Nous avons tendance à voir dans le visage du Sauvage l’une des figures les plus éclatantes de l’Autre, ce mystérieux personnage que les anthropologues convoquent pour rassembler et signifier tout ce qui ce qui paraît différent, étranger, à l’homme occidental. Il y a eu le Barbare, le Noir, le Juif ; il y a peut-être le Musulman aujourd’hui. L’Autre, en tout cas, semble demeurer le même alors que les autres qui viennent l’incarner ne cessent de changer. Si bien que celui-ci ne peut être défini de manière substantielle et désigne tout au plus une fonction qui, traversant chaque culture, assigne à certains individus, certains groupes – certains êtres non humains parfois également –, un statut et un sort différent de celui du commun des hommes.
Il y a tout lieu de penser, effectivement, que la plupart des cultures définissent et désignent les figures dans lesquelles elles ne se reconnaissent pas – en aucun cas, partiellement, ou après bien des aménagements. On peut tout à fait accepter, également, que l’unité que nous supposons d’emblée entre ces différentes figures est vérifiée par tout une série de phénomènes de confusion, d’assimilation et d’amalgame, qui indique l’existence d’un ensemble occupant une place bien précise dans chaque culture ou société. Il est moins sûr, cependant, que cette place puisse être systématiquement décrite sous la forme simple d’une mise à distance ou d’une irréversible exclusion : le lointain n’est pas forcément le lieu originaire et la demeure permanente de l’Autre. Non seulement des distances identiques peuvent être qualitativement différentes – se tenir hors de la vue n’est pas identique à la situation par laquelle on se trouve incapable de s’entendre ou de se toucher – mais les proximités peuvent être tout aussi troublantes et oblitérer ainsi toute reconnaissance. C’est pourquoi l’écart n’est probablement pas le caractère essentiel, ni même permanent, des figures de l’Autre. Et le Sauvage, paradoxalement, le démontre.
Dans l’histoire occidentale, la perception de la sauvagerie nous semble ordonnée à la seule mesure de la distance qui sépare le Même de l’Autre : « plus cette silhouette que j’entrevois m’est étrangère, plus elle vient de loin, plus elle est sauvage » entendons-nous dire. C’est l’erreur la plus fréquente, celle que l’on croise dans les descriptions qui sont faites de l’expérience des Chrétiens, à partir de la Renaissance, lors de leurs nombreux voyages de repérage et de colonisation tout autour du monde. On suppose bien souvent, et d’emblée, la sauvagerie comme une donnée criarde, offerte au regard et monopolisant à coup sûr l’attention de chaque voyageur. Dans les descriptions de ce type, qui ornent souvent les récits de genèse d’une discipline comme l’ethnologie, l’altérité n’est pas seulement visible, manifeste, il faut qu’elle soit, de plus, fascinante, éblouissante ou frappante. Sur les plages d’un monde qui m’est inconnu, mes yeux sont nécessairement tournés vers les différences d’autrui ; elles signalent son approche, caractérisent sa présence et enferment ces aspects au fond de mon regard quand ceux-ci se seront trouvés hors de ma vue. Or, à suivre la lettre des récits de voyage, ou les romans courtois de l’époque médiévale, la sauvagerie apparaît plutôt comme une forme complexe de spatialisation du proche et du lointain. Sans examiner toute de suite le cas des êtres humains, remarquons déjà que les bêtes reconnues comme sauvages sont l’objet d’un curieux balancement : d’un côté, elles sont chassées, c’est-à-dire exclues des lieux où leur présence constituerait une menace : pour les hommes ou pour leurs troupeaux – l’ours dans les Pyrénées en est aujourd’hui le cas manifeste ; de l’autre, on les poursuit jusque dans l’antre où elles se réfugient pour les piéger et les mettre à mort – et les faire disparaître ainsi de façon irréversible. On ne les met à distance, d’une certaine façon, que pour mieux parcourir l’espace que l’on a ouvert devant soi, tout en différant, plus ou moins longtemps, le moment où on le refermera, tel un piège. S’approchant ainsi, tout près, au mépris du danger – réel ou apparent –, on inverse alors le sens de la menace qui, d’expulsée loin de soi, devient proximité désirable et captivante. Il y a sans doute dans ce double mouvement de la chasse, mouvement à la fois d’approfondissement et d’inversion, un jeu qui est propre au pouvoir de prédation, à toutes les puissances cynégétiques.
Au cours du long Moyen Âge, les procédures d’excommunication menées par l’Église, les actes de bannissement décidés par les rois, jetaient au dehors des communautés aussi bien les hérétiques que les criminels, les remettant ainsi aux bêtes sauvages qui veillaient dans les bois et qui, elles, se tenaient déjà à l’écart. Ces formes d’exclusion, ô combien manifestes, se doublaient d’un certain nombre d’actes, de paroles et de gestes qui, soit veillaient à ce que le proscrit, le banni, ne puisse plus revenir : pour s’approcher des siens ou se venger pourquoi pas (on se fermait alors à lui en interdisant tout contact) ; soit permettaient, encourageaient même (par la diffamation publique, par la mise à prix de sa tête, par exemple) que l’on arme contre lui une chasse à l’homme qui devait conduire tôt ou tard à sa mort. L’exclusion, dans ce cas, n’était que le premier temps d’un rapprochement ultérieur, d’une nouvelle prise de contact, réalisée en d’autres lieux et dans une toute autre situation. Elle était en effet le préalable nécessaire d’un nouveau rapport dans lequel la communauté gagnait sur ceux qu’elle venait de perdre (entendue dans les deux sens du terme) un pouvoir invincible qu’elle ne possédait pas tant que l’individu rejeté était encore au milieu de ses membres. C’est bien dans cet espace du dehors que la sauvagerie, aussi bien que la folie, au Moyen Âge, se tenait. Mais c’est un espace, comme on le voit, que tout en feignant d’ouvrir hors de soi et sans espoir de retour, on laissait libre à chacun afin qu’il puisse le parcourir loin des regards de la communauté et éventuellement y rencontrer – à la vie à la mort – ceux qu’elle ne voulait plus voir. Dans cet espace de mystère ouvertement creusé dans les terres alentour, la sauvagerie était soit figurée par une horde de bêtes sauvages, sanguinaires et cruelles, chargées du même coup de faire disparaître les exclus (le fauve met une terme à leur errance tout en étant la fin annoncée de celle-ci), soit figurait peu à peu ces mêmes exclus, hommes assimilés aux bêtes, pour mieux en signaler le caractère dangereux et ainsi leur légitime et nécessaire mise à mort.
Les actes d’exclusion n’inaugurent donc pas les espaces sauvages, ils forcent au contraire ceux qu’ils mettent à l’écart à rejoindre ces lieux qui leur préexistent. La communauté qui exclut ouvre un passage étroit à certains de ses membres vers ces terres qu’elle redoute : elle écarte le danger en le remettant à sa place. Les réserves de chasse des rois mérovingiens, espaces de sauvagerie propres au haut Moyen Âge, montrent toute la complexité de la situation. Ouvertes autour de lieux, le plus souvent boisés, selon une procédure juridique que l’on nommait afforestation (d’où le nom de forêts qui ne contenaient donc pas toujours des bois mais aussi des landes, des marécages ou autres lieux non-cultivés plus ou moins impropres à l’habitation humaine), ces réserves étaient soustraites aux usages communs de l’espace rural. Mises, par décision royale, hors de l’exploitation du commun des hommes (le radical for indiquerait, selon les hypothèses les plus probables, ce caractère d’extériorité, de mise au dehors), elles pouvaient alors être mises au service d’une communauté religieuse souhaitant s’éloigner du monde profane, devenir l’espace exclusif du rite royal de la chasse, ou encore, situées auprès des palais princiers, servir de ressource alimentaire pour le roi et sa cour à l’occasion d’une résidence toujours provisoire. Ces domaines jouaient donc plusieurs rôles qui n’impliquaient pas, cependant, un éloignement conséquent de toute agglomération humaine. Le cas des ermitages qui semble contredire cette conclusion le montre mieux que tout autre : non seulement, certains monastères furent fondées pour contrôler l’érémitisme extrême de certains dévots (la forêt qui faisait office de désert mystique pour les chrétiens ne pouvait et ne devait pas devenir un véritable désert) finissant par reformer de véritables exploitations agricoles, mais les hommes de Dieu ainsi rassemblés se plaignaient aussi des incursions de toute sorte que menait tout un petit peuple vivant des ressources sylvestres. La séparation spatiale réalisée par l’afforestation distinguait bien certains lieux, en isolait un des autres, elle n’ouvrait pas pour autant de distance si étendue que le territoire en fût déchiré, ouvert de part et d’autre d’une béance infranchissable. La localisation des forêts le montre encore d’une autre manière. Événements avérés ou légendes locales, le choix se portait généralement sur des lieux qui comportaient certains dangers pour la population locale : soit qu’il y eut une bête féroce qui terrifiait les hommes et attaquait les troupeaux ; soit qu’une grotte, un bois dense, abritait le repaire d’une bande de brigands semant le trouble dans les environs. L’afforestation d’un site était donc un acte politique, une façon pour le roi de maîtriser, de juguler le danger issu de certains lieux. Aussi la forêt, en ces temps reculés, venait soit chasser les hommes ou les bêtes qui bravaient les lois du royaume (et qui trouvaient dans les bois les marges où se cacher, se protéger et subsister), soit les ceignait des prérogatives royales afin que ce dernier puisse mieux les poursuivre. Car bientôt sur le domaine qui était désormais le sien, le roi serait la seule, sinon la plus puissante, des bêtes féroces en liberté. Le seul animal dangereux de la forêt, le seul homme sauvage.
Les forêts qu’un certain romantisme a longtemps tenu à l’écart du monde pour mieux en exalter l’étrangeté, n’étaient pas coupées, géométriquement parlant, du reste des espaces humains. L’interdiction d’y pénétrer, même sévèrement puni, était l’objet de nombreuses infractions (c’est toute l’histoire du braconnage) ; leurs limites ne rompaient ni la continuité du territoire, ni même parfois celui du couvert végétal ; et les espaces qu’elles constituaient ne chassaient pas certains êtres sans en inclure d’autres pour qu’ils y soient à leur tour chassés. D’un côté, vis-à-vis des paysans, la coupure géographique, le nouveau tracé des lieux, était si impalpable, si incroyable en quelque sorte, qu’il était constamment franchi (avec imprudence comme dans les contes ou en toute malignité pour les coureurs de bois) rétablissant ainsi illégalement une continuité à peine marquée ; d’un autre, l’îlot que la forêt découpait au sein de territoires naguère fréquentés, que ce soit par les villageois ou les hommes en rupture de ban (ermites ou brigands), vidait de manière encore plus draconienne les perceptions communes qui y étaient attachées. Les légendes qui transportent et aiguisent les visions solitaires trouvèrent dans la forêt interdite une nouvelle source vive. Proches mais étrangers désormais au territoire familier, légitime et usuel ; repères géographiques connus et pourtant soustraits aux vues quotidiennes que les fréquentations collectives, régulières, permettaient d’en prendre, les bois des forêts étaient prêts pour accueillir et recueillir les nombreux êtres sylvestres qui peuplaient ces légendes.
Les forêts n’étaient pas des espaces mis à distance dans lesquels toutes les figures étrangères au monde médiéval seraient venus se réfugier ou se retirer, de gré ou de force : elles étaient cet espace dans lequel une puissante mémoire (de l’ailleurs, du lointain, d’autrefois) allait se constituer à l’abri du souverain, un espace situé au cœur du monde chrétien qui était à la fois le même et tout autre. Que le Même et l’Autre appartiennent à deux espaces séparés et distincts relève d’une toute autre histoire que celle de la sauvagerie.