Des mémoires se racontent et se publient encore, de nos jours, autour des guerres, génocides et autres épouvantables massacres qui déchirent les gens, déplacement les peuples et engloutissent et les populations. Pour honorer les dettes envers les morts, probablement, et pour contrer ceux qui attendent patiemment que la mémoire muette ne se froisse et vienne en activer de nouvelles : ressouvenances de futures vengeances. Mémoires qui d’un seul élan, d’un seul geste tendu, se contractent et se relâchent, rassemblent leurs souvenirs et en oublient. Mémoires qui ont sans doute pour objectif de marquer l’Histoire mais qui surtout, s’écrivant, deviennent ses objets. L’histoire, par son écriture, s’opposerait donc moins à la mémoire et ses impressions, comme on le dit parfois un peu trop rapidement, qu’à certaines de ses formes et de ses usages. Mais comment être sûr que sauvegarder la présence d’un passé avant qu’il ne passe et ne trépasse jusqu’à extinction de voix (et d’image) ne prépare pas mieux son retour plus qu’il ne nous en préserve ? Dans cette histoire que l’on retient, même rehaussée des honneurs, cette histoire qui voudrait non pas effacer mais soulager les mémoires de certains de leurs souvenirs – en confiant leur conservation à d’autres instances par exemple –, n’est-on pas en train d’aggraver les blessures du temps ? Car ce n’est pas tant le contenu des souvenirs qui fait mal que certains exercices de « mémoration ». Quand l’histoire s’imprime ailleurs que dans les corps familiers ; quand elle se raconte à d’autres occasions que les commémorations ; quand elle cherche à se substituer ces mémoires – du point de vue de la vérité des événements – la souffrance du corps se ressouvenant peut se doubler d’une perte, plus profonde encore. Toute mémoire est oubli, on le sait ; toute mémoire est remplie de lacunes, véritable passoire, surface criblée de trous, trame sur laquelle se tisse et s’effiloche les récits ; mais forcer les mémoires à céder leurs souvenirs à la seule Histoire : voilà qui promet de ne pas mettre fin mais plutôt d’allumer une guerre des mémoires.