Combien Il est difficile de savoir ce qu’apercevaient exactement les européens quand ils parlaient de sauvagerie à propos des hommes qu’ils rencontraient aux Amériques. Le monde occidental comprenait déjà plusieurs lieux sauvages : la silva romaine désignait à l’origine les bois à proximité des cités, d’où étaient issus les premiers peuplements de la ville ; mais des forêts la sauvagerie s’était progressivement étendue aux montagnes, aux déserts, autrement dit vers des espaces qui n’avaient plus rien d’essentiellement sylvestre. Ce même espace, au cours du long déplacement qui le fit basculer du monde méditerranéen au monde européen, c’est-à-dire vers la chrétienté occidentale, fut également peuplé d’êtres les plus divers : arbres de multiples essences aux architectures les plus variées, bêtes féroces, sanguinaires et légendaires, monstres, démons et divinités mineures, et, parmi les hommes, tout un menu peuple d’ermites, de chasseurs, de paysans et autres chevaliers, fols, magiciens ou géants, chacun étant bien entendu sauvages, d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pourtant qu’aux xve et xvie siècles, et de manière irréversible avec la rencontre de l’Amérique, que des Sauvages apparurent, c’est-à-dire que des hommes furent nommés et reconnus selon cette singularité plurielle. Les hommes sauvages n’étaient plus ces figures plus ou moins légendaires, isolées et repliées au fond de lieux inaccessibles et hostiles, ils formaient désormais une imposante et foisonnante population.
Il était rare parmi les voyageurs de justifier le nom que l’on donnait aux hommes que d’aventure on rencontrait. Jacques Cartier, lors de son premier voyage au Canada (1534), en donne pourtant l’exemple : « il nous vint un grand nombre de sauvages, qui étaient venus dans cette rivière pour pêcher des maquereaux, dont il y a grande abondance. Et il y avait, tant hommes et femmes qu’enfants, plus de deux cents personnes, qui avaient environ quarante barques, et qui, après que nous nous fûmes un peu familiarisés à terre avec eux, venaient franchement avec leurs barques à bord de nos navires. Nous leur donnâmes des couteaux, de la verroterie, des peignes, et autres objets de peu de valeur ; ce pour quoi ils faisaient plusieurs signes de joie, levant les mains au ciel, en chantant et dansant dans leurs barques. Ces gens-là se peuvent appeler sauvages, car ce sont les plus pauvres gens qui puissent être au monde ; car tous ensembles ils n’avaient pas la valeur de cinq sous, leurs barques et leurs filets de pêche exceptés. Ils sont tous nus, sauf une petite peau, dont ils couvrent leur nature, et quelques vieilles peaux de bêtes qu’ils jettent sur eux en travers. Ils ne sont point de la nature, ni de la langue des premiers que nous avons trouvés. » (Jacques Cartier. Voyages au Canada, avec les relations des voyages en Amérique de Gonneville, Verrazano et Roberval, La Découverte, 1981. p.144-145). On ne le croira peut-être pas mais c’est la figure de l’ermite que Cartier reconnaît dans l’aspect de ces hommes et de ces femmes dépourvus de vêtements. Figure démultipliée et métamorphosée.
D’abord, bien sûr, au vu du nombre d’individus qui viennent à leur rencontre et qui effacent d’autant le visage solitaire de l’ermite ; ensuite, devant l’intensité de leur pauvreté que leur nombre, qui devait être le signe de leur aisance, amplifie et marque d’autant sur chacun de leurs corps. C’est donc ainsi dans le dénuement qu’il fut possible de voir chez ces gens de la sauvagerie. C’est selon cette dimension, en y plongeant sa perception, qu’il put à la fois voir ce qu’il avait déjà vu : des hommes quasi-nus, vivant de peu de choses, c’est-à-dire une figure d’ermite, de saint parti au désert ; et voir ce qu’il n’avait jamais vu jusque-là, même sur cette terre nouvelle, des êtres humains d’une pauvreté extrême. L’incroyable et l’immémorial. La solitude du sauvage n’était plus l’une des voies royales pour se dépouiller du monde, pour s’en retirer – quitte à retrouver la compagnie des bêtes comme on peut le voir dans de nombreux récits ou tableaux de saints partis en forêt –, un dénuement plus essentiel encore était possible au milieu des hommes assemblés. L’esseulement n’était donc plus la condition première du dénuement qui conduirait à la sainteté, à l’acquisition d’une vertu supérieure. L’expérience de la sauvagerie tournait maintenant, et en premier lieu, autour du dénuement, avec comme signe majeur, la nudité.
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Si les Européens peuplèrent le Nouveau Monde de ces barbares que décidément ils ne pouvaient quitter des yeux, ils remplirent également ces mêmes terres d’une sauvagerie inconnue jusque-là. Aux Amériques, à l’instar du Barbare, l’homme sauvage fut visé lui aussi sous le signe du substantif. Aux côtés des Barbares et bientôt des Civilisés, les Sauvages entrèrent à leur tour dans l’histoire des peuples telle que se la raconte depuis bientôt six siècles l’Occident.