Hélas pour ces voyageurs des océans, si leurs espoirs de contact ne furent pas déçus, si leurs ingénieux navires leur permirent d’aborder des peuples toujours plus nombreux, sur le plan de l’humanité, leurs rencontres furent assez sommaires. Certes, comme les récits de voyage en témoignent, ils furent confrontés au cours de leurs explorations à une telle diversité de groupes humains qu’à l’instar de Colomb ou de Vespucci, les visiteurs européens ne manquèrent pas de s’émerveiller devant l’ampleur de leur découverte. Mais dans cette multiplicité confuse et houleuse de visages, de statures et d’allures, ils ne reconnurent en fait que deux types humains : des barbares et des sauvages.
Ces hommes, à coup sûr, étaient de vieilles connaissances pour les Occidentaux – on ne compte pas les récits, traités, essais ou études qui mentionnent leur présence tout au long de leur histoire –, mais on aurait tort de croire, qu’après tant de voyages menés autour du monde, ils soient enfin parvenus à faire venir dans la pleine clarté du concept ce que le regard, pourtant, accueillait déjà comme une évidence : barbares et sauvages, pour eux-mêmes ou entre eux, ne furent jamais faciles à définir, ni même véritablement l’objet d’une réflexion précise.
Les différents profils du Barbare étaient néanmoins fixés depuis fort longtemps puisque, comme on le sait, les Grecs distinguaient déjà parmi eux, et non pas uniquement parmi les étrangers les plus distants, ceux dont les paroles, en raison de leur accent, ne sonnaient pas tout à fait comme les autres. La barbarie saisie dans le corps sonore du langage signalait l’expérience d’une latitude perçue au cœur même de l’identité, un intervalle si important qu’il produisait en quelque sorte du bruit dans la communication : le nom barbare, rappelons-le, est une onomatopée, la répétition et le renvoi ironique de ce que les Grecs pouvaient entendre d’autres grecs quand ils parlaient pourtant la même langue. L’Antiquité approfondira encore cette perception, non seulement en désignant toujours plus de peuples comme étant barbares mais en élargissant également la barbarie à bien d’autres dimensions que celle du langage : que ce soit l’aspect des corps, la manière de faire la guerre, etc. Si bien qu’il finit par y avoir, et dès cette époque, des hommes plus barbares que les autres, des hommes qui étaient donc d’une si éblouissante barbarie que même leur nom propre – celui qu’ils se donnaient, celui qu’on leur prêtait – n’avait plus qu’à s’effacer lui aussi devant celui, beaucoup plus commun, de barbares.
D’une sensibilité à quelques traits rustiques parmi les siens, de cette façon d’envisager les peuples toujours sous le même profil, jusqu’à la perception d’une pleine barbarie chez nombre d’entre eux, s’est égrenée toute une histoire qu’on aurait peine à ressaisir sous les auspices d’un simple passage de l’adjectif au substantif, du particulier au général : du barbare aux barbares, des barbares à la barbarie, c’est une histoire de tact et de contact qui se joue ainsi entre les peuples, une histoire d’égards.