Lampes de front. Version I

I

Ils étaient des dizaines, peut-être des centaines, depuis quelques jours, qui franchissaient les collines à portée de tir.

Toutes les nuits, sur le perron, n’importe qui pouvait en voir passer les silhouettes à l’horizon : long faisceaux jaunes, remplis de grains de lumière, qu’on voyait jetés avec énergie d’un côté et de l’autre de l’invisible route qu’ils suivaient, dispersés, titubants, dévalant les pentes qui étaient encore herbeuses ce matin, friches de vert tendre, ondulations dorées qui ne seraient que jonchées de ronces, demain, dans la plaine remplie : s’il en arrive encore, même quelques jours, même quelques heures, de ces mineurs grotesques fouillant les recoins d’une terre qu’ils rendent crépusculaire : déjà.

Ils étaient des dizaines comme cela à badigeonner les ténèbres de ces lampes qu’ils se collaient au front, à promener frénétiquement leur face de cyclope en tout sens, à la recherche d’on ne sait quoi sur le sol, avançant, avançant, sous les arches que leurs mouvements de tête, désaxés, ballottés par le vent, créaient au-dessus de leurs épaules en marchant, arcs de lumières persistant un instant dans les yeux de tous ceux qui les voyaient approcher tous les jours, sans répit, sans appel, sans raison, autre que celle qui ne manquerait pas de venir, bientôt, s’ils continuaient à venir ainsi, par dizaines, par centaines…

Par milliers, par millions, tous ces hommes qui vivaient d’une vision partagée, cette apocalypse annoncée d’un monde où la terre – qu’importe le retour du matin, le roulement des solstices, la venue du printemps –, ne connaîtrait plus qu’un seul temps : une époque privée de lumière, divine ou solaire, dont ils se réjouissaient de savoir qu’elle serait sans fin. Ils étaient des millions, des milliards, de cette foi à creuser sans attendre leur abîme sur la terre. Des milliards qui savaient que cette fois l’on n’attendrait plus de résurrection. Le paradis désormais se cachait en enfer.

Il y avait tous ces fanatiques encore qui venaient, qui venaient.

Pour l’instant seulement des sillons tailladés sur le flanc des collines, un dédale agité de pinceaux de lumière. Quelques nuits éblouies.

Inutile de les repousser, de tenter quelque chose : un coup de semonce, même en abattre quelques-uns, ne ferait que les amener à s’intéresser de plus près à la maison où chacun se réfugiait la journée, sans bouger, sans parler, en laissant le perron, et le jardin de derrière, comme à l’abandon ; cette maison qui faisait face aux collines dont les rideaux baissés aveuglaient l’intérieur à leurs lampes de sûreté qui marchaient nuit et jour mais qui, matin, ne révélaient plus rien. Le soleil alors effaçait leurs lumières. Ils passaient ainsi, ignorants, et disparaissaient plus bas et plus loin. Au creux sombre de la vallée. Mais de même que le soleil, insouciant, avait protégé cette ferme jusqu’à aujourd’hui, de même le silence, innocent, l’exposerait brusquement : une détonation qui surgit d’une pièce du fond, des cris d’alarmes immédiatement, une course simultanée vers la même porte, et de nouveaux cris, encore, mais il était trop tard.

Était parti un coup de fusil, de la maison, tiré à bout portant.

II

Ils ne cessaient d’implorer, de crier tout autour. C’était insupportable. Certains avaient passé les bras dans la lucarne de la salle de bain, d’autres la tête dans celle des toilettes, certains marchaient de long en large sur les planches du perron, hurlant qu’ils devaient boire et manger.

Ici et maintenant.

Aucun d’eux cependant ne tentait de pénétrer la maison et d’y prendre ce qui n’aurait pu, de toute façon, nourrir leur troupe lente et aveugle.

Les mineurs affluaient.

Nous attendions, immobiles, chuchotant, l’œil inquiet.

On en voyait disparaître quelques-uns. Un moment. Mais ils revenaient coller leur nez à la fenêtre, la bouche ouverte, gueulante, après avoir fait tout le tour de la maison. Plus le jour avançait et plus il en venait. Ils battaient la terre sous leurs pas et le sol s’envolait dans le vent. Notre abri était encerclé à présent de leurs corps amassés, poussiéreux, piétinants, le visage perdu et la tête seulement trouée d’une lampe au regard vacillant.

De longues heures passèrent.

L’absence de Sandra se faisait plus présente.

Du jardin ne restait que des ronces qui n’étaient pas là hier.

Personne à l’intérieur ne redoutait plus qu’ils s’en prennent à nous, du moins physiquement ; ils ne semblaient pas affamés de cette faim qui les pousserait à nous dévorer de leurs dents déchaussées et bouffées de scorbut. Tout le monde, pour autant, ne fut pas soulagé. Peut-être nous accablaient-ils seulement de leurs plaintes, venues d’infinis qu’aucun de nous n’aurait pu soupçonner – d’un fond si profond qu’une nature humaine y serait depuis longtemps engloutie et même disloquée -, mais ils nous menaçaient tout de même, d’une infernale manière. Dans leurs cris de douleur s’entendait qu’ils disaient la mort à tout le monde, cette mort qui vous prend pour un rien, pour un manque de jugement, pour un pas de trop. Ils promettaient son injustice aux vivants : une mort sans balance, ni pesée ; le même sort jeté à grandes eaux qui emporterait tous les êtres dont c’était le lot de s’éteindre. Ils étaient ce message en chemin, courant les voies sans détours des terres sans lieu, annonçant de leur masse superbe, la fin de l’espoir à chacun. De la terreur qui jaillissait de leurs bouches grimaçantes, nous savions que la fin avait déjà commencé pour eux, qu’ils nous montraient notre avenir si nous cédions à leurs vœux.

Nous résistions à cette foi qui les chevillait au corps et trouait leurs estomacs. Nous comprimions nos poumons pour ne pas respirer le même air, supporter leur clameur. Nous faisions tout pour ne pas céder comme Sandra qui avait retourné l’arme contre elle. Pour ne rien entendre du silence qu’elle avait répandu en se tuant.

Mais il était trop tard déjà, leurs prophéties s’étaient frayées un chemin en plein cœur du refuge. La voix de Sandra nous appelait : à dire oui à la mort, à nier leur éternité.

III

Chaque seconde, ce n’est que coups, bousculades, coudes dans les yeux, mains qui griffent sur les joues, caresses qui arrachent les cheveux, qui en gardent une poignée dans la main, quelques crins poisseux d’un animal de troupeau dont on ne sait plus s’il est omnivore, herbivore ou s’il mange encore. Je marche dans la bande depuis je ne sais quand, coude à coude dans le trot du matin, quand l’herbe humide nous force à l’élan dans les plaines, quand l’humidité soulevée de la terre, humecte nos lèvres et nos plaies sans que nous ayons besoin de courber nos échines. Je marche dans la brume créée par nos pas, je bois la rosée bénie du troupeau qui a choisi de ne vivre que de sa vie d’hommes mourants. Demain du haut des collines au bas du ruisseau, les herbes auront plié, le sol sera sec, les épines fleuriront sur nos traces. La terre montrera enfin le visage qui lui était destiné et je chercherai plus loin, plus profond s’il le faut, tous ceux qui naîtront éternels.

Du bout de la lampe qui s’agite sur mon front, je trouverais les damnés qui s’égarent du troupeau. Car je suis un des leurs maintenant. Il est temps d’y aller. De sonder les ténèbres.