Philosophie sauvage

Thoreau

Nudité

Depuis les tous débuts de cette recherche, je me demande comment considérer les thèmes de la douce société, de l’innocence humaine, qui sont si souvent attachés à la sauvagerie des lieux, des bêtes ou des hommes. On ne les connaît que trop chez ce fameux personnage du Bon Sauvage qui paraît au XVIIe siècle mais ils courent, disposés autrement, et quasiment à toutes les époques, autour de bien d’autres figures sauvages. Comment en faire l’analyse ?

Premier point, en vertu de leur caractère répétitif, ces thèmes donnent un fondement sûr à notre entreprise de comparaison. Ce n’est pas qu’il soit absolument nécessaire de trouver a priori une ressemblance, ou un point commun, pour rapprocher deux objets – les études structurales de tout type nous ont appris à confronter justement les objets les plus disparates, en vertu même de leurs différences – mais il faut au moins un plan, une table ou une surface, comme on vous voudra, pour pouvoir déplacer deux objets dans le même champ de vision afin d’examiner leurs rapports. Ces thèmes fournissent des axes assez clairs, assez têtus, pour rapprocher des textes très éloignés chronologiquement, même à quatre siècles de distance.

On peut ainsi remarquer que de l’Homme Sauvage médiéval censé vivre plus longtemps que tous les autres hommes – d’où sa taille de géant parfois, dans les romans, dans les images, signe d’une croissance continue et indéfinie – à l’Homme primitif du XIXe siècle que l’on suppose survivre au-delà du terme qui lui est imparti par la nature (on ne lui accorde que peu d’intelligence, que peu de technique, que peu de ressources matérielles, bref on en fait l’étonnant survivant d’une évolution comprise comme course à l’adaptation ; l’histoire pointant le bout de son nez dans ce décalage persistant vis-à-vis des cycles naturels), de l’un à l’autre de ces types d’humanité sauvage insiste une certaine forme de jeunesse, de vie primesautière qui défie les limites habituelles du temps. Et ce sera alors la tâche de la comparaison d’établir par quels traits cette dimension liée à la sauvagerie se trouve marquée.

Deuxième point : un fois ces thèmes repérés, une fois une affinité établie entre la sauvagerie, voire une dimension précise de la sauvagerie, et l’un de ces thèmes, comment penser leurs rapports ? Le thème de la jeunesse éternelle, ou de l’innocence des premiers hommes, est moins ce que signifie la sauvagerie en tant que telle que ce qui la constitue comme expérience. Je m’explique (et tout ceci est pour l’instant bien précaire) le thème de l’innocence des hommes, qu’il soit relevé au sein d’une société chrétienne ou dans une société comme la nôtre, prend toujours grosso modo un caractère extraordinaire, suspect ou irréaliste : les hommes sont pécheurs dans une culture chrétienne et jamais très nets dans leurs intentions morales dans une société de sécurité et de profit comme la nôtre. Aussi, la possibilité de voir, en tant quel tels, des hommes pleinement innocents ; la possibilité de décrire, de parler de cette innocence en connaissance de cause n’est pas une donnée courante, spontanée, première, ou du moins largement accessible. C’est pour cela, je pense, que dans certaines configurations culturelles, ou certaines conjonctures historiques peu importe, la sauvagerie (qu’elle soit reconnue comme un mythe, une légende ou une instance naturelle) est requise afin de pouvoir pénétrer ou prendre la mesure d’une telle dimension. En gros, là où la possibilité d’une innocence des hommes est repoussée dans l’au-delà, aux calendes grecques ou dans la tête des gens naïfs, la sauvagerie permet de saisir cette éventualité dans le monde, et parfois peut-être lui donner une réalité même provisoire, même douteuse.

La sauvagerie est à la fois mode d’accès détourné, coudé, indirecte, et instance discrète, mineure, d’authentification et de justification de discours ou de visions qui lui sont extérieures. Et à ces thèmes généraux, transculturels si l’on peut dire dans la mesure où ils reviennent régulièrement même dans des sociétés extrêmement différentes, la sauvagerie donne la valeur d’une expérience à la fois sensible et intellectuelle. Elle transforme celui qui s’y adonne en lui permettant d’accéder à une part du monde qui lui était jusque-là étrangère, dissimulée, ou éloignée, suivant les cas. Elle fait de l’innocence ou de la jeunesse éternelle, donc d’une réalité extrêmement discutable, à la limite de l’illusion, un événement inséré dans le cours du monde et chez celui qui en fait l’expérience. En ce sens, ces thèmes sont l’objet ou la signification même de la sauvagerie, comme si cette dernière ne pouvait pas avoir de valeur en elle-même et n’était constituée en expérience significative, repérable, que de l’extérieur, pour signifier ou attester telle ou telle idée ou vision plus large. L’innocence, par exemple, est ce vers quoi fait signe la sauvagerie à telle ou telle époque, avec des effets et des modalités différentes, sans que cette signification lui appartienne véritablement si l’on suit le long cours de son histoire. Peut-être est-elle ainsi instituée de l’extérieur en tant qu’expérience (au lieu d’être un simple état de choses plus ou moins crédible) dans la mesure où une culture, une société la requiert pour saisir telle ou telle valeur inaccessible autrement.

Voyons cela avec la nudité des Amérindiens si remarquée, discutée, jugée lors de la découverte des Amériques dans l’optique de leur conversion : celle-ci montrait à certains Européens aussi bien l’innocence des nouveaux hommes découverts que leur humilité presqu’ascétique (à d’autres elle était le signe de leur obéissance, passive ou volontaire, au démon). Complété de descriptions paradisiaques des Amériques, comme celles faites par certains voyageurs, ce relevé des signes – corps dénudés, luxuriance du paysage – d’innocence des Indiens finit par les faire voir comme des hommes vivant dans l’Éden (soit en considérant que ces derniers figuraient les hommes tels qu’ils devaient être et seront peut-être à la fin des temps – ils n’en étaient, dans ce cas, que l’image vivante et troublante –, soit présentant directement à ceux qui le pouvaient la figure véritable de ces hommes épargnés par le péché). Mais on louperait quelque chose de la sauvagerie si on la réduisait à une somme de perceptions, plus ou moins fondées, permettant de donner des gages de réalité à n’importe quelle rêverie humaine. Elle peut être, mais n’est pas seulement, un recours mineur mais sûr pour appuyer ses dires, faire accréditer ses visions. Car cette nudité, visible sur le corps des hommes et des femmes d’Amérique, est loin d’être un simple fait qu’il suffirait de constater tranquillement avant qu’on ne l’enregistre consciencieusement, à titre d’observation, dans sa mémoire ou dans un carnet ; c’est une rencontre qui vous met à l’épreuve, une présence vis-à-vis de laquelle être mis en présence justement constitue un défi.

C’est à ce titre d’ailleurs que la nudité devient une dimension sauvage à part entière : en mettant le sujet concerné aux prises (c’est une fois l’expérience traversée positivement que l’innocence pourra devenir présence effective dans le monde) avec une difficulté, un obstacle, un seuil (je ne sais pas encore comment l’appeler mais ce n’est pas une réalité au sens d’une chose posée devant nous, quelque chose dans l’espace mais plutôt quelque chose de l’espace. La sauvagerie rend sensible quelque chose de l’espace dans lequel nous vivons : elle est transgression silencieuse, comique, pathétique, haineuse, des seuils et des frontières, des clôtures et des murailles).

I. Dénuement

Thoreau

Thoreau commence son récit par un chapitre long, le plus long, et qui porte sur l’économie. La mise à nu comme dimension nécessaire de l’expérience sauvage est-elle la dimension la plus importante chez lui ?

Thoreau ne s’engage pas dans la voie sauvage ouverte par les saints du Moyen Âge (pour qui la forêt était d’abord un désert, un lieu d’épreuve et d’ascèse, une façon d’humilier la chair). Il ne renonce pas aux biens et plaisirs de ce monde. Il différencie son entreprise de deux autres formes de pauvreté (« Mon but en allant à l’étang de Walden, était non pas d’y vivre à bon compte plus que d’y vivre chèrement… (p.23)) : celle du sage, du sauvage exotique, ou même du colon qui vit mieux grâce à sa frugalité (il se contente de peu, vit de rien) et celle du saint qui fait pénitence en se rendant la vie plus difficile (T. cherche au contraire le minimum d’entraves pour son séjour). Il ne se prive pas des moyens à sa portée (« insensé de se voir empêché de mener à bien par défaut d’un peu de sens commun, d’un peu d’esprit d’entreprise et de tour de main. » (p.23). Le mot exact qu’il emploie pour décrire son mode de vie sous ce rapport-là est simplicité. Et cette vie-là  n’est ni la vie frugale, ni la vie élémentaire, ni même la vie naturelle, animale, que l’on nous  incite tant à reprendre, retrouver, aujourd’hui. Th. ne refuse pas le luxe, ni le raffinement de la société dans laquelle il vit. Et même ses diatribes répétées contre le train ne doivent pas dissimuler les rapports qu’il établit entre le nécessaire et le superflu. La façon dont T. met sa vie à nu ne correspond pas à cette forme de dépouillement qui retourne vers l’originel, ni à une réduction à l’essentiel, au nécessaire.

Ainsi le cas du pain qu’il fabrique lui-même. Il discute de la nécessité du levain pour le faire. Il s’appuie sur des autorités antiques pour savoir s’il est utile ou pas. Il n’en utilise pas malgré  les voix de ses contemporains affirmant qu’il est un ingrédient nécessaire pour faire un pain bon et sain. Consultant des livres et non la nature, il cherche ainsi à se priver d’une recette technique puisqu’il ne veut pas dépendre de ce produit. Mais, en même temps, il différencie ce régime de celui, plus primitif encore à ses yeux, de ceux qui se suffisaient de viandes et de noix sauvages. Il distingue donc son régime de celui des chasseurs-cueilleurs primitifs pour mieux s’appuyer sur celui des anciens évoquant les temps de l’agriculture comme ceux d’un régime doux et raffiné. Il demeure dans l’horizon de la culture, même s’il se donne le droit d’en sélectionner les techniques suivant leur utilité. On peut se demande si T. ne mime pas l’arrivée des premiers colons américains, s’il ne rejoue pas différemment une rencontre ratée entre cette terre et les hommes d’Europe, si en somme il ne recommence pas l’implantation en essayant, cette fois, de la réussir. Il prône ainsi les farines locales (seigle et maïs) au lieu des farines seulement accessibles sur les marchés étrangers. Signe d’une implantation incomplète, inadaptée, des colons en terre américaine? Son autre repère et autorité en la matière se trouve donc être les autochtones et leurs usages qui permettent de savoir ce qui est nécessaire ou pas, de quoi peut-on se passer ou pas. Il cherche à mener une vie simple et indépendante.

II. Vêtement

Thoreau

Il faut garder à l’esprit deux choses au sujet du vêtement : il retient et il couvre, nous dit T. Il répare un besoin physique et répond à une demande sociale. Il n’y a nulle animosité rousseauiste contre les pouvoirs de dissimulation du vêtement, contre l’étoffe épaisse qui viendrait voiler la vérité du corps et de sa personne ; pas non plus de réduction naturaliste qui accuserait son arbitraire et son caractère mensonger. Le vêtement répond à des exigences à la fois naturelles et culturelles, les deux conjointes et non opposées.

Le vêtement est si peu un artifice, extérieur et indifférent au corps, que non seulement les gens hésitent à les jeter, remarque T., mais surtout « chaque jour nos vêtements s’assimilent davantage à nous-mêmes, recevant l’empreinte de qui les porte », ces derniers devant ainsi « comme nos corps » (p. 24). Ce sont les gens de cour qui ne portent leur costume qu’une seule fois qui ont avec l’habit ce rapport de parure éphémère ; les autres, ceux qui en ont peu, ceux qui les mettent et donc les remettent souvent, les enfilent comme une seconde peau. Le tissu usé qui épouse notre corps ne le dissimule pas, il en porte les marques sur son propre corps. Il le dédouble sur une autre enveloppe. Aussi la mauvaise volonté avec laquelle nous nous dépouillons de nos affaires n’est pas le refus d’une mise à nu, une nouvelle nudité au contraire se prépare en passant par l’assimilation têtue, l’usage du vêtement jusqu’à la corde jusqu’à ce que celui-ci laisse apparaître un bout de peau sous l’étoffe. Ainsi en va-t-il de l’accroc, raccommodé ou non, dont l’acceptation ou non constitue une épreuve essentielle pour évaluer les gens aux yeux de T. Accepteriez-vous de porter dans la rue devant tout le monde une pièce au genou ? C’était la question du « grunge » dans les années 90. Êtes-vous un arlequin en puissance ?

C’est l’incessante variation des costumes qui transforme les gens en pantins et les épouvantails en personne, s’amuse T. « Il est intéressant de se demander jusqu’où les hommes conserveraient leur rang respectif si on les dépouillait de leurs vêtements ? » (p. 25). Les phénomènes de nudité, de dénuement, de dépouillement, de nullité, sont des constantes de la figuration sauvage : elles marquent tous les personnages qui en font l’expérience, des Indiens qui sont sans foi, ni loi, ni roi aux Robinsons sur les plages, en passant par les saints qui se réfugient loin des hommes dans la solitude des forêts. C’est pourquoi la mise à nu (en prenant cette expression de manière générale) est une épreuve et une dimension fondamentale de la sauvagerie. On la retrouve donc chez T. présentée d’une certaine manière mais toujours avancée comme une épreuve.

Les critiques traditionnelles à l’encontre du décalage, source de fausseté, entre le corps et le costume, la personne et l’habit, c’est-à-dire contre le masque et le voile, ne sont pas ignorées. Mais on les retrouve lancées à partir d’un certain rapport du corps au vêtement et non d’une naturalité de la physionomie ou d’une autonomie culturelle du costume. Ce n’est pas le corps complètement dépouillé qui, du haut de sa vérité, dicte sa loi au vêtement ; c’est le corps en action, le corps au travail, qui lui demande d’être utile, de lui être ajusté. C’est donc le vêtement qui doit subir un sévère allègement de ses différentes fonctions. Le corps domine dans ce rapport et s’assimile le costume sous la forme établie d’une seconde peau. Mais, pour autant, cette sévérité à l’égard du costume – corrélative d’une revalorisation de ce dernier quand il se rapproche du corps -, sa réduction à l’utile ne se fait pas au détriment de son éventuelle beauté. Une veste usée, recousue, raccommodée, reprisée, prête à se déchirer et laisser paraître ainsi le corps qu’elle ne recouvre plus que d’un fil est la beauté même du corps en action. Les pièces sont ses ornements. Qui est prêt à ce genre de beautés ? Le personnage d’Arlequin et son costume fait de pièces multicolores cousues ensemble dérive, selon les hypothèses les plus probables, du personnage même du sauvage que les nombreuses fêtes et représentations théâtrales faisaient sortir (et font encore sortir) dans les rues.

C’est l’habitude de se vêtir et dévêtir, de se changer en permanence qui fait l’objet de sa critique. Rejet des métamorphoses. Aussi n’est-il pas question chez lui de proscrire l’usage du vêtement, il encourage au contraire la chemise comme un vêtement universel, minimal, celui que l’on ne peut enlever sans courir le risque d’être impudique, celui qui permet d’atteindre à la simplicité qui s’oppose à la duplicité habituelle des habits : « Autrement on nous trouvera naviguant sous un faux pavillon » (p. 27). L’étoffe doit se plier aux mouvement du corps et aux accidents auxquels il s’expose dans son activité, il ne doit pas être plié sur lui-même, être compliqué. Pourtant, il doit tout de même faire écran au corps qu’il couvre. Écoutons comme T définit cette fameuse chemise comme le vêtement universel : « Il est désirable que l’homme soit vêtu avec une simplicité qui lui permette de poser les mains sur lui dans les ténèbres, et qu’il vive à tous égards dans un état de concision et de préparation tel que l’ennemi vint-il à prendre la ville, il puisse, comme le vieux philosophe sortir des portes les mains vides sans inquiétude. » (p.27) Difficile interprétation de ce passage. Il met en rapport le vêtement avec les mains et la vision. Celui-ci doit être tel qu’il doit dissimuler à nos propres yeux (et non en premier lie à ceux d’autrui) notre propre contact à nous-mêmes. On ne peut voir où nous posons les mains exactement mais en même temps nous permettons aux autres de voir ce que nous avons dans les mains. La chemise est faite de telle manière qu’elle ne cache rien d’autre que notre corps : aucun autre objet ne peut y être dissimulé qui nous ferait encourir la suspicion et la vengeance de l’ennemi. Pudeur et Neutralité. Il n’y a pas de ruse, de piège, de dissimulation calculée, maligne dans un tel habit. Il est transparent aux autres (il laisse paraître les formes du corps) mais fait obstacle à un certain rapport sensible à soi-même (rapport qui ne doit pas être transparent eu regard). Aussi, cette chemise n’est-elle pas une armure qui viendrait recouvrir le corps pour le protéger – la dissimulation de celui-ci à ses propres yeux n’étant qu’une conséquence secondaire -, sa protection tient justement dans le fait qu’elle découvre le corps à autrui, lui assurant ainsi de son caractère inoffensif.

Dépouiller ainsi le vêtement d’un certain nombre d’ornements ou de fonctions inutiles pour se vêtir ainsi d’une seconde peau, est-ce une forme d’ensauvagement ? Toute mise à nu n’est pas bien entendu à mettre au compte d’une sauvagerie et même si le spectacle d’une nudité permanente sur le corps des hommes en est bien un indice récurrent, T. propose, à première vue, le contraire : une économie du vêtement. Une économie dans laquelle on cherche à revoir la façon dont les vêtements sont bâtis mais aussi la façon dont on les porte. Est-ce que T. invente ou met en œuvre une manière de se vêtir qui soit en même temps et paradoxalement une forme de mise à nu ? S’il y a sauvagerie dans son expérience, la pousse-t-il jusqu’à une certaine forme d’ensauvagement ? Forçant l’habit à s’user au contact du corps et des éléments, ne retrouve-t-il pas Robinson d’une autre manière ?