d’une enquête, historique, scripturaire, qui aurait été pourtant nécessaire pour vérifier la véracité de sa proposition. Cette façon étrange de se passer de l’histoire, du moins de l’érudition historique, tout en y faisant référence avait un sens polémique. Elle s’opposait aux autres pratiques juridiques qui lui étaient contemporaines et qui, elles, s’appuyaient délibérément sur l’existence de libertés anciennes, authentifiées par des actes, pour pénétrer le jeu politique. En évoquant un âge antérieur de fiction, le Droit Naturel récusait paradoxalement la possibilité de légitimer un quelconque droit en raison d’une ancienneté  qui lui serait fondamentale, en fonction d’un statut archaïque, quel qu’il soit : il se référait à une table de lois, en un sens plus archaïque, celle de la nature, mais en même temps toujours actuelle, lisible en permanence : il suffisait de concevoir rationnellement la nature humaine telle qu’elle était, constamment active dans le cœur des hommes, pour en déduire les droits qui leur appartenaient. Géographie, histoire, étaient ici inutiles. On pouvait donc vider l’état de nature de toute histoire, il suffisait que cet âge ait une place dans la marche du temps pour qu’il puisse servir à établir le droit des hommes. Et c’est pour cela que les Sauvages américains ne témoignaient pas tant de l’actualité d’un état de nature que de la possibilité de son existence. Ils constituaient plutôt un signe des temps, indiquant aux hommes d’alors l’éventualité qu’il y eut dans le temps des hommes plusieurs phases. Les sauvages permettaient donc au Droit naturel, sur la seule foi de leur exemple, de dominer l’Histoire d’un seul coup d’œil, de traverser les siècles quasi instantanément, sans s’appesantir sur les droits originels de tels ou tels peuples ou nations. Le Droit pouvait donc se dire, et se disait, sans le soutien des Sauvages. Leur existence ne fondait en aucune manière la fiction d’un état de nature. Ils étaient seulement convoqués pour donner exemple d’une démonstration qui avait été faite avant et sans eux. Leur seul cas justifiait la probabilité que cette fiction eut quelque chance d’être vraie. L’état de nature était moins un fait qu’une éventualité, c’est-à-dire le contenu empirique propre au possible.

Les sauvages n’étaient pas les témoins d’une chose établie, que d’autres ainsi grâce à eux, pouvaient vérifier, mais étaient les témoins d’une éventualité. Qu’est-ce que cela veut dire ? La doctrine du Droit Naturel assigne à ces hommes le statut d’hommes antérieurs, c’est-à-dire exemplaires de la forme d’existence humaine la plus proche d’un état naturel. Ce sont eux qui ressemblent le plus à l’homme naturel. On est ainsi tout près du statut d’hommes primitifs que recevront ces mêmes peuples, parfois, deux siècles plus tard. Il y a pourtant plusieurs différences. D’abord, il me semble que si les Iroquois ou les Hurons témoignent d’un temps qui précède celui des sociétés civiles, ils n’y appartiennent pas véritablement. Les sauvages auxquels font appel les philosophes ne sont pas les survivants d’une âge perdu, ils n’en sont pas la dernière trace visible sur la terre. Leur existence n’est pas cette chose toute particulière qui est tout à la fois signe, fragment et trace. Elle a un autre statut et une autre signification. Hobbes dit clairement, par exemple, que l’existence de tant de peuples sauvages aux Amériques ne prouve pas du tout que ce mode d’existence ait été un jour dominant, c’est-à-dire majoritaire sur toute la planète. Pour qu’il y eut âge, il faudrait qu’il y eut état, c’est-à-dire que tout, ou la plus grande partie des peuples, ait été simultanément sauvage sur toute la planète (car Hobbes mesure la possibilité d’un état de nature dans l’histoire des hommes au niveau de la terre entière). Les âges sont planétaires ou ne sont pas. Si bien que les sauvages américains, même aussi nombreux qu’ils pouvaient l’être avant la découverte, conservent une forme de marginalité, d’isolement, qui empêche de supposer que tous les peuples aient été un jour comme eux. Ils demeurent ainsi pour le Droit Naturel doublement sauvages : d’une part, leur liberté ne s’embarrasse que peu de lois, au point qu’ils gardent toujours la possibilité de se faire justice eux-mêmes en se vengeant – ils possèdent donc bien quelques lois, naturelles ou humaines, mais beaucoup moins que tous les autres peuples barbares ou civilisés ; et d’autre part, même en occupant la quasi totalité d’un continent, ils demeurent isolés, quasiment insulaires sur un continent séparé par deux océans, de sorte que leur liberté si singulière semble réduite, presque de manière providentielle, par l’histoire plutôt que simplement mesurée selon l’aire géographique qui lui appartient. Le site de leur existence, pourtant fort étendu, doit demeurer un point dans l’espace et le temps. Leur cas, s’il fonde l’éventualité de la fiction de l’état de nature, ne peut pas être la loi d’autres cas.

Étrangement, donc, le sauvage américain que fait venir à la barre le Droit naturel ne témoigne pas d’une origine de l’Homme. De l’état de nature, il n’est pas une des dernières traces visibles sur la terre mais plutôt le seul cas véritablement probant de sa possibilité. Il ne fait pas subir à l’hypothèse de l’état de nature l’épreuve des faits, il permet de visualiser ce que l’on peut qu’affirmer. De cette histoire qui ne pourrait être que fiction, qui nous conterait à la manière antique l’histoire d’un âge d’or ou de fer ; de ce récit qui ne serait fait que de conjectures (puisque d’autres plus tard, comme Ferguson dans le dernier tiers du XVIIIe, tenteront de pénétrer cette âge pré-étatique), l’homme sauvage dit l’éventualité, l’événement jamais accompli, l’orage en suspens, la menace de retour.

mesure l’étendue, garde la possibilité, au sens de l’enclore. Ils disent seulement l’éventualité, la menace.

Il montre son actualité, non en tant qu’état, mais en tant qu’événement, virtualité.

est le gardien, l’homme qui, du seuil ferme la porte, mais montre par sa seule présence que quelque chose, un jour, s’est tenu derrière lui. Le Sauvage dit la présence d’une origine plus profonde que lui tout en barrant son accès. il est le rocher qui bloque la grotte, la porte qui laisse entrevoir par sa serrure la clé qui est enfermé dedans.

Mais il est d’autres connexions entre l’affirmation d’un Droit naturel et l’existence d’une sauvagerie humaine. C’est qu’aux côtés de l’homme sauvage, deux autres figures dissimulent leur sauvagerie: le criminel et le souverain.

Fonder son droit sur la terre

Rousseau dans le second discours s’écrie: « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »

Quand Bernardi, faisant droit sans doute à une évolution de la pensée de Rousseau marquée dans le Contrat social, dit que la propriété ne peut être, contre l’avis de Locke que Rousseau combat, le fondement de la société civile, je trouve qu’il tort manifestement le texte de Rousseau et anticipe cette transformation. S’il y a bien un rapport aux autres qui s’établit par cette affirmation, rapport de consentement nous dit Bernardi alors que le texte est plus spécifique et parle de croyance (crédit donné aux paroles et non acceptation éclairée des termes d’un contrat), si, en ce sens, il y a rapport social au fondement de la propriété, il n’en reste pas moins que c’est celui qui fait la déclaration qui est réputé fondateur et non pas le groupe entier comprenant celui qui parle et ceux qui écoute. Il faut bien qu’il y ait une scène mettant en jeu l’un et le multiple distincts (sans qu’on sache s’ils sont ou deviennent extérieurs par cet acte de clôture). La propriété peut bien dériver de la société civile et non l’inverse, comme Rousseau, nous dit Bernardi, le soutiendra plus tard, la propriété se forme concomitamment avec elle et constitue la première, sans doute en fait comme en droit, des institutions civiles.