Marche
Rousseau
L’intuition des thèses qui lui vaudront la gloire et son malheur lui vient en marchant. La rédaction se fait aussi en marchant dans les bois. Usage des cartes à jouer comme supports d’écriture miniaturisés. La promenade dans la nature est un écritoire. Sortie de l’école. Revigoration ?
Il faut aussi noter la façon dont Rousseau raconte l’histoire et qui ne lui est sans doute pas propre à l’âge classique. L’histoire est une marche en avant faite d’arrêts, d’accélérations, de lenteurs, de basculements et de déséquilibres irréversibles. Car plusieurs indices montrent que l’histoire est un dévalement à défaut d’être une chute. L’histoire a un cours qui démarre en hauteur (similaire en cela à Hobbes où l’histoire est vue également d’une hauteur. Voir Béhémoth). Si quelque chose progresse chez Rousseau, ce n’est jamais sans dégradation corrélative, les degrés par lesquels on s’élève sont toujours compensés et dépassés au final par ceux par lesquels on se voit dégradé. L’histoire pour Rousseau se raconte dans un espace mesurable et mesuré, doté d’étendue et de hauteurs, de seuils et de pentes, qui malgré son apparente abstraction conserve quelques références concrètes lisibles dans les détails des textes. La promenade est-elle encore une manière d’écrire l’histoire, de faire histoire ? Il n’y a pas de retour dans la marche de l’histoire chez Rousseau, malgré les malentendus persistants qu’il a dû essuyer (voir Voltaire qui, ironiquement, ne s’imagine pas remarcher à quatre pattes pour retrouver le bonheur primitif), mais n’y a-t-il pas des boucles, des circuits ? Quelles sont alors leurs fonctions ?
Rousseau est apparu rétrospectivement aux Romantiques comme l’inventeur d’un nouveau rapport entre langage et voyage : la promenade. À la fois pratique nouvelle du déplacement et forme nouvelle de narration. Nouvel fil qu’on déroule. Entre les mots, sous nos pas. Rousseau, qui fustigeait les voyageurs au long cours qui n’étaient pas capables de partir de chez soi, qui malgré les distances parcourues ne faisaient jamais pourtant que rester chez eux, confirmait par avance les Romantiques qui feront de la promenade un art, une expérience du voyage susceptible de rencontrer l’ailleurs à côté de chez soi. Une expérience de ce type est décrite dans les Rêveries : celle où Rousseau se trouve en Suisse, se perd en chemin, se sent véritablement au cœur de l’état de nature et voit soudain, dans un vallon une usine, consacrant l’impossibilité que sa raison lui enseigne de découvrir le pur état de nature. Il n’y a qu’une nature mixte, l’expérience ne nous donne le pur que provisoirement, de manière éphémère et toujours pour une vue parcellaire. On n’atteint qu’au composé. Il me semble que les Romantiques, eux, admettront ce passage. Et qu’ainsi entre eux et Rousseau qu’ils vont prendre comme leur prédécesseur, il y a cette présence de la fabrique au milieu du paysage de nature, il y a bien cet ailleurs soudain qui s’expérimente mais cet ailleurs, cette découverte, est déceptive chez Rousseau. On redescend, on quitte l’état de nature qu’on croyait avoir embrassé, l’image se déchire sous les yeux et un autre tableau apparaît. Au contraire, donc, chez les Romantiques (mais il faudra vérifier), c’est justement dans ce genre de rencontres que la promenade est décisive et précieuse en tant qu’expérience. Pour Rousseau, ce que la promenade ouvre, la promenade le referme.
Citons le passage :
« Je me rappellerai toute ma vie une herborisation que je fis du côté de la Robellaz, montagne du justicier Clerc. J’étais seul, je m’enfonçai dans les anfractuosités de la montagne ; et, de bois en bois, de roche en roche, je parvins à un réduit si caché, que je n’ai vu de ma vie un aspect plus sauvage. De noirs sapins entremêlés de hêtres prodigieux, dont plusieurs tombés de vieillesse et entrelacés les uns les autres, fermaient ce réduit de barrières impénétrables ; quelques intervalles que laissait cette sombre enceinte n’offraient au-delà que des roches coupées à-pic, et d’horribles précipices que je n’osais regarder qu’en me couchant sur le ventre. Le duc, la chevêche et l’orfraie faisaient entendre leurs cris dans la fentes de la montagne ; quelques petits oiseaux rares, mais familiers, tempéraient cependant l’horreur de cette solitude ; là, je trouvai la dentaire heptaphyllos, le cyclamen, le nidus avis, le grand laserpitium, et quelques autres plantes qui me charmèrent et m’amusèrent longtemps ; mais, insensiblement dominé par la forte impression des objets, j’oubliai la botanique et les plantes, je m’assis sur des oreillers de lycopodium et de mousses, et je me mis à rêver plus à mon aise, en pensant que j’étais là dans un refuge ignoré de tout l’univers, où les persécuteurs ne me déterraient pas. Un mouvement d’orgueil se mêla bientôt à cette rêverie. Je me comparais à ces grands voyageurs qui découvrent une île déserte, et je me disais avec complaisance : « Sans doute je suis le premier mortel qui ait pénétré jusqu’ici. » Je me regardais presque comme un autre Colomb. Tandis que je me pavanais dans cette idée, j’entendis peu loin de moi un certain cliquetis que je crus reconnaître ; j’écoute : le même bruit se répète et se multiplie. Surpris et curieux, je me lève, je perce à travers un fourré de broussailles du côté d’où venait le bruit, et dans une combe, à vingt pas du lieu même où je croyais être parvenu le premier, j’aperçois une manufacture de bas.
Je ne saurai exprimer l’agitation confuse et contradictoire que je sentis dans mon cœur à cette découverte. Mon premier mouvement fut un sentiment de joie de me retrouver parmi des humains où je m’étais cru totalement seul ; mais ce mouvement, plus rapide que l’éclair, fit bientôt place à un sentiment douloureux plus durable, comme ne pouvant dans les antres mêmes des Alpes échapper aux cruelles mains des hommes acharnés à me tourmenter. […]
… qui jamais eût dut s’attendre à trouver une manufacture dans un précipice ! Il n’y a que la Suisse au monde qui présente ce mélange de la nature sauvage et de l’industrie humaine. » Rêveries du promeneur solitaire. 1782
Il faut comprendre d’abord que la promenade de Rousseau a un but utilitaire : le plaisir du savoir. L’espace avec lequel communique sans cesse le promeneur est l’herbier dans lequel toute la nature cueillie et prélevée va être reportée, transférée, inscrite, aplatie, renfermée. C’est cet espace vide, ouvert, plat dans lequel le véritable ordre de la nature va apparaître que parcourt Rousseau. Il chemine au hasard dans le livre ouvert de la nature, il cueille, c’est-à-dire il lit, il perçoit, reconnaît autant qu’il détache et prélève, abstrait, les unités du grand livre de la nature. Il lit de façon dispersé ce qu’il va rassembler ensuite dans un le vrai livre de la nature. Ce rapport au livre, ce désencombrement du livre de tout le fatras religieux mais le respect de sa forme est ce qui va encore changer avec le Romantisme : le but change, le rapport au livre aussi. Néanmoins, les choses sont complexes. Car Rousseau délaisse son herborisation mais c’est aussitôt pour arrêter de se promener et se coucher dans un lit de plantes. Quand il marche, il herborise, quand il s’arrête, il se met à rêver mais toujours sur fond du livre ouvert. Les Romantiques admettent-ils la pause, l’arrêt, comme source de rêveries valables ? Thoreau nous apportera peut-être la réponse.
A noter que dans cette promenade, Rousseau s’enfonce, va jusqu’au dissimulé, il disparaît lui-même à la vue des autres, et c’est là seulement que le plus sauvage qu’il ait vu de sa vie lui apparaît. L’extrémité de la sauvagerie est dissimulée et nécessite de se soustraire à la vue des autres pour l’atteindre. Il faut pénétrer la matière, la nature. Et la sauvagerie, cachée, est aussi étroite, limitée, enclose entre des barrières. L’expérience de la sauvagerie y prend la forme d’un emprisonnement.
Thoreau
La marche comme exercice de liberté sauvage. L’homme habite l’espace sauvage, la nature, en marchant. En marchant, non comme un vagabond qui erre et ne sait où aller, mais comme un fleuve qui a beau faire des méandres, va tout droit à la mer. Thoreau mobilise autour du marcheur les différentes figures sauvages médiévales, c’est-à-dire d’authentiques habitants des bois : pèlerins, chevaliers, forestiers. On marche dans les champs et les bois : »qu’adviendraient-ils de nous si nous cantonnions nos marches aux jardins et aux esplanades. » (Marcher). Il faut également que je sois présent, en esprit, dans les bois où je me trouve et non pas retenu par le village. Près de chez lui, il peut trouver des chemins où la présence des hommes est distante et même où l’homme n’a laissé aucune trace durable (rien d’autre qu’une fumée de cigare, par exemple, ce qui est la présence de la politique dans la nature). Cette nature n’est pas celle de Colomb et Vespucci, ce n’est pas l’Amérique, mais la nature décrite par la mythologie.
Marcher est une pratique qui n’a pas de visée thérapeutique. Vivre beaucoup dehors a certains effets néfastes sur la sensibilité, c’est-à-dire le degré d’épaisseur de la peau. Il faut savoir doser l’épaisseur de sa peau, exposer sa nudité : « le remède naturel est à trouver dans ce que la nuit a de proportionnel au jour, l’hiver à l’été, la pensée à l’expérience. » (Marcher).
« Où que j’habite, il y a toujours d’un côté la ville et de l’autre la nature sauvage et ma tendance est de quitter la ville pour me retirer toujours davantage dans la nature sauvage. » (Marcher, p.92)
L’ouest signifie la sauvagerie. « Je voudrais une nature si sauvage qu’aucune civilisation ne la puisse regarder en face » (Marcher, p.96). La marque du lieu où l’on vit se sent à l’odeur.
Lacs et étangs
La présence de l’eau dans la pratique et l’espace des deux hommes me semble également importante à étudier.
Comparaison
Rousseau développe un rapport à la marche différent de celui de T. Si ce dernier compose en marchant lui aussi, l’écriture est toujours au terme de la promenade : elle en suppose la fin sans être pourtant un accomplissement ou un achèvement. Elle y trouve son sol et son assurance, sa densité de détermination. La page accueille ce qui a été recueilli et affermi pendant le promenade. Chez Rousseau, c’est globalement le temps de la promenade qui ouvre celui de l’écriture (et pas seulement sous la forme de ce murmure qui accompagne la marche mais aussi sous forme d’un geste d’inscription) mais sans le clore pour autant.
Non seulement le discours de Rousseau est composé de promenades, dix dont la dernière interrompue, mais il se réfère également, il évoque, il raconte, il trouve à se renouveler, dans les différentes promenades que R. a pu faire quelques temps avant de les écrire ou bien longtemps avant. Les Rêveries sont des promenades parmi des promenades. Voilà pourquoi il n’y a jamais cette franche coupure, hétérogénéité de temps, celui de la marche, celui de l’écriture, comme chez T.. La continuité domine, l’écriture prolonge seulement dans un nouvel élément.
Il y a un franc rapport de succession entre la promenade et l’écriture chez T., un rapport de postériorité de l’écriture qui lui propose certaines formes et certaines fonctions. L’écriture ne « marche » pas chez T. et son récit n’est pas rythmé par des promenades mémorables. Chez R., si l’écriture commence d’être frappée durant la marche, elle se trouve néanmoins décalée par rapport à celle-ci dans la mesure où elle se poursuit bien après que les jambes aient été mises eu repos. L’écriture doit naître dans la marche pour être elle-même promenade de l’esprit. À strictement parler, l’écriture ne succède pas à la marche, elle la double et la prolonge dans un autre élément. Dans un cas, chez T., l’écriture suppose la fin de marche ; dans l’autre, elle en établit quelques temps la continuité. Néanmoins, dans les deux cas, la marche est le préalable absolu de l’écriture.