On imagine aisément le savoir comme un vaste continent, divisé en territoires distincts : science, morale, politique et art ; ceinturé de profonds et sombres océans au sein desquels baignent des fables bavardes, des mythes archaïques, des superstitions entêtées ou des dogmes absurdes. On imagine plus difficilement la géographie précise des rivages, la disposition singulière du lieu neutre, de ce non-lieu, qui sépare et unit les deux éléments. Ressemble-t-il à ces plages de sable ou de galets sur lesquelles passent le flux et le reflux des eaux, où se dessine la limite mouvante du connu et de l’inconnu ? S’apparente-t-il au surplomb de hautes et abruptes falaises dessinant la chute que constitue le passage du savoir à l’ignorance ? Ou bien est-ce le tracé sinueux d’un littoral rocailleux, déchiqueté par les mers manifestant l’approximation d’un savoir toujours incertain de lui-même? Questions oiseuses, sans doute, pour qui refuserait d’admettre que le partage du vrai et du faux se décide au creux de tels paysages. Les hommes, en effet, ne cessent d’inventer des pratiques pour distinguer le vrai du faux, pour percevoir leur différence, mais celle-ci ne se présente pas toujours, et peut-être jamais, comme une ligne dense, claire et rectiligne. C’est pourquoi les hommes ne recherchent pas la vérité dans les mêmes directions, les mêmes lieux. Les sceptiques, par exemple, privilégient les zones de brouillard, les brumes ou les phases de désordre et de confusion, c’est-à-dire ces moments et ces lieux où les choses perdent leurs formes rigoureuses, leur transparence et se présentent soudain sous des aspects complètement disparates.
Le long texte, près de six cents pages, du prêtre bénédictin Augustin Calmet, peut nous servir d’exemple en matière de scepticisme. En effet, dès lors qu’ il s’agit de parler de ces « hommes morts depuis un tems considérable, quelque fois plus quelque fois moins long, qui sortent de leurs tombeaux & viennent inquiéter les vivans, leur sucent le sang, leurs apparaissent, font le tintamare à leurs portes & dans leurs maisons, & enfin leur causent souvent la mort », ces hommes auxquels « on donne le nom de Vampires ou d’Oupires, qui signifie, dit-on, en Esclavon une sang-suë »[1], on ne peut plus s’en tenir aux évidences. L’atmosphère prend rapidement une teinte étrange et la vérité échappant alors au soleil de midi se dévoile curieusement au creux du fantastique. De là la volonté de partager l’incroyable recherche qui se cache dans l’épais volume de Calmet, son Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., publié en 1751.
1. CALMET, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., 1751, Tome II, p 2. Retour au texte