Il y a l’émotion. Bien sûr, il y a l’émotion. Mais si vous avez beau tourner, et tourner, dans un petit périmètre qui s’étend loin, pourtant, mais passe encore et encore par les mêmes pistes, les mêmes ornières, creusées, augmentées chaque fois seulement de quelques foulées, de quelques pas, comment faire alors si rien ne vient, aucun émoi, rien ; comment faire si les lieux qui se présentent, les traces qui y sont disposées – celle d’un être qui s’en est momentanément retiré –, les images aussi qui s’y étalent et les chemins qui s’enfuient à partir de là, ne nous font même pas insister plus de quelques minutes auprès de cette absence numérisée, auprès de ce trou qu’il, ou elle, a aménagé vers un terrier, une grotte, une cave, un réduit dont la seule entrée, ouverte et cryptée, est un nom de domaine ?
Je n’ai pas de réponse à des choses comme ça. Alors je ne m’ouvre à personne, je ne fais de place à aucun. J’avance et j’avance et, le long du chemin, je me disperse aussi bien. Au près au loin, à tort à travers. On passe ainsi par de drôles de paysages, des dizaines de carnets de voyages dont la présence et la visibilité s’est développée ces dernières années. On croise des voyageurs aussi, tel Mahigan Lepage qui reporte et transporte entre les mailles souples de la toile les mêmes fils que le papier avait sans doute trop serrés. On glisse, on rampe, on s’affale. Puis, fatigué, dépité, on contemple le ciel, adossé à un large rocher. Les arêtes aiguës de la pierre ne font rien pour vous soulager. Les jambes sont lourdes et la tête moins que vidée. Mais dans un petit coin du ciel, tout illuminé d’étoiles – des étoiles dont on aurait bien du mal à dire lesquelles sont vivantes et lesquelles sont mortes –, une constellation évidente se profile, une petit miracle de vision. On voit se dessiner l’emblème du voyage, du moins ce navire qui fut longtemps, comme Michel Foucault le disait si bien, la plus grande réserve d’imaginaire du monde occidental. Nous voici tournés vers le CRLV, le centre de recherche sur la littérature de voyages.
Que peut-on y voir ?
On y trouve une bibliothèque, qui ne propose malheureusement pas de textes en ligne, mais qui inventorie un certain nombre de récits répartis selon leur genre et leur aire géographique ; un extrait également qui décrit succinctement l’intention de l’auteur qui a décidé de retracer ainsi son voyage. On trouve aussi une série de photos, dans le registre Images Viatiques, a priori tirées, pour la plupart, de missions françaises menées en Chine (dont les photos visibles sur cette page sont issues).
On y trouve aussi pour lire et relire d’un nouvel œil les quantités de récits de voyage qui s’accumulent depuis des siècles dans nos armoires et nos mémoires, une nouvelle revue Viatica, « première revue française (en ligne et en accès libre) entièrement dédiée à la littérature des voyages », et qui « se donne pour but de rendre compte de l’ensemble des tendances de ce nouveau terrain de la critique littéraire ». Le premier numéro, celui de mai, est sur le corps, quoi de mieux ?
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle européen, les philosophes et les navigateurs se disputèrent le titre de véritable voyageur. Certains, comme Rousseau, moquaient les observations qu’ils pouvaient faire de par le monde comme s’ils n’avaient jamais quitté les environs de leur village ; d’autres, comme Bougainville, répliquaient en parlant de ses philosophes en chambre qui ne quittaient pas leur bibliothèque et qui, sans connaître les dures épreuves du voyage, semblaient pourtant vouloir parler du bout du monde par expérience. D’île en île ou de livre en livre, comment voyage-t-on le mieux ? Il y a, je crois, dans la pratique, dans les pratiques du récit de voyage, des relations plus fines entre la pensée et la pérégrination que ne le laisse penser cette grossière bataille.
Quant à moi, les bibliothèques ont toujours été beaucoup plus qu’une aire de mouvement, même sur place, beaucoup plus même qu’un espace de voyage, de ceux qui vous mène toujours quelque part : plutôt un aller vers le non-lieu de la mort. Au fil du temps, les bibliothèques me sont devenues, pour paraphraser Starobinski, une « prison où l’on erre, une réclusion vagabonde », un labyrinthe qui vous transporte autant qu’il vous enferme. Mais ça c’est une autre histoire. Laissons donc ça pour le mois prochain.