Il y eut un moment où l’Europe bruissait tant de cris de révolution qu’on ne s’entendait plus. Certains tentèrent d’y mettre bon ordre en inventant une dialectique et en lui trouvant des lois. Je me rappelle n’y avoir pas compris grand chose de plus que le désir enthousiaste et grave d’un grand théâtre. Les prétendues lois de la dialectique ressemblaient fort à des principes dramatiques censés montrer comment se déroule l’Histoire ainsi que la manière d’en écrire les pièces les plus terribles mais les plus heureuses.
Étrangement, le cri de la catastrophe qui résonne si fort aujourd’hui, s’y entendait déjà. Dans les appels que l’on lançait à la Révolution, mi menaces, mi alertes, la catastrophe en son sens grec, un théâtral retournement de situation, en était déjà une péripétie fondamentale. Rien ne faisait Histoire et ne pouvait se dire d’elle sans passer par un renversement. Je me souviens de ce journaliste allemand du nom de Marx chroniquant les de plus en plus proches affaires américaines. J’avais gardé quelques-uns de ses papiers du New York Tribune. Tiens, celui-là : « un observateur attentif de l’histoire ne pouvait pas ne pas remarquer que chaque nouvelle avancée de la puissance esclavagiste était un pas de plus vers sa défaite finale », ou celui-ci : « on constata, à des signes indéniables, que le combat de forces opposées devenant si intense que le rapport de forces devait bientôt se renverser » et celui-là aussi « En dehors de ces phénomènes politiques, il y a un fait manifeste d’ordre statistique et économique qui montre que l’usurpation de l’Union fédérale, au profit des esclavagistes, avait atteint le point où ils devaient reculer de gré ou de force. » Défaite, renversement, point de non-retour, dans le cours tortueux des événements, ce Marx qui s’appelait en fait Engels voyait toujours le moment où une nécessité était atteinte ou approchée : le passage obligé de la catastrophe, moment fatidique où la situation allait se renverser. Quelqu’un qui, comme ce Marx ou ce Engels, guettait l’arrivée des révolutions comme on attend l’arrivée d’un train (toujours en avance ou en retard), gardait toujours un œil sur ce moment d’avant la fin, celui qui en prépare l’issue, qui donne le temps de l’action. Si une sorte de destin habitait toujours l’histoire, l’avance donnée par cette vigilance permettait de peser sur les événements. La Catastrophe y avait son rôle, elle était le signe avant-coureur de la Révolution, le tournant qu’il fallait attendre et saisir pour voir la fin se réaliser. Au milieu des circonvolutions de l’Histoire, le Révolutionnaire ne perdait jamais de vue le temps d’avant la fin du temps. La Catastrophe, aujourd’hui, est devenue le début, le milieu et la fin de notre temps. Et si certains l’appellent encore, y voyant probablement les signes d’une Révolution, la plupart de ceux qui la regardent en face – montrant qu’elle est déjà là ou encore à venir – n’y voient plus plus la cause, la chance, ni même le signe d’un tel événement. Hormis dans les pays arabes qui ont relancé les dés et couru les risques de la Révolution, une alerte a pris le pas sur l’autre. Si l’on veut que la catastrophe ne soit pas le seul orient de notre temps, il va nous falloir imaginer, mettre en avant, d’aussi puissants bouleversements.
Ce que j’écris et comment je l’écris donne à mon sujet une précision formelle : si habituellement une personne est faite de mystère et de clarté, il faut se rendre à l’évidence, on dirait plutôt que je rayonne d’obscurité. Plus je pense éclaircir les choses et plus je les opacifie. Je suis comme la couleur, j’assombris ce que je touche, je recouvre le monde qui m’entoure d’une ombre dont je ne vois même pas le soleil. Je vis d’une existence sublunaire.
Maintenant que l’histoire de notre espèce, et même de notre genre, a été encore une fois réécrite – cela dit pour ceux qui clament, pauvres d’esprit, que l’histoire se rédige une fois pour toutes – admettre qu’une séquence évolutive mènerait, directement ou pas, des « lois » biologiques aux règles socio-culturelles est de plus en plus difficile. Que l’on conçoive cette suite comme un simple transfert (les valeurs guerrières comme transposition sociale de pulsions masculines) ou comme une superposition déformante (les coutumes culinaires comme stylisations de besoins et de ressources alimentaires) ou même comme transformation (à la supposée promiscuité sexuelle primitive la loi de prohibition de l’inceste), nous avons affaire désormais, là où hier encore on s’imaginait trouver nos racines, à une culture pour deux espèces d’hominidés. De ce que les paléontologues peuvent à présent exhumer de la terre, il ressort en effet que Cro-Magnon et Neandertal partageaient la même culture, une seule et même technologie dite moustérienne (abris, outillages, inhumations, etc.).
Plongée dans l’imaginaire actif des Anglais et des Français lors de leurs rencontres avec Tahitiens et Samoans au XVIIIe siècle, immersion proposée en sept séances autour d’une figure particulière de femme sauvage. Plus particulièrement, retour sur l’un des événements marquants de l’expédition de Lapérouse, l’épisode guerrier et meurtrier de la baie de Maouna, survenu le 11 décembre 1787, moment à partir duquel le regard enchanté des Européens sur les polynésiens, et les femmes en particulier, a radicalement changé. Tentative collective pour saisir la structure de ce changement et la façon dont féminité et sauvagerie s’agençaient au regard des Européens.
Il n’est pas rare de voir des populations entières d’êtres humains prendre la liberté ou éprouver la nécessité de confier la conduite de leurs affaires à des sages, des esprits, des astres, à leurs rêves, la providence d’un dieu ou leur nature première. À la Renaissance, les Européens ont fait un pari tout différent. Ils ont fait appel aux Politiques : des sensibilités, des façons d’agir, des institutions, portées par des hommes et quelques femmes se consacrant spécifiquement, ouvertement ou non, aux affaires humaines sous un angle, du moins à l’origine, un peu particulier : essentiellement militaire et financier. Guerre et Trésor, voilà ce qui pendant longtemps semblât suffire aux Européens pour régler leurs problèmes. La liberté et nécessité d’action des politiques en était justifiée. Et cela dure encore. Mais combien de temps va-t-on encore croire qu’il suffit de s’en remettre à eux pour faire face à ce qui monte, à ce qui tombe, à ce qui vient droit sur nous ?
— Tu veux dire que c’est à nous de faire face ? que bien des problèmes relèvent de notre responsabilité individuelle ? que c’est à nous, citoyens, qu’il revient de se retrousser les manches et non à ceux, du moins en premier lieu, qui peuplent les assemblées et président les bureaux ?
— Mais tu m’as écouté ? Je te dis qu’il faut aller jusqu’à questionner la nature politique du problème pour pouvoir le poser dans toute son étendue. Que rêver d’une politique mondiale ne mène pas encore assez loin. Et que je sache, ton titre de citoyen et les honneurs (mais les maigres pouvoirs) que tu sembles retirer d’avance de ta responsabilité individuelle sont une institution politique au même titre que le plus insignifiant des cabinets ministériels…
— Mais comment tu veux aborder nos problèmes autrement que politiquement ?
— C’est vrai que beaucoup préparent une réponse théologique à l’effondrement en cours. Et pas les plus religieux que l’on pense. Mais ce n’est pas une raison pour ne pas clairement fixer les limites des réponses que l’on donne aux épreuves qu’on rencontre. Citoyens et États, Nature sacrée et sagesse des Primitifs, forment deux réponses distinctes, parfois adverses, parfois alliées. Montrer clairement dans quelles limites, domaines ou périmètres, elles agissent (sans préjuger de la qualité de leurs effets), est une manière de mettre à nu les lieux et les temps où l’on peut poser les problèmes autrement.
— Mais qu’est-ce que tu racontes encore ? Ça sonne toujours aussi fumeux, même inquiétant. Tu as au moins un exemple ?
— Je crois que c’est dans la sauvagerie, extérieure à toute cité (même si elle s’est souvent retrouvée enfermée dedans) et dangereuse à toute vénération (même s’il y en a toujours qui tendent la main) que je zone depuis longtemps. Car on en est là, aujourd’hui, à l’heure des portes fermées de clim’ de magasins et des aides à la pompe, à ne plus pouvoir se contenter de chercher des réponses mais à devoir, au contraire, commencer à chercher les problèmes.
La célèbre formule d’Horace est soudain renversée à la Renaissance. La Peinture se voit non seulement haussée au niveau de la poésie – d’où le fait que la Poétique, ou système des arts, se nomme dorénavant Poétique et non pas Esthétique – mais également mise en communication avec la poésie par un système d’analogies, autorisant tout à la fois différence et hiérarchie. De La poésie est comme la peinture qui dénote une ressemblance occasionnelle dans les traités de poétique de l’Antiquité, on passe à une analogie dans laquelle la peinture affirme sa primauté. Ce n’est plus une communauté des arts mais la substitution d’un art à l’autre dans la position de l’art supérieur. Néanmoins cette doctrine constituée, à laquelle peu d’œuvres ont répondu réellement, a été contrebalancée par l’action de poèmes faisant parler l’un et l’autre arts réconciliés par l’Amour. Parfaite idylle dans laquelle, chacun parlant après l’autre, on pouvait néanmoins entendre la peinture parler, mais un ton plus bas que celui que lui autorisait la doctrine.
Dans son ouvrage rare sur les livres d’artiste, Peinture et poésie. Le dialogue par le livre (1874-2000), le bibliothécaire et poète, Yves Peyré, parle également d’amour, même d’étreinte, et voit dans le livre leur lieu de rencontre. Mais avec, comme à l’Âge classique, un déséquilibre certain. Car dans le dialogue nourri d’égalité qu’imagine Peyré, c’est malgré tout sur le terrain de la poésie-texte que la rencontre s’effectue, celle-ci cédant habituellement une page au trait et à la couleur tout en conservant ses aises et affinités avec la feuille du livre.
Si à l’époque classique on avait concédé à la peinture la capacité de dire quelque chose, sans avoir l’air de le faire et surtout sans le dire – fondant ainsi la nécessité de toute iconologie –, celle-ci désormais mise en regard des poèmes, ou même mêlée à eux, se jouant elle aussi de lettres-graphismes – balbutiement du trait entre écriture et dessin –, semble au contraire devenue muette. Moins un mutisme peut-être, une douloureuse retenue des mots que la joie d’être elle aussi occupée à ce qu’elle sait très bien faire. Entendre et voir et pas seulement faire voir. Sans doute est-ce pour cela que dans ce silence contemplatif entre poésie et peinture, depuis au moins Mallarmé et Manet, Peyré voit beaucoup d’amour. Et d’autant plus que leur intimité, leur proximité se fait à partir d’une extrême hétérogénéité de départ. L’approche amoureuse comme aventure du voyage. Ainsi, avec Baudelaire, puis Apollinaire, Reverdy et tant d’autres, la peinture est non seulement devenue un objet poétique mais une source, également, de langages. Langages littéraires. Langages qui ne cesseront de s’inventer, de s’exercer, de se relancer depuis, avec et contre la peinture.
D’où cette question terrible pour nous (car je suis loin d’être seul dans cette drôle d’affaire même si je ne sais rien, ou si peu, de ceux à qui ces phrases parlent): qu’est-ce qu’une rencontre réussie entre texte et image ? Suffit-il qu’il y ait coexistence, proximité, coïncidence, même quelques minutes, entre les deux ? Un contact suffit, même sans aucune reconnaissance, sans même que chacun sache qui se tient à ses côtés, derrière ou même devant soi ? Et la violence que peut occasionner ce rapport ? Une certaine violence de l’image est-elle essentielle au texte et inversement ? Doit-on faire appel aux images pour couper les textes, les sectionner, les raboter, les effilocher, les rendre incisifs ? La critique des textes ainsi accomplie par les images vaut-elle un mauvais éditeur ?
En tout cas, ce n’est pas sur cette page que sera résolu le problème.
Il y a des livres qui font qu’une fois ouverts, on ne les quitte plus des yeux. Et il faudra attendre de les avoir finis pour qu’ils nous rouvrent à nouveau la grande porte du monde. Il y en a d’autres, aussi épais la plupart du temps, qui font que, les lisant, on ne cesse pas d’arrêter de les lire, de les refermer, de lever la tête un temps, pour contempler le monde. Le monde horizontal, Rien pour demain, L’ordre des choses, les trois livres de Bruno Remaury publiés ces dernières années chez Corti, appartiennent pour nous à la seconde catégorie. Ils font même parfois plus que cela, tant ils nous poussent soudain, nous pressent d’un coup, à prendre le premier crayon à portée pour réécrire à la va-vite ce qu’on vient de lire – espérant ainsi, même gratté (donc mis à distance sur un bout de papier) ne pas l’oublier. C’est ainsi que, remettant de l’ordre dans ses papiers, on tombe sur ce genre de textes oublié entre deux feuillets :
« Les Grecs avaient deux principales personnifications du temps. Chronos, le vieillard à la main infinie, était le visage des cycles et des décomptes, des commencements et des effondrements, du lent égrènement du monde. À côté de lui se tenait Aiôn, sous les traits d’un homme accompli, avec autour de lui la grande roue du zodiaque et la rotation infinie des astres, l’éternité et la continuité des choses. Chronos incarnait la mesure du temps, Aiôn sa démesure. Puis à ces deux visages s’en adjoignait un troisième, Kairos, personnification de l’instant, du moment suprême, de l’opportunité et, ainsi, visage même de l’événement, de ce qui advient sans prévenir et qu’il faut savoir saisir quand il se présente. Mais aussi de ce qui ne se représente pas deux fois et que l’on peut passer sa vie à attendre si l’on ne sait pas s’y prendre. Et on ne s’étonnera pas que Kairos soit représenté comme un tout jeune homme, presqu’un enfant, qui vole en tous sens comme Peter Pan et porte sur le front une petite mèche entortillée qui permet de l’attester quand il passe à notre portée. Kairos, instant foudroyant, événement, opportunité. Et encore : amnésie, absence, oubli. Mais aussi : plaisir, jouissance, volupté. »
Une fois qu’on a pris le temps de relire ce texte, qu’on essaie de se rappeler pourquoi on l’avait si impérieusement reporté, qu’on n’s’en rappelle pas vraiment, on se prend à rêver. De même que Bruno voit dans Peter Pan une nouvelle figure du temps, une nouvelle condensation, au visage humain, de ses différentes expériences, il faudrait, pour nous, pour tous ceux et celles qui brûlent de rencontrer le temps en personne, dessiner aussi, et au plus simple repérer, dans le roman, le cinéma, la photographie ou dans la rue, de nouvelles figurations des temps. À force de laisser traîner ses yeux et vagabonder ses oreilles – ce qui est d’une certaine façon la dernière forme de promenade que ma pauvre vie d’intello m’accorde encore, celle des sens à défaut des jambes – on se rendrait compte, peut-être, d’une chose : le temps se montre plus généreusement, plus facilement, sous forme plurielle que sous forme unitaire. C’est con à dire mais il y a des temps. Et rien ne garantit, un moment donné, qu’une figure majeure, monstrueuse ou majestueuse, advienne et fonde dans un seul visage les différents profils sous lesquels habituellement il se donne. Bruno dit très bien que ce sont sous trois visages distincts que l’épreuve du temps, aux Grecs, se donnait. Il y a du temps et non un temps, du temps qui s’accorde immédiatement à plusieurs figures, sans que l’on puisse dire, pour autant, qu’elles seront toujours trois et visage humain. Mais le plus étonnant dans ces rêveries un peu obscures, un peu vaines probablement – on trouve le plaisir de vivre où l’on peut – c’est le déplacement imperceptible qui s’accomplit en relisant ce texte. Les trois temps qui nous familiers et qui sont, pourtant ici, splendidement absents, ce sont le présent, le passé et l’avenir. Que sont alors, face à ces dimensions apparemment universelles et incontournables du temps, les figures qui concentrent en elles des aspects comme la durée, la rupture, le commencement, la lenteur, l’attente, l’occasion, la mesure ? Des qualités de temps ? Des ordres, des formes ? Il n’y a peut-être pas de sens à répondre comme ça, un peu hasard de ses préférences verbales. Ce qu’il faudrait, c’est prendre des figures et examiner lesquelles (s’il y en a) dégagent et montrent du temps. Peut-être pas un temps à l’état pur, visage détourné des autres, mais au moins du temps tel qu’on l’éprouve aujourd’hui comme hier et encore comme demain. La première image qui me vient est toute simple, quoiqu’impossible à vivre et à dire en même temps, c’est celle de l’embryon. Quel temps figure ce qui n’a peut-être pas encore de visage et qui rapporte en soi et plus loin que soi présent, passé et futur ?
Ce n’est pas du tout que les gens ne savent pas ce qu’ils font, c’est qu’ils font apparaître, quand on s’entretient avec eux ou quand on les regarde aux prises avec d’autres personnes, et qu’ils soient entourés de machines ou en compagnie d’autres êtres vivants, toute une gamme de phénomènes habituellement invisibles sur eux. Ils rayonnent. Et d’une lumière si diffuse qu’ils ne voient pas bien quel jour elle répand, en eux, autour d’eux. Aussi, on peut bien affirmer – comme le font certains sociologues – que les faits qu’on rassemble, qu’on présente sous un jour nouveau ou qu’on examine d’un regard plus suivi, sont déjà connus des personnes auprès de qui on enquête, la différence ne tenant qu’au sens qu’on leur donne : la sociologie que l’obtiendra ne s’écartera pas, ou très peu, du sens commun. Connaissance minimale. On peut aussi affirmer que les éléments d’information qu’on dévoile, ou qu’on met en évidence, ne sont pas connus des individus qu’on interroge, ni compris, même perçus des sujets qu’on observe : ceux-ci leurs demeurent inconscients. La sociologie qui en sortira fera alors profession de rupture vis-à-vis de l’expérience ordinaire de la vie sociale. Dans les deux cas, c’est toujours un sujet défini par l’obligation d’avoir conscience de soi que l’on suppose être le vis-à-vis du sociologue.
Or, si la sociologie désire faire acte de science, il est absurde d’exiger des personnes auprès de qui on enquête qu’elles connaissent, quel qu’en soit le mode, sur celui de l’a-peu-près, de la conscience vague ou de l’habitus, le sens et surtout l’existence de phénomènes capables d’éclairer la structure des rapports sociaux, la nature du système social ou les systèmes d’interactions. Demande-t-on à une anémone de connaître la structure du patrimoine génétique dont elle est porteuse ? Et comment même pourrait-elle en avoir l’expérience puisque cette couche de phénomènes isolée depuis moins d’un siècle par la biologie se confond avec son existence même ? Si la sociologie veut affirmer sa scientificité, elle doit accepter que les phénomènes qui se font jour pour elles « dans » les conduites humaines sont radicalement inconnus des sujets qui, volontairement ou involontairement peu importe, les font apparaître dans leurs faits et gestes les plus anodins.
Sociologue et sujet social vivent bien dans le même monde, voient des réalités sociales similaires – car il existe un secteur social institutionnalisé depuis deux siècles, car il existe une sociabilité à laquelle les gens sont attentifs, car il existe des tribunaux qui jugent au nom de la société – mais les lumières que le premier perçoit sur la conduite du second doivent être si radicalement étrangères à ce dernier qu’il lui sera impossible, sans recourir aux conditions d’expérience sociologique, de les connaître, et même a fortiori de les reconnaître comme tels. De la société vaguement désignée comme champ d’expérience du sociologue, les sujets sociaux ne peuvent avoir ni la compréhension, ni la perception. Et c’est justement cette familiarité, le fait qu’ils vivent en société, qu’ils en sont traversés de part en part, que la pluralité humaine est leur premier environnement, qui explique qu’ils ne transforment pas spontanément cette dimension de leur existence en expérience concrète, qu’ils ne l’individualisent pas. Il n’y a que par accident que certains groupes humains – des groupes comprenant d’1 à n « personnes » – se découvrent, brutalement ou lentement, sujets sociaux. Et de cette expérience – « ma conduite est d’abord et avant tout régie par des rapports aux autres spécifiques avant de l’être par moi » – qui demeure fondamentalement un événement (plus ou moins probable suivant les formes sociales et d’autres conditions), on est encore loin d’en faire une connaissance. Il y a bien, hors de la sociologie, une expérience possible du fait social – bien qu’il ne soit pas sûr que la façon dont on se découvre comme sujet social amène à considérer cette rencontre comme un accomplissement ou même comme une situation stable et durable – mais celle-ci demeure rare, hasardeuse, sans promesse aucune de la voir se diriger sur la voie d’une science. On peut même affirmer, s’exposant au plus lourdes erreurs, que si certains individus, s’étant découverts comme sujets sociaux, ont trouvé dans cette expérience un quelconque sens de vérité, ce sera plutôt dans la littérature qu’ils auront essayé de l’exprimer ou d’en témoigner. La science, faut-il le rappeler, et cela est au cœur même de la situation épistémologique des sciences sociales, n’a pas le monopole de la vérité. En tant que chercheurs, et nous le voyons encore plus aujourd’hui dans nos rapprochements justifiés et productifs avec la littérature, nous sommes souvent plus enclins à devenir de simples savants ou même des écrivains que d’abscons scientifiques.
Qui voudrait connaître le mode de reproduction des abeilles ne se contenterait pas d’ouvrir un dictionnaire à la lettre R(eproduction) puis à la lettre A(beilles), pour essayer de savoir de quoi il retourne en la matière. Et c’est pourtant ce que l’on fait assez fréquemment pour ces phénomènes qu’on appellera sociaux, historiques ou culturels. On agit comme si la connaissance en était donnée toute prête dans notre vocabulaire. Trésor détenu, à l’abri, bien tapi, sous la langue de tout le monde. Le dictionnaire n’est pourtant que la mémoire instituée de l’usage des termes. Il ne peut nous donner que le sens le plus utilisé, usé, usité, des mots que nous employons sur le moment. On n’en apprendra donc que peu sur l’expérience passée et présente du sauvage en demandant à la courte mémoire actualisée de la langue de nous donner une réponse. Et la méprise est au plus haut quand, quittant le terrain soi disant gelé ou figé de l’analyse « conceptuelle » pour se diriger vers la finesse et les nuances de la parole subjective, on pense alors accéder à la plus riche expression du sensible – là où, en pratique, on ne fait que recenser (même pas de façon exhaustive et comment le pourrait-on ?), les significations listées dans le plus ordinaire des dictionnaires.
Si l’on voulait seulement savoir ce qui est en jeu dans le fait de parler de sauvagerie, ou, plus radicalement encore, de parler en tant que sauvage, il faudrait alors sortir du seul cadre sémantique et lexical pour se diriger vers un examen plus pragmatique des énoncés qui lui sont liés. Avec un corpus étendu à ses usages politiques, moraux, esthétiques et scientifiques et une attention soutenue à l’exercice même du langage, qu’il soit verbal ou gestuel, on serait alors en mesure de comprendre dans quelles conditions, avec quels effets, dans quels buts et par qui, depuis des siècles et des siècles, le long de multiples traverses, un certain langage continue à faire signe de sauvagerie.
On ne construirait pas ainsi une conception du sauvage à part des autres, isolée au loin des autres significations ou les surplombant, mais un terrain d’enquête indéfini évitant aussi bien le piège de la définition exclusive – en recherchant plutôt le maximum de compréhension – que l’écueil de la délimitation d’un domaine homogène – acceptant de se laisser surprendre d’invraisemblables et permanentes extensions. Exil dans le no man’s land, errance dans les outre-mondes.
Exploration, à partir d’une série de photographies, du déroulement d’une émeute qui a eu lieu lors d’un concert donné par les Rolling Stones à Zurich le 14 avril 1967. L’idée est de se confronter à des images à la fois spectaculaires et confuses pour essayer de dégager les relations qui peuvent exister entre musique, politique et émotions. Partager ce que l’on voit en s’appuyant aussi bien sur ses expériences personnelles que sur des textes au contenu potentiellement transposable dans les images. S’inventer peu à peu, à force d’insistance, un nouveau regard. Jouer les araignées, se faire pousser avec les autres des dizaines d’yeux.
Dans un livre publié en 2003, intitulé La République Coloniale, co-signé par la politiste F. Vergès et deux historiens P. Blanchard et N. Bancel, on apprend que les populations dont les territoires avaient été conquis et colonisés par la République française étaient soumises à un régime d’exception qui les privait, c’est le moins que l’on puisse dire, des droits et statuts de la plupart des habitants de la métropole. La géographie de la France était parcourue d’une ligne sinueuse, même accidentée, le long de laquelle se répartissaient des ordres politiques distincts.
Ce régime d’exception n’était pas fondé sur un danger menaçant le salut du peuple, comme cela pouvait être le cas dans la République romaine dont la France se veut toujours l’héritière, situation qui permettait à l’assemblée qui gouvernait de désigner provisoirement un dictateur pour qu’il puisse, tous les pouvoirs en mains, écarter la menace. S’il existait des peuples menacés en lien avec l’État français, c’était bien sûr, malgré des années de luttes acharnées et souvent oubliées, ces populations que ses manœuvres militaires avaient privées des terres qu’elles peuplaient comme elles l’entendaient, sous le joug d’un autre ou sous leur propre loi.
Mais ce régime ne s’appuyait pas non plus sur une situation d’urgence mais au contraire sur une difficulté, un problème, dont la résolution, le contournement ne paraissait possible qu’au terme d’un long processus au cours indéfini. Cette difficulté, c’était la différence, disons ethno-raciale, que le colon percevait d’un regard, mais au bout de son nez, chez le colonisé ; différence qui, dans le meilleur cas, devait disparaître une fois que ces peuples sauvages auraient fini de se métamorphoser en bons et vrais français ou, autre possibilité, une fois ces barbares, aidés et guidés par la France, en capacité d’ériger une civilisation propre qui deviendrait alors plus ou moins égale en dignité à celle de la mère patrie. Le régime d’exception que connaissaient les colonisés était ainsi inscrit dans le temps long de l’assimilation ou celui de la coexistence comme on disait alors.
Or, depuis une vingtaine d’années, peut-être une trentaine, on assiste à un phénomène nouveau dans les pays occidentaux, France, Grande-Bretagne et États-Unis en tête, le recours de plus en plus fréquent des gouvernements à des mesures d’exception. Le phénomène est maintenant assez documenté, on en connaît les raisons, du moins les menaces visés par ces pratiques : c’est le terrorisme avec le Patriot Act aux États-Unis ou le Plan Vigipirate en France ; c’est la contestation sociale avec la répression en France au moment des luttes contre la Loi Travail ou au moment des Gilets Jaunes ; c’est, bien sûr, la gestion de la situation de pandémie actuelle qui multiplie et empile les dispositions d’exception. Alors, devant ces deux phénomènes, d’époques apparemment différentes, je me demande s’il existe un lien. Pas véritablement pour dire que l’histoire se répète ou qu’elle se prolonge souterrainement, l’État d’exception a bien d’autres ascendances qui font qu’il serait faux de n’y voir qu’une résurgence de la République coloniale. Il n’empêche, ce rapprochement fait penser et impose ses questions : est-ce que nous n’avons pas à craindre, aujourd’hui ou demain, la venue, le reflux, l’extension, de ce qui existait dans les colonies, à savoir une République sans démocratie ?
On s’interroge souvent sur les origines du capitalisme. Et on s’étonne de voir combien il peut être perçu à la fois comme très ancien (n’en trouve-t-on pas des formes en Chine, dans le monde Grec, etc.) et à la fois extrêmement récent à l’échelle de l’histoire de l’humanité. C’est que l’on confond souvent une certaine forme d’acquisition de richesses, permise par exemple par des institutions comme la Bourse ou des techniques comme les lettres de change (pratique qui n’est pas pour autant nécessairement liée à l’argent tant qu’elle trouve un moyen de s’imposer vis-à-vis de toute autre fin) et les systèmes économiques au sein desquelles cette pratique s’est subordonnée certains secteurs de production, de consommation, decirculation, de répartition, etc. Il ne faut jamais oublier que dans une société donnée à un moment donné, l’ensemble des interactions économiques, même transitant par l’argent, ne sont pas forcément, ni intégralement, dominées par le capitalisme. Ce qui m’amène à formuler une pensée toute simple à propos du régime de consommation dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui et que certains sociologues, en mal de mots, appelle Hyper-consommation. De la même manière que le capitalisme s’est étendu dans les sociétés européennes en s’emparant d’abord de certaines formes de commerce de loin (comme celui des épices, des esclaves, des fourrures, du sucre, du blé, etc.), puis de certaines productions (comme celle de l’énergie, des matériaux comme l’acier ou la laine), ne pourrait-on pas dire qu’il s’est aussi étendu, mais plus lentement, du moins sur un autre rythme, aux pratiques de consommation ? La vitrine derrière laquelle scintille un amoncellement d’objets, moins image du luxe que de la profusion, de l’abondance, cette vitrine dont parlait Marx ou Benjamin dans ses flâneries parisiennes, est-elle un dispositif capitaliste ? Est-elle ce premier écran, cette première image de la marchandise dans laquelle le potentiel acheteur peut se refléter et déjà, au moins par les yeux, commencer à la consommer ? La technique fordiste consistant à diminuer les coûts de production de certains biens de façon à ce que les producteurs eux-mêmes puissent en être les premiers consommateurs (sorte de circuit vertueux, d’échange endo-productif, de l’automobile ou du réfrigérateur, de tous ces biens d’équipement de la maison) est sans doute de nature capitaliste dans la mesure où production et consommation s’ajustent dans un même système. Et les techniques de vente (catalogues, représentants, publicités) aussi étaient, selon toute apparence, de nature capitaliste. Et si le régime de consommation que nous connaissons aujourd’hui, depuis les années 40 aux États-Unis, plus tard en Europe, outre qu’il est lié à une forme de production qui n’équipe plus seulement les ménages, ni l’industrie, mais le consommateur lui-même dans une individualité qu’il redéfinit ; si cette consommation n’avait pas tout simplement franchi un cap en devenant intégralement capitaliste et ne plus rien devoir aux anciennes pratiques artisanales des petits commerçants (la petite vitrine reprise ensuite à grands frais par les grands magasins) ou aux préoccupations encore très utilitaires des décennies précédentes – cette utilité que les acheteurs supposaient par exemple à un aspirateur électrique (pour passer un coup de balai chez eux), à un disque gravé (pour entendre de la musique) et que la science économique formalisait au même moment dans son langage mathématique. Sans imaginer que la pratique du détaillant ou que la consommation utile (pensez à la marque !), sans parler de la plus ancienne, la consommation ostentatoire à but de prestige, aient disparu, on peut se demander si ce qu’on appelle l’hyper-consommation ou société de consommation n’est pas l’intégration dans un nouveau système, mais cette fois à dominante capitaliste, de la consommation elle-même. Alors, est-ce que depuis des années, sans le savoir, alors que nous fustigeons le développement de la publicité, la propagation des marques et l’explosion des nouveaux produits, on n’aurait pas confondu les formes de commerce et les pratiques de consommation ? Que c’est désormais notre rapport au produit (et bien sûr en lien avec toutes les techniques grâce auxquelles il arrive dans nos mains) qui s’est radicalement modifié ? En écoutant de la musique en streaming ou en portant un équipement de jogging spécifiquement dédié à la course, ne serions-nous pas devenus des consommateurs capitalistes ? Et qu’est-ce que cela pourrait signifier de savoir ça, pour aujourd’hui et pour demain ?
Reprenons et avançons par le torrentueux sentier que la montagne ouvre et referme à celui qui se met en quête de quelques bribes de savoir.
Savoir de presque rien, comme souvent, trois ou quatre repères, pas plus. Juste histoire de ne pas se perdre, pour toujours, dans le dédale des manifestations de la sublimité.
Poursuite
Du sublime il en est question dans le très beau texte « À quoi tient la beauté des montagnes ? », du peintre, alpiniste et géographe Franz Schrader, publié en 2010 par la maison d’édition Isolato. Prononcée en 1897, devant le club alpin de Paris, presqu’un siècle après la rencontre de Frankenstein et du mont Blanc, cette conférence offre encore aujourd’hui un tableau extrêmement clair des différents aspects esthétiques de la montagne. Sous quatre points de vue exactement : celui de la plaine ou de la vallée où « ce qui apparaît d’abord de loin, c’est la découpure d’un monde surnaturel, vers lequel nous tendons comme vers toute chose impossible à atteindre » (p. 12) ; une vue prise de « la montagne proche, immédiate » où opère « le charme étrange du contact avec son rude épiderme de rocher, avec la fatigue, la souffrance, peut-être les privations ou le danger » (p.18) ; la vue du sommet, ouvrant le panorama sublime proprement dit, lieu où la « sculpture géante de ces monts, qu’on si longtemps admirés de loin dans le bleu du ciel, apparaît de près, nette, brutale, sublime » (p. 23) ; et une vue, prise en haute montagne également, mais « à mi-hauteur de la zone neigeuse », parce que « la découpure des monts est plus fière sur le ciel quand on est encore un peu au-dessous des sommets suprêmes. » (p. 27)
Ce relevé schématique des différentes perspectives indique trois choses.
Premièrement, la montagne n’a de valeur esthétique que par son sommet. Même si Schrader insiste sur la connaissance intime qu’il faut avoir de la structure des roches, ou de l’harmonie colorée des paysages, pour peindre la montagne de manière authentique, c’est toujours la cime qui est en vue, et quand elle ne l’est pas, elle troue le paysage : « On demandait à un alpiniste célèbre, après sa première ascension du Cervin, son opinion sur le panorama. « Très beau, mais il y manque le Cervin », répondit-il ? » (p. 27). Le spectacle peut embrasser bien d’autres choses qui rehaussent le sommet, ou qu’à l’inverse celui-ci relève au regard, il ne s’ouvre réellement que par là. Le sommet est l’espacement absolu, singulier, d’où perce le sublime et à partir duquel ses effets se font sentir sur la montagne, c’est-à-dire au sein du paysage qu’elle compose et offre au regard. La vue que l’on est donc capable d’y prendre – si toutefois, bien sûr, les autres éléments du paysage, l’air et la lumière tout particulièrement, c’est-à-dire le ciel et les différentes formations d’opacité auxquelles il accorde de passer (nuages, brouillards, orages, pluies, etc.), n’en dissimule pas le point d’irruption – cette vue qui relie le sommet au regard montre le paysage s’ouvrant de lui-même, de l’intérieur de son horizon. Issu d’un point précis de l’espace, lié à la temporalité matérielle et imprévisible du spectacle naturel, enfin suspendu à une vue aussi dégagée qu’étagée entre ciel et terre, le sublime n’en possède que plus étroitement les traits d’un événement : la météorologie du ciel devenant à elle seule capable de masquer, rabattre ou ternir la sublimation pourtant engagée de la montagne. Si, en raison des orages, des avalanches ou des inondations qui épisodiquement descendaient des montagnes, l’on pouvait voir depuis des siècles – surtout si on habitait tout près d’elles – le sommet comme un lieu de malédiction, le visiteur-esthète empêché de voir le spectacle attendu pouvait désormais invoquer la simple malchance. Le mal était moins important, moins constant, mais surtout ne venait plus du sommet. Le ciel seul pouvait maintenant être en cause – mais n’y a-t-il pas un ciel-de-montagne plus capricieux que les autres ?
Deuxièmement, toutes les perspectives dégagées par Schrader se tournent vers la beauté des paysages de montagne. On se trouve explicitement dans le cas, évoqué précédemment, où le sublime se trouve réduit à une forme de beauté malgré l’hétérogénéité latente des deux expériences esthétiques : à première vue, le mot lui-même serait « déjà bien joli et bien convenable » (p. 20) pour qualifier l’aspect horrible de la haute montagne. Et, avec les efforts d’hommes comme Saussure ou Ramond[1], encore aujourd’hui, « nous pénétrons dans la « sublime horreur » et nous y trouvons une beauté nouvelle, qui nous donne un frisson nouveau. » (p. 23). Fait question, bien sûr, le type de rapport qu’entretiennent les deux dimensions esthétiques pour chacun des angles de vue, et notamment la différence entre le fait de pouvoir contempler le sommet, de près ou de loin peu importe, et celui d’y séjourner. Si percevoir le faîte, c’est déjà entrer dans un spectacle sublime, que fait-on quand on y pose les pieds ? Que peut bien offrir le site quand il devient sol et non plus simplement point de mire ? S’il y a une parenté du spectacle sublime avec une sorte de théâtre de la nature, peut-on dire que, les deux pieds sur la scène, le spectateur devient aussi acteur ? On devine très bien, d’ores et déjà, quelle pourra être la grande prétention esthétique de l’alpinisme : l’ascension des hauts sommets ne s’affirme-t-elle pas comme une conquête de la beauté sur la laideur extrême ? Cette victoire ne consacre-t-elle pas la domination du beau sur le monde ? Le monde n’est-il pas redevenu, comme aux temps des Grecs, une belle totalité, un « panorama sublime » ? Schrader ne concevait pas qu’un peintre puisse rendre les montagnes à ceux d’en bas sans les avoir gravies : « La plupart ne croient-ils pas pouvoir la reproduire dès le premier coup d’œil, sans l’avoir aimée, cultivée, épiée dans ses transformations, sans avoir vu de près le rocher ou la crevasse qu’ils vont peindre de loin » (p. 30). L’élévation de l’âme est une ascension du corps. La vision du sublime n’est pas accessible d’en bas. De manifestation nouvelle de la montagne dont on se demandait comment, survenant dans le spectacle institué du monde paysan, commercial, légendaire, elle pouvait s’agencer aux autres, les annulant, les bousculant, s’y dissimulant, etc., prenant ainsi le parti de la plasticité relative des sites terrestres (même les blocs millénaires), on voit que les différents aspects s’ordonnent suivant un étagement du paysage lui-même.
Troisièmement enfin, non seulement on retrouve la même expérience que celle décrite par Shelley, de manière seulement plus détaillée chez Schrader, mais chacune a été vécue au même moment, au même palier, c’est-à-dire sur le chemin de la montée. Car, bien que le sublime perce déjà aux premières marches de l’ascension, sa patrie demeure celle de la haute montagne : « Ici l’effort n’est plus nécessaire pour retrouver le sentiment de l’universel, il nous pénètre, nous envahit. » (p. 25). L’homme en marche pénètre, ou perce plus profondément encore, un spectacle qui s’ouvre par une sorte d’agrandissement de toutes les dimensions : les formes connues deviennent gigantesques, les distances s’accroissent si bien qu’« arriver devant les blancheurs des hautes cimes, c’est se trouver devant un monde nouveau » (p. 29). Tous les paramètres de grandeur s’affolent. Le monstrueux n’est pas loin dont les fictions fantastiques signalent l’approche par des instruments de mesure (voyants et compteurs divers) ayant perdu le nord.
Paraissant par le sommet, ouvrant à la visée du regard un lieu bien réel vers lequel se diriger, perçu de près et de loin sous les doux auspices de la beauté, le sublime des montagnes précise ses contours. Peut-être pourrait-il même y trouver, si l’on poussait nos efforts plus loin, la délimitation rigoureuse de son domaine ? Le cas de la montagne, les différences de niveau que l’on y observe, ne permettrait-il pas de trancher et de fonder de manière objective les difficiles rapports d’identité et de différence qui demeurent entre le beau et le sublime ? Si le sublime se déploie au plus fort dans les paysages de haute montagne, n’y aurait-il pas là un critère net qui l’isolerait de toute autre forme de beauté ? Ne pourrait-on pas distribuer la nature des émotions esthétiques dans l’étagement progressif des pans de montagne ? Leur intensité ne serait-elle pas fonction de la hauteur que l’on vise ou bien visite ? En fin de compte, s’annonçant ainsi de très loin jusqu’à la béance finale du sommet, le sublime pourrait prétendre à la plus intense des émotions esthétiques, être le point culminant du beau. Et la montagne, d’abord sous ses yeux puis sous ses pieds, devenir le long chemin de son exacerbation, la route escarpée vers le paroxysme de son idéal. Il y aurait là comme une chance pour l’esthétique, le rêve de science qu’elle a un temps caressé. La montagne ne serait pas seulement un cas de sublimité mais un ordre possible, un schème d’ordonnancement.
Schrader pose explicitement la question : « la beauté proprement dite augmente-t-elle en raison directe de la hauteur ? ». La réponse tombe : « pas précisément » (p. 27). Les voies du sublime se précisent mais les limites du champ qui le concerne se brouillent. Il est temps d’avancer (vers) de nouvelles propositions.
Échos
D’un texte à l’autre donc, même expérience, mais ouverte de temps à autre par des entrées différentes. Usant des deux indifféremment, comme un seul même texte, essayons de trouver et de poser les repères que pourrait ménager notre serpentine traversée :
Comme chez Mary Shelley, l’expérience du sublime révèle et élève l’homme à une stature inconnue qui surpasse les grandeurs humaines – « la plus belle zone de montagnes est-elle celle où on dépasse, tout en étant soi-même surpassé » (p. 28) – et les rapetissent d’autant : pour quiconque regarde ce paysage, même de loin, « beau ou laid, noble ou vulgaire, la découpure des montagnes l’élève au-dessus de l’humanité. Il n’est plus borné par des pensées humaines, des objets humains, des soucis humains. Maisons, clôtures, arbres, champs cultivés, tout cela s’efface ; l’œil va droit au plus loin et au plus haut. Par-delà les choses petites qui nous parlent de la vie de tous les jours, d’intérêts, de limites, de contestations, d’égoïsmes, de préoccupations futiles et étroites, la noble bordure bleue ou blanche nous oblige à penser au-delà, à élever notre vision et notre pensée bien au-dessus de petitesses proches et vulgaires. » (p. 13). Avant même que l’on foule ces pentes où la présence de l’homme se fait effectivement rare la vue des cimes efface toute humanité du paysage. Les dignités humaines, grandes ou petites, nobles ou vulgaires, n’ont plus cours à ces hauteurs.
On pourrait attacher à la vue des spectacles alpins la même vertu thérapeutique, autrement dit philosophique, que les stoïciens accordaient à la méditation de soi du point de vue de dieu. Du haut de cette vue plongeante embrassant le tout de la nature, l’individualité de chacun prenait de nouvelles et vraies dimensions : une existence ponctuelle et passagère dans l’immensité du monde. Mais les hommes face aux montagnes perdent beaucoup plus que l’orgueil et le mépris qu’ils s’accordent sans cesse les uns aux autres par leur statut, s’échappe d’eux cette humanité qui, bien que de manière abstraite dans leur vie quotidienne, les rassemble : « Échapper aux brumes d’en bas, s’élever au-dessus de la vie et de ses pesanteurs, nager en pleine blancheur, n’était-ce pas s’élever au-dessus de l’Humanité ? » (p. 9) S’envisageant du plus haut des sommets, l’homme empreint au sublime ne se dépouille pas de fausses grandeurs, il s’y porte à grand cœur. C’est que, l’humanité, bien après les Grecs, est devenue une malédiction. C’est l’évangile que la créature de Frankenstein ne cesse de propager par ses meurtres. Le docteur lui-même, accablé pourtant par le remords des crimes qu’il avait provoqués, sentait ce poids s’atténuer dès l’ascension vers Chamonix : le « fardeau qui oppressait mon âme s’allégeait considérablement au fur et à mesure que je m’enfonçais dans les ravins de l’Arve » (p. 133). L’humanité pèse sur les hommes, comme une conduite qu’il faut tenir, comme une dignité qu’il faut assumer, comme un fardeau qu’il faut expier. Les hommes sublimés ne réalisent pas tellement l’étroitesse dans laquelle ils vivent à la lumière des cieux, proche de ces platoniciens qui s’affranchissent de la caverne, ils libèrent leur individualité d’homme de la disgrâce et de la petitesse de l’humain. Parvenu au plus haut, face à l’abîme de ses faiblesses, devant l’enceinte regroupant les atrocités qu’il commet, siècle après siècle, jour après jour, qui voudrait encore se faire appeler homme ? Il y a dans l’esthétique du sublime quelque chose comme un dégoût possible de l’humanité.
Mais pas seulement et c’est pourquoi le mystère du devenir de l’humanité dans le sublime reste entier. Dans le texte de Shelley, le sublime semblait aussi faire oublier la médiocrité des existences pour laisser place à une humanité grandie par le sceau de l’éternité : l’homme disparaissait à lui-même (du moins quelques temps) pour retrouver au-dessus de lui, grâce à la magnificence des choses, accès à la grandeur de l’humanité. L’homme ne s’élevait pas sans voir grandir en même temps une part de son humanité. La montagne pouvait alors jouer le rôle d’un miroir dans lequel l’avorton humain pouvait rappeler à lui ses véritables dimensions. Cette voie, par laquelle les hommes retrouvent le chemin de plus hautes destinations auprès du spectacle de la nature, est au cœur de l’expérience sublime. Pourtant, suivant le schéma de Schrader, elle ne concernerait finalement que la vue de loin, celle justement, où un point de mire apparaît à l’horizon. Il faut distinguer à ce propos le scintillement d’un étoile dans le ciel, figure de l’idéal inaccessible, qui sert, tout au plus, comme l’étoile de polaire, de guide immobile et permanent de l’existence (l’ascension n’a pas de fin et se confond avec un souci permanent d’amélioration de soi) et l’émersion de l’horizon en tant que tel, c’est-à-dire de la ligne qui trace l’extrémité du monde dans lequel je suis plongé et qui ouvre, malgré les obstacles, un point de sortie. Dans un cas, l’humanité est inaliénable, il faut la porter sur soi jusqu’au sommet ; dans l’autre, il est possible de s’en affranchir quitte à en retrouver une autre, pire ou meilleure, mais transfigurée une fois le col passé.
Dans les nombreuses dimensions[2] selon lesquelles s’opère la sublimation du corps humain (nous avions esquissé le rôle de la lumière précédemment), les rapports du lourd et du léger, de la pesanteur revêtent une importance particulière. Il nous semble justement que c’est en raison de l’état dans lequel l’humanité se tient et se trouve tenue, ce corps alourdi du poids du péché, condamné d’une liberté nécessairement coupable, que le mouvement sublime se détermine, d’une part comme élévation, et trouve d’autre part dans la montagne une possibilité réelle de libération. S’élever, ou grandir par soi-même hors de toute instance de mortification ou d’humiliation, c’est aussi bien avancer vers la source de la lumière, sortir de l’obscurité, illuminer son existence que s’alléger, se délester, s’amputer des poids morts. Ouvrez un dictionnaire et lisez de quelle manière la légèreté est flagellée ! Les mots difficiles de Nietzsche sur la danse du Surhomme tournent autour de ces questions là. En ouvrant aux hommes un espace débarrassé de toute ou partie de leur humanité, en leur offrant la chance d’une transfiguration de leur corps, même passagère, même vécue dans l’obscurité des entrailles, l’expérience du sublime questionne le sens même de leur humanité, autrement dit des conditions à partir desquelles cette stature devient sensible et ne reste plus une simple idée. Quelle expérience avons-nous de notre humanité ? Doit-on accepter, comme dans un certain existentialisme, que l’existence des hommes serait capable de déterminer elle-même ce qui relèverait de son essence, et sûrement pas de la tirer de quelque abstraction définie a priori et hors de soi, que ce soit en Dieu ou dans la science ? Les hommes, en un sens, n’auraient plus d’essence générique en quoi définir leur unité et seraient conduits au regard d’eux-mêmes aussi bien qu’à celui des autres à se rassembler différemment. Il y a encore une autre possibilité : quand s’ouvrant aux plus hautes intensités du sublime, les hommes ne se trouvent pas simplement privés ou délivrés de leur essence humaine, ni même autorisés à la déterminer du fond de leur existence personnelle, mais s’avèrent libres et capables d’ouvrir, d’élargir, d’enrichir leur essence de tout ce que l’humanité a rejeté hors d’elle-même pour se définir. Je suis un roc, un vrai soleil. Je suis la larve qui se nourrit du fruit pour bientôt s’envoler, le colosse de granit qui regarde les hommes en surplomb depuis des millénaires. Je suis un homme et je suis libre comme l’air. Rapport qui n’est plus de comparaison mais de communauté. Il y a aussi dans l’esthétique du sublime une transformation de la sensibilité de l’homme à lui-même qui passe par de nouveaux rapports aux éléments : air, lumière, etc.
L’humanité, alors, ne se définit plus seulement par des qualités morales ou des propriétés biologiques mais de manière cosmologique ; comme si l’homme, en tant que phénomène terrestre, n’était pas séparable d’un monde ouvert en de multiples façons – lui-même beaucoup plus qu’un milieu ou un environnement auquel l’humain n’aurait qu’à s’adapter ou qu’il pourrait façonner – autrement dit un espace-temps à la fois sub- et supra-organique qui ferait corps avec le sien. Quand l’homme parvient au sommet, nous dit Schrader, le changement est directement palpable, la perspective vous situe différemment : devant ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). Et même le docteur Frankenstein, qui n’a pourtant créé qu’un seul homme que les autres allaient bientôt rejeter hors de leur humanité ordinaire, ne manquait pas d’imaginer que les sommets vers lesquels il se dirigeait abritaient tout un peuple d’une nature étrangère : « plus je m’élevais, plus la vallée prenait un aspect magnifique et stupéfiant. Des châteaux en ruine perchés au-dessus des précipices sur des montagnes couvertes de sapins, l’Arve impétueux et des chalets émergeant ci et là d’entre les arbres composaient un décor d’une beauté singulière. Celle-ci était encore accentuée et sublimée par les puissantes Alpes, dont les pyramides et les dômes étincelants dominaient tout, comme si ces sommets eussent appartenu à quelque planète abritant une autre race d’êtres » (Frankenstein, p. 133). Au terme de l’ascension, ce n’étaient plus les géants de l’Antiquité qui attendaient les voyageurs mais de nouveaux Prométhée habitant une nature devenue « cosmique ou planétaire » (p. 25).
Au XIXe siècle, le relief de la terre constituait encore l’horizon supérieur de l’univers humain. Les montgolfières ne pouvaient guère aller aussi haut. Si bien que les montagnes, révélant la limite verticale du monde, confirmaient le ciel, l’air ou l’azur comme élément privilégié de toute sublimation, lieu de coïncidence provisoire entre grandeur et hauteur. Que se passait-t-il alors quand on arrivait enfin tout en haut ? Et bien ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). À la lettre, celui qui y parvenait dominait le monde. Il ne devenait pas capable pour autant d’en embrasser le tout du regard mais, fiché à cet endroit précis, s’étalait sous ses yeux la béance même du monde, ouvert d’un bord à l’autre : «Ici, tout devient colossal, le sentiment de l’immensité nous envahit. » (p. 25) Le monde qui d’ordinaire se présente à l’horizon, à la limite extrême du ciel et de la terre, indiquant ainsi qu’il y a un lointain plus lointain encore enveloppé dans celui que je vois à cet instant, se déploie au sommet comme « un monde où chaque pas révèle un autre monde » (p. 24). Parvenir au summum signifiait habiter l’horizon.
Les glissements perpétuels entre le site du sublime et l’endroit où il se réalise, l’ouverture de son champ entre la perception du sommet et son accès effectif, prennent tout leur sens dans ce phénomène : le sublime est le mouvement qui nous porte à franchir l’horizon, à crever notre bulle. D’où les sentiments de franchissement ou d’élévation que l’on connaît quand on gravit une montagne : nous passons nos limites en pénétrant ou quittant des lieux dans la mesure même où notre corps ne se sépare pas du monde qui l’habite. Dans les visions dont elle fait des spectacles, la sublimation ne souligne pas les différents horizons qui bordent notre univers sans glisser, en tout sens, les flèches qui en percent l’invisible enveloppe. Le placenta déchiré devient à rebours le premier acte du sublime, la première et douloureuse bouffée d’air. On oublie ce passage comme on laisse derrière soi, dans l’effort nécessaire pour ne pas tomber dans la nostalgie, un pays devenu trop étroit, oppressant et routinier, une terre parcourue en tous sens de gestes et de regards devenues sans surprises. Si le docteur Frankenstein pouvait ainsi oublier ses soucis, c’est qu’il avait déjà franchi le seuil d’un nouveau départ, sa marche vers le glacier l’avait déjà conduit hors du jour lugubre des heures de sa vie.
Il faudrait dresser l’inventaire des procédés ou des événements fortuits par lesquels les enveloppes du monde deviennent palpables autour de soi. En jetant ceci à titre d’essai que le monde humain est fait de la chair même de l’homme, que sans cesse, même en son absence la plus redoutable, l’homme bute sur cette peau invisible tendue autour de lui. Inlassablement, dans la moindre bête, le moindre rocher, le même objet technique, même à milles lieux de tout aspect anthropomorphe, l’homme ne rencontrerait que l’homme. Bonheur des sociologues et des psychologues qui essaient de comprendre ou d’expliquer l’homme par lui-même, malheur de l’anthropologie qui essaie d’obtenir sur lui quelque lumière du dehors[3]. L’expérience du sublime occuperait sans doute, pour l’Occident, une place majeure dans ce dénombrement. Ne serait-ce que par les liens très étroits que cet ensemble culturel établit entre le regard et le monde ? Le sublime s’attaque en effet à ce que l’on pourrait appeler l’innocence première et nécessaire de la perception c’est-à-dire cette naïveté avec laquelle nous adhérons immédiatement au monde (que Merleau-Ponty à la suite d’Husserl appelait opinion ou foi originaire), et qui, en retour, ne fait pas du monde ce qui me contient et me rejoint au plus profond mais ce que je domine sans éclat dans ma perception. Ainsi j’ai beau savoir que la montagne que je vois, au loin, me dépasse en volume et en taille, je la vois, de mon propre point de vue, comme plus petite qu’elle n’est. Il est nécessaire, suivant les lois de la perspective, que la montagne apparaisse différemment de ce qu’elle pourrait faire à cet instant, que sa grandeur apparente soit réduite à cette distance, pour qu’elle devienne visible à mes yeux. La montagne au loin doit abdiquer sa grandeur pour faire partie de mon horizon. Or, la plupart du temps, cet horizon et les conditions qu’il impose aux choses qui nous entourent nous sont inapparents. Un paysage de montagne ne change pas du tout ce rapport puisqu’il en est au contraire la manifestation – le monde réduit aux contours d’un pays – pire, plus il est beau, plus, en quelque sorte, il se replie et se densifie : seule une sublimation, même légère, soulignant la découpure du ciel serait capable de « donner de l’air » à cette étouffante profondeur. La beauté des choses, rappelait Claude Lévi-Strauss, a toujours été pensée comme perception d’un rapport, et plus précisément poursuit-il, comme rapport de rapport[4]. Le sublime, à première vue, paraît œuvrer dans le sens contraire : une disparité se fait jour dans l’ouverture d’un vide, le creusement d’une absence, l’accroissement d’une distance. Des signes fulgurent dans le paysage que l’on transpose généralement au niveau verbal par des termes comme « au-delà », « par-delà », « au-dessus », etc. De fait, le sublime étale au grand jour les dimensions extrêmes entre lesquelles se constitue notre monde : l’ici qui indique le proche, l’éphémère et l’étroit et le là qui marque le lointain, l’ailleurs et l’éternel. Mais comme le dit Schrader, il n’y a qu’une des dimensions qui fasse vraiment partie du spectacle de montagne « l’œil va droit au plus loin et au plus haut » (p. 13).
Cette division de l’homme avec lui-même que le sublime semble provoquer n’est pourtant qu’une phase déjà intermédiaire de son processus : percevoir autour de soi les signes qui ouvrent le paysage vers un ailleurs entame la sublimation, décroche le spectateur du lieu où il est habituellement requis pour embrasser le pays du regard et accentue soudain la familiarité qu’il en a, le corps laissé tout entier ou presque dans son enveloppante humanité. Mais parvenir au sommet, franchir l’horizon qui était le sien et voilà que l’on est plus tout à fait le même : « L’homme y disparaît, s’aperçoit que la nature n’a pas été faite pour lui » (p. 25). Même la nature devient étrangère, ne tourne plus autour de l’homme comme le spectacle qui lui fut offert jadis par son dieu, ou le domaine qu’il conquis un jour de ses mains : « la nature ici ignore, dédaigne l’homme » (p. 25) Spectacle de la nature, le sublime des montagnes défait les limites humaines par lesquelles on la réduit à n’être que le support matériel des cultures et ouvre en même temps le monde humain aux dimensions même de la Terre où il se réalise. Alors, ce qu’on appelle une culture, une civilisation, ne se réalise plus seulement dans diverses formes de comportements, d’objets ou de monuments, mais s’annonce également dans une forme d’espace-temps qui traverse organismes et milieux sans pourtant s’y réduire. Le rapport du monde, des humains et de la culture qu’ils partagent avec d’autres humains s’y modifie. Il ne s’agit pas seulement de la projection d’ensembles culturels sur le globe terrestre, comme on distingue sur des territoires aux limites toujours incertaines des civilisations à blé ou à riz, il s’agit de manières différentes de polariser l’existence, de distribuer le haut et le bas, le proche et le lointain, l’ici et l’ailleurs, à ses niveaux les plus élémentaires.
Que nous ne puissions plus naviguer dans le monde comme si nous lui y avions toujours appartenu, que notre naissance ne témoigne d’aucune nature qui nous apparenterait à la Nature, est sans doute une des découvertes les plus intenses que l’on fait sur soi en expérimentant du sublime. Les séjours dans les airs que nous réalisons avec les avions, s’ils relèvent bien sûr du versant technologique de la science, relèveraient-ils aussi d’une forme de sublimation ?
Le sublime, en tant qu’expérience esthétique, appartient clairement à un moment déterminé de l’histoire occidentale. Et, bien que sans le savoir, ce moment s’est peut-être déjà refermé derrière nous, les historiens cherchent à situer et dater précisément le basculement qui l’a conduit de la rhétorique à l’esthétique. Or, pour ceux qui se trouvent jetés au milieu des montagnes et de leurs pics majestueux, le spectacle n’est pas né d’hier. Même quand il ne se déploie pas sous leurs yeux, ses signes se marquent et se remarquent dans le paysage depuis l’aube des temps humains : « Si l’homme primitif a fait de la montagne le séjour de plus grand que lui, c’est qu’il y voyait comme le trait d’union qui reliait le ciel à la terre, le monde universel au monde humain, l’infini au fini, l’éternel aux choses qui passent. Voilà le premier sentiment d’admiration pour la montagne » (p. 10) La montagne sublimée, avec ses aiguilles, ses pics, ses sommets qui pointent vers quantité de dimensions de l’être inaccessibles aux hommes, exerce une fonction de signe aussi vieille, sinon plus ancienne que l’Homme.
Signe particulier car bien qu’il semble faire partie de ces termes qui servent à désigner quelque chose de présent comme « ceci », « cela », « ici », etc., il appartient plutôt, comme l’indique Schrader, à ce groupe d’unités linguistiques purement fonctionnelles et dépourvues en elles-mêmes de signification qui comprend le trait d’union. Je peux bien, en disant « là-bas », « au-dessus », indiquer quelque chose au loin même sans faire un seul geste de la main, je ne pointe plus rien hors du langage quand je marque un « – ». C’est pourquoi il ne faut pas lire cette comparaison de Schrader comme une métaphore mais y voir au contraire un fait susceptible de montrer comment le spectacle sublime relie les dimensions extrêmes qu’il ouvre au regard. Qu’on s’interroge : le trait d’union associe sans les fondre l’un dans l’autre deux mots déjà existants, produisant ainsi une nouvelle unité sémantique sans pour autant que les unités libres perdent le sens qu’elles avaient déjà. Les souris, bien entendu, ne changent pas de définition du fait qu’il existe des chauves-souris bien que la lettre de leur nom autorise par contre-coup toutes sortes de confusions et de jeux de mots. Le trait d’union est aussi utilisé après certains préfixes qui modulent le statut, le mode d’existence d’une chose, comme dans l’usage des quasi-, des non-, des mi-, etc. Marquant des unités nouvelles de sens, de manière provisoire ou permanente ; garantissant l’indépendance des termes qu’il relie en s’intercalant entre eux ; bref, s’effaçant presque dans sa fonction au profit d’un terme ou d’un autre, il est difficile de savoir si un signe de ce type ouvre par lui-même une dimension nouvelle dans le champ où il intervient (un nouvel axe sémantique qu’on dira pourquoi pas poétique) ou si son existence se limite à la relation qu’il établit, restant à l’étroit entre les deux termes qu’il apparie. Autrement dit le trait d’union, même en tant qu’analogie verbale, questionne le sublime, en tant que valeur esthétique, quant à sa capacité à se constituer dans l’expérience du monde comme une véritable dimension et non comme un simple regard qui fixerait un aspect des choses en les laissant demeurer telles qu’elles sont par ailleurs ou au dehors. Ne serait-ce pas à l’émergence de signes au jeu similaire mais substantiellement différents que l’on devrait les premières manifestations du sublime dans le paysage occidental ? Des marques surgissant dans mon panorama quotidien mais qui me ne disent rien, qui n’annoncent rien, qui marquent et démarquent seulement, déplacent et remplacent, les multiples repères, flèches et horizons de mon existence : est-ce comme cela, à bas bruit que le Sublime s’est introduit dans notre existence avant d’être élevé, plus tard, au rang d’expérience esthétique et réservée à certains ? La montagne et sa difficile ascension servant de segrégateur social ? Des signes aussi discrets que des traits d’union qui modifient la façon dont on s’inscrit dans le temps et l’espace et se trouvent marqués par eux peuvent-ils se produire dans le plus grand silence, en plein aveuglement, et sans qu’aucune parole réflexive ne puisse en reprendre les termes ni s’y appuyer dans l’immédiat ? Haut-bas, Grand-Petit, Fini-infini, Éternel-Éphémère, Humain-Non-humain, quelle polarisation muette de l’existence le Sublime réalise-t-il ?
Les différentes orientations offertes à mes efforts et projets quotidiens apparaîtraient ainsi comme en pointillés le long de ma conduite sans toutefois se rapporter à un milieu. Car plutôt que de rendre commensurable, par sa médiation, deux ordres de grandeur ou deux dimensions du monde qui s’ignorent – ce qui est l’affaire du beau, de ses accords et harmonies –, la montagne sublimante ou sublimée aurait plutôt pour effet de rendre visible dans l’ordre uni-dimensionnel de nos existences, les écarts, les amplitudes, qui n’y sont justement pas actuellement données. Nos « lignes » de vie surgiraient alors pour ce qu’elles sont habituellement : comme brisées, tordues, ensablées dans un coin de notre univers. Le sublime ne hisserait pas l’homme d’un ordre de grandeur à un autre qu’il contiendrait déjà en quelque manière, qui ferait partie de son expérience même de manière fugace et passagère, il ferait au contraire apparaître, par signes, sur un site bien particulier, la béance invisible du monde dans laquelle nous vivons. Pics, aiguilles, cimes et autres sommets regardent bien vers les dimensions les plus inaccessibles qui soient aux hommes mais forment en même temps la pointe la plus avancée de ces régions extrêmes dans le petit milieu des hommes. La montagne ne peut être signe du supérieur et de l’au-delà qu’en perçant et traçant cela dans le paysage des hommes. Comme tout autre spectacle sublime, elle est le signe de cette transcendance des dimensions exorbitées du monde dans le site de leur immanence. Alors, on peut rêver que la géométrie impalpable des choses, invisible dans le fil ininterrompu des journées, s’y déploie à l’œil nu : « Au-dessus du nuage qui fuit, change, s’évanouit comme la vie, toujours persistent ces formes rigides, pures, lumineuses et comme indestructibles, supérieures à toutes choses d’en bas, plongées dans la haute région de la sérénité suprême » (p. 10). En ce XIXe siècle où la géométrie ne disait déjà plus l’ordonnancement transparent du monde, le sublime de la montagne lui offrait encore, dans le ciel, un refuge à son réalisme.
Le paysage sublimé de la montagne est donc bardé de signes. Un signe qui manifeste dans le corps même sous lequel il se présente un aspect de ce qu’il signifie, cela s’est toujours appelé un symbole. Si la beauté est le résultat d’une perception de rapports dans les choses mêmes, le sublime en cerne les symboles. De là, cette nécessité que la chose sublime soit d’une grandeur remarquable, exceptionnelle, pour qu’elle puisse symboliser ce qui la dépasse. La grandeur des choses n’est pas la cause objective ou la mesure des émotions que l’on ressent, elle est requise pour la simple raison qu’une chose ne peut en symboliser une autre qu’en simulant en quelque manière sa présence ou son approche. On dira alors qu’à la différence du regard outillé qui, mesurant les choses les unes aux autres, fait apparaître leurs grandeurs respectives, la perception du sublime marque la grandeur des choses. Dérogeant aux rapports de proportion établis entre les choses, la sublimation ne vient pas de ce monde stable où chaque chose respecte et accepte une bonne fois pour toutes sa relation aux autres, elle en porte certaines au pinacle et d’autres dans le ravin. Elle ennoblit et dévaste : seule trône au loin la noble bordure bleue.
On peut rassembler, grâce au texte de Schrader, les nombreux mouvements diffus qui font corps avec l’effet sublime et affirmer que toute sublimation implique des opérations du type dépasser, transcender, élever, etc. Mais dans quel élément au juste ? Aurait-elle toujours pour effet de nous rendre plus aérien ?
Kant faisait déjà sentir, dans le domaine de la connaissance, tout ce qui relève de l’a priori – qu’il appelle transcendantal – en montrant ce qui, dans nos jugements, dépasse justement le donné de l’expérience : ainsi, je peux dire que l’eau bout à 100 degrés Celsius, je ne m’écarte pas, ce faisant, de ce que j’ai pu constater par expérience, ou de ce que d’autres ont constaté avant moi ; mais quand je dis, l’eau bout toujours à cette température, j’énonce une loi qui ne peut s’appuyer sur l’expérience puisque par définition l’avenir ne m’est pas donné. J’affirme donc quelque chose (de vrai) qui sort de l’expérience, qui la transcende : à savoir ici, la permanence, et j’en conclue que cette détermination appartient de droit aux conditions subjectives de la pensée[5]. Là où l’eau devient gaz, le sujet qui commande à la nature apparaît. Faut-il entendre de la même manière l’interrogation de Schrader : « D’où vient l’émotion qui nous saisit à la première vue lointaine d’une chaîne montagneuse ? ». Il essaie bien de capter le mouvement que provoque le spectacle dans le sujet lui-même et non dans la nature. Comme si le mouvement produit, entre la perception et l’exclamation verbale, dépassait ce que devrait induire le spectacle d’une montagne dans son objectivité de relief géologique et/ou de milieu humain agro-pastoral, comme si ce qui se réalise aussi en l’homme révèle et relève surtout de l’homme. De loin, donc, la montagne sublimée est un gigantesque miroir, son principal pouvoir est de pousser les hommes à la réflexion.
Pour autant, conclure au caractère subjectif du sublime, dire que le sommet est tout simplement le symbole, à peine la cause, de ce sentiment, serait largement insuffisant dans la mesure où c’est le rapport du sujet à lui-même qui est transformé dans l’expérience. Pour le comprendre, il suffit de réécouter plus à fond la question de Schrader : le problème, pour lui, n’est pas tant la cause de l’émotion – il la connaît déjà – ni même de chercher à localiser l’effet – il opère dans la sensibilité humaine – mais de savoir la provenance de l’émotion. D’où vient ce mouvement qui ne vient pas de moi et que la cause de la montagne, aussi majestueuse qu’elle soit, ne commande pas ? De cet événement qui commence – obscurément – dans l’objectivité de la nature, qui passe par le sommet des montagnes pour passer ensuite dans l’humanité du spectateur, rien n’implique pour autant qu’il s’épuise dans la sensation du sujet, que celui-ci en soit le terme et la fin, que l’exclamation « c’est sublime ! » soit l’accomplissement de ses effets.
Les travaux de Merleau-Ponty sur la perception seraient ici bienvenus pour analyser différemment de telles descriptions du sublime. Et notamment, comme dans le cas présent où le géographe Schrader prend le pas sur l’alpiniste, pour montrer que l’on suppose la perception comme s’ouvrant de droit, et en premier lieu, à la réalité objective de la montagne (autrement dit celle que la science topographique définit et isole dans ses expériences et ses raisonnements), rejetant ainsi la dimension esthétique au statut d’événement second, comme si elle ne venait en fait qu’après (aussi bien dans l’histoire que dans son appréhension concrète) en se surajoutant à cette réalité. Qu’il y ait une réalité première de la montagne, c’est là que se glisse, comme nous l’avons brièvement évoqué, le problème du système historique de ses manifestations. L’aspect que perçoit le géographe et qu’il étend, de manière dogmatique, au principe de toute expérience possible de la montagne, est-il le même que celui du berger ou du touriste en excursion ? Il n’y a pas ici à choisir. Il faut seulement savoir cette latitude possible dans la position même du sublime au sein du phénomène de la montagne. Et savoir par conséquent qu’il est possible, sur ce point, de renverser les valeurs et donner à l’expérience esthétique la primauté, et même lui accorder une valeur autonome, bien que peu de femmes et d’hommes, dans la vie quotidienne, en ont une expérience pure, capacité que bien des phénoménologues ne confient qu’aux peintres, poètes et philosophes.
Or Schrader n’est pas de ceux-là justement, lui pour qui la qualité d’artiste ne suffit pas à réaliser, en soi et dans son œuvre, le mouvement de sublimation : « Pour un ou deux qui rencontrent juste à la suite de Rousseau, comme Senancour, comme Ramond dans les Pyrénées ou Saussure dans les Alpes, combien de bavards creux et nuls qui ne font que transporter sur un sujet nouveau la vieille phraséologie classique. […] S’il faut être sublime avec des sentiments qu’on n’éprouve pas, on se bat les flancs pour être sublime à tout prix. Ils n’ont pas compris que, pour approcher vraiment de la nature, il suffit d’être simple, mais qu’il faut l’être, s’oublier, la chercher, ne pas se chercher soi-même sous prétexte de nature. Voir dans la nature un thème à amplification, c’est se condamner d’avance à ne rien comprendre. » (p. 20-22). Devant l’emphase de certains poètes au sujet des montagnes, celui dont l’effort consiste à affronter leur redoutable et douloureuse stature ne peut que dénoncer l’enflure du verbe. Avec l’alpinisme est supprimée la possibilité de réduire la sublimation à une figure de style, un tour verbal. Le sublime, en prenant corps aux sommets des montagnes, à la fois visée et sol, quitte le monde de la rhétorique, de ses effets connus et maîtrisés d’avance. De là, l’ironie de Schrader, entamant sa conférence au jour du 25 novembre 1897 d’un « D’autres peuvent raconter leurs ascensions de 1898 ! » (p. 7), façon de se distinguer de ceux qui savent déjà, sans le savoir vraiment, mais le soupçonnant peut-être, qu’ils raconteront la montagne chaque fois de la même manière et comme tous les autres : il était une fois pour toutes les fois… Pour autant, notre alpiniste n’accorde pas à n’importe quels scientifiques le pouvoir d’accéder à la dimension du sublime mais à l’attitude, à la capacité de certains, de se faire transparents au mouvement qui les traverse : « Qu’étaient-ils donc, ceux-là ? Des poètes ? Pas du tout, mais des savants, des professeurs, sans prétention de poésie, abordant les montagnes instruments à la main ; poètes pourtant, parce qu’ils étaient sincères et émus. » (p. 22). Magnifier la montagne par le verbe devient le fait des mauvais poètes, de ceux qui dissimulent mal leur volonté de s’ennoblir à peu de frais. C’est là un classicisme dépassé, une poésie de cour. Atteindre les sommets au XIXe siècle, du moins pour ce qui concerne les montagnes, n’est plus une affaire de style, ce sont désormais des instruments de mesure que l’on tient dans sa main et, si poésie il y a, elle vient d’abord aux hommes pour qui est donné d’être vrai à eux-mêmes. L’humilité de ceux qui sont aux prises avec les difficultés et les beautés de la montagne a plus de grandeur que l’humiliation feinte de ceux qui s’agenouillent devant toute grandeur. Mettre un genou à terre n’est plus une marque de noblesse. Parvenir aux plus hauts sommets, ne serait-ce que quelques instants, c’est accéder à la véritable souveraineté, pas celle que les hommes exercent entre eux par des lois ou des jugements, comme un prince sur ses sujets, mais celle que la montagne conserve sur eux. Sociologiquement et politiquement parlant, l’expérience du sublime désigne une nouvelle volonté de s’ennoblir.
Ainsi, pris au ras de ses manifestations « verbales », comme opinion ou jugement, le sublime des montagnes ne peut être ni contenu par le sujet (comme si cette réaction verbale était la simple expression des sentiments qui passaient en lui) ni réduit à une manière de parler (comme si le style pouvait se passer d’un ébranlement effectivement ressenti).
Pause
Arrêtons-nous un peu. Et reprenons notre souffle dispersé à tous vents. On sentira peut-être alors la sublimation en marche déjà depuis le pied des montagnes, ses effets s’accomplir dans et par cette vue qui transperce nos invisibles murailles quotidiennes ; on sentira possiblement notre corps, s’ouvrant à plus grand que soi et rétrécissant son horizon étroit déjà, avant de s’écarteler, non de se déployer, au sommet jusqu’aux extrémités du monde.
Mais les quelques repères donnés ici n’éviteront pas de se perdre, n’empêcheront pas que déjà nous nous soyons fourvoyés. L’erreur est un chemin qu’il n’est pas de notre liberté de ne pas emprunter. Tout du moins pour celui qui s’est départi des recherches que mènent les sciences, de ces enquêtes qui délimitent au préalable leur domaine, tracent en pointillés leur trajet, savent d’avance qui interroger et arrêtent dès le départ à quoi devra ressembler leur trouvaille. Car pour un savoir en quête de lui-même, interrogeant sa propre existence bien au-delà même de la possession d’une quelconque vérité, la recherche ne peut être qu’errance. On ne s’arrête pas quand on a atteint ce que l’on cherchait mais quand les forces qui vous accompagnaient jusque-là abandonnent, quand les questions qui vous taraudaient finissent de vous trouer le corps en vous laissant au dehors comme une galerie vide. Rien ne garantit que demain, je prendrais la route dans cette direction, rien ne m’assure que ce sera encore moi qui brûlerais de savoir ce qu’il retourne du sublime. C’est pourquoi de tels repères sont vitaux. Pour que d’autres empruntent et continuent le chemin.
Dans d’autres directions.
[1]. Louis Ramond, seigneur de Carbonnières, est un de ces fascinants exemples d’hommes de science empreints de romantisme qu’offrait la fin du XVIIIe siècle. Il fit beaucoup pour la connaissance géologique du massif pyrénéen et notamment par l’ascension du Mont Perdu (entreprise la première fois en 1797 et enfin réalisée en 1802).
[2]. Ce sont, pour une part, ces mêmes dimensions que nous avions commencé d’inventorier dans nos premières enquêtes incertaines, de leurs formes, de leurs buts et de leurs succès. Ces éléments, qu’aucun pourrait dire cosmiques (si le cosmos ne s’était pas lui-même volatilisé dans l’infinité ouverte de l’univers) mais qui dépassent, de fait, toute dualité entre nature et culture, sont soumis à un inventaire ouvert et non planifié, signe que le cosmos grec, fait d’eau, d’air, de feu et de terre, a bien éclaté en dimensions au nombre indéfini et qui sont autant de points d’interrogation, autant de labyrinthes, fichés et creusés dans la texture même de notre existence. La lune, la forêt, la vitesse ou la guerre ne sont pas des thèmes ou des sujets de discussion, des matières à briller ou à réfléchir, mais le chiffre des puissances qui nous sont données et volées, imposées et soumises ; l’espace dans lequel notre quête s’effectue et s’épuise, milieu où la connaissance et l’art sont requis et appelés, non à dissoudre leurs formes et prérogatives respectives, mais à conjuguer leurs forces. Assez en tout cas, pour que l’aventure de savoir se poursuive.
[3]. C’est, me semble-t-il, une des voies de l’excitante et prodigieuse recherche du philosophe allemand Peter Sloterdijk dans ses trois volumes de Sphères.
[4]. Claude Lévi-Strauss, Regarder, écouter, lire, Plon, 1993.
[5]. Il faudrait encore savoir pourquoi le dehors, tout ce qui sort de l’expérience que nous avons du monde paraît forcément au principe, à la source, de ce qui nous est donné, comme si le dehors était nécessairement supérieur. Ce n’est pas la même chose d’émettre une proposition qui sort de l’expérience, et qui est, pour cette raison-là, supérieure (dans la mesure où elle s’extraie des conditions étroites de l’expérience subjective) et de dire que cet énoncé, pour la même raison, révèle ou pointe, une dimension supérieure à l’expérience. Passé le col qui dominait depuis l’enfance la vallée où je suis né, je puis bien exulter, me sentir plus fort, et savoir le monde plus grand, ne s’ouvre néanmoins devant moi rien d’autre qu’une nouvelle marche et d’autres cols, détroits, forêts, déserts à traverser. D’indéfinis dehors comme autant de lieux, et non d’objets, d’expérience. L’expérience est une traversée vers, du et dans le dehors.
Le problème de l’historiographie amoureuse est qu’elle suppose bien souvent comme donné ce dont elle doit pourtant montrer l’émergence. Ainsi le livre classique d’Edward Shorter, Naissance de la famille moderne, qui montre comment le relâchement du contrôle des relations pré-nuptiales, les relations de fiançailles, par les familles et la communauté va peu à peu donner lieu, chez les « jeunes gens », à un comportement expressif plutôt qu’un comportement globalement utilitaire : on s’unit alors plutôt sur le coup de l’amour qu’en vue d’un intérêt. Progressivement, une force prend le pas sur l’autre. Il suffirait donc ainsi que la pression diminue, que la vigilance tatillonne s’endorme, pour que toute une série de conduites affectives que Shorter détaille de façon précise — le désir sexuel, l’attractivité physique, la sympathie mutuelle — trouve à s’exprimer socialement. Problème : en essayant de saisir le moment où apparaît la romance amoureuse (l’historien parle en effet de romance pour qualifier ce qui est d’abord et avant tout une forme de cour et il est important de garder ce terme pour ne pas user du terme trop général d’amour : la romance est une pratique là où l’amour, en général, nous apparaît comme un simple sentiment), Shorter fait porter son regard uniquement sur les formes de sensibilité qu’il estime précéder le mariage et l’entrée dans la vie familiale et non sur leur articulation qui ordonne pourtant l’exercice de la cour amoureuse. Reprenons ensemble chacun de ces points : le désir sexuel, l’attractivité ou l’inclination physique et l’affection mutuelle.
On est trop informé aujourd’hui — à tort ou à raison peu importe — de la multitude d’objets et de voies que peut se donner le désir en matière de satisfaction et d’accomplissement pour s’imaginer que, spontanément, une fois la pression de la communauté relevée, ce dernier allait nécessairement se faire jour sur un mode hétérosexuel. Pourquoi les filles iraient forcément vers les garçons et inversement ? Et pourquoi forcément vers des gens de leur âge ? Et s’il y eût ce relâchement dont on parle (ce qui, je pense, est à reconsidérer), s’est-on vraiment posé la question, hors des gender ou des queer studies, sur le tour ou les directions qu’a pris le désir ? (Je parle sur ce point en toute innocence de cause) On voit déjà qu’entre la soi-disant expression simple d’un désir sexuel, souvent d’ailleurs fortement naturalisé, et le comportement amoureux que notre culture relève encore comme le seul, ou du moins le plus touchant, il y a un écart, une distance, un ensemble de conditions qu’il faut déterminer. Le désir sexuel ne s’exprime pas de lui-même sous la forme d’une romance amoureuse.
Si on prend ensuite le problème de l’inclination, de la préférence ou de l’attirance que je distinguerais du désir sexuel car c’est une notion (si on ne la réduit pas à la seule dimension dite physique qui ne veut pas dire grand chose tant les corps dans chaque culture ont une stature, une allure, une gestuelle toute entière physique et culturelle), une notion qui met en jeu tout une série de phénomènes comme la rencontre avec autrui, la perception et l’appréciation de soi et des autres, l’individualisation de l’aimé et la manifestation de sa préférence, phénomènes qui débordent le simple problème de la sexualité en tant que tel. J’ai beau désirer des hommes, des femmes, ou qui on veut, comment passe-t-on à telle femme et tel homme et quelles sont les implications de cette orientation non plus spécifique mais particularisée, « qualifiée » du désir. Au sein des grands découpages dans la masse des objets sexuels auxquels se livre le désir, et des directions qui s’en suivent, apparaissent des flèches, des diagonales et des cibles plus précises. C’est sans doute que la cour d’amour n’est plus une simple expression de l’inclination (comme si elle était le masque cultivé et policé d’un désir plus indifférent) mais une forme d’élaboration de cette préférence : non seulement une justification mais également une manifestation. Or, encore une fois, pourquoi les préférences plus ou moins affirmées, les inclinations d’intensité inégales, portées à tel ou tel individu, ont trouvé à s’exprimer de telle manière que non seulement leur existence dut se faire savoir mais également s’exprimer de telle manière que les autres ne le pouvaient plus — ou du moins un tel comportement ne pouvait plus être toléré. Parmi toutes les inclinations différenciées que nous vivons chaque jour vis-à-vis des personnes que nous rencontrons, et donc certaines ne donneront lieu qu’à un sourire ou un bonjour plus appuyé, pourquoi fut-il d’un coup nécessaire d’en manifester l’existence, d’en souligner les orientations etsurtout d’en durcir le mouvement ? Là encore, entre le jeu des préférences et la cour d’amour toute une série de relations, d’implications et d’exclusions sont à décrire.
Enfin, la sympathie amoureuse dont on retiendra la dimension de mutualité. Enonçons le problème de manière abrupte : pourquoi la sympathie pour autrui, même doublée d’un désir sexuel ou d’une inclination reconnue pour cette personne, doit-elle être partagée, réciproque ? Pourquoi ce fameux nouvel amour, à l’inverse de l’amour courtois par exemple (du moins tel que mes souvenirs de lecture me le font imaginer), doit-il être réciproque au lieu de n’habiter qu’un seul des protagonistes ? C’est là que ces trois petits termes que liste Shorter, même s’ils se les donnent tout fait, comme n’attendant qu’un comportement acceptable et acceptée pour se montrer, témoigne tout de même de l’excellence du regard de l’historien. Car c’est bien cette réciprocité sensible qui qualifie l’aventure amoureuse contemporaine. Oui, on frémit bien de voir ce sentiment resté si longtemps unilatéral, malgré tout le mal que se donne celui ou celle qui fait la cour; oui, on pleure de voir que parfois il échoue, que tout l’amour du monde manifesté à autrui ne suffit pas toujours à bien l’émouvoir. Mais c’est parce qu’on s’attend à ce que non seulement cette cour réussisse mais qu’elle se déclenche aussi sous la condition plus ou moins perceptible d’une réciprocité déjà installée, ou du moins naissante. L’amour tel qu’on l’entend encore aujourd’hui dans la romance qui le met en jeu et qui en constitue la pratique fondamentale se doit d’être partagée, à ses débuts et à sa fin : il ne peut sortir du cercle de la mutualité sans nous faire souffrir, du moins nous attrister.
Ce que j’aime dans le pouvoir que donne les bibliothèques, c’est d’avoir la possibilité, soudain, alors qu’une question vous crève la poitrine et qu’un flot de réponses stupides vous coule des yeux, de lire quelque chose en rapport avec votre problème et qui vous permettra de ne pas y sombrer. Trouver un livre qui puisse vous parler, ouvrir une page qui vous aidera peut-être à tourner la vôtre, voilà, en quelques lignes écrites d’une traite, ce qui vous permet de tenir dans la plus forte tourmente et vous donne le désir de le partager. Que ce je vis de l’intérieur, trop plié, trop froissé, pour que je puisse l’arracher m’apparaisse soudain comme un énorme pan de l’histoire tiré, déroulé, depuis plus longtemps que moi, et de si loin que je n’en vois pas la fin : chance, quand même, de parvenir à le déchirer.
Une expérience curieuse m’envahit depuis quelque temps. Je suis seul, Lyla n’est pas là, j’arrive devant la porte de notre appartement et pourtant je ne la reconnais pas. Je suis soudain complètement étranger à cette porte. Pas le problème de dire que c’est la mienne, que c’est bien ma porte, car, de toute évidence, cette planche de bois peinte (mais pourquoi ?) dans un profond rouge cerise m’est extrêmement familière. Je ne peux donc qu’en déduire, à moins d’être inconséquent (ce que je ne veux pas), que c’est bien ma porte qui se trouve là − à un petit pas de mes deux pieds joints. Et pourtant…
Je découvre au bout du couloir, me tournant vers la droite pour tourner la clé, une porte que je n’avais jamais encore vue jusqu’à présent et dont je ne suis plus, mais alors plus du tout sûr, de ce qui va se trouver derrière, quand je vais finalement arriver à l’ouvrir − car ça, bizarrement, j’y crois encore : d’avoir la clé d’un appartement qui n’est pas le mien. (En homme ouvre-portes se rêve-t-il)
De quoi s’agit-il dans cette furtive et curieuse altération de la familiarité du monde ? D’un décalage entre le raisonnement, trop raisonnable, qui conclut toujours à l’évidence, c’est-à-dire à l’identique, alors que la perception lui montre deux choses manifestement différentes ? Deux portes qui Non-non-non ne se ressemblent pas… Ou d’une faille dans la perception des choses elles-mêmes, celles-ci se confirmant et se contestant à la fois ? Un coup la porte se montre comme-ci, un autre comme ça, et je serais alors, à ces moments-là, tout étonné et plus attentif que jamais à ce qu’il m’est donné de voir, c’est-à-dire si peu de choses tant il suffit qu’arrive un jour où je regarde ma porte pourtant si familière d’un angle un tout p’tit peu différent − tiens, en remontant les yeux vers la poignée le soir où j’ai laissé tomber mes clés sur le seuil en rentrant − et je ne la reconnais plus cette planche qui tient debout, au point de croire qu’il s’agit d’une autre. Peut-être alors qu’il ne suffit plus de dire que nous voyons beaucoup mais regardons bien peu de choses du monde, mais que nous sommes largement aveugles plutôt, et surtout en plein jour, et alors même que des médecins nous auraient dotés d’un 10/10 en vision optique. Allure de taupes ou de musaraignes, voilà comment j’aime voir les humains avancer.
Mais alors, hormis sur quoi se pose quotidiennement notre regard et que par conséquent nous voyons, que sont ces points de vues, ces champs de visions, délaissés ou non fréquentés par nous dans le monde ? Le réel ? Mais qu’en savons-nous si des choses nous y attendent si dès que nous les rencontrons nous ne pouvons les faire nôtres ? Quel est ce monde impossédé qui n’est pas notre Chose ? Comment regarder, considérer, quel œil jeter dans un monde qui ne serait pas fait de choses ?
— Arrêtez de causer et ouvrez-moi cette porte, bon dieu !! Il y a peut-être marqué monsieur X en lettres dorées sur fond rouge cerise sur cette porte mais c’est toujours une porte, bordel, un truc qui soit s’ouvre avec une clé, soit se défonce !
On dit des oreilles qu’elles ne peuvent jamais se fermer comme le font les yeux vu qu’elles ne possèdent pas de paupières, et même s’il nous reste les mains, ou des écouteurs, pour se couper des bruits extérieurs… Pourtant, aussi bien que les yeux, tout occupées à saisir ce qui se passe au plus loin, nos oreilles elles aussi se ferment à ce qui leur est le plus proche ; le mettant en sourdine ; ne l’écoutant plus ; y plongeant leur action sans y porter plus vraiment d’attention. Ainsi en est-il du sort de ces disques mille fois rejoués et depuis longtemps remisés en bonne place sur de hautes étagères ; ces disques qu’on ne fait plus tourner qu’à la faveur d’une rencontre fortuite : quand un ami par exemple, à votre grande surprise, a méconnu ce trésor musical que vous lui faites aussitôt découvrir… mais peut-être trop tard. En tout cas, là, dans ce minuscule hasard, se trouve une possibilité d’écoute renouvelée de ce qui nous est devenu si intime que nous ne l’entendons plus — du moins avec la même acuité, le même plaisir ; là, dans cette audition amplifiée, un album tient sa chance d’être ouvert à nouveau.
Il existe d’autres remèdes à cette banale situation d’infortune. D’autres façons d’intensifier l’écoute de ce qui nous est devenu presqu’atone à force de s’en être absorbé. Cela pourra peut-être étonner mais il existe tout simplement des livres. De ceux qui parlent de musique (et il y en a peu), de ceux qui en parlent avec autant de précision dans l’écoute que de passion dans la voix (et ils sont encore moins). Des livres pour qui la musique, surtout celle que l’on dit populaire ou commerciale, ne se réduit pas au plaisir de quelques anecdotes bien salées ou à l’interprétation libre, c’est-à-dire vague, de ce qu’une voix a bien voulu exprimer dans son chant — le flot des commentaires qui encombre le réseau.
Depuis 2014, les édition Densité alimentent une collection de tels livres — dotée maintenant de onze titres — avec cette idée, il me semble, de faire entendre à nouveau, c’est-à-dire une fois encore et différemment, les albums de rock, folk ou pop, qu’on a tous plus ou moins, une fois, deux fois, ou même cent fois pour certains, entendus. Volonté enjouée de nous reconduire au seuil de monuments incontournables de musique ; plaisir de nous en faire faire le tour — de près, de loin, dans un sens ou dans l’autre; invitation à y pénétrer, piste par piste,jusqu’à ce que nous ne puissions plus en sortir que les oreilles remplies et noyées d’un plaisir puissamment rafraîchi. Les vagues sonores du Pornography de The Cure, du Harvest de Neil Young, du Rock Bottom de Robert Wyatt, du Fantaisie militaire de Bashung ont ainsi trouvé dans Discogonie (l’heureux nom de cette collection), le moyen de faire vibrer nos tympans si fréquemment endurcis.
La qualité matérielle des livres aide beaucoup. Petits objets d’un sobre blanc et noir transportables dans une poche et saisissables d’une main même des plus alanguies, ces ouvrages, recouverts d’un graphisme soigné évoquant aussi bien un signal sonore que le sillon d’un vinyle, confèrent une évidente noblesse à cette culture sensible qui s’élabore en fréquentant les disques de Patti Smith ou de Radiohead. Le point le plus marquant, sans doute, du soin tout particulier apporté à la fabrication de ces livres étant le code-barres. Alignement, comme on sait, de courtes bandes verticales, blanches et noires, contenant les informations commerciales du livre, et que l’on place généralement dans son dos (pour éviter qu’il ne vous saute aux yeux à la première seconde), celui-ci se trouve, dans l’univers Discogonie, inséré dans les sillons d’un dessin de disque vinyle dont une moitié seulement est visible sur la couverture (avant que l’autre moitié ne se dévoile complètement une fois le rabat défait). Collection de supports hybrides, tenant à la fois du livre et du disque, de l’oeuvre et de la marchandise, du numérique et de l’analogique : objets à l’image des albums qu’ils font écouter.
La collection tient aussi sa valeur des ressources anglophones, inédites en français, auxquelles elle donne bien souvent un accès : que ces informations viennent de livres, d’articles de presse ou d’interviews publiés. Elle compense, à la marge, la faiblesse des traductions consacrées à cette grande grande masse d’écrits et d’études que le monde anglo-saxon propose de ce champ musical. Et si bien entendu elle n’en comble pas le déficit, elle permet toutefois de mieux en mesurer la profondeur et l’importance pour une oreille passionnée.
Mais c’est surtout la remarquable sensibilité portée aux disques eux-mêmes qui fait la valeur d’une telle aventure. Entre l’exposé du contexte biographique ou social qui entoure la publication d’un album, et l’analyse des paroles qui remplissent avec plus ou moins d’intérêt les pages ouvertes aux musiques électriques, autrement dit au milieu de ce qui demeure malgré tout, relativement extérieur à la réalité de la musique, Discogonie déploie une attention redoublée au son et à la plastique d’un album. Prise en compte marquée de sa matérialité audio-visuelle. Ainsi les disques sont lus, pour la plupart, titre par titre : une face après l’autre — le vinyle imprimant son propre chemin de lecture au livre. Quelques pages, blanches sur fond noir, sont tout aussi régulièrement réservées à la description et l’analyse de la photographie de l’album : ainsi le livre consacré à Fantaisie Militaire s’ouvre-t-il sur le très poétique récit du moment où le producteur en découvre la pochette sur une publicité. Sont également mis en avant les techniques, procédés ou choix de production, qui vont donner son rendu, et ainsi sa valeur, à la musique d’un album — on rencontrera dans ces pages des noms beaucoup moins prestigieux que ceux qui sont inscrits en gros sur les pochettes de disques,des noms comme Steve Albini, Scott Litt, John Cale, Joe Boyd, Ian Caple, etc. qui méritentpourtant d’être retenus pour l’écoute approfondie d’un album. Enfin, si souvent la musique est déchiffrée sous l’ange de sa partition, c’est plutôt dans l’électricité elle-même, par l’étude des instruments, des collages sonores ou des spectrogrammes (voir le livre sur The Cure), qu’elle est abordée dans la collection.
En embrassant ainsi, avec plus ou moins d’ampleur, chacun de ces quatre niveaux d’analyse — contexte, son, plastique et paroles — c’est toute une épaisseur nouvelle que les éditions Densité donnent aux disques. Entre leurs mains et les nôtres, leurs livres fonctionnent à la manière de machines de lecture qui nous feraient entendre la dimension à la fois transparente et obscure du son d’un album. Sorte de sonographie imprimée.
Et le dernier titre de Discogonie, consacré au troisième album de Nirvana, In Utero, ne déroge pas à la règle. Ecrit par Palem Candillier, musicien qui jouera l’album in extenso le 3 février sur scène à Paris, ce nouveau pan de la collection met une nouvelle fois en lumière la production, pour le coup, éminemment contestée de ce disque. Tant d’événements concourent à la réalisation d’un objet de ce type. Le choix de Kurt Cobain, leader du groupe, pour Steve Albini — producteur des Pixies et des Breeders ; dans les studios, le mode de capture en direct du trio par celui qui se pensait essentiellement comme un preneur de son ; la volonté affichée de déplaire en laissant un son crade en parfait contraste avec l’album précédent Nevermind ; le très mauvais accueil de la maison de disques, Geffen, à l’écoute du résultat — et par contrecoup un groupe qui doute et l’exprime par voie de presse ; ensuite, le remixage partiel des bandes par Scott Litt qui venait de travailler avec R.E.M., groupe auquel Albini, négativement, assimilait Nirvana au départ ; et enfin la publication de ces premières prises dans la réédition d’In Utero, en 2013, montrent à qui en douterait que la réalisation d’un disque, loin d’être cet enregistrement auquel on le réduit si souvent (confondant production et gravure), est plutôt un processus de réécriture continu et imprévisible. Une histoire qu’on aurait tort de croire mineure tant elle emporte de décisions sur la qualité et la richesse du son qu’on entend.
On retrouve dans cette façon d’aborder un disque — remonter jusqu’au travail de studio, de mixage, d’édition — un parti pris analogue à celui de Philippe Manoeuvre, le critique rock, dans ses nombreuses chroniques : hisser les « enregistrements » à la hauteur des frasques que le rock accomplit sur scène, ou qu’on laisse s’étaler sur les pages des magazines.; montrer que la légende ne monte pas seulement des coulisses, des bus de tournée, des chambres d’hôtel, mais aussi des chambres assourdies de studio ; bref, lever le voile sur une scène comparable à celle des envolées scéniques ultérieures. Scénographie du studio, parallèle et complémentaire, à celle de la salle de concert.
Mais la mise en boîte d’In Utero, pliée en deux semaines, laisse moins de prise à ce genre d’histoire — du moins voit peu fourmiller de ces menus événements qui permettent d’en approfondir le sens et d’en mesurer la portée. Car en plein mois de février, au Pachyderm Studio, isolé au milieu des plaines enneigées du Minnesota, et apparement sans l’aide d’aucune substance, Nirvana travaille quasiment à heures fixes ses nouveaux morceaux. Il arrive même que Chris Novoselic, le bassiste, ou Dave Grohl, le batteur, s’ennuient pendant les séances de mixage. Si bien qu’on a beau apprendre que les quatre musiciens — groupe et producteur compris — trouvaient le temps entre deux sessions de mettre le feu à leurs pompes, à leurs pantalons, jusqu’à se cramer le cul, on ne sait s’il faut y voir une manifestation sublime de l’esprit rock’n’roll ou une simple blague de gamins?
C’est donc aussi hors des studios que Palem Candillier a cherché à nous faire sentir la particularité du son qui enveloppe cet album. D’abord en suivant de près la genèse des différents titres qui le composent mais aussi de ceux qui ont été laissés de côté : titres aux plus ou moins nombreuses versions, et qui feront l’apport des rééditions ultérieures, le prix des compilations de luxe ou la surprise, bonne ou mauvaise, des faces B de l’époque. Ensuite en portant son attention aux paroles de Cobain situées en deçà des textes proprement dits de chansons : bouts de phrase éparpillés dans ses carnets, petits mots lancés lors d’interviews souvent fracassantes, témoignages enfouis dans des études inédites; autant de choses dites, ou écrites, entrant en résonance avec ce qu’il chante et qui en font entendre la vibration loin du disque lui-même — dans nos existences comme dans celles des musiciens.
Alors après une telle écoute, si rapprochée, si précise, c’est tout le sens de lecture du disque qui se trouve dévié. Il arrive souvent, en effet, qu’on entende In Utero comme une sorte de sabordage commercial et artistique, signe annonciateur du suicide de Kurt Cobain (le premier single « Heart-Shaped Box » sort le 23 août 1993, la tournée commence le 18 octobre et il met fin à ses jours le 5 avril 1994). Car comme on sait, à l’image du rock, musique mort-née dont l’acte de décès est prononcé depuis les débuts, les rockers ne devraient pas vivre vieux, ou même survivre à leurs oeuvres de gloire et de violence. Cette musique doit exprimer et consumer leur folle jeunesse et rien d’autre. Or, c’est au contraire toute une naissance, certes difficile, que nous raconte Palem Candillier : naissance d’un artiste, d’un groupe, d’une famille pour laquelle les questions de maturité et d’immaturité, d’âge et de génération, loin de rester extérieures ou anecdotiques, d’un point de vue musical, apparaissent comme des obsessions et des inquiétudes régulières du rock.
Il n’est jamais anodin de construire une discographie. Car c’est toute une histoire, passée et future, qu’on détruit et bâtit. Dans la masse des disques produits, retenus et oubliés, on soulève des sommets, on élève des pics, on jette la lumière sur des zones spécifiques, jusqu’ici désertiques, et on laisse le reste, parfois d’antiques et riches vallées, dans la lourde pénombre. Se rangeront dans la collection, bientôt, P.J. Harvey et Depeche Mode, et derrière ces noms glorieux que personne ne viendra contester se renouvellera – en raison même de la lumière à laquelle on les soumet – le paysage depuis longtemps crépusculaire du rock. Et c’est de tous nouveaux échos qu’au milieu de ces montagnes, on le souhaite, on pourra entendre alors.
Tant que l’histoire apparaissait aux hommes comme le fait d’événements lointains : des batailles légendaires menées, gagnées et perdues derrière les sommets des montagnes ; des catastrophes annoncées dans le ciel et des convulsions survenues du plus profond de la terre … tant que l’histoire ne surgissait pas d’un coup dans votre champ de seigle à la manière d’une horde de barbares venue vous piller, vous violer, vous laisser exsangue, celle-ci demeurait encore bien abstraite, piteusement artificielle cette mémoire de l’oublié qu’entretenaient les érudits pour des raisons en apparence exclusivement savantes. Le journal, le télégraphe, la poste, vont donner une présence beaucoup immédiate à cette histoire faite de célébrité — tout en lui conférant de nouveaux types d’événements. Désormais, tout le monde pourra en faire l’expérience au présent, chez lui, et dans son propre laps de temps. Ces hommes qui, durant des siècles, ne firent pas d’Histoire, sinon celle qui les voyait figurer parmi ces corps anonymes transpercés de mille lames au cœur de batailles magnifiquement peintes, pouvaient désormais en accueillir quelques unes dans leur existence, et même, s’ils le souhaitaient, en faire l’élément dominant de leur vie. On pouvait maintenant vivre l’histoire. Mais bientôt ses dernières flammes s’éteindront. L’histoire elle-même passera à la trappe de l’histoire. Au dernier couperet. Et dans l’oubli, par milliards, nous repartirons. Je sens certains soirs à quel point mes maigres faits et mes gestes sont déjà passés totalement hors communication.
Il savait de sa bouche une chose de la vie qui lui avait donné la force de parler, d’une parole libre et publique, tranchante et déliée : faire de la politique avait toujours signifié rechercher une issue dans le sans-issue ; partir pour un combat qui n’aurait pas de fin ; se lancer dans une bataille que ne viendrait jamais couronner aucune victoire – toujours trop amères. Quand on commence à lutter, aussi peu que ce soit, on n’en revient pas, on ne s’y réchappe pas. Nulle part ne s’allument de providentielles sorties de secours.
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Une traduction littéraire devrait toujours pouvoir s’accompagner d’un effort incident destiné à faire jaillir ce qui, désormais, peut se faire jour hors de l’abri de notre langue. Et lui trouver ainsi sa saison, le lieu enchanté de son riche paysage. Célébrer une aurore. Et pour cela encore faut-il savoir se faire ours, s’avancer au plus près du bord agité de la langue. Et saisir un saumon. L’attraper au moment exact où, sautant hors de l’eau, ses reflets irisés s’extraient du courant. Saisir des effets aux sens à l’occasion d’un passage. Jusque dans l’incertitude des bouleversements apparemment maladroits de la lettre.
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Est-ce que la situation n’aurait pas radicalement changé ? Est-ce que ce ne serait-pas le faux qui serait aujourd’hui si difficile à détecter ? Est-ce que nous ne serions pasen train de vivre dans un tel monde de vérité que nous ne pourrions plus savoir, ou très difficilement, où est son contraire ? Monde dans lequel la vérité n’est plus rare mais, à l’inverse, où elle est la marchandise la plus disponible et la plus consommée : monde de l’information devenue capitalisable et de la réalité définie de façon télévisuelle.
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Il y a un sens à se croire immortel, je veux dire un sens raisonnable. Un sens qui se trouve au-delà de la question de Dieu et de ses prêtres et de la Gloire et de ses poètes.Quelque chose en vous ne veut pas mourir. Ne va pas. Mais quoi ? Dunno. Et cette ignorance ne vous rendra que mortel.
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La vie ne se reproduit pas selon l’imposition répétée d’une forme dans une substance amorphe : type sur fange. Mais par la reprise d’une division de plus en plus affolante d’unités qui comprennent leur propre principe de développement. La réplication n’est jamais exacte. Si vous voulez quand même faire les totaux, rien de plus simple : casser et disperser les cailloux de semence ; faites les rouler comme des billes, la direction n’ayant pas d’importance ; et soyez là, vous ou un autre, pour les faire avancer, encore et toujours ;
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Au bord du gouffre : Cinq minutes d’ailes suffisaient au bonheur d’une journée.
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Si je ne parle pas, si je reste seul pendant plusieurs heures dans ma propre caverne, alors j’entends ce dont j’ai envie, et ça me fait peur. Car ce que j’entends n’existe pas autre part qu’en moi. Putain, qu’est-ce que c’est que ce cri ??
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Je ne capte du bout des doigts que des éclairs de pensée. Et nommer cela des pensées est déjà trop dire. Car pour qu’elles le soient, il faudrait qu’elles fussent pensées depuis plus longtemps, encore et encore.
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Il ne perçoit rien d’autre que des éclats de réel, des paillettes d’être sur fond de mer embrumée, rien de bien transcendant, une vacillation fugace de la peau – le vent dans les feuilles –, un frémissement réflexe du bras – une branche qui plie –, une intonation vibrant au fond de la gorge – un passereau qui s’enfuit.
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Moi-même ne suis que trop passager, que trop inconstant, pour être si sûr de recevoir à chaque fois quelque chose de l’événement que je fuis. C’est une très longue histoire, beaucoup plus longue que moi.
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Il y a un chez soi dans la structure du moi qui se trouve suprêmement cadenassé.
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Hé, vous le croirez ? Je traduis mes pensées, elles parlent une autre langue et jamais la même.
Dans Le joli mai de Chris Marker et Pierre Lhomme (1963), précisément dans la seconde partie du film, un homme en train de danser le twist tout en étant interviewé livre son expérience de la danse. Je traduis ses paroles dans ma « langue », mon idiome : le plaisir qu’on atteint en tant qu’homme dans la danse ne nécessite plus aucune femme. La virilité qui ne devait avoir d’yeux que pour Elle, qui devait sans cesse fixer son regard sur cet objet transcendant qu’est La femme − issue exclusive et nécessaire de son désir − s’en passe soudain. BAM. Libération de la Femme. La virilité, presque fantomatique à force de ne désirer que le corps tout entier de la sœur, de la fille, de la mère, bref de toutes les femmes, prend possession d’un corps qui jusque-là lui était inconnu : celui qui se trouve là − puisque on ne dira pas que ce corps était le sien avant qu’elle ne se l’approprie. Corps déchaîné, corps euphorique, corps tout entier à soi, dans lequel la virilité va se mettre à jouir d’elle-même.
Du moins le crut-elle, croyant contenir dans son corps tous les possibles du corps. Vieille prétention. Forte rengaine.
Dans les couloirs, les salles, les boîtes crâniennes, une sirène venait de retentir. Les cloches d’hier avaient fondu dans je ne sais quel sauvage incendie du temps. Ulysse n’aurait su quoi faire. Une frénésie électrique soudaine impulsa nos mouvements. C’était l’heure : nous courions. On ne donnait plus l’appel mais sonnait l’alarme. Stridence… L’ordre avait enfoui le cri de ses commandements dans un signal sonore. Impulsions-réactions, excitations-réflexes, stimuli et réponses guidaient chaque soir ces petits rats intelligents que nous étions vers une issue qui se frayait, sans surprise, au-delà des grilles, au milieu des jambes. — Pas d’inquiétude, demain nous reverrait reprendre le chemin de la cage. Punition/récompense. Depuis, je n’ai plus supporté la moindre coup de téléphone.
Certaines questions très particulières se posent (même de façon latente) du moment qu’on se trouve (captivé) devant un tableau de paysage ? Où suis-je et qui suis-je, moi, qui me trouve ici regardant ce lieu là ? Pourquoi je n’effraie pas les oiseaux que je vois ? Pourquoi je ne peux contourner le rocher qui se tient pourtant aussi près de moi ? Pourquoi je ne souffre même pas de la chaleur ou du froid ? Ces questions apparemment naïves et venues tout droit de l’efficacité du tableau – de sa fascination passagère – interrogent notre place dans le monde, l’espace que nous sommes, et ce qui fait par le regard notre continuité et discontinuité avec lui. Une image vient bousculer un instant l’ordre des places que j’occupe dans le monde.
#2
Ensemble de topos littéraires que les fables évoquent et que les peintures étalent puis éclairent : Paradis, Arcadie, Pays de Cocagne ou Âge d’or, composent un répertoire de paysages dans lequel les lettrés, pseudo grecs et romains, piochaient pour remodeler leur géographie. Ils vivaient au bonheur. D’autres espéraient y atteindre mais n’arrivaient qu’au plus près d’utopies. La possibilité de faire advenir un paysage en un lieu n’est pas la capacité qui soit au monde la mieux partagée – et tant mieux car certains n’en veulent pas, et préfèrent se frotter les yeux jusqu’aux larmes pour laisser flotter dans les airs leur mirage.
Ces lieux illustres magnifiaient parfois les murs intérieurs des villas que possédaient les plus nobles aux limites extrêmes des cités, dans un joli coin de campagne. L’extérieur était-il accueilli dans la maison ou le paysage peint devait-il justement faire oublier l’insupportable médiocrité du dehors ?
Ces peintures murales semblaient faire partie d’un art des jardins : espace délimité, aménagé, où l’on dispose surfaces et volumes, pleins et vides, lumière et ombre, puis d’une manière plus spécifique encore, ciel et terre, ville et campagne, passé et présent, éléments du paysage. Avant d’avoir une géographie, indéterminable d’avance, les paysages ont une « toponomie » : un ensemble de sites dont ils doivent reprendre ou exclure les traits ou dans lesquels ils doivent presque nécessairement, du moins préférentiellement, s’installer. Le paysage ne fut-il pas longtemps lui aussi une sorte de jardin ? Un jardin qui, même réalisé dans un lieu, continuait à n’offrir ses beautés les plus pures qu’aux œillades ?
#1
De la même manière que l’horizon dit la limite entre le visible et l’invisible, entre la terre et le ciel, l’heure dit la répartition du jour et de la nuit. Y a-t-il un lien de parenté entre les deux ? Un paysage ne pointe-t-il pas toujours qu’une seule et même heure sur la courbe du temps ? Ne serait-il pas, alors, toujours cerné d’un insoupçonnable cadran ?
L’entresol était sombre et crasseux, mais je le remarquais à peine, l’espace me consumait avec le son de ma – notre – musique.
Douglas Cowie, Owen Noone & Marauder, 2005
#2
La cave, pensa la tête de leur groupe. D’accord pour une répétition de plus, à condition que ce soit la dernière. Juste : une fois qu’on est lancé dedans, il n’y a plus de fin qui tienne, ni de remise à demain. Les journées n’existent plus, les nuits n’interrompent plus rien, on doit faire avec un monde d’étoiles, se suffire de sueur et de bruit, et on ne peut plus s’arrêter, même si on joue pour des vies entières.
Déjà, après quelques marches, il sentait la fraîcheur repoussante des parois qui avaient moisi. Puis de suite il revit les images, les pochettes, les unes des magazines sur lesquelles le groupe s’étalait en bravades, ces images qu’il voulait voir enfin sortir de sa tête, comment allaient-elles pouvoir s’envoler au croisement des rainures noircies qui dessinaient les carreaux, le long des coulées de pluie qui dégoulinaient sous la voûte, au milieu de ce ruissellement sombre et vert qui refusait de tarir ? Il entendit à nouveau Black Sabbath faire grésiller le poste radio. Il les voyait comme rêvés par chacun, comme chaque groupe après eux, descendre dans une obscurité si profonde, si opaque, qu’ils s’apprêtaient à quitter la lumière à jamais – éclatants et obscurs : le prix de noirceur à payer pour retrouver la lumière sans se brûler. Nos aînés avaient quitté la surface du jour, se disait-il, ils s’étaient refugiés dans les caves, les abris, les garages, les « locals ». Et la plupart y avaient disparu. On pouvait les sentir dans l’humidité des sous-sols, on pouvait les entendre hurler leurs jeunesses, celles dont ils rêvaient et qu’ils laissaient s’échapper, celles qu’ils avaient perdues et qu’ils cherchaient tout de même.
Le rock garage pouvait être une issue. Un escalier glissant vers un plus d’existence.
Le garage ce sont des nuits sans limite où y a rien d’autre à faire qu’à jouer et s’époumoner. Perdre sa voix. Se faire musique. Des nuits où y a plus rien qui vaille plus que ça.
#1
La cave, pensa leur visage. D’accord pour une répétition de plus, à condition que ce soit la dernière. Juste : une fois qu’on est lancé dedans, il n’y a plus fin, ni recommencement. Les journées n’existent plus, les nuits n’interrompent plus rien, on doit faire avec un monde d’étoiles, de sueur et de bruit, et on ne peut plus s’arrêter, même quand on joue pour des vies entières.
Déjà, après quelques marches, il sentait la fraîcheur repoussante des parois humides. Puis très vite il revit les images, les pochettes, les unes des magazines, des rainures noircies entre les carreaux, des coulées de pluie dégoulinant sans faillir depuis des années sous la voûte, ruissellement sombre et vert qui refusait de tarir. Il entendit à nouveau Black Sabbath faire saturer la radio, les voyait comme chaque groupe avant eux, après eux, descendre dans la noirceur, quitter la lumière à tout jamais – éclatants et obscurs. Nos aînés avaient quitté la surface du jour, se disait-il, ils s’étaient refugiés dans les caves, les abris, les garages, et y avaient pour la plupart disparus. On pouvait les sentir dans l’humidité des sous-sols, on pouvait les entendre hurler leurs jeunesses futures et passées.
Le rock garage peut être une issue. Un escalier glissant vers un plus d’existence. Le garage c’est des nuits sans limite où il n’y a rien d’autre à faire qu’à jouer et s’époumoner. Perdre sa voix. Se faire musique. Des nuits où y a plus rien d’autre qui vaille.
Ce qui est absolument dommage quand un chercheur ou une chercheuse en sciences sociales fait étalage des déterminations diverses, historiques, géographiques, biologiques, culturelles ou sociales, qui circonscrivent son travail, déterminations qui s’avèrent alors de fait comme des a priori – ses a priori –, c’est qu’il, ou elle, en font tout de suite des contingences individuelles embarrassantes au lieu d’y voir les conditions concrètes de leur questionnement. Erreur fréquente. Et de celles qui ne mènent pas loin. Qui font plutôt tourner en rond. Car ces conditions sont les chances méthodologiques données à chacun, à soi comme aux autres, de cerner son sujet sans y enfermer son propos. La limite est aussi bien clôture que seuil. Si vous êtes une femme, née dans le champenois, que vos premières amours datent de l’époque de l’arrivée sur les ondes des premiers synthétiseurs, que vous êtes plutôt pour la crémation, que vous n’avez pas d’enfants mais beaucoup d’amants, et que vous vivez en appartement : sachez que c’est peut-être la première fois qu’un tel « profil » humain (à la fois historique, géographique et social) va pouvoir s’exprimer sur la société tel qu’il la connaît, tel qu’il expérimente. C’est, en quelque sorte, une association (celle des traits singuliers qui composent cette individualité) qui se retrouve à l’épreuve d’une autre, celle de la Société du moment. Car ce moi pas du tout haïssable que vous êtes (et cessez d’être tout le temps – car nous ne sommes pas homogènes) cette singularité que vous invoquez à outrance est aussi un ensemble culturel. Un ensemble peut-être inédit, peut-être jamais effectivement réalisé – qui a vu des groupes humains se réunir exclusivement sur les critères qui viennent d’être mentionnés ? – et qui pourtant, n’aurait-il jamais donné lieu à une seule société dans le monde, resterait néanmoins d’un intérêt supérieur pour toute recherche sur le fait d’être humain. Nous sommes humainement parlant, par toutes les déterminations plus ou moins compatibles que nous rassemblons et que nous connectons, des expériences vivantes et singulières d’association. Comment une ou un sociologue ne sauterait pas sur une si belle occasion : faire de son cas le lieu d’une parole dédiée au lien qui l’associe aux autres et fait qu’ils existent ensemble ? Est-ce un nœud, une bride, une attache, une chaîne, un fil, une racine, une union ? Est-ce un cordon, un carcan, un joug, une liaison, une fréquence, une bande, une accointance, une obligation qui me relie aux autres ? Et quoi d’autre encore que la langue ne dit pas.
Problème, bien sûr, c’est que les profils de chercheurs en sciences sociales sont sociologiquement, culturellement, générationnellement (dans un sens très large) assez bien harmonisés, c’est-à-dire homogénéisés, et les singularités qui nous font pas toujours prises en compte. C’est à s’impliquer soi, sang et eau, corps et âme, enfant et parent, ombre et lumière, que l’on doit les plus belles des réussites scientifiques. Il ne s’agit pas encore de dire que les sciences humaines ne sont pas des sciences, mais que dans le travail de recherche mené dans les institutions, la science produite est rare. Ingénierie savante à faible rentabilité, d’investissements de long terme, à haut partage de valeur, mais qui ne s’appuie pas nécessairement sur l’Utile.
— Alors quoi, c’est de la recherche pour la recherche, de la connaissance pour la connaissance ? Et on doit débourser pour ça ?!
— Oui, on doit payer, dans une société, pour qu’un maximum de voix puissent s’entendre. Après, qu’elles ne le fassent pas, c’est la démocratie. Les sciences humaines sont une pratique résolument démocratique, structurellement liée à l’exercice de la démocratie. Elles font toujours apparaître des peuples, des civilisations, des pays, des genres, là où on ne l’attend pas (et sans bien sûr oublier toute la conformité, la contrainte, la soumission qu’il faut parfois, trop souvent, pour que ceux-ci se produisent).
Au comptoir, une grande masse au timbre de scie me dit qu’il est là quelque part. Probablement dans le fond. Engoncé dans un caban étriqué et pouilleux.
Sans bouger les épaules, je regarde dans la direction qui m’est indiquée, essayant de voir qui cela peut bien désigner au milieu de tant de visages : un tas de gueules indistinctes qui rient, qui boivent et qui beuglent de concert. Je ne vois rien de certain : sinon le frémissement léger qui parcourt l’atmosphère à présent que me voici pleinement retourné devant l’assemblée, le bruyant auditoire qui se tenait, il y a un instant à peine, aux aguets dans mon dos alors que j’étais encore appuyé au comptoir – ma volte-face venant de briser tout à coup de silence le tintement appuyé de leurs verres.
L’obscurité du lieu se désépaissit. Chacune des silhouettes qui tapisse la taverne se fait plus précise et atténue d’autant l’indécelable profil de celui que je cherche du regard. Personne ne me connaît, personne ne sait pourquoi je suis là. Et pourtant, tous sentent à présent que je cherche quelque chose. Ici. Parmi eux. Quelque chose ou quelqu’un dont je n’ai guère qu’un nom, arraché du bout des lèvres, un nom que…
Le voilà !
On me fait signe, de loin, tandis que reprend le tumulte hoquetant des conversations.
Je tarde un peu, finis mon verre, puis je quitte définitivement le comptoir. Sans me précipiter mais sans tergiversation. À l’aventure.
Je m’assieds à l’unique place vide autour de la table, devant l’inconnu, les épaules tournées de trois-quarts ; il cherche la faible lumière au dehors et moi l’indifférence de la foule. Chacun tient son visage de biais. Chacun s’épie de profil.
Le brouhaha redémarre, la taverne bourdonne. Et nos tempes s’avancent et s’inclinent, et nos bouches se tordent. Un, puis deux, chuchotements communiquent.
J’évoque l’existence d’un disque intaillé, de son éclat rouge à la fin de l’été, avant que ne triomphent les gris de l’hiver.
Son œil dans le silence : je le vois pivoter subitement devers moi, grand ouvert, le mutisme aiguisé.
Sa bouche est sèche.
Lui payer un verre, tout de suite, pour alimenter son moulin à paroles. D’un trait englouti et dans un second souffle relancé, déjà, pour un deuxième.
Ses épaules me font face : il est temps. Le voilà qui s’approche plus encore. Qui murmure presque.
Il me parle de Zéphyr, le chemin qui y mène perdu dans la forêt, celui que personne ne peut indiquer, pas même lui qui tient son existence d’un inarrêtable pèlerin. La cité est comme on le dit, m’assure-t-il, tout en dépliant les bras pour décrire la hauteur des tours qui se dressent au-dessus des murailles : une enceinte de jaspe et d’opale qui étincelle quand l’abondance des jours en vient au recul, que redémarre la cohue des toits qui se bousculent pour se hisser au-dessus de ses créneaux – certaines de ses toitures, d’ailleurs, aidées de deux, trois, voire quatre cheminées dont les fumées chantent alors la grasse poulaille et l’odeur salée des bouillons trop chauds. Tard dans l’année, ajoute-t-il, à l’approche des fêtes, où nuits et jours comme ici se disputent nos gardes, un doux ruisseau caresse toujours la ville de ses eaux vives et veloutées, tandis que sur les berges, des amarantes fleurissent et viennent boire. Mais ce n’est que passées les portes et franchies les grilles, au milieu des passants vêtus d’un andrinople léger, que l’on mesure, dit-il d’un œil noir, à quel point l’hiver hésite à venir occuper les rues de cette cité, combien chaque année il redoute toujours plus fortement son avance, et pourquoi il lui arrive de rebrousser si souvent chemin.
Je buvais de sa bouche les merveilles qu’il m’énonçait. Nul doute que le disque que je serrais dans ma poche appartenait à cette cité nimbée de soleil, en détenait les pouvoirs et peut-être la clé. Nul doute que les marques indéchiffrables qui ornaient sa surface en indiquaient aussi le chemin. La réponse était sans doute là, perdue quelque part, cachée dans la bouche d’un homme qui engloutissait du houblon comme le font les abîmes des grands océans.
Prudemment je sortis le disque de l’ombre. Il s’approcha – les deux pointes de son col gigantesque avancées. Les ténèbres maussades qui emplissaient le troquet, secondées par l’épaisseur glauque de la foule, gagnèrent alors la plus grande partie de la table : elles aggravaient l’hermétisme noir de la longue étoffe qui pendait à ses bras. Mon poing n’était pas encore ouvert que l’objet s’échauffait. Je n’attendis plus, dépliai mes doigts : de ma paume un cercle de métal jaillit, étincelant, avec, sur toute sa longueur, des entailles rudimentaires mais profondes qui brillaient du même éclat rouge que l’auréole qui le cernait de toutes parts. À sa surface, on croyait reconnaître des signes, des lettres magiques ou des chiffres secrets. Devant ce spectacle, le visage de l’inconnu s’émerveilla… pour se refermer aussitôt, soupçonneux, inquiet, étrangement sévère. Mais j’avais replié mon poing : déjà.
Sait-il ce que signifient ces vilaines empreintes, criardes mais illisibles, gravées sur le disque ? Et pourquoi du centre à la périphérie courent-elles sous la forme d’un arc ?
Silence.
Sait-il seulement dans quel sens il faut les lire, ces marques ? Rejoignent-elles le halo permanent qui entoure le disque, pour mieux indiquer un chemin par exemple, ou bien se voient-elles remplies continuellement par ce flux de lumière, d’abord de la tranche, puis, peu à peu, vers le cœur ?
Pas de réponse.
Sait-il au moins le métal avec lequel il est fait ? Pourquoi prend-il ainsi ces nuances d’orange et de rouge ?
Peut-être.
Peut-il alors m’en dire plus ? Quelle est sa fonction et comment s’en servir ?
Mais le voilà tout à fait muet, impassible.
J’insiste, je m’impatiente, je fais même mine de partir.
De son côté aucun mouvement, pas même des paupières.
Je fais alors crisser ma chaise. J’aperçois un léger tremblement sur ses lèvres.
Et quand je suis debout, prêt à le saluer, enfin il me dit avoir soif, qu’un verre de plus porterait, tout de même, un peu d’eau à son misérable moulin.
*
Après le troisième verre il me parlait encore de Zéphyr, la forêt d’alisiers au pied des montagnes, le chant du ruisseau tapi dans l’humidité, les filles qui se baignent à la sortie du village… Je l’arrête, lui rappelle chacune de mes questions sur le disque, les bruits se font plus clairs dans la salle…
Il consent à reprendre. Me confie avoir entendu parler d’une baraque. Celle d’un forgeron flanquée de son atelier : un large bâti de bois ouvert à tout vent, conforté même l’hiver par la chaleur d’un grand four, d’une grandiose fournaise aux flammes légères, et contre lequel se tient son maigre logis – il me dessine un minuscule carré sur la table – la façade percée d’une entrée trop étroite – il fallait voir combien ses épaules étaient larges – et l’intérieur doté d’une seule pièce, garnie d’un lit bas, ou plutôt d’un immense matelas qu’une fenêtre aux carreaux noircis laisse, dit-on, à peine entrevoir.
Sa porte est entrebâillée tout le temps, paraît-il, jamais ouverte, jamais fermée, donnant seulement sur les ténèbres caverneuses dans lequel son sommeil repose en général, et ceci d’un seul tenant, du matin au soir. Il n’y a guère que durant les trois semaines de l’été, quand les nuits répugnent au gel et raccourcissent de trop, que ses ronflements légendaires remplissent des jours tout entiers : d’un crépuscule à l’autre en suivant. Le géant dévoile alors sa nature étrange et inversée : d’ours qui hiberne aux beaux jours et d’homme qui fuit les enfers en s’approchant du brasier.
J’écoute ces longs détails et je lui fais signe d’un « c’est-à-dire ? ».
Le forgeron veille toutes les nuits auprès du foyer. Pour mieux ressentir toutes les voluptés produites par les immenses flammes, comment elles parviennent à dessécher jusqu’au fond des os la pluie fine et glacée de nos mille étoiles. Et où pourrait-il mieux jouir de ce merveilleux présent qu’auprès du rougeoiement effréné de l’obscurité ? Enveloppé dans le noir épaissi par ces feux jaillissants dans le ciel ? Les enfants de Zéphyr, intrépides et curieux, ne s’y trompent pas. Car de l’autre côté des murailles, au bout du sentier qui longe négligemment le ruisseau, ils reviennent souvent. Là, tout près de la fournaise, ils s’amusent et se relâchent, abandonnant pour quelques temps le souvenir des rues, des cours et des couloirs. Leurs rires et leurs chants résonnent jusqu’aux forêts. Les coups martelés du géant prennent liberté de leur faire écho. Voilà comment les nuits s’éclairent au bord de la cité, conclut-il, tandis que vers le creux de ses joues ses lèvres se hissent d’un trait.
Je fais tout ce que je peux pour ne pas lui rendre, bêtement, son sourire.
Mais sans succès.
Car je vois à ses yeux qu’il note dans les miens l’ardeur du désir. De mon désir fiché quelque part auprès de ces flammes qu’il me montre encore s’échapper du grand four (à moult renforts d’index tournoyants) promesses de secrets à percer et d’épreuves à franchir.
Je le prie de bien vouloir continuer. Il hésite, humecte ses lèvres du bout du majeur. Je m’empare de mon verre et lui tends, qu’il le boive et qu’on en finisse. Il observe l’intérieur de la chope – la sienne à présent – et suit le liquide agité qui revient peu à peu au doux plat des eaux calmes.
Un soir, reprend-il, un enfant vint demander au géant de lui fabriquer un solide alphabet. Celui-ci ramassa un rocher au bord du ruisseau, le retailla d’un côté, et lui fit comprendre qu’il ne savait pas écrire les figures. D’un crayon de charbon le gamin lui présenta les quinze tracés. Et, quand il eût terminé, le géant examina, fasciné, chaque dessin venu s’aligner sur le plat de la longue pierre blonde qu’il avait déposée aux pieds de l’enfant. Il s’agenouilla pour en effleurer le contour de ses doigts hésitants, inquiétés. Puis il se releva et accepta la demande, contre néanmoins quelques pièces de cuivre. Le garçon, alors, repartit et revint, rapidement, les poches gonflées et lestées des mille piécettes que ses camarades lui avaient cédées en échange de futures lectures – peu connaîtraient en effet le fâcheux destin du lettré. Le forgeron prit le tas dans sa main et pendant plusieurs nuits plongea la langue de Zéphyr dans le feu brûlant puis refroidi du métal – le verbe incandescent, dans le froid, crachait de vapeur. Le colosse rayonnait tant il semblait confiant dans la solidité et la pérennité de son œuvre. Il ne savait pas encore que le verbe recueilli dans cette matière nouvelle, impure, pesante, sonore même, était capable des plus grands oublis et des plus grandes erreurs. Il ne savait pas ce que les enfants, eux, déjà, savaient.
En très peu de temps un honorable alphabet fut ainsi forgé, une somme de caractères aussitôt augmentée d’un monogramme que le géant, tout fier de son écriture, s’était lui-même inventé – un sceau systématiquement imprimé désormais sur les socs, lames et chaudrons qui sortaient du creuset de ses mains, de sa poigne.
— « Et ces mêmes outils que l’on saisit encore tous les jours, disponibles, solides, efficaces, font encore toute la confiance que l’on accorde à la réalité de ce monde » lui dis-je d’un ton docte, emphatique, pour lui reprendre la parole, « car notre corps, versatile et malade, jamais ne pourra procurer sentiment d’aussi grande fermeté » insisté-je encore, lui montrant ainsi sans retard que je connaissais moi aussi toutes ces fables, qu’il était donc inutile qu’il me les resserve, et surtout accompagnées d’un aussi imbuvable apologue sur les vertus du travail.
Je lui demande donc de passer outre, les ornements et les détails, et de faire court, de me parler du disque et de sa forge et de cela uniquement.
La mine sans aucune fâcherie mais l’œil sournois, il accepte de continuer : « Certains disent qu’au bout de cette pseudo leçon d’écriture, le forgeron aimât tant s’exprimer ainsi, par la gueule d’un four et dans le martèlement du métal, qu’il partit dans une grande colère quand l’enfant, un matin, voulut lui apprendre à épeler les figures. Il ne pouvait accepter de prononcer les signes qu’il avait sortis de ses mains, du feu et des cendres. Aucune voix à ses yeux ne devait déchirer leur mutisme têtu : il n’y avait que son marteau pour les faire heureusement et justement retentir, faire entendre leur cri étincelant. L’homme au marteau s’emportait.
Les murailles répercutaient jusqu’au sommet des tours, jusqu’au ciel, le vacarme affreux de ses puissants grommellements.
D’autres enfants, bientôt, accoururent et s’agroupèrent nombreux autour de son antre. Dès qu’ils comprirent quelle était la situation, ils se moquèrent de ce grand bonhomme qui prétendait savoir écrire sans même vouloir lire, et tout ça seulement après quelques coups donnés dans le cuivre, dans la vision complètement ahurie d’une lettre solide et tangible pour longtemps.
Ils rirent de bon cœur et rirent encore et encore.
Si bien que le géant, offensé, leur tourna le dos, fit monter en puissance la chaleur du foyer – le four en était si ardent qu’il semblait cracher des flammes bien plus haut cette fois que les tours elles-mêmes. Le ciel s’embrasait. Les enfants se réjouissaient, avaient chaud, jusqu’à ce qu’il commençât à jeter, par paquets, les poinçons et les moules avec lesquels il avait façonné son langage de fortune.
Le jour finissait de s’éteindre quand les doubles qui avaient permis de forger le volume des lettres rentrèrent en fusion. Les enfants prirent peur, virent éparpillés sur le grand établi tous les caractères alphabétiques qui pâlissaient devant le brasier flamboyant. Seul le monogramme du colosse, et le poinçon avec lequel il en réalisait l’écriture, scintillaient dans le noir. Ce dernier, qui n’avait pas tout à fait oublié ses leçons, s’empara de la première lettre de la langue de Zéphyr. Et malgré les cris de protestation des marmots, engloutit le caractère dans la gueule béante du fourneau hurlant et crachant. Le signe cuivré se mit à fondre : lentement, très lentement. Les gamins le conspuaient, l’imploraient, lui intimaient d’arrêter son autodafé sur-le-champ. Mais le forgeron n’écoutait plus.
Il sortit bientôt un minuscule pavé protéiforme, un bloc que tous reconnurent, horrifiés, comme un alpha méconnaissable, orange, souple, bouillant, ductile, qui suait une blanche humidité dans la fraîcheur du soir. C’était un alpha qui avait perdu toute figure, même l’arrondi de ses angles ; un a dont l’œil avait fondu, et coulé dans le vide rempli désormais de ce qui aurait dû être le blanc de sa lettre ; un alpha monstrueux. Le géant le souleva au bout de sa pince : son aspect était à présent était sans relief, sans figure ; il le plaça aussitôt sur le large dos de sa haute enclume. Puis il s’empara du poinçon au bout duquel étincelait son précieux monogramme, et frappa la lettre aussi violemment qu’il le put : plusieurs fois, en salves répétées, devant les enfants incrédules. Autour, le sol s’était mis à vibrer, le ciel à tonner. La Terre, on ne sait pourquoi, répondait à sa rage. Un nouveau chant se levait. »
Du verre que je lui avais cédé il avala une gorgée de plus. Je ne dis mot, le nez en l’air, et j’attendis… tout en le questionnant du regard.
« Au bout de plusieurs jours, reprit-il, sortirent de sa forge autant de disques de la taille d’un poing qu’il existait de lettres dans l’alphabet – ou à peu près, pense-t-on, puisqu’on ne les a jamais tous retrouvés. Mais chaque pièce de métal montrait désormais une face double qui était, tout uniment, sans réelle figure. Des lettres forgées, il ne restait plus que des rêves, des traces invisibles, des traits défoncés. On ne voyait plus – et cela sans grande peine – que les marques troublées de son énigmatique colère, l’empreinte de son marteau venu imposer le silence à la Lettre. »
Il n’y a rien d’autre à lire sur ces pièces, me dit-il, sauf pour ceux qui pratiquent la langue des songes et qui décèlent, sur certaines d’entre elles, des emblèmes, des images ou des formes. C’est pour cela qu’a été évoquée, quelquefois, une espèce de lune blanche curieusement pleine, une lune dont le croissant était si recourbé sur lui-même, se touchant presqu’aux extrémités, qu’il paraissait tenir, ou retenir dans ses bras, le soleil absent, fuyant toujours, néanmoins, son emprise.
Je brandis à mon tour un méchant sourire.
Il faisait référence à ces médaillons en forme de quartier lunaire que les enfants du coin – où je perdais mon temps manifestement – portent parfois sur la poitrine, et à qui l’on fait rechercher, au plus fort de l’hiver, le soleil perdu que l’astre gris a laissé s’enfuir au milieu de l’année. L’été reparu, il leur suffit de lever le médaillon vers le ciel pour voir le globe rayonnant se lover entre les bras froids et laiteux de cette lune insouciante, au rebord échancré, cette compagne oublieuse du soleil.
Je connaissais cette coutume et bien entendu son histoire. Il devenait probable, malheureusement, que mon interlocuteur ne sût pas grand chose de plus que ces pauvres légendes.
Un pied de chaise crissa bruyamment sous la table. Je manifestai mon envie de partir, mais cette fois pour de bon, du moins fallait-il qu’il l’entende, qu’il comprenne que je n’étais pas un étranger comme les autres, que son pays ne m’était pas inconnu, et que je n’avais pas payé cette entrevue aussi chère pour entendre des bobards pour enfants.
Il me demanda de lui remontrer le disque.
Les deux mains repoussant la table, le passage dégagé pour mes jambes, je le quittai des yeux et m’apprêtai à partir. Mais j’hésitai encore.
Il insista, avec énergie.
Il voulait voir l’objet plus longtemps, vérifier quelque chose, un ou deux éléments encore décelables qu’il n’avait peut-être pas vu au premier coup d’œil. Je remis mes pieds sous la table, mis ma main à la poche : tout de suite il écarta les verres. Je tendis mon bras, regardai à droite à gauche, puis desserrai les doigts, lentement, doucement, libérant l’objet encore recouvert d’un chiffon. Au travers, il parvenait à luire malgré les pauvres lueurs de l’hiver qui tombaient dans l’auberge. D’un signe je lui ordonnai de reculer : immédiatement. Il redressa le buste, réajusta son plastron, et, de loin, me désigna certaines marques en chuchotant nerveusement. Il semblait en apparier certaines, en séparer d’autres. Il suivait des lignes, des courbes, dont je ne percevais rien, pas même un segment. Enfin, au terme d’un incompréhensible murmure, il prononça quelque chose : « Plusieurs nuits, plusieurs jours, le géant a jeté ses forces dans ce travail qui semblait jamais ne trouver de fin raisonnable. Le tonnerre de ses coups avait fini par assombrir la totalité des journées de Zéphyr : d’abord le long du ruisseau, puis rapidement sur tout le pourtour de l’enceinte, et bientôt jusqu’au-dessus des nuages. L’azur était noir. Le temps était triste. Et la moindre étincelle, jaillie de l’enclume, suffisait à incendier la pénombre. Le forgeron restait aveugle à ce grand chambardement, et, pendant qu’il anéantissait pour lui-même toute trace de lettre qui parle, écrivant en quelque sorte à l’envers, il n’entendait que son chant heurté, métallique, qui continuait d’être accompagné par les pleurs et les cris des enfants. Le murmure des bois, le soupir des montagnes, avaient reculé, inexorablement. Personne dans la ville ne parvenait à trouver le sommeil et personne ne demeurait éveillé pour autant. On ne pouvait plus se parler ni même s’entendre, que ce soit avec les autres ou même avec soi-même. Les paroles mourraient aussitôt qu’expirées de la gorge. Les voix que l’on entend, que l’on se force à écouter d’habitude, celles qui retentissent dans votre crâne, disparurent elles aussi tout à fait. La tête était vide, en chacun, mais la boîte toujours pleine, injectée de sang, bourrée d’électricité, d’air sous pression. Zéphyr se taisait pendant qu’un bout de sa langue pour enfants partait en fracas. Bouches ouvertes et portes fermées au dehors, la cité haletait – attendant.
Au bout de quatre ou cinq jours, peut-être une dizaine, le vent chaud qui à lui seul amenait l’été bref, ce vent chaud qui était espéré toute l’année – qu’il vienne un peu soulever la cape de l’hiver, toujours, toujours déjà triomphante – s’engouffra subitement dans la ville. De mémoire d’homme on ne l’avait jamais vu arriver aussi tard. Les peaux dans lesquelles les habitants s’enveloppaient – animales, végétales, même humaines – commencèrent à se défaire, les coudes un peu à se détendre et les bras, bientôt, à se lâcher franchement. La cité s’éparpillait derrière ses enceintes, légèrement, doucement, bien que tous, hommes, femmes et enfants, les yeux grand ouverts et la tête sourde, continuaient d’espérer la même chose : que vienne enfin l’heure où le marteau s’écroulerait, lourdement, de fatigue car personne n’avait plus le courage maintenant, pas même les enfants, de crier stop à cette masse surhumaine. Le vent soufflait, le ciel rougissait, le temps faisait sa bascule.
Une aube finit par venir. Une inondation. Partout des flaques, des jets de lumière qui coulaient sous les portes, entre les volets clos, entre les persiennes, entre les murs sombres des étroites ruelles, et même entre les moellons ; partout un soleil silencieux, inouï et certain, qui s’épanchait rayonnant appelé par le vent. Les deux conjugués se mirent à réchauffer les mains, à caresser les joues de la plus aimable douceur : cette tiédeur était si peu perceptible d’ordinaire, l’été étant si timide, que chacun en découvrait, stupéfait, la teneur.
Tous les habitants de Zéphyr, alors, se mirent en mouvement, guidés, orientés, absorbés par cette nouvelle chaleur. Ils gravirent les marches, les murets, les tourelles pour survoler du regard l’incendie que le soleil allumait dans leur ville – son ascension et la leur toujours rythmées et scandées par les coups de marteau du géant. Juchés sur le plus haut sommet qu’ils purent chacun occuper, ils restèrent debout, longtemps, à contempler l’horizon – bien que toujours abasourdis, bâillonnés, par le tapage insolent que le forgeron faisait pénétrer dans leurs chairs (il allait jusqu’à faire battre leurs tempes, ce bruit, ce vacarme qui finissait de vriller, et dans toute la longueur de leur dos, le droit fil des jours tristes qui jamais ne laissaient venir l’été jusqu’au bout – jusqu’au nerf). Bien après midi, le manteau de l’hiver décolla brusquement de leur chair, il s’envola dans le ciel, déchiré, en lambeaux. La morsure du gel, aigüe, brève, superficielle et piquante, ne fut plus ressentie à l’égal – à l’image – des brûlures du soleil. Montaient et couraient dans la moelle de nouvelles impressions. Il faisait bon, délicieusement bon. Et le soleil brillait de lumières qui semblaient ne jamais avoir eu le droit de lui appartenir, des lumières qui perçaient les nuages que le ciel humide étalait encore dans son épaisseur, tant et si bien que l’azur, pommelé, affichait même au soir un bleu vert insolent, et, au lieu du marbre gris des arbres enfoncés sous la neige, laissait voir maintenant le feuillage des arbres cuire à des vitesses différentes. La même feuille était brune, jaune, rouge, verte, simultanément, alternativement : c’était une merveille. »
Je remarquai ce bref regard tristement posé sur le disque, pourtant témoin de si prodigieux événements. Je recouvrai la pièce de métal et je la rangeai : « Une merveille, me dit-il sans ciller, reprenant, une splendeur à laquelle chacun céda, sur-le-champ. Tout Zéphyr, ce jour-là, vit absolument la même chose – ou s’en souvient ainsi tout du moins – tous vécurent d’un seul et même regard porté dans le délabrement de leur langue, malveillante ou aveuglée, cette langue-muraille qui laissait passer maintenant dans ses failles des couleurs ardentes et nouvelles : des rouges qui sautaient des feuilles aux pétales, des plumes aux rochers, des pelages aux fruits ; des rouges qui coulaient du ciel, qui remontaient des mares, infiltraient les visages ; le tout dans un éparpillement si irréconciliable qu’il vous donnait le vertige, le frisson. La ville ne savait plus à quelle vitesse, dans quel ordre, où, exactement, donner du regard : son horizon s’amplifiait, son zénith s’élevait, ses paliers se recomposaient. Les montagnes enchaînées, à l’ouest, qui gardaient jusque-là les arrières de la ville, et dont l’au-delà effrayait les bourgeois, appelaient désormais leurs désirs de voir surmonter les plus hauts obstacles : car comment ces sommets impérieux ne les auraient-il pas laisser passer, à présent, au lieu d’être, comme hier, les dragons plus intraitables ? Et de même à l’est, avec la grande couverture de forêts d’ordinaire plissée, chiffonnée à l’endroit des collines, et qui dépliait désormais ses souples ourlets vers la mer : les trois lacs successifs qui jadis la doublaient – poches insondables – la trouaient maintenant, la déchiraient même, jusqu’au bord de la côte et sa dentelle de golfes et de baies. La cité se déracinait, s’entrouvrait, s’élevait bien que plus haut que ses plus hautes enceintes. Le ciel et la mer se tenaient à portée du nouveau globe qui était en train de se former.
La nuit venant, me dit-il, l’enclume se tut. Le géant, apaisé, retrouva sa paillasse. Les enfants glanèrent avant de les échanger, de les perdre ou de les conserver, les caractères écrasés. Le four perdit, progressivement, de sa ferveur ».
Ce disque ne vous servira plus à rien, lança-t-il, il est seulement la preuve que Zéphyr a perdu ses repères. Le nord, le mitan, les enfers : tout a été réécrit ce jour-là.
*
Étonnamment je n’étais pas accablé.
Loin de là.
Car en écoutant cet homme j’avais senti que Zéphyr était pour une fois quelque part, là, tout près, invisible mais encore accessible à ceux qui avaient assez peu de raison pour oser la chercher. Je lui demandai donc, tout simplement, s’il ne connaissait pas lui-même le chemin, et qui, sinon, était en mesure de me le montrer.
Il grimaça.
J’aurais peut-être dû commencer par une de ces simples questions.
Son rictus ne s’effaçait toujours pas.
J’insistai, faisant comprendre qu’il n’y aurait plus d’autres bières.
Il regardait mon œil noir qui fixait ses dents découvertes. Je l’embarrassai.
Il étira son buste, puis sa tête, et approcha son visage près du mien.
Respira longuement contre moi.
Puis ses lèvres me soufflèrent à l’oreille l’existence d’un voyageur dont il ne savait pas le nom, à peine l’allure, et ceci de vague mémoire : lui, menait son bétail à pâturer en bordure de forêt, quand il vit sortir cet homme vêtu d’un long capuchon et d’une robe rapiécée, entièrement des épaules à l’ourlet, avec un interminable bâton pour seul compagnon.
Il n’avait pas de visage cet homme mais je le reconnaissais. C’était le pèlerin dont il m’avait parlé tout à l’heure : cet être mystérieux, indécis, presqu’une ombre. Une ombre qui avait pourtant, et poliment, demandé son chemin à mon homme que j’avais du mal, soudain, à imaginer en berger : en pâtre bonhomme s’abreuvant bien sagement au fil des ruisseaux.
Il me dit avoir questionné le voyageur pour savoir où il pouvait bien aller, comme ça, tout seul, au milieu des bois de ténèbres. Celui-ci répondit qu’il cherchait une cité, vers le nord, par-delà les montagnes ; une cité qui avait tourné le dos à ce pays rude et froid et qui avait fini par embrasser, en son maigre horizon, le bonheur d’un vrai paysage. Autour de ses murailles, avait-il renchéri, quand le blizzard ici balaye la vie, les verts courent encore les rases prairies ou s’attardent au pied d’un arbre, là-bas, parfois même se rassasient un moment sur les rives d’un lac quand les rouges et les bleus tout à coup se font face. Que pouvait-il faire d’autre que de rechercher cet endroit que l’hiver ne regagne qu’en étant blessé par les flammes, ce lieu attisé de jaunes vifs et stridents qui dévalent les troncs en tachant les feuillages, qui badigeonnent les chemins et les prés de fleurs et de sable ? Était-il le seul à courir derrière ces lumières inconnues ouvrant chaque année de plus profondes percées au regard, des voies quasiment pavées d’or – rougeoyant – tendues vers des directions presqu’inimaginables ?
Mon pasteur qui, à ce moment-là n’avait jamais entendu parler d’une ville pareille, accompagna l’étranger quelques pas pour lui indiquer un sentier qui pénétrait discrètement le massif forestier. Quand ils se quittèrent, le voyageur le remercia d’une dernière question : s’il s’était demandé pourquoi le ciel rougissait, tout au nord, à l’entame de l’hiver ; s’il n’avait jamais senti en contemplant ces lointains le vieux partage du temps s’émousser dans ses os, l’arrêt du cycle maudit de la douceur et du gel, la folie de cette attente perpétuelle d’un été se consumant aussitôt dans l’âpre résignation de l’hiver ; s’il n’avait jamais entendu, enfin, parler de quelque chose comme l’automne. Mon sibyllin pasteur me dit bien distinctement ce qu’il avait répondu au pèlerin : Que les choses étaient ainsi faites, qu’il n’y avait rien à redire et que Dieu en était la cause insondable : point.
Dans la véhémence de son propos, il fit tomber ma chope qui se brisa.
Je me courbai pour en recueillir les tessons.
Le verre éclaté sur le sol ne contenait rien. Il était vide.
Relevé, je lui demandai plus de détails sur le pèlerin : sa figure, l’accent de sa voix, l’aspect de ses mains.
Plus rien ne sortit de ses lèvres.
Et plus d’éléments sur sa route.
Rien.
Plus rien, plus rien, plus rien, plus rien.
*
Quelques pièces laissées sur la table, tournoyantes encore, quand nous sortîmes tranquillement l’un après l’autre, avant que ne s’échangent nos regards dans la rue qu’on dépavait. Il partit de son côté et moi du mien : tous deux le front incliné devant soi.
L’hiver et le froid toujours dehors.
Ses paroles revenaient sans ordre et sans intention se glisser sous mes pas. Elles remontaient mes jambes et m’entouraient le corps comme l’aurait fait un épais manteau de chaleur. J’étais léger. Rapide. Confiant. Je me trouvai déjà dans cette clairière si vaste que la masse sombre et dense des bois en était repoussée, loin, très loin des habitations, là où les frimas ne règnent plus durant les quinze mois de l’année. Je frémissais de bonheur. Je transpirais sous ma chemise.
Je glissai la main dans ma poche – intérieure – et mes doigts se glacèrent, et mon bras, et bientôt tout le corps : le disque n’y était plus. Je me retournai subitement, cherchant son éclat dans la rue, mais ne vis que des bottes balancées par quelques passants alarmés d’on ne sait quoi. Je courus. Repassai devant mon point de départ, pris la voie qu’il devait avoir empruntée. Je cavalais dans ces rues, ces allées, en écharpe, poussant les uns, évitant les autres, mes yeux fouillaient chaque vitrine sale, chaque fenêtre, chaque ouverture qui m’aurait permis de le retrouver au milieu de ces mille boutiques avec leurs façades alignées.
Nulle part. Il n’était nulle part.
Alors je revins sur mes pas tandis que Zéphyr s’éloignait, refermait devant moi le seuil de ses hautes murailles. Je repartis vers l’auberge en m’efforçant de fixer les derniers instants passés à cette table : mes mains, ses mains, son regard, les chopes vidées… Je revis le verre brisé, mon empressement à recueillir les morceaux, même à terre, mon dos soudain tourné devant l’inconnu, le bâillement de ma veste…
Lui : le pèlerin : le berger
Ne plus conduire personne en ce lieu. Laisser le troupeau se perdre, s’égarer.
Je fis quelques pas, au hasard, avant de m’asseoir au bord du pavé. Un petit ruisseau détalait le long du trottoir. Je levai la tête en direction du soleil : le brouillard était si dense, si gris et si opaque, que l’astre avait la forme d’un disque blanc pareil à une lune hautaine. Je ne voyais plus de murailles d’opale et de jaspe, de fumées s’élever qui sentaient la poulaille. Je ne voyais plus les arbres rougir de lumière. Mon corps se plantait là au bout de son voyage. Je grelottai.
Il est quatre heures – il fait froid. Tu as les mains plongées dans les poches, des mains si gelées que tu voudrais qu’elles ne soient plus à toi. Tu avances tête baissée, menton au sternum, sur le long trottoir givré de l’avenue. Les boutiques sont ouvertes mais ne t’invitent pas, ne te sifflent pas. Leurs enseignes qui clignotent t’indiquent seulement de bien vouloir continuer, de passer, ton chemin ou pas. Mais plus que deux ou trois rues et tu y seras, même si c’est trop, encore, sur ce glissant trottoir : beaucoup trop dangereux pour un claquement de dents aussi tonitruant que toi. Enfin, au coin de la quatrième, tu y es ! Tu tournes à droite : en vitesse, dents serrées, et tu glisses, t’envoles et, dans les airs, la tête à l’envers, en plein vol plané, tu vois… une grande gigue harnachée d’énormes lunettes rondes qui lui masquent les joues et dans lequel si tu t’approchais tu verrais sûrement ce visage qui ne te plaîrait pas, celui que tu renfrognes et recouvres sous l’excuse du froid, cette face blanche, malade, que tu caches à la fille qui se tient devant toi, la tête enfoncée dans un large et profond chapeau noir, méchant couvre-chef qui lui bouffe le front. Ne lui reste plus grand chose à cerner à celle-là, à peine un menton clouté et deux filets de cheveux ruisselant derrière chaque oreille, chutes silencieuses sur l’os malheureux d’une paire de dures épaules, flot scintillant et fendu filant la laine d’un grand manteau bleu, tombant, droit : fantastique cascade qui éclabousse celui d’à côté, lui, cheveux noirs, plongés dans le rouge, tirés en l’air, fort, jusqu’à rendre visible les racines plantées dans ce crâne blanc que prolonge chez lui un front large, plein, ouvert, qui se décline lui-même en joues bien rasées, taillées de trop près, exhibant de grandes coupures qui écarlatent sa peau – des premiers favoris jusqu’au cou –, grand balafré que tu vois ceint d’une sombre chemise et sévère, ouverte à la gorge, les manches soigneusement relevées au-dessus des coudes (qui dévoilent) de fins avant-bras recouverts d’une épaisse et envahissante toison de poils noirs : effrayant contraste avec la peau blême qui lui sert de rempart, le dernier contre le tranchant des regards ; corps qui se vide au dehors, qui se marque en surface, de cette opacité sanguine que recèle le corps et qu’assèche celui qui se tient à deux pas : celui-là, ganté, chaussé, cerné et coiffé de noir ; veste, chemise et pantalon de la même couleur et qui ne lui font plus l’effet d’un vêtement lui couvrant la peau mais bien plutôt d’un tissu qui en ébauche une nouvelle : sorte de carapace qui laisse passer malgré tout quelques failles – au bout de chaque bras s’insinue une mince bande de chair entre les gants de cuir et la manche de la veste, l’exhibition d’un poignet. Ce n’est plus la peau nue que tu entrevois mais le corps à vif qui affleure mais pas au visage. Non, pas au visage : trop blanchi, trop épilé, trop masqué derrière des lèvres sombres et des orbites obscurcies pour laisser passer l’émotion de quelque signe vital. Tu vois, tête à l’envers, la nudité se décaler d’un cran sur ce cadavre en pleine forme, et même gagner en épaisseur tant les peaux sont pour lui des parures au même titre que le collier de perles qui pend sur le torse du type suivant. Il ne lui serre pas le cou non, ce collier, il ne tombe pas sur l’amorce de l’adipeuse poitrine qu’il soulève en riant : il tient. Sur lui-même. Il tient par un nœud maladroit, un fil capricieux, une boucle exubérante qui aurait dû se dissimuler sous les perles pour laisser à la vue tout leur éclat flamboyant. Tu ne vois que l’attache pourtant, pas le brillant. T’absorbe l’état d’apesanteur dans lequel se trouve ce boyau relié à lui-même, car ni au cou, ni à la gravité qui pourtant essaient de le tirer vers le bas. Un collier qui n’étreint ni ne montre la gorge mais qui pointe le lieu précis d’une éventuelle et profonde blessure ; qui rehausse la jugulaire ; qui montre là où le croc ou le couteau doivent généreusement se planter pour faire mâle. Un homme qui fait de la féminité qu’il capture, de la féminité qu’il emporte, une fragilité insolente : essence mise à nue, essence qu’elle ne reconnaît pas, elle ensuite, si près, si loin, habillée en survêtement, pantalon vert et sweater gris, avec deux lacets noirs qui resserrent la capuche qu’elle porte rabattue sur les épaules et qu’elle n’a probablement jamais relevée, même sous la pluie, et dont les cheveux qui sont censés en sortir une fois l’averse passée, ont justement la forme : légèrement aplatis sur le dessus (tu la vois passer les doigts à leur racine pour leur redonner une épaisseur) et s’ébouriffant à mesure que ton regard épris descend vers les mèches rouges qui lui arrivent à la poitrine – des cheveux qui font mine de sécher par-dessus son perfecto noir, trop court, qui lui dégage les hanches, un cuir qui n’a plus rien de protecteur vu que ses manches rallongées par celles, plus longues, du sweater d’en dessous donnent prise aux doigts qu’elle enroule, d’un poing, autour de sa synthétique douceur. Cuirasse attendrie, étendue, contre une pluie troublante montant de l’intérieur, mouvement inverse de cette veste en jean, toute tachetée de neige, qui enserre le buste du suivant, dans la file, et qui laisse abondamment dépasser la taille de guêpe et les deux os des hanches qu’on voit saillir du bonhomme tandis qu’il se balance de droite et de gauche au son d’un musique cerclée dans le casque de deux écouteurs. Tu ne sais s’il en a, des dessous, pour cette chair immaculée qui, du col de la veste nivéenne aux tréfonds de son pantalon (qui lui colle aux hanches), disparaît pour refaire surface au niveau des chevilles que déshabillent deux baskets sans chaussettes à la toile déchirée et aux lacets débraillés. Tu remarques seulement, toujours les pieds en l’air, la tête en biais, combien il fond sous l’éclat de la miroitante cape bleue qui lui frôle le nombril, ce bleu dont les teintes vont pourtant de la nuit pourpre d’un soir d’été au sombre marine que seul un panneau lumineux, aveuglant et pompeux, empêche de virer au noir en cette fin de journée : resplendissante houppelande de fée dont l’obscure humanité de la donzelle qui s’en drape, si près, à côté, éclate dans un allègre bustier. Étrange nuit que cette fourrure étoilée d’étincelants, de jaillissants, de clinquants, lourds et solides bracelets – d’or – sans compter bagues et anneaux de platine sertis à tous les index, derniers éclats d’une voie lactée sous laquelle, brûlante et massive, perce et décolle une éblouissante robe rouge pailletée elle aussi de mille feux sémillants : aurore qui brûle les yeux, corps incendié qui consume les formes que sculpte et souligne un profond décolleté. Et quand te voilà retombé sur les pieds, au grand dam de tes yeux rouges et tourneboulés, tu réalises que cette faune aux formes et motifs d’une obscène folie, attend, simplement, pour le concert rock de ce soir. Fans excités à désemparer le trop fier naturel d’une anatomie trop longtemps endossée.
J’en reviens toujours à cet incontournable constat : pour la philosophie, ce qui fait l’essence de la dignité de l’homme, l’acte le plus haut qu’il puisse réaliser, le plaisir le plus grand qu’il puisse atteindre, est celui de penser. Or, on peut très bien penser de manière radicale et avec un plaisir extrême sans vouloir et même regarder comme obligé cette élévation permanente de ce que l’on fait. Un tel exercice de la pensée ne serait plus nécessairement philosophique bien qu’il porterait sans doute la pensée très haut. Quignard, qui est sûrement l’un des penseurs français les plus profonds de notre temps, se revendique d’une tradition anti-philosophique qu’il nomme rhétorique spéculative. Un tel exercice de la pensée implique de placer également très haut – autant que très bas – un art de la fiction, du mensonge et du leurre, une insoumission de la pensée et de la parole à l’ordre du vrai contre le faux. Je ne sais toujours pas en quoi la fiction m’est nécessaire dans les efforts, même infimes, que je réalise pour penser les choses qui me tiennent. Délirer serait peut-être cette forme de fiction se tenant en silence sous chacune des pensées qui me débordent importunément bien qu’elles se concentrent perpétuellement sur l’existence sociale des hommes. Une fiction qui, la plupart du temps, se tiendrait en retrait, et ne se manifesterait pas à grands coups de métaphores ou de comme si…, agissante et vigilante sous la lettre la plus nue ou la plus morte. Fiction à l’œuvre dans la langue la plus sèche ou la plus abstraite du corps.
Il existe évidemment d’autres actes et d’autres faits plus beaux et plus hauts que la pensée, tels, et ce ne sont pas des exemples, ceux qui me viennent par grande surprise si je m’interroge deux secondes, c’est-à-dire Rire et Savoir. Car l’un et l’autre ne seraient ni l’effet, ni l’expression, ni la conséquence d’actes de pensée ; entreraient plutôt dans d’autres rapports – que je ne connais pas, que je n’ai jamais cherchés à connaître, mais qui doivent être là, peut-être, en action. Ce que j’apprends du monde me fait rire aux larmes quand je le rapporte et l’oppose à ce qu’en disent et en montrent les puissants. Surtout ces temps-ci où je prends la mesure, et j’espère comme tant d’autres, du monde que je veux bâtir et de celui qu’ils aménagent de palais et de ruines.
Ivan Aivazovsky, La mer noire, 1881, Gallerie Treyakov, Moscou
« Le port est déjà loin, la terre a disparu. Les paysages que nous avons quittés sont encore familiers et vibrent dans nos mémoires attendant le jour d’être éclipsés par les merveilles des terres inconnues. Désir de fuite, d’aventure, de savoir, de richesse : nous voilà entre deux terres. Mais plus le voyage avance, plus les îles, les contrées, les continents à venir semblent s’éloigner, toujours invisibles derrière la ligne d’horizon. Pourtant la mer, au départ, certes hostile et délicate à traverser, ne devait être qu’un pont, une transition pour passer du connu à l’inconnu. Et si nous ne trouvions rien, si ce périple ne nous menait nulle part, si le voyage en somme n’avait d’autre destination que l’utopie ».
II
Voilà comment nous, habitants des terres fermes, pourrions imaginer les grandes traversées vers les mondes inconnus, entrevoir ce moment d’après départ, quand la vérité du voyage entrepris apparaît dans l’improbabilité du retour, quand les hommes assument à travers les dangers et les détours la possibilité de ne pas revenir. Mais quand bien même nous jetterions tous nos efforts au loin pour visualiser cette mer d’où toute terre a disparu, nos visions ancrées sur le rivage resteraient incomplètes. Seul le récit des navigateurs, une fois le retour accompli, peut rétablir cette communication rompue entre terre et mer. Comment alors, dans l’assurance d’avoir traversé et surmonté les épreuves de la mer, les voyageurs peuvent-ils faire sentir l’incertitude qui était la leur avant de revenir au port ? Nous ne pénétrons l’énigme de leurs épreuves qu’à travers les mots qu’ils veulent bien nous confier : récits d’aventure, mémoires d’expéditions ou carnets de bord. Quelle vérité accorder à leurs récits puisque le lieu même de leurs épreuves nous est refusé ? Peut-on opposer la solide mémoire de la terre, portant trace des moindres événements, à l’inconsistance de la mer ? Comment, en un mot, les jours sombres de leur traversée peuvent-ils être accueillis sur les rives de la terre ?
À quatre siècles de distance, un homme, Amerigo Vespucci, un des grands navigateurs de la Renaissance, un dont le prénom orne encore aujourd’hui les terres d’extrême-occident, nous répond : « Ce que nous avons vraiment supporté dans cette immensité de la mer, les risques de naufrages, les souffrances physiques sans nombre, les angoisses permanentes qui affligèrent nos âmes, tout cela, je le laisse à l’appréciation de tous ceux qui ont eu l’expérience de ces choses, et qui savent ce que signifie la quête de ce qui est incertain, et même inconnu » [1].
Réponse un peu courte sans doute que ce fragment issu du texte Le nouveau Monde, qui fut publié en 1504 et qui relate le voyage de ce même Vespucci effectué en 1501 et 1502 vers ce qui deviendra le Brésil. Réponse, pourtant, à la mesure de ce qu’il écrira sur cette traversée : il n’en dira pas plus ou si peu. Bien sûr, les indications géographiques sur le trajet emprunté par les vaisseaux ne manquent pas dans la relation : les escales, les vents qui les ont portés sont bien au rendez-vous. Ces moments où les rivages familiers sont derrière soi, où aucune terre encore ne se profile à l’horizon, sont quant à eux, sans être passés sous silence, délaissés par le récit au profit des contrées, peuples, faunes et flores des terres inconnues. Quoi de plus logique quand on découvre une terre nouvelle que de laisser les mots se répandre sur ce panorama neuf pour en faire ressortir toutes les merveilles ? Quoi de plus élémentaire, aussi, que de s’entêter en demandant encore : qu’ont-ils pu traverser ces hommes, sur ces eaux inconnues, qui reçoit tant de discrétion ? Quelle est cette gravité qui résonne dans leurs propos et qui ne semble pas s’être effacée sur le retour ? Quel est ce drame que la mer accuse de sa violence et que les marins confrontés à l’incertain ont, eux seuls, en partage ?
III
Si Vespucci en dit peu, il est pourtant clair à la lumière de ses propos que de tels voyages en mer se distinguent par les souffrances qu’ils occasionnent. Comment donc expliquer cette brièveté, cette manière d’insister sans trop en dire, sur la violence que subissent les hommes en prise avec les éléments ?
Cette retenue pourrait être l’indice d’un art de la conversation très usité à la Renaissance. Il convenait, en effet, en usant de la parole ou de l’écriture, de ne pas alourdir les histoires, les récits, par trop de détails inconnus de l’auditeur ou du lecteur. Parler était au fond, une conversation entre gens de goût, autrement dit un art de la table, et le savoir une nourriture devant être servie sans trop alourdir l’estomac, c’est-à-dire la mémoire du convive. Or, justement, le destinataire du texte de Vespucci n’était autre que son protecteur, Francesco Di Medicis, notable de Florence. Et pour donner et garder au savoir son caractère savoureux, afin qu’il puisse être dégusté par son hôte, entendu et lu avec tout le plaisir qu’il convient, il fallait que Vespucci veille, par la maîtrise des lettres, à relater son voyage avec une certaine légèreté, selon une économie calculée. C’est pourquoi, en commençant sa lettre, il précisera s’être « contenté d’exposer les choses principales les plus dignes d’être notées et retenues » [2] (afin de transformer un langage qui pût paraître grossier en un discours raffiné).
S’épancher dans une relation de voyage sur les tourments que la mer vous a réservés aurait donc été une longueur indélicate, pesante, pour les oreilles distinguées d’un notable prêt à se divertir. Cela aurait été-t-il le cas si Vespucci avait raconté son périple à d’autres marins, dans une taverne quelconque du port de Lisbonne ? Sans doute pas. Et ce non pas en raison d’une quelconque vulgarité qui serait attachée à ces lieux mais pour la propension des marins à inventer des récits d’aventure, récits dans lesquels la surabondance de périls est une occasion de glorification et de bravade plutôt que de mutisme. Mais là encore, quand bien même chaque coup du sort – tout ce que Vespucci ne dit pas – serait conté avec le plus grand réalisme, il n’est pas sûr que ses paroles auraient été comprises de tous les marins et notamment de ceux qui suivent les circuits maritimes de la pêche, du commerce et de la guerre. Ces voyages ont un but, ont un terme. Or, les voyages de découverte sont plus qu’une folle aventure, on ne sait même pas avec eux si quelque chose viendra à notre rencontre.
Ainsi Vespucci retranche de son discours bien plus que les difficultés qu’oppose la haute mer aux navigateurs, son silence relatif laisse entendre qu’une différence insoupçonnée apparaît quand l’aventure se fait vers et pour l’inconnu. Et rien ne semble lui garantir que tous les hommes qui ont poursuivi ce but l’auront forcément comprise. Qu’a-t-il donc « vraiment supporté dans cette immensité de la mer » [3]. Quelle est donc cette douloureuse vérité qui apparaît aux hommes quand le voyage en mer devient une quête de l’inconnu ? L’incertitude du but colore-t-elle différemment l’ordinaire des événements que subissent les marins ? Ont-ils vécu des choses que les voyages moins audacieux ne connaissent pas ? Nous voilà jetés dans l’embarras.
IV
Dangers, souffrances, angoisses, voilà en peu de mots nommées les traces du voyage, c’est-à-dire les voies par lesquelles il a fallu passer et les marques que l’on garde malgré soi après le retour. Ces péripéties, qu’elles se soient réalisées dans les corps et les âmes ou qu’elles les aient affaiblis de leurs menaces, sont toutes de l’ordre du malheur. Ces maux rapidement nommés épuisent-ils ce moment crucial de la traversée, quand les hommes insensiblement passent dans l’inconnu, ou bien n’en représentent-ils qu’une partie ? Faut-il imaginer bien d’autres cruautés de la part des éléments, allonger la liste des supplices? Et pour s’arrêter où ? Enfin, n’y a-t-il vraiment aucune place à la joie dans ces moments rares ?
Vespucci sans émettre de jugement sur son expérience précise les dimensions du lieu où elle doit être appréciée : ni la terre découverte, ni même celle du retour mais la mer et son immensité. L’Océan, cette vaste étendue, devient donc la mesure même de la vérité du voyage, l’aune à partir de laquelle celle-ci devra et pourra être jugée. Doit-on en conclure que le nombre des maux endurés se trouve proportionné à l’étendue des eaux ? Ces « risques de naufrages », ces « souffrances sans nombre », ces « angoisses permanentes » résumeraient-ils l’existence de maux innombrables et pour cela presque impossibles à dire ? La mer prendrait alors la forme d’une gigantesque et monstrueuse réserve de malheur, une source quasi intarissable de mal, créatrice de tourments inimaginables pour les hommes restés à terre. On verrait, sans doute, s’avancer à la surface des eaux l’ombre des enfers ou peut-être la mer et ses profondeurs abyssales serait-elle devenue la véritable incarnation de l’enfer sur terre ? Vespucci nous laisse ici sans réelle possibilité de jugement. Malgré tout, et quels que soient leur nombre, ces fléaux restent encore calculables et exprimables, comme en témoignent les détails supplémentaires que Vespucci livre à son protecteur : « En un mot, pour raconter brièvement tout cela, sache que sur les 67 jours de notre navigation, pendant 44, il y eut sans arrêt de la pluie, du tonnerre et des éclairs et une obscurité telle, que nous n’eûmes jamais une journée avec du soleil ni une nuit sereine. A cause de tout cela, nous fûmes en proie à une si grande épouvante que nous avions perdu presque tout espoir de survivre » [4]. Évidemment, le déferlement de malheurs compte dans l’expérience des hommes mais pas autant que leur affolement devant le déluge ininterrompu de calamités. Face à un tel phénomène, on ne peut qu’imaginer la vision de cauchemar qui monte parmi les marins : les éléments semblent leur dire qu’ils ne cesseront de les tourmenter, qu’ils s’abattront sur eux sans discontinuer. L’Océan, pourtant, ne réserve probablement pas plus d’infortunes que la terre. Simplement, au milieu des eaux, les événements ordinaires du monde semblent prendre des proportions fantastiques, comme si l’ordre naturel du monde, sans s’effondrer, se troublait par endroits. Par sa monotonie, son long étalement indifférent à la précipitation des hommes ou par ses accès de fureur, ses orages ravageurs, l’Océan, de moyen terme qu’il était entre deux terres, fait naître la fiction d’un milieu dépourvu de limite.
Aussi, cette vérité du voyage que Vespucci murmure entre deux mots ressemble moins à une constatation objective, une suite de faits patents que l’on pourrait partager qu’au produit d’une perspective irréelle, attachée à un moment et un lieu. Perdus au milieu de l’infini, les hommes découvraient peut-être quelque chose comme un rapport insoupçonné entre l’espace et le malheur : la possibilité soudain crédible, pourtant invraisemblable, qu’il n’y ait en ce monde pas de limite au malheur mais une interminable succession de souffrances. On comprend alors qu’au « milieu de vraiment si terribles tempêtes de la mer et du ciel » le navigateur rappelle qu’il « plut au Très Haut de [leur] montrer le continent, de nouveaux pays et un autre monde inconnu » [5]. Car devant un tel cataclysme, seul un dieu semblait encore pouvoir mettre un terme à la furie de l’Océan. Seulement, au lieu de tempérer, de modérer le déchaînement des éléments, il leur redonna espoir en faisant paraître un continent au-delà de l’horizon ; comme s’il avait lui-même reculé devant le soulèvement des mers, déserté la profondeur de leurs flots, comme si son seul pouvoir de consolation face à l’Océan était de promettre un rivage comme terre de salut.
Ivan Aivazovsky, Chaos, Création du monde, 1841, Musée de congrégation arménienne des Mhitaristes, Venise, Italie
Les découvertes accomplies dans la quête du nouveau monde ne sauraient se réduire aux terres rencontrées. Ces longues journées sans soleil, ces nuits de terreur sur l’Océan ont été sans doute la première découverte du nouveau Monde, un monde inachevé, à la fois sans limites apparentes et perpétuellement tourmenté. Des pensées étranges, des spectacles fantastiques se sont emparés des hommes durant la traversée, dévoilant un monde terrifiant : un monde sans Dieu, rebelle aux espoirs et consolations des hommes, un univers où le malheur ne promettrait aucun salut, aucune délivrance. Et probablement plus que l’impuissance des mots à rapporter tous les malheurs qui les ont accablés, le ton laconique de Vespucci trahirait l’angoisse d’avoir vu même les choses les plus certaines, comme Dieu et le Monde, vaciller sur elles-mêmes.
V
Nous avons jusque là tenté de cerner, dans le demi-silence de Vespucci, la démesure, l’excès propre aux innombrables et interminables fléaux qu’abritent les étendues inconnues de l’Océan. La traversée prépare encore d’autres drames. Car, si un écart subsiste entre la vérité du voyage et les souffrances énumérées ; si Vespucci ne dit pas tout, il nous révèle tout de même que l’expérience s’est accomplie dans les parages de l’insupportable. Les terreurs de l’interminable n’éclairent pas encore suffisamment les épreuves malheureuses des marins, d’autres événements restés muets les ont probablement assaillis. Et si ce n’était pas en raison de leur chiffre, ni de leur manteau d’éternité mais de leur puissance et du domaine où ils font rage ? Ne peut-on pas imaginer quelque chose de pire qu’un naufrage, que l’incertitude du retour ou l’attente inquiète d’une terre derrière l’horizon ? Cette vérité que nous cherchons pourrait être donnée par la rencontre d’une infortune suprême, d’une mésaventure qui surplomberait les autres en démultipliant leur gravité.
Prenons à témoin, devant le silence de Vespucci, un officier russe anonyme, juste avant le naufrage de son navire, le Saint-Pierre, près de l’Alaska, en 1741 :
« Les nuits devenaient toujours plus longues & plus obscures, & par là même le danger plus éminent, parce qu’à tout moment on avait le naufrage à craindre. En même tems l’eau douce allait manquer tout-à-fait. Le travail excessif devient insupportable au peu d’hommes qui restaient encore sur pied ; ils criaient à l’impossible, lorsqu’on les sommait de faire leur devoir. La mort qui leur paraissait inévitable tardait trop à leur gré de venir les délivrer de leurs maux »[6].
Comme dans le bref récit de Vespucci, les éléments se déchaînent ou viennent à manquer, défaut et excès, et en s’abattant sur les hommes, décuplent leur malheur. Seulement, cette fois, les marins crient à l’impossible, montrant et réclamant à la fois la fin de l’odyssée. Un vacarme remplace les prières et les plaintes rendant brutalement audible ce que la discrétion de Vespucci laissait difficilement entendre auparavant : la multiplicité et l’ininterruption des maux effraient bien les hommes mais leur convergence imprévisible, brusque ou lente les délivre également. Au XVIe comme au XVIIIe siècle, la mer voit indéfiniment revenir la même fatalité, les infortunes se conjuguent, conspirent entre elles pour former un mélange indivisible que les hommes ne pensent pas pouvoir surmonter. Dès lors, dans ces instants où la vie tourne en survie, la mort, l’extrémité des souffrances apparaît comme une libération. Déjà, Vespucci, dans son bref récit, nous rappelait combien lui et ses compagnons avaient perdu l’espoir de survivre, comment la mort était devenue pour eux quasi certaine juste avant la découverte d’une terre. Pourquoi alors n’en avoir rien dit ? Il est possible, après tout, que les hommes du rang de Vespucci, pilotes ou commandants, se faisaient un honneur de ne pas douter du succès de leur entreprise, de ne pas sombrer totalement dans le désespoir. L’attente et l’acceptation de la fin étaient peut-être laissées au marins comme un signe de faiblesse. Impossible, pourtant, de croire longtemps à cette répartition sociale du courage quand on écoute ce même officier russe reconnaître à son tour la situation extrême qui était la leur : « je ne sais s’il y a une situation plus disgracieuse au monde, que celle de naviguer par une mer inconnue. Je parle d’expérience, & je puis dire avec vérité, que pendant les cinq mois qu’à duré ce voyage, j’ai eu peu d’heures d’un sommeil tranquille, sans cesse en danger & en souci, dans des contrées ignorées jusques-là » [7].
Comme Vespucci, pressé de célébrer son Dieu de les avoir sauvés du vide terrifiant de l’Océan, cet officier ne peut tout à fait croire et nous faire croire à sa rencontre avec l’extrémité de la détresse humaine. Son récit peut attester des dangers, de la vigilance incessante et fiévreuse ; il ne peut soutenir la réalité, la vérité qui s’est annoncée au croisement des extrêmes du monde et de l’expérience humaine. Seuls les marins, finalement, ont le courage de dire, par leur sombre lucidité, éclipsant tout rêve de gloire dorée, quel rapport impossible se noue entre la vie et la mort aux limites du monde. La mort n’est plus cet accident extérieur qui anéantit la vie. Là où la vie devient insupportable, la mort s’enracine dans la vie comme le pouvoir, accepté par les uns, repoussé par les autres, d’échapper à la fatalité qu’impose l’Océan. Les hommes parviennent à l’état de survie. Cet état ne simule pas la vie proche de son degré zéro, séparée du trépas d’un dernier souffle, il dévoile aux vivants que la mort ne peut être l’extrémité de la vie, la mer finissant de les convaincre en leur réservant le pire.
Passé ce point extrême du voyage, les récits des hommes qui rentreront ne seront que des histoires de survivants. La gravité qui passe dans les paroles de Vespucci trouverait peut-être là un autre point d’ancrage. Cette façon de montrer et de pourtant retenir ce qu’il ne peut avoir oublié symbolise sans doute, aussi, le sort des hommes disparus, sans tombe, sans trace sur la terre, pudeur pour les proches restés à terre qui n’ont pas connu la joie promise du retour.
Ivan Aivazovsky, Tempête, 1854, Musée de Russie, Saint Petersbourg, Russie
Mais ce n’est pas à ceux-là que Vespucci s’adresse, il commémore bien plus avec ces marins qui comme lui ont traversé l’insupportable. Frôler la mort ou perdre la vie, c’est déjà quelque chose à raconter mais savoir qu’il y a un au-delà de la mort et qu’il ne ressemble en rien au paradis, cela reste en travers de la gorge, et pour les gens raffinés un mets difficile à avaler.
VI
Qu’avons-nous fait, nous qui connaissons si peu la mer et pourtant soucieux de dire ce que la terre ne peut savoir, sinon tenter d’être le destinataire des paroles de Vespucci ? Nous avons donc pris, pour passer au-delà de ses paroles, le manteau déjà usé d’un autre voyageur en quête d’inconnu, celui de l’utopie. Seulement pour le revêtir, fallait-il rester sourd aux opinions réduisant les utopies à des voyages et des mondes imaginaires, car elles ne prennent pas leur source dans un univers radieux et libre d’images dont chaque homme pourrait à sa guise disposer pour peindre une terre inconnue. Les utopies naissent près de ces lieux négatifs dans lesquels on ne peut séjourner mais que l’on peut seulement traverser ; elles parlent d’événements impalpables, de choses impossibles qui apparaissent et qui disparaissent aussi rapidement que des vagues mourant dans l’écume. Les paysages utopiques tirent leur pouvoir d’évocation de l’impuissance des choses à se défaire de leur état forcé de fantaisie ou de mirage, ils s’éclairent par ces choses enchaînées à la surface du monde qui ne peuvent acquérir la fermeté et la dureté de la terre, la solidité d’un fait qui les rendrait digne d’être racontées. Le masque de l’utopie était alors précieux pour décrire les épreuves que les marins ont traversées dans leur quête océanique : un monde terrifiant qui perd ses amarres, ne ressemblant plus tout à fait à l’ancien sans prendre encore la figure d’un espace habitable et humain ; l’extrême et l’interminable, la terreur et la survie, l’effacement passager de la transcendance de Dieu et de la Mort, autant de phénomènes incroyables qui peuvent être difficilement déplacés, racontés hors du lieu où ils sont apparus.
Ivan Aivazovsky, La mer noire la nuit, Musée d’Odessa, Ukraine
Voilà pourquoi, c’est peut-être finalement la mer en personne qui murmure au creux des paroles de Vespucci, une mer qui retient les hommes et les paroles comme si le langage prenait sa source dans ses flots, comme s’il n’était pas lui-même revenu sur terre, qu’une partie de lui s’était abîmé dans la profondeur des océans. Le langage de la mer ou des vagues de silence qui s’échouent sur les rivages de la terre.
Notes :
1. Vespucci Amerigo, « Mundus Novus », 1504, publié dans Le nouveau monde, les voyages d’Amerigo Vespucci (1497- 1504), Mars 2005, Éditions Chandeigne, p. 135. Retour au texte 2. ibid, p. 134. Retour au texte 3. ibid, p. 135. Retour au texte 4. ibid, p. 135. Retour au texte 5. ibid, p. 135. Retour au texte 6. Histoire des naufrages ou recueil des relations les plus intéressantes des Naufrages, Hivernements, Délaissements, Incendies, Famines & autres événements funestes sur Mer ; qui ont été publiées depuis le quinzième siècle jusqu’à présent, Librarie Cuchet, 1789, Vol III, p. 274. Retour au texte 7. ibid, p. 270. Retour au texte
BARON NICOLAÏ VLADIMIROVITCH STAËL VON HOLSTEIN
DIT NICOLAS DE STAËL
HUILE SUR ISOREL, 1952
CENTRE GEORGES POMPIDOU, PARIS
On flâne comme toujours, de nouveaux tableaux ont été accrochés, d’autres ont été déplacés, toujours autant de monde, et puis, on ne sait pourquoi, on s’arrête. — Un choc ? — Non. Une distance qui s’ouvre de laquelle sort un irrépressible désir de contact.
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Au premier regard, deux masses bien délimitées se partagent le rectangle plus haut que large du tableau. Les deux tiers supérieurs sont recouverts d’une matière grise, le restant est tapissé d’un damier aux teintes nettement plus sombres, parsemé de carrés serrés, de dimensions et de couleurs variables. À quelques mètres du tableau, tout paraît plat, sans profondeur, ni perspective. Quelques accidents visibles de la toile, sillages de gestes incompréhensibles mais terriblement humains, lui donnent seulement un peu de vigueur. Plus près, l’épaisseur tourmentée, le relief tantôt aigu, tantôt lisse, de la pâte crevassant et saillant la toile en de nombreux endroits accroche le regard à cette surface dont on ne sait plus si elle est peinte ou sculptée. Le tableau présente une texture qui paraît si rugueuse, si irrégulière qu’on dirait la maquette d’un épiderme. Écorce terrestre. Vivacité des gestes qui ne sont pas ceux du paysan sillonnant la terre en bénissant le ciel mais celle du sculpteur modelant sa planète comme on le ferait d’une lune. Relief si mouvementé, si accidenté qu’on se demande qui peut bien l’habiter. Heureusement peut-être, il y a ce damier tout près, fait de carrés bien dessinés, quoique sans rigueur géométrique, qui trace sur la toile le plan d’une ville. Image étrange cependant puisqu’au contraire des plans qui ornent nos carrefours et qui mettent en évidence le réseau des rues, ce sont les toits qui sont bien mis au premier plan. C’est donc un paysage, un paysage vu de haut, d’au-dessus des toits. Et cette ligne là qui délimite les deux surfaces, c’est bien l’horizon, aussi tourmenté que ceux de Rothko. D’où je suis, je vois le ciel planer au-dessus de la ville.
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Aux changements qui se produisent dans la stature du tableau en raison des changements d’échelle (surface, plan, maquette) fait suite une curieuse distorsion des points de vue. Ces zones bien délimitées, ce sont donc le ciel et la ville. Seulement la ville n’est pas vue des toits mais de plus haut puisque je les vois comme de petits quadrilatères groupés ensemble. La vue est prise d’un ciel invisible, celui-là même où le spectateur se tient. Vue d’avion, militaire ou civile. Le regard du visiteur aligné à l’horizontale du tableau se retrouve tout d’un coup sans même bouger à la verticale d’une ville. Ascension instantanée, mise à l’horizontale d’un corps encore debout : vertige ? Non, car dans le même temps, le ciel qui occupe toute la partie supérieure, dont la limite est bien marquée par la ligne d’horizon, est vu de face comme si nous avions encore les pieds sur terre. Avons-nous été happés, miniaturisés et introduits à l’intérieur du tableau, contemplant le ciel d’une des fenêtres de ces tours ? Les Toits appose et étend sur la surface divisée du tableau deux vues incompatibles : vue horizontale et vue verticale. Dépli et déploiement des faces le long de la surface : cubisme.
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Quel rôle peut bien jouer l’horizon dans l’agencement de ces deux points de vue ? La surface du tableau est une et l’horizon la divise, c’est sûr, mais il le fait de quelle manière ? En quadrillant l’espace : la ligne qui traverse de part en part le tableau n’est que la base inférieure du plus évident des carrés qui affleurent la toile : un carré de ciel sous lequel pullulent des rangées désordonnées de quartiers qui esquissent le plan compact de la ville. En rompant les comptabilités des échelles : de la plus petite tache figurant un immeuble encore distinct, jusqu’à la frontalité du ciel (mais où est-elle ?), aux neufs bâtiments aux contours bien soulignés (de rouge, de gris, de noir), jusqu’au ciel, il n’y a pas de progression fluide, de continuité d’échelle. S’il s’agit d’atteindre, en partant de la maison la plus humble de la ville, le Toit du monde, c’est-à-dire le ciel, c’est en sautant de toits en toits qu’on pourra y parvenir. Sauf que dans la rupture ouverte des proportions géométriques, derniers rocs sur lesquels nous pouvions encore guetter l’horizon, De Staël a glissé des abîmes qui font de nos ascensions, ou même de nos descentes, un risque permanent de chute. On imagine les dégâts causés par un tel accident du haut de ce building, bien carré, bien noir, aux arêtes incandescentes ; on imagine plus difficilement les effets produits par le fait de tomber du ciel. Qu’en sut De Staël quand il se jeta par la fenêtre de son atelier ? En accolant l’un contre l’autre le lieu d’où l’on voit et celui qui est vu, le ciel et la ville. Car si ce sont bien des toits que je vois là, je devrais être, moi, ici, debout dans les allées de ce musée, au dessus dans le ciel. Or, c’est justement ce même ciel que signifie la ligne d’horizon, désignant à mon regard le lieu où je devrais me trouver maintenant pour voir ce que je vois : Les Toits. Bien que solidement attachés à notre place de spectateur, nous sommes happés, appelés à rentrer dans le tableau. De Staël témoignerait peut-être d’une expérience du ciel et de l’horizon inverse de celle dont nous parlait l’architecte Paul Virilio dans L’insécurité du territoire. Le vertige qui prenait le petit Paul, étant enfant, à se coller, pour jouer, à la verticale des hauts murs : le regard ainsi porté vers le haut lui donnait l’illusion d’être encore à l’horizontale, le ciel, menaçant des bombes de la guerre, devenait un nouveau littoral. À la limite des toits, s’ouvrait un nouvel océan, tout aussi terrifiant avec ses projectiles et ses fumées, que l’était la mer quelques siècles plus tôt. Les Toits, au contraire, nous renverse : il nous jette du haut du ciel sur les toits qui sont comme les rivages de la Terre. Hissé dans le plan vertical du tableau, le ciel enveloppé d’un brouillard opaque, surplombe la ville. Il est au-dessus de la ville, puisque dans les peintures de paysage, on ne met pas les villes sans dessus dessous, mais aussi puisqu’il est la hauteur d’où l’on voit ce qui est en bas. Littéralement, en montrant un ciel aussi imposant, le peintre dresse le spectateur au-dessus de la ville. Du moins, c’est ce qu’on peut sentir un moment. Car ce ciel aux couleurs si familières est en fait dépouillé des signes qu’il a l’habitude d’émettre – divins ou naturels -, privé des astres qu’il abrite d’ordinaire – lune ou soleil – le voilà peint, dans une sorte de primitivité picturale, comme l’espace d’en Haut. Ce ciel que vous voyez au dessus n’est pas dans le haut du tableau, par convention, car il est cette hauteur où votre œil vous entraîne en regardant Les Toits. Et la ville, étrangement, bien que placée au bas du tableau, refuse, comme on le voit souvent dans les peintures de paysages urbains, d’être dominée, enveloppée, écrasée par le ciel. Elle ne lui tourne pas le dos, elle ne supporte pas le ciel comme un fond ou un fardeau, elle se tourne vers lui pour le border. Regardez bien comme l’horizon forme une limite bouillonnante entre le ciel et la terre, le peintre vient de les mettre en vis-à-vis. Si c’est du ciel que l’on peut voir les toits, c’est également du haut des gratte-ciels, aux sommets des tours, que le ciel, enfin nous fait face, ne nous surplombe plus. Le ciel est peut-être au-dessus sur la toile, il n’est plus au-dessus de nos têtes, nous le voyons de face dans la fenêtre du tableau. Le ciel n’est plus le toit du monde. Que devient-il alors ce ciel ? Devant l’hétérogénéité de grain que manifeste sa surface, les couleurs choisies, gris clairs jaunâtres et verdâtres, on se croirait véritablement en face d’un mur de béton. Et un mur au fini plus mauvais encore que celui qui soutient vos maisons, un mur décrépit, fissuré, traversé d’infiltrations : de part et d’autre de la diagonale qui traverse d’ouest en est le carré de ciel, les nuances de gris diffèrent : à droite, elles s’assombrissent donnant aussi bien l’aspect d’un orage qui se prépare – nuages avançant, gris et lourds -, que celui du béton mouillé après l’averse d’un orage qui vient de passer. Un gris humide. On dirait presque que De Staël joue avec la couleur pour simuler la fraîcheur de la pâte, autorisant des repentirs qui ne viendront pas. Comme si ce mur était encore en construction. La disposition hasardeuse des zones lisses et rugueuses, indique, en effet, un geste arrêté au milieu de son travail : plateaux de couleur déposés en amas froissés comme du papier collé, ajouts ostensible de pâte venant combler par un surcroît de relief les dépressions de la toile. La surface de la toile n’est délibérément pas lissée mais plissée de matière. Ruine différente de celles qui ornent les paysages du Romantisme, car notre peintre dresse un monument à l’inachèvement éternel là où la mélancolie du XIXe se languissait de la lenteur de la décadence. Mur dénudé, sans apprêt, laissé à l’abandon. Nous voilà dans la rue, à l’angle de ces tours qui parcourent le bas de la toile. Monument exposé aussi bien aux intempéries des hommes qu’à celle des éléments, cette toile mure la fenêtre à travers laquelle le ciel pouvait être vu de face, sans même se donner la peine de lever la tête. De Staël élève au dessus de l’horizon, non le ciel, règle parmi d’autres de la peinture des paysages, mais un mur qui fait obstacle au regard. Au-dessus des toits, l’horizon est bouché.
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Il existe dans la peinture une autre manière de voir le ciel de face, de faire de la hauteur d’homme une tour suffisante pour embrasser l’horizon : sur la ligne dégagée où se rejoignent ciel et mer. Ne nous serions-nous pas trompés tout à l’heure, en parlant de double point de vue ? Au lieu d’un ciel brumeux, orageux planant au-dessus de la ville, n’est-ce pas seulement la vue aérienne d’une ville du bord de mer ? Ce ciel, n’est-ce pas plutôt la mer ? Les teintes gris-bleus qui recouvrent cette surface rappellent en effet cette mer qui sous l’orage, se confond aux murs de nuages lourds, et semble dissoudre l’horizon. Ce que nous prenions alors pour une bouillonnante ligne d’horizon ne serait en fait que le tumulte du rivage, l’écume des vagues sur la plage. L’horizon et le rivage ont des effets différents sur le regard, le premier distingue la terre et le ciel, c’est-à-dire le lieu que j’occupe et celui dont je ne peux pas, tandis que le second fond la mer et le ciel en une seule atmosphère.
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En s’approchant tout près de la toile, dans cette proximité si sensible, où le plaisir distancié du regard perd pied devant le désir immédiatement réalisable de toucher la toile, désir en tout point comparable au désir de toucher la peau d’un autre, on s’aperçoit que le damier désordonné qui figure les toits de la ville est creusé : du bout des doigts, on imagine le parcours de la main allant de sommets en abîmes, des toits au bitume, dans le mince relief que nous donne l’épaisseur irrégulière de la peinture. Et pendant que la main, suspendue aux mouvements du regard, trace dans le vide les courbes qui font l’épiderme rugueux de la toile, on comprend la gravité du tableau. Si ce n’est plus le ciel mais la mer qui est en haut, si les rues sont creusées dans l’épaisseur même du tableau, c’est que la ville se situe au-dessous du niveau de la mer. Le Haut est assez haut pour qu’en bas le déluge menace. Ce tableau possède une profondeur simultanément physique et fictive. L’horizon y est une digue protégeant la terre quadrillée de l’informe océan qui menace de la recouvrir. Et une digue qui menace de flancher. Car en examinant cette zone turbulente du tableau, c’est-à-dire le rivage, sortent des couleurs plus vives : verts, bleus, oranges et jaunes. On croirait que sous cette épaisseur de gris, de béton, de brume, au plus profond de la toile, au plus près du support, a été peint quelque chose de moins monotone que l’étendue unie de la mer et du ciel, quelque chose qui a été recouvert et que la ville pourtant manifeste encore au travers de ses propres couleurs. Une clarté vacillante des formes, des lueurs encore vibrantes, peut-être, mais quelque chose en tout cas qui disparaîtra quand la mer ou le ciel, poursuivant leur chute, viendront recouvrir la totalité du tableau. Une fois le déluge accompli, Les Toits s’effaceront, ne subsistera contre le mur qu’un simulacre de mur de béton. Alors, les silhouettes encombrées de visiteurs aveugles reprendront leur circuit, massées dans les couloirs, flot de mains mutilées cherchant à tâtons leur issue, sondant, palpant leurs artères sur les toiles délavées. Des murs encore frais, les bras tâchés de salpêtre, une voix s’élèvera : « Vraiment, pas de quoi s’arrêter pour jeter un œil… »
Dans les nombreux exemples que donne Thoreau de l’incommunicabilité humaine ordinaire, il est assez surprenant de voir que c’est autour du son, de la parole, de la voix que celle-ci se manifeste le mieux. Comme je l’ai déjà souligné, il apparaît clairement que le langage, pour lui, à tout le moins son usage le plus courant, éloigne les hommes plus qu’il ne les rapproche –et sans doute dissimule cette distance par les échanges qu’il permet. Une telle expérience a de quoi surprendre.
Une longue tradition, en effet, considère la voix comme une modalité fondamentale de présence d’un homme à un autre. La voix qui entre eux circule, qui les enveloppe, je dirais même qui les appelle (l’oreille est physiologiquement organisée pour entendre de façon optimale les fréquences vocales) ; cette voix qu’ils transportent et font porter autour d’eux – et ce quelles que soient les significations qu’elle emporte avec elle – apparaît comme un irréfutable support et vecteur de relation entre les hommes. Comment pourrait-on nier qu’il existe un lien vocal, unilatéral, bilatéral ou multilatéral peu importe, qui relie les humains et qui rend possible leur association ? Je ne crois pas que Thoreau nie l’existence de cette relation mais qu’il nous permet, par son regard décalé justement, de mettre en évidence un lien si fameux et si discret entre les hommes qu’on a tout bonnement oublié qu’il déterminait et définissait une forme très particulière d’association et non le modèle de toutes : il s’agit de l’Entente. L’Entente, c’est cette modalité d’association qui rapporte les hommes en passant à la fois en-deçà et au-delà de leur parole : en-deçà puisqu’il suffit que les hommes soient à portée de voix et capables d’audition, comme le soulignait Thoreau, pour donner l’impression de s’entendre (leur coexistence même sans un mot prononcé pourra alors valoir société) ; au-delà, puisqu’il faut que les uns les autres manifestement se parlent pour que l’entente, au sens d’une compréhension réciproque, d’une intelligence commune, donne l’air de se réaliser. De ce premier silence dans lequel serait audible à chacun l’élévation d’une voix, vers celui qui marque la coïncidence muette ou l’accord tacite des paroles comprises, se déploie un élément sonore, acoustique et verbal, dans lequel les hommes ont trouvé depuis longtemps un moyen de se lier.
Or Thoreau, comme on vient de le dire, insiste pour montrer à quel point les rapports d’entente ne rapprochent pas les hommes mais au contraire les éloigne. Cette voix invisible qui fait corps avec eux, qui joue les intermédiaires pour eux, qui prolonge leur être physique au dehors, ne les relie pas – ou plus – sur le plan moral. Leurs esprits ayant apparemment déserté ou fortement délaissé leur gesticulation verbale, les humains semblent séparés d’eux-mêmes du fond même de leurs âme.
Aussi l’entente de cette voix qui, avant la mutation téléphonique, impliquait que les corps qui en étaient émetteurs et récepteurs fussent placés dans une proximité telle que contact et vision en étaient permis (même si des obstacles se dressaient entre eux qui les empêchaient effectivement de se voir et de se toucher), cette entente, considérée en Occident comme éminemment humaine (en ce qu’elle ne concernait que l’homme, en ce qu’elle était censée être un moyen exemplaire de le maintenir uni, en ce qu’elle rapportait ce qu’il y a de plus haut et de plus bas en lui) n’apparaît plus comme un fondement, ni même comme une forme majeure ou privilégiée de lien social. L’entente, telle que l’expérimente Thoreau à Concord, n’est plus le fond et la figure matérielle spontanée des relations sociales humaines. Son existence pose problème.
Ceci nous permet de comprendre pourquoi Thoreau, bien que paraissant s’écarter de la société en général, du moins de la société de son village, ne s’en éloigne que verbalement en réalité. Le rapprochement physique des hommes, leur rassemblement réglé sur la portée de la voix, ne constitue en effet qu’une association nominale à ses yeux, ou plutôt ses oreilles : « Obéissant à un instinct de leur nature, les hommes ont installé leurs cabanes, planté du maïs et des pommes de terre, à portée de voix les uns des autres. Ils ont ainsi formé des villes et des villages, mais ils ne se sont pas associés, ils se sont simplement réunis, et le mot société n’a signifié qu’une réunion d’hommes. » (Mars 1838, in H.D. Thoreau, Journal, 1837-1840, Finitude, 2012, p. 52. Notes pour sa conférence sur la société). Même à portée de voix, l’association par l’entente n’opère pas. Transportant et appliquant sa distinction du physique et du moral à l’échelle d’une population, et non plus seulement à celle de deux individus, Thoreau fait apparaître, dans un geste analogue à celui que réalisait les philosophes-avocats du contrat social, deux plans tout aussi distincts dans les ensembles humains : celui de l’agrégation – les formes de coexistence spatiale et temporelle entre humains, les modalités de groupement et de distribution de leurs corps et de leurs traces, ce que certaines sociologies analyseront sous le titre de physique sociale – et celui des liens proprement dit : de voisinage, d’échange, de filiation, de commandement, de reconnaissance, de solidarité, etc. – une société quelconque enveloppant nécessairement les deux niveaux. Or, là où les théoriciens du contrat social s’attachaient à montrer que tous les groupements humains ne faisaient pas nécessairement société, que seules des conditions faisant valoir un rapport d’obligation entre eux comptaient comme association (cette nécessaire clause juridique réduisant ainsi quantité de multitudes humaines au rang de foules sans ordre) ; là où les sociologues discuteront des rapports à établir entre les modalités de groupement des hommes et les relations qui s’y observent (renversant parfois l’ordre hiérarchique entre les deux niveaux), Thoreau ne distingue dans les villes et les villages qu’une réunion d’hommes. Il ne voit de société qu’au sein de relations rares, empreintes d’une proximité morale et spirituelle si subtile, qu’elles s’inscrivent dans la toute aussi longue tradition de l’amitié comme seule société véritable. Aussi n’est-ce pas des hommes en tant que tels, ni de leur société que Thoreau s’éloigne, mais de quelque chose de plus immédiat encore, de plus frontal : la compagnie qui les unit.
La compagnie des hommes
Il nous aura fallu emprunter cette voie oblique – celle des écarts qui se font jour parmi les hommes – pour que nous apparaisse, dans une découpe un peu plus franche, de quoi Thoreau s’éloignait précisément : ni l’homme en général, ni l’homme en société, mais sa compagnie. De nombreux passages signalent ce fait. Ne dit-il pas que de ces hommes, bien « souvent, la compagnie ne vaut pas grand-chose. » (Walden, chap. V, pp. 166-67) ? Qu’être « en compagnie, même avec les meilleurs des hommes, est bientôt lassant et dégradant » (Walden, chap. V, p. 165-166) ? Que parfois, quand il en a « assez de la compagnie des hommes et de leurs commérages », il part plus loin vers l’ouest « vers des parties de la commune encore moins fréquentées » (Walden, Les étangs, p. 209) ? On notera la récurrence du pluriel pour parler de l’homme. Car cela marque assez nettement que le natif de Concord n’était pas capable d’accepter bien longtemps cette forme de coexistence collective si ordinaire pourtant parmi ses semblables. Cela montre aussi, comme nous venons de le suggérer, que ce n’était pas la compagnie de l’homme lui-même qui lui posait problème mais sa modalité que nous dirons plurielle pour ne pas préjuger de nuances éventuelles dans sa sensibilité aux différentes formes de groupement ou d’agrégation entre les hommes. L’homme isolé ne lui fait pas du tout le même effet : « J’aime être seul. Je n’ai jamais trouvé de compagnon qui fût d’aussi agréable compagnie que la solitude. » (Walden, chap. V, p.165-166). Être deux tout en continuant d’être seul, être en compagnie de soi plutôt qu’être en compagnie des autres, diminué au sein de leur unité collective : voilà les mathématiques sociales dans lesquelles « raisonne » Thoreau.
D’où le fait que parmi les nombreuses tentatives de réforme de soi auxquelles a données lieu le mouvement transcendantaliste, tentatives qui visaient la constitution de communautés, du moins de collectivités d’existence et de subsistance, Thoreau qui, par son geste appartenait indéniablement à ce mouvement, ne pris jamais part, véritablement, à ses expériences. Il séjourna bien quelques temps ici ou là, à titre d’invité, quand il était en route ou bien de retour d’un voyage. Il continua d’être informé des péripéties, échecs comme réussites, de cette fabrique sociale grâce à ses connaissances les plus proches nombreuses à avoir tenté le coup d’une autre vie. Mais il refusa, comme d’autres, Emerson par exemple, la proposition du couple Ripley, à l’origine pourtant du Transcendantal club, qui l’invita à participer à l’aventure de Brook Farm, communauté fondée dans la mouvance fouriériste à West Woxbury, près de Boston, en avril 1841. Pas de rejet en bloc, donc, ni épidermique, pas de prise de distance appuyée vis-à-vis de ces expériences, mais une préférence, voire un dégôut prononcé pour cette vie à plusieurs : « Quant à ces communautés, je crois que je préfèrerais rester dans la salle des célibataires en enfer que de prendre pension au paradis. » (cité in Gillyboeuf, H. D. Thoreau, le célibataire de la nature). Thoreau ne crut jamais nécessaire, ni même possible sans doute pour lui, d’accomplir sa vie dans un tel environnement. La tâche d’élévation constante qui était la sienne (et celle a priori de tout le mouvement) ne pouvait se réaliser dans un tel cadre pour lui.
Qu’y avait-il alors de si difficile à supporter dans la compagnie des hommes selon lui ? Un passage de Walden nous permettra de fournir quelques réponses : « Nous nous rencontrons à intervalles très rapprochés sans avoir eu le temps d’acquérir aucune valeur nouvelle les uns pour les autres. Nous nous voyons aux repas trois fois par jour, et redonnons aux autres à goûter de nouveau de ce vieux fromage moisi que nous sommes. Il nous a fallu convenir d’un certain ensemble de règles appelées étiquette, politesse, afin de rendre ces rencontres fréquentes tolérables, et de n’en pas venir à la guerre ouverte. Nous nous rencontrons dans les bureaux de poste, dans les réunions mondaines et au coin du feu, chaque soir ; nous vivons les uns sur les autres, nous nous barrons mutuellement la route, nous nous heurtons en passant, et il me semble que nous perdons ainsi notre respect pour les autres. Il suffirait certainement de relations moins fréquentes pour tout ce qu’il y a d’important et de cordial à communiquer à autrui. […] La valeur d’un homme n’est pas dans sa peau, pour qu’il faille le toucher ! » (Walden, chap. V, pp. 166-67) De cette critique des rapports qui ont cours parmi les habitants de Concord, critique que Thoreau s’adresse aussi à lui-même, peuvent être dégagés plusieurs des points de repères à partir desquels il perçoit cette lassante et fatigante compagnie.
L’homme-monde
On remarquera tout d’abord que les hommes sont donnés les uns aux autres dans une forme de présence plus temporelle que spatiale, une présence que mesure la fréquence des rencontres. Plus la durée entre deux rencontres est faible, plus la présence humaine augmente – l’homme finissant, à la limite, et sans même s’entourer d’un amas d’objets techniques, par devenir une forme d’environnement pour l’homme, un monde continûment humain qui dissimule la nature ou le dehors : « L’homme n’est pas né d’emblée dans la société – à peine est-il au monde. Le monde qu’il est cache pour un temps le monde qu’il habite. » Mars 1838, in H.D. Thoreau, Journal, 1837-1840, Finitude, 2012, p. 50 (extrait de sa conférence sur la société). L’homme qui se rapporte à lui-même sous une haute fréquence devient un monde pour lui-même. Il ne peut presque plus rien voir ni entendre d’autre que lui. D’où le fait qu’il peine à sortir de lui-même, qu’alors même qu’il se tient « dans l’angle d’un mur de plomb », comme Thoreau dans sa cabane près de l’étang, il sente encore son souffle changé en un son de cloche : « Souvent, dans le calme, au milieu du jour, mes oreilles saisissent un tintinnabulum confus venant du dehors. C’est le bruit de mes contemporains. » (Walden, p. 373). Les travaux d’histoire d’Henri Corbin nous ont assez sensibilisés à ces menues descriptions pour comprendre que l’horizon sonore marqué par ces cloches – carillonnant du sommet des églises ou du haut du beffroi – définissait probablement plus que les invisibles limites du village pour Thoreau : elles signalaient surtout la disparition, soudaine ou progressive, de la présence massive et familière de l’homme. Non pas, donc, son absence radicale ou totale, vu que la perception de ce bruit confus, dans lequel il reconnaissait les conversations futiles de ses concitoyens, démontrait qu’il appartenait toujours au cercle des hommes, mais une présence devenue rare, incertaine, du moins intermittente et irrégulière. La rencontre avec l’homme redevenue un événement remarquable plutôt qu’une sempiternelle compagnie – présence paraissant durer depuis la nuit des temps et pour toujours. Aussi pour Thoreau, les cloches purent sonner le rappel, avertir les hommes qui, comme lui, s’étaient déjà trop s’éloignés du village, même leur claironner aux oreilles qu’il était temps de rentrer : pendant plus de deux ans il ne répondit pas. Sa première réponse fut « Histoire de moi-même » : première conférence donnée aux villageois en septembre 1847, juste avant qu’il ne quitte sa cabane, qui allait devenir le premier chapitre de Walden.
L’homme entrave
On remarquera ensuite que si la proximité inter-humaine se donne principalement sous un aspect temporel, elle donne lieu malgré tout à un certain nombre de relations spatiales : rapports de promiscuité (les hommes s’entassent les uns sur les autres), rapports d’obstruction (les uns devant les autres) et d’opposition (les uns contre les autres). Toutes formes de contact extrêmement appuyés qui ne laissent que peu d’espace libre entre les hommes (ni devant, ni derrière, ni même sur les côtés), ni beaucoup d’interstices pour passer outre leur présence – le point de vue qu’occupe régulièrement Thoreau dans la mise au point de ses critiques étant celui d’un homme libre de ses mouvements, libre de déambuler, autrement dit celui d’un marcheur. Si l’homme peut donc être un monde, ce dernier a vite fait de l’y enfermer tant chacun apparaît pour l’autre tel un mur, un plafond, une enceinte qui retient chacun en lui-même. L’homme, de par cette seule présence et sans même une action particulière, devient une véritable entrave pour l’homme. Une irréductible réalité. Un donné imposant. Aussi un groupe humain, et en raison même de cette intense fréquentation de ses membres, pourrait être défini au sens propre comme un espace dense et ramassé sur lui-même : un obstacle élevé par l’homme devant soi sur la route du dehors ; une limite posée à l’expérience du non-humain qui l’entoure et le traverse.
D’où peut-être cette rudesse que Thoreau affectait dans ses relations avec les autres, selon bien sûr le témoignage de ses contemporains, et qui n’avait d’égale que la dureté, voire la brutalité, qu’il ressentait et percevait dans leur présence quotidienne. Aux yeux de cet homme de la nature, en effet, il ne fallut pas moins que la fixation impérieuse d’un certain nombre de règles que nous dirions sociales, sans doute, mais qu’il est bon de garder sous le nom de civiles – notamment pour marquer l’existence et l’importance de ce thème « civilisateur » chez Thoreau – pas moins, donc, que l’invention de règles de « politesse » ou d’« étiquette » pour que cette proximité aussi charnelle qu’éprouvante ne donne pas lieu, non à un simple conflit, mais à une véritable guerre entre les hommes. La loi pacifie. Cette co-présence que Thoreau refuse de voir comme un principe d’association entre les hommes (comme si l’homme était attachant en lui-même) mais plutôt comme la façon dont ils se regroupent ou s’unissent entre eux, continue d’être perçue sur l’axe qui mène de la guerre à la paix – faire société depuis l’Antiquité signifiant faire alliance, pactiser avec ses ennemis. Seulement, chez lui, l’action reconnue aujourd’hui au fait social est dévolue à une forme de civilisation minimale et seconde qui, loin d’adoucir et de polir les rapports de proximité entre hommes – le supplice permanent de leurs contacts réguliers – en évite seulement les conséquences. L’écart qu’elle maintient entre eux, ces salutations à distance qui desserrent l’étau du contact, ces formules qu’on répète pour éviter que les inévitables rencontres ne froissent, ne diminuent pas la « barbarie » du contact, elle en atténue les effets. L’écart qu’elle maintient entre eux, ces salutations à distance qui desserrent l’étau du contact, ces formules qu’on répète pour éviter que les inévitables rencontres ne froissent, ne diminuent pas l’empire du contact, elle en atténue les effets. Thoreau étend la présence palpable de l’homme bien plus loin que la « sphère » du simple contact tactile. La valeur de l’homme, comme il le dit, a beau ne pas se trouver au niveau de sa peau, à la superficie de cette carcasse « innaturelle » (Sept jours sur le fleuve) qu’il occupe, il existe encore un contact visuel et sonore aussi tangible qu’un coup porté par les mains : « La phrase : « Il me décrocha des regards acérés comme des dagues » est on ne peut plus vraie et dit bien ce qu’elle veut dire, car le premier modèle, le prototype de tous les poignards, a dû être un regard. Il y a d’abord eu le regard de Jupiter, puis sa foudre ardente, les tridents, les lances et autres javelots, et pour finir, à l’usage du particulier, on a inventé les dagues, les criss, etc. C’est un miracle que nous puissions marcher dans la rue sans être blessés par ces armes fines, brillant de mille feux, car un homme peut tirer d’un coup sa rapière ou bien, sans qu’on le remarque, la porter dégainée. Et il est rare qu’on y fasse vraiment attention. » (Sept jours sur le fleuve, Fayard, p. 71) Ce n’est pas seulement une menace de déchirement qui plane à l’horizon de tous les contacts humains, même les plus anodins, c’est un mal bien réel dont les hommes évitent seulement les irréversibles dommages en se protégeant derrière leur civilité. Tout les passants dans la rue ne sont pas blessés d’être vus mais les regards y lancent tout de même leurs couteaux meurtriers. Dans une étrange traversée du village racontée dans Walden, un voyageur passant dans la rue entre deux rangées de maisons est comparé à ce marin coupable qui, pour sa faute, se voit condamné à passer au milieu des deux rangs parallèles que l’équipage pour l’occasion a formés : coupable prêt ainsi à recevoir de part et d’autre de son passage les coups de baguette de ses compagnons.
On dira peut-être que cette description de la façon dont coexiste les hommes concerne surtout, voire exclusivement, la vie prétendument oppressante des villages ; que Thoreau oppose à sa façon ce que les sociologues articuleront plus tard comme opposition entre communauté et société. On y retrouve, en effet, ces rapports de contiguïté et de voisinage qui ont été, surtout au XIXe siècle, la marque dépréciative de la sociabilité villageoise. Le fait d’être toujours sous le regard des autres, ou d’être continuellement, et pour un rien, le sujet possible de leurs conversations, n’est bien sûr pas sans rapport avec le sombre tableau que brosse Thoreau – de même que la mauvaise opinion que de nombreux habitants de Concord gardèrent de lui après qu’il ait mis accidentellement le feu à une partie du village. Mais si son appréciation de la compagnie des hommes se réduisait effectivement à son vécu personnel, l’étonnant serait alors dans la réaction qu’il en a « proposée ». Car à la différence de la route suivie par des millions d’hommes de son siècle, Thoreau ne fuira pas la vie communautaire pour aller vivre en ville ou à ses abords – dans une cabane parfois tout aussi rudimentaire d’ailleurs – mais se réfugiera au contraire dans les bois : mouvement apparemment régressif, ou du moins opposé au sens de l’histoire, mais dont on sait qu’il renoue au moins symboliquement avec l’épopée pionnière de la frontière sauvage. L’espace théologico-naturel de la Wilderness, à la fois paradis et terre du mal, vaut mieux, semble-t-il, pour se protéger de l’excessive présence des hommes qu’une civilisation dérisoire : on y reviendra. Dans tous les cas, il semble que si, bien entendu, la façon dont Thoreau ressent la compagnie des hommes s’appuie, même s’ancre, dans le quotidien de cette bourgade qu’il n’a que de rares fois quittée, elle dépasse néanmoins son cadre étroit. Ce nous dont il fait le sujet aussi bien des rencontres que des marques d’irrespect, ce we dans lequel il s’inclut, n’englobe peut-être pas l’ensemble de l’humanité, il désigne de fait, cependant, les hommes assemblés. Même les habitants de la légendaire Concord, légendaire pour s’être fondée sur une soi-disant paix juste entre Européens et Indiens, n’auraient pu mettre au point à eux seuls cette civilisation qui allait rendre possible une coexistence durable entre les hommes. C’est pourquoi cette compagnie que Thoreau ne supporte guère concerne aussi bien les hommes et les femmes regroupés en communautés utopiques – comme ce phalanstère auquel participeront certains de ses amis dont le poète et écrivain Richard Hawthorne qui en tirera son roman TheBlithdale Romance – et qui sont prêts pourtant à changer la face de l’homme, que ceux qui, sans se demander pourquoi ni comment, se réunissent en villes et villages en acceptant ce sort passivement. À partir d’un petit village – Concord, au milieu du siècle, accueillait autour de deux mille habitants – Thoreau ne jetait pas un regard au-delà, vers l’humanité toute entière, il mettait au jour dans le quotidien, c’est-à-dire l’expérience répétée des interactions, le sort de l’homme assemblé ou rivé à lui-même. La pénible compagnie de l’homme réside dans la façon dont, étalant sa présence tout autour de lui, celui-ci finit par se faire obstacle à lui-même.
La grandeur de l’homme
On remarquera enfin comment ce thème si majeur, chez Thoreau, de la perte d’humanité s’articule à la fréquence des rapports que les hommes entretiennent entre eux. Se voir régulièrement pour des êtres humains est peut-être le signe de la haute valeur qu’ils accordent mutuellement à leur présence respective, elle témoigne néanmoins chez Thoreau d’un irrespect majeur vis-à-vis de leur propre dignité. Si la personne n’a pas eu le temps de se renouveler d’une rencontre à l’autre ; si elle n’a pas connu, dans l’entre-deux, d’expérience assez enrichissante pour se montrer sous un nouveau jour, son humanité se dégrade. Elle apparaît dans le même état de décomposition avancé que ce fromage que Thoreau choisit de prendre pour aperçu rapide de ce processus emportant inéluctablement le corps. Cette déshumanisation des hommes que nous avons déjà rencontré à propos de la considération des corps et de leurs distances est fondamentale dans le dispositif d’isolement que met en place Thoreau. L’élévation de soi qui constitue la tâche philosophique pratique à laquelle sans cesse il se voue – du choix de son activité de subsistance à celle de ses loisirs – y est directement liée. Les hommes, pour diverses raisons, mais pour le motif essentiel qu’ils deviennent esclaves des choses et des activités qui les entourent, se transforment fréquemment sous la plume de Thoreau en brute ou en bête : « Je pense souvent que les hommes ne sont pas tant les gardiens des troupeaux que les troupeaux ne sont les gardiens des hommes, tant les premiers sont les plus libres. » (Walden, p. 78) L’homme a certains devoirs vis-à-vis de son humanité, autrement dit de sa liberté, qui, s’il les néglige, le rabaisse rapidement au rang des êtres qu’il méprise – les animaux domestiques par exemple – ou le ravale au rang de ces choses qu’il place imprudemment au-dessus de lui-même : « Habillez un épouvantail avec votre dernière chemise, tandis que vous-même restez à côté, sans chemise, qui ne saluerait plutôt l’épouvantail ? » (Walden, p. 43)
Ainsi de ces étranges considérations sur la nourriture qu’on offre à son prochain en le voyant trop souvent se dégage une éthique implicite du mouvement vers autrui. Tant qu’un homme n’est pas capable de montrer une autre face de lui-même, une face aussi neuve, aussi vive, aussi fraîche, qu’un nouveau printemps : il vieillit, se délabre, se meurt, au moins sous le regard des autres. Aussi est-il nécessaire, à moins de vouloir infliger en permanence ce triste spectacle, de reculer, de retarder la prochaine rencontre, d’en ajourner le moment si l’on est pas prêt. Une si haute fréquence de rapports, telle que la connaît la sociabilité ordinaire, supposerait, pour n’être pas aussi affligeante, une perpétuelle et rapide régénération de chacun.
Or, il est évident pour Thoreau que ce n’est guère le cas à l’époque où il vit. Il en voit la preuve dans ce qui semble pourtant montrer le contraire, c’est-à-dire dans l’attachement de ses concitoyens aux nouvelles qui sont données par la presse ou qui leur arrivent par la poste ou le télégraphe. Les passages sur les nouvelles techniques de communication sont nombreux dans ses textes. On en trouve même au sein de ses poèmes.
Le vent d’ouest entra lourd
Du faible vacarme du Pacifique,
Notre courrier du soir, rapide à l’appel
De son ministre des Télécommunications ;
Porteur de nouvelles de Californie,
De tout ce qui s’est passé depuis le matin,
Ce qui agite le petit monde des bruyères et des fougères
D’ici au lac Athabasca.
Sept jours sur le fleuve, Fayard, p. 183
Tout une partie du chapitre huit de Walden, intitulé The Village, est également consacrée à ce thème. Concord apparaît en effet à Thoreau comme une grande salle de nouvelles, a greatnews room. Prenant un regard de naturaliste assez distancié, il décrit son village et les mœurs qui y sont pratiquées à la manière d’un organisme étrange dont les organes vitaux seraient l’épicerie, le bar, etc., et dont les boyaux, en quelque sorte, seraient cette multitude d’hommes qui s’alimente essentiellement du flot de nouvelles qui lui arrive de l’extérieur. Les hommes seraient ainsi comparables à des moulins broyant indistinctement tous les potins qui leur parviennent – autre forme de déshumanisation qui voit les hommes réduits à leur fonction – et assimilant de ce fait, humour appuyé de Thoreau, la parole quotidienne des villageois à du vent. Le langage dont se nourrissent et que s’échangent les gens du village ainsi ramené à son insignifiance – de l’essentiel des hommes et du monde, il ne dit plus rien –, ne reste plus en son pouvoir que des vertus physiques. Comparables pour certains à un vent d’été dont Thoreau suppose qu’il doit ainsi les réchauffer, ces nouvelles, pour d’autres et selon lui sans doute pour la plupart, doivent plutôt agir à la manière d’un gaz dans le genre de l’éther, substance invisible qui les insensibilise et qui surtout, en les anesthésiant, rend possible l’absorption de ces nocives paroles indigestes. On ne fera pas l’injure à ceux qui connaissent un peu d’histoire de croire que Thoreau fut une sorte de précurseur de la critique des médias – comme si l’arrivée de nouvelles formes de communication n’avait pas, dès le début, suscité critiques, doutes ou rejets – on remarquera seulement qu’il voit dans cette nouvelle communauté qui s’opère autour des news, à la différence de ces communautés qui se formaient autour du livre (que ce soit la Bible ou la Constitution) une diminution de la valeur des hommes. Décadence aurait dit Nietzsche : étiolement de cette vie instinctive qui a justement pour fonction de sélectionner avec la plus extrême rigueur ce qui est bon et mauvais pour soi. Or, c’est justement cette avidité que Thoreau voit d’un mauvais œil, cette faim de nouvelles qui s’opère sans discernement et donc sans goût : « Étant en général au grand air, ils entendaient tout ce qui passait dans le vent » (Walden) C’est ce même non-respect de soi qui se manifeste dans l’abandon auquel on se livre quand on donne à goûter aux autres sa compagnie moisie comme un vieux fromage. Thoreau en appelle à la nécessité d’une certaine finesse, d’un certain raffinement dans l’appréciation des rapports que doivent entretenir entre eux les hommes : une forme de « civilisation » de la sensibilité à l’homme. Hors de ses dispositions, l’homme en présence de lui-même, l’homme acceptant cette présence massive, envahissante et pénible sans y voir un problème, perd son humanité. L’homme assemblé, l’homme vivant en groupe avec ses semblables, est fatalement un moindre homme.
Rebroussement
En se penchant d’un peu près sur la façon dont Thoreau qualifie la présence des hommes lorsqu’ils vivent ensemble, on aperçoit mieux ce qu’il cherche à mettre à distance. Moins la compagnie en général de l’homme comme nous l’avons vu – comme s’il était empreint d’une féroce misanthropie – que cette tendance que ces derniers ont, une fois assemblés, à produire un monde exclusivement humain : un monde qui, non seulement vous coupe de tout autre rapport à l’être, mais appauvrit également l’être de l’homme, pour tout un chacun. Par conséquent, ce n’est pas toute sorte de présence humaine qu’il écarte mais ces rapports quasi permanents, contraignants, étroits, brutaux presque, qui caractérisent la vie collective.
Aussi, ne faut-il pas se méprendre quand on lit une phrase comme celle-ci : « J’ai constamment de la compagnie chez moi, surtout le matin lorsque personne ne vient me voir. » (Walden, p. 167), tant l’humour et le goût de Thoreau pour les renversements de valeur y sont convoqués. S’il insiste ainsi pour dire qu’il n’est jamais seul même en l’absence d’autres hommes, ce n’est pas pour se féliciter d’en être totalement privé, même provisoirement, c’est au contraire pour montrer : d’une part, qu’il n’y a pas de compagnie uniquement avec eux mais également avec soi, avec les arbres, les animaux, l’étang, etc. ; d’autre part que même s’il y avait quelques hommes qui passaient près de sa cabane, sa solitude n’en serait pas entamée. C’est d’être délivré de la présence systématique des hommes qui réjouit Thoreau, c’est-à-dire de l’avoir rendue plus ténue, plus rare, plus fortifiante aussi : en aucun cas le fait de la voir supprimée purement et simplement. C’est à donner ou redonner à cette présence sont statut d’événement qu’il s’emploie : diminuer les fréquences, briser les constances, desserrer les continuités, exploser les masses, plutôt que d’annuler ou faire disparaître celle-ci complètement et définitivement.
Dans le geste spectaculaire réalisé par Thoreau, partir habiter dans les bois, on ne sait ce qui questionne le plus : le lieu précis où il se rend et s’installe (les bois, l’étang, la cabane) ou celui d’où il part : la maison familiale, le village, la civilisation ? La fin ou l’origine ? Double raison qui détiendrait le sens de son isolement. Mais est-ce vraiment si malin que ça de vouloir ainsi dissocier les deux : le point d’arrivée, le point de départ ? N’est-ce pas d’un seul et même mouvement qu’il a quitté son village et qu’il est parti en forêt ? Doit-on vraiment considérer à part l’élan positif qui l’emporta aux marges du village du mouvement négatif qui le poussa à s’en éloigner ? Est-il même possible de distinguer dans ce geste si simple ce qui appartenait au mouvement contraint, ce qu’on appelle généralement les motifs externes, de ce qui relevait du mouvement spontané, mobiles internes ? Il faut le suivre dans ses multiples pérégrinations pour parvenir, peut-être, à s’en assurer.
D’autant que les différentes raisons qu’il donne de son acte ne sont pas toutes d’une égale clarté. Je « veux partir bientôt pour vivre à l’écart, près de l’étang où je n’entendrai que le vent qui murmure dans les roseaux » (Thoreau, Journal, 1841) écrivait-il dans son journal quatre ans avant son départ. L’étang, le vent, les roseaux : le but qu’il a cherché (et peut-être réussi) à atteindre en prenant la tangente baigne dans une évidence que les causes ou les circonstances qui l’ont poussé à le faire ne connaissent pas. Il semblerait donc qu’en toute logique – une logique platement « causale » – ce soit d’abord vers ce dont il s’écarte, ce avec et peut-être contre quoi il prend ses distances que l’on devrait se tourner. Car comment savoir pourquoi il part ainsi habiter aux limites de Concord si l’on ne sait pas de quoi ou de qui il s’éloigne ? On prendra pourtant un autre chemin. Car avant de savoir où il va et d’où il vient, quel est le début et la fin de son aventure, il faut le questionner sur cet écart qu’il se donne aussi près et dans lequel il va s’engouffrer pour vivre, écrire, habiter. En quoi est-il donc si nécessaire à la solitude que recherche et pratique Thoreau ? Et quelle singulière et tenace volonté anime cette façon « désinvolte » de se mettre à l’écart ? Une fois les réponses obtenues à ces deux simples questions, il sera peut-être temps de se demander, alors, de quoi et de qui précisément il s’éloigne.
∗
D’insister sur le fait que Thoreau s’est appliqué à être seul ne devrait pas nous laisser croire que la solitude dont il fit l’expérience – à la fois désir, état et fin – ne relevait que de ses propres forces : résultat héroïque de son unique action ; manière, bien malheureuse, de supposer comme déjà donnée cette solitude qu’il a bel et bien inventée et qui nous reste encore à faire apparaître en ses multiples aspects.
Il arrive cependant que Thoreau s’exprime d’une façon approchante : « Je n’ai jamais attendu que moi-même pour avancer ; nul ne m’a retenu mais je me suis ralenti ou suivi tout seul. » (Journal, vol. II, Février 1841) Il n’y a que lui qui puisse véritablement se faire obstacle ou bien se libérer le passage, vu qu’il se devance et se poursuit lui-même, vu qu’il se rapporte à soi sur le mode de la marche solitaire. Sauf que ce n’est pas toujours lui qu’il a d’abord en vue le long de sa route, ni même lui qu’il rencontre en premier en toute occasion. Sauf que ce n’est pas, d’abord, en courant les bois, les prairies, les marais, que Thoreau s’est trouvé, sans le vouloir, à distance des autres. C’est au contraire en allant vers les siens, ses semblables, qu’il a senti l’existence d’un écart quasi ontologique avec eux, et du même coup – mais on verra pourquoi en détail – la nécessité de s’en éloigner plus encore. « Qui va à une cérémonie de commencement universitaire en croyant que là au moins il rencontrera des hommes authentiques des environs, s’aperçoit que, s’il y en a, ils sont entièrement dissous dans le jour et transformés en autant de commencements ambulants, si bien qu’il se met volontiers hors de vue et de portée de l’orateur, de peur de perdre sa propre identité dans les non-entités qui l’entourent. » (14 mars 1838, Journal). Au milieu d’une grande concentration d’hommes, pourtant rassemblés en nombre en un lieu, les différences individuelles deviennent si transparentes dans la lumière du jour que celle-ci ne renvoie plus qu’une seule et même identité pré-humaine, diffuse. Les hommes y deviennent des bêtes, des machines ambulantes, desquelles on ne peut trop s’approcher sous peine de s’effacer à son tour. C’est cette dangereuse proximité capable de dégrader même les plus hautes qualités humaines que Thoreau découvre en côtoyant les hommes. Et c’est la différence avec eux qui s’en suit qui lui offre l’espace dans lequel il lui est nécessaire puis ensuite loisible de se retrouver, un espace dans lequel il lui est possible d’être : « Quand je croise une personne différente de moi, je me retrouve totalement dans cette dissemblance. Ce en quoi je me différencie d’autrui, c’est en cela que je suis. » (mercredi 20 janvier 1841, in Journal, vol. II). Un espace assez vaste pour que toutes les dissemblances existent, harmonies comme monstruosités. Encore faudra-t-il qu’il puisse chaque fois le trouver, l’ouvrir, y entrer, pour y séjourner quelques temps.
Hors de vue, hors d’écoute, voilà fixées en deux mots, quoiqu’il arrive, les intervalles que Thoreau aura à franchir pour se mettre à l’abri, lui et son humanité singulière. Aussi ce départ lancé un beau jour de juillet, cette distance qu’il sembla de son propre chef avoir prise, s’établissait en fait dans un écart plus profond, une dimension silencieusement ouverte dans l’espacement ordinaire des hommes.
Essayons de décrire comment Thoreau perçoit cette fondamentale distance qui vient se loger au cœur de l’humanité.
1. Dès les premières années de rédaction de son journal, et particulièrement dans les notes qui accompagnaient la conférence qu’il donna autour du thème de la société, Thoreau apparaît sensible aux différentes distances qui affectent les hommes. Il en distingue essentiellement deux types qui correspondent chacun à un pan de leur individualité : les distances données sur le plan physique et celles données sur le plan moral ; celles des corps et celles des âmes. Et cette distinction, somme toute assez banale, lui permet d’exposer le paradoxe suivant : on peut très bien être proche d’autrui, physiquement parlant, et cependant être considérablement éloigné de lui d’un point de vue moral. Un prochain n’est pas forcément un proche. Expérience ordinaire. Et inversement, un proche peut demeurer au plus loin de moi : « Quelques mots de plus ou de moins échangés avec mon ami ou avec toute l’humanité, quelle importance ? – ils continueront d’être mes amis malgré eux. Qu’ils se tiennent à distance s’ils le peuvent. Comme si la plus exceptionnelle des distances pouvait me spolier de tout bénéfice ou de toute sympathie véritable. Non, quand de tels intérêts sont en jeu, temps, distance et différends retombent à leurs vraies places. » (décembre 1839, Amitié, in Journal). De même que l’immensité des espaces ne peut rien entamer, parfois, d’une intimité morale, la plus grande distance morale peut être donnée dans la familiarité la plus crue. Les deux niveaux de relation sont ainsi envisagés parallèlement mais pour montrer aussitôt que le proche et le lointain, sur chacun des axes, ne coïncident pas. Un décalage, une différence d’échelle, distingue les deux. Et si Thoreau s’attache à montrer combien il ne faut surtout pas les confondre, c’est essentiellement pour favoriser la plus grande proximité morale qui puisse exister, autrement dit l’amitié.
2. Or la proximité des corps ne peut y suffire. « Lorsque les hommes s’approchent au plus près les uns des autres, il ne s’agit guère que d’un contact mécanique. Comme quand on frotte deux pierres ensemble : elles émettent bien un son alors qu’elles ne se touchent pas vraiment. » (Mars 1838, Journal, 1837-1840, (extrait de sa conférence sur la société)). Par conséquent, tout rapprochement entre les hommes ne les fait pas automatiquement se rencontrer. Au contraire, cette considération exclusive de leurs distances « matérielles » ne fait pas droit à leur humanité : mesurant uniquement le vide qui existe entre eux, et de l’extérieur, elle fait des hommes de simples choses qui n’auraient pas de meilleure relation envisageable entre eux que les rapports mécaniques qui régissent les pierres. Ainsi, suivant l’exemple qu’il donne, deux êtres humains pourraient être situés très près l’un de l’autre au point de s’entendre émettre un son – un cri, un chant ou une parole –, si rien de métaphysique ne venait à passer entre eux, aucun contact ne viendrait s’établir. Les hommes, dans ce qui fait leur humanité, ne seraient pas vraiment en présence l’un de l’autre. La mécanique des corps domine si peu leurs relations morales que leurs esprits se montrent autonomes, voire libres, vis-à-vis d’elle. Encore faut-il en repérer le phénomène : quand une des distances varie, l’autre ne suit pas ; les peaux ont beau se frotter, les âmes restent intactes. Pas de mesure commune ou de mécanisme général qui les ferait systématiquement marcher du même pas, mais plutôt une inégalité de valeur qui voit le moral primer sur le physique.
3. Décalées, inégales, ces mêmes distances s’orientent également dans un sens volontiers opposé l’une à l’autre : « Thomas Fuller raconte qu’”à Merionethshire, au Pays de Galles, il y a de hautes montagnes, dont les cimes sont si proches que les bergers, sur des sommets différents, peuvent se parler distinctement, alors qu’il faudrait une journée de voyage pour que leur corps se rencontrent, tant les vallées entre eux sont profondes“. On pourrait en dire autant, au plan moral, de nos rapports dans les plaines car, bien que nous puissions converser ensemble de façon audible, il n’en existe pas moins un gouffre si vaste entre nous que nous sommes véritablement à plusieurs journées de voyage d’une véritable communication. » (« Conversation. 15 avril 1838 », Journal, 1837-1840). On peut s’entendre sans être proche et être proche sans même s’entendre. L’exemple des pierres nous montrait déjà qu’il n’y avait pas de rapport de causalité, ni même de correspondance, entre les deux plans – la proximité des corps ne faisait pas celle des âmes –, qu’un irréductible écart subsistait entre eux, la parabole des montagnes et des plaines nous donne l’image du décalage possible qui peut exister entre les deux, selon Thoreau. Un vaste gouffre, nous dit-il, un espace suffisamment abrupt pour que les paroles qu’on s’adresse tous les jours, nos conversations les plus banales, s’avèrent incapables d’en surmonter l’adversité ou la démesure. Mais pourquoi ? Quel est cet étrange espace ouvert entre les hommes ? Un puits dans lequel nos paroles viendraient s’enfoncer et se perdre, résonnant dans le vide ? Un volume dans lequel notre voix nous serait renvoyée, en écho, n’écoutant qu’elle-même, déformée, affaiblie ? Question importante car après l’insignifiance de quelques mots en plus lancés à distance (comme dans le premier exemple) ; après le son, simple vibration mécanique (comme dans le second exemple), c’est à nouveau la parole qui sert de contre-épreuve à cette recherche des conditions propres à établir ce que Thoreau appelle une véritable communication. Car même assez proches pour pouvoir se parler et s’entendre distinctement, les hommes sont capables de se trouver si éloignés encore les uns des autres qu’il leur faudra entreprendre l’équivalent d’un voyage pour espérer se rencontrer. Le langage quotidien n’est plus cette voie libre, directe et rapide par lequel un homme va vers un autre, il y faut tout un détour désormais. Et détour d’autant plus nécessaire que si jusqu’ici le rapport inverse entre distances physiques et morales se présentait comme un cas préoccupant, mais seulement théorique, il apparaît désormais comme une situation commune, aux yeux de Thoreau, partagée aussi bien par lui que par ses concitoyens.
4. Mais il y a plus encore. Car ce langage irréfléchi, spontané, avec et par lequel on se dirige vers les autres n’est pas seulement impuissant à les atteindre, c’est lui-même qui provoque et aggrave la distance : « Votre silence permettrait de l’approcher, mais votre conversation vous protège du contact avec les hommes… » (« Mars 1838 », Journal, 1837-1840. Notes de conférence sur la société). Le langage, qui passe d’ordinaire pour un facteur élémentaire de rapprochement entre les hommes, les éloigne au contraire. Il apparaît même comme un des opérateurs essentiels de ce décalage discret mais persistant entre relations d’ordre physique et d’ordre spirituel. Ainsi, plus vous essaierez de vous rapprocher d’autrui de façon, disons, seulement verbale ou verbeuse – au lieu de vous approcher en silence –, plus vous avancerez vers lui chargé d’idées à transmettre : plus vous mettrez de la distance. Et ce quelle que soit la valeur intellectuelle de ces idées : « La plupart des gens avec qui je parle, hommes et femmes doués d’une certaine originalité et d’un certain génie, ont chacun un projet pour l’Univers bien découpé et séché – très sec à entendre, je vous le garantis, suffisamment sec en tout cas pour brûler comme du bois pourri –, qu’ils vous mettent sous le nez à la moindre occasion, une charpente ancienne et chancelante dont toutes les planches ont été soufflées. Ils ne marchent pas sans leur lit. Certaines choses, certaines relations qui, pour moi, sont apparemment sans importance et sans raison d’être, sont pour eux définitivement entendues – comme le Père, le Fils, le Saint-Esprit et tout le saint-frusquin : ils sont comme les collines éternelles pour eux. » (A Week on the Concord and Merrimack Rivers). Même se communiquant un certain génie, les êtres humains qui se parlent ne sortent pas nécessairement d’eux-mêmes, ne s’avancent pas forcément vers les autres. Les paroles, qu’ils mettent en avant à leur place et dans lesquelles ils se pensent et se sentent chez eux, protégés en un lieu sûr et familier à l’abri des mêmes immobiles collines, outre qu’elles consacrent dans le délabrement de leur architecture une certain fin des utopies chez Thoreau, s’interposent entre les hommes. Des invisibles collines se dressent à l’apparition de certains mots qui sont obstacles pour l’un, point fixe et entrave pour l’autre : comment, alors, s’avancer vers autrui attaché à son lit ? L’écart entre les différents plans sur lesquels les hommes se rapprochent et s’éloignent n’est pas seulement variable, il augmente ou diminue en fonction des moyens avec lesquels on essaie de le franchir ou de l’abolir. Il est irrémédiable avec les moyens ordinaires.
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Très tôt, dans les traces écrites qu’il laisse, Thoreau s’attache à montrer la difficulté qui existe à faire communiquer les hommes entre eux : la proximité physique y étant impuissante et même opposée. Un décalage timide mais insistant, modeste parfois mais toujours majeur, irrémédiable parce que négligé, se fait jour entre les hommes, entre les différentes façons qu’ils ont d’entrer en relation. De sorte que Thoreau, soucieux de véritables rencontres, dépassant la seule présence des corps au détriment de celle des esprits, aura lui-même à trouver la bonne distance qui lui permettra de résoudre ce problème. Ainsi se mettre à l’écart n’était pas seulement une façon de s’éloigner des hommes mais surtout une modalité tout à fait réfléchie de s’en rapprocher pour entrer en contact autrement : « J’aimerais rencontrer l’homme dans les bois – je voudrais pouvoir le rencontrer comme le caribou et l’élan. » (« 18 juin 1840 », in Journal, vol. I)
Éloignement qui rapproche, rapprochement qui éloigne, voilà sans doute pourquoi il nous était si difficile de savoir, au début de notre enquête, où était le point de la plus grande proximité (le début) et celui de la plus grande distance (la fin) dans le petit pas de côté réalisé par l’ingénieux arpenteur. Le Thoreau qui s’en va se trouve déjà à distance de ses proches et celui qui s’installe sur les marges s’en approche un peu plus. Il nous fallait comprendre un peu mieux ce jeu régulier, décalé, inversé, des distances pour savoir exactement sur quel plan son action se situait. Demeure encore, tout de même, deux questions qui ne sont pas résolues dans ce jeu des distances.
D’abord, même si l’on sait, qu’au regard de l’humanité, il ne s’éloigne pas d’un être en particulier, de quelqu’un dont on pourrait se demander qui il est, puisque c’est justement parce que les hommes perdent cette qualité et répondent majoritairement à la question « quoi ? », qu’il s’en éloigne. Il s’écarte de ces hommes brutes ou machines pour trouver des hommes à qui il pourrait se lier ou continuer de le faire. De ce point de vue, comment décrire les relations que Thoreau entretient avec les autres, avant et après son départ à Walden ?
Ensuite, si le langage, dans son usage ordinaire, perd son rôle social, n’est plus capable de mettre les hommes en présence, et si, d’un autre côté, on admet que Thoreau en publiant des livres, cherche néanmoins à rentrer en contact avec d’autres personnes, quel autre usage parvient-il alors à trouver, quel fonctionnement différent qui puisse autoriser une communication effective ?
Quoi de plus joyeux dans une aveugle recherche (aveugle parce qu’elle ne voit guère de ce qu’elle vise qu’un point minuscule) que de se débrouiller pour qu’il soit possible que d’autres regards, fort éloignés de vous, soient néanmoins capables de croiser votre trajectoire. Regards qui ne se tourneraient pas du tout dans la même direction que la vôtre, vers le même objet fuyant, qui ne vous dévisageraient même pas, sûrement pas, qui ne viendraient pas non plus du même foyer mais qui seraient capables, désormais, dans la nuit de ces longs et hasardeux mouvements, de laisser pour vous, devant vous, scintillant : un signe, une image, trace de leur sillage ou avance de leur venue.
La possibilité qu’il puisse exister une philosophie sauvage, au sens exprimé sur ces pages, va donner lieu, tout au long des années qui viennent, à une série d’essais consacrée à l’énigmatique solitude de Henry Thoreau, le célèbre promeneur naturaliste américain. Votre regard sera le seul tirage de ce qui, ensuite, disparaîtra.
Il est des affirmations publiques si outrancièrement « mensongères », si ouvertement contestables, si spontanément négatrices d’elles-mêmes, qu’elles semblent s’égarer jusqu’aux confins de la folie. Du moins s’en approchent-elles, ou même y pénètrent dangereusement, traversant son indéfinissable empire le long de chemins improbables creusés dans les plus foncières erreurs. Ces déclarations faites à d’autres, que chacun, autour, immédiatement et sans effort, peut démentir, exposent celui qui s’y risque à bien plus qu’un cuisant désaveu, à bien plus qu’une perte – sèche – de tout crédit de parole : elles dénoncent une perte probable, chez celui qui les fait entendre, du sens même de la vérité. Non pas que celui-ci ne saurait plus tout à fait dans quelle direction la chercher, ni même sous quelle visage elle pourrait se laisser reconnaître si elle se présentait à lui. Non, il s’agirait plutôt dans une fausseté si ostensiblement prononcée – sans plus même aucun souci de se dissimuler –, du signal clair que la vérité, l’habitude de distinguer le vrai du faux, n’a plus aucune priorité, ni même de nécessité, dans le discours. La vérité, ce n’est même pas qu’on ne saurait plus la voir, ni même l’exprimer, mais y soumettre sa parole… À quoi bon ?!
Exprimer sa solitude au monde semble relever d’une telle expérience. Une expérience rare, sans doute, mais assez récurrente pour que moins d’un siècle après le fameux – et souverain – « Me voici donc seul sur la terre » du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, un autre promeneur du nom de Henry David Thoreau glissa en tête de Walden, son livre historique : « Lorsque j’écrivis les pages qui suivent, du moins la plus grande partie, je vivais seul au milieu des bois, sans un voisin, dans un rayon d’un mille, dans une maison que je m’étais bâtie moi-même sur la rive de l’étang de Walden, à Concord, dans l’état de Massachusetts, gagnant de quoi subsister par le travail de mes mains. » Parfaite solitude que venait ainsi de proclamer l’américain. Une fière déclaration d’indépendance appuyée par l’industrieuse suffisance de ses bras. À Concord, lieu au nom prédestiné, la plus ancienne sagesse occidentale, aussi bien cynique, épicurienne que stoïcienne, voire même platonicienne, avait réussi à faire taire ses antiques divisions. Enfin une et cette fois pour de bon. Ils avaient donc raison ceux qui voyaient dans l’avènement de cette surprenante Amérique le printemps inespéré de l’Europe – la renaissance in extremis du très vieux continent. Dans cette forêt d’une Angleterre à plusieurs titres nouvelle, voici que surgissait un vrai philosophe, un de ceux dont il ne serait plus possible de dire : ses actes ne correspondent pas à ses sages paroles. Après Socrate, après Jésus, la vérité, de nouveau, était faite homme. Que pouvait-il y avoir d’insensé dans cette sagesse reconquise ?
Il suffit de tourner les pages qui suivent cet exorde, de se laisser aller à leur toujours plus surprenante lecture – et sans même y chercher la contradiction – pour que, rapidement, une autre image se forme : le portrait d’un philosophe moins héroïque, moins véridique, émerge. Thoreau, ou le Diogène américain comme l’appellent certains, n’est soudain plus aussi seul à se mirer dans Walden.
Ne dit-il pas, en effet, qu’il n’a jamais connu autant de visites que durant ce séjour de deux ans, deux mois et deux jours passés dans la nature ? N’a-t-il pas bâti son abri sur le terrain de son ami Emerson, poète et philosophe comme lui, de sorte qu’il ne fut jamais privé, véritablement, de sa compagnie ? N’a-t-il pas emprunté à un autre voisin la hache dont il s’est servi pour couper le bois utile à la construction de sa propre cabane ? Thoreau, le champion de l’autarcie, ne rendait-il pas visite régulièrement – quasiment tous les deux jours – à sa famille, pour en revenir les mains chargées de vivres ? Et durant son séjour près de Walden Pond, l’étang dont son livre porte le nom, n’a-t-il pas été contraint d’en quitter le rivage pour passer une nuit en prison ? Enfin, quelques temps encore après ce bref passage derrière les souples barreaux du village, n’a-t-il pas pris le train pour se rendre dans les forêts du Maine, l’État voisin, pour une excursion en équipe ? Comment pouvait-il, alors, affirmer avoir vécu seul – c’est-à-dire isolé – et même avoir vécu par lui-même – dans une forme d’auto-subsistance – au regard de tant de signes, de faits, de rencontres, d’actions, qui disaient dans le même temps, et dans le même livre, le contraire – menaçant ainsi d’annuler la lucidité de ses paroles ?
Douter de l’authenticité de cette vie solitaire expérimentée dans les bois est probablement l’une des réactions les plus courantes provoquées par la lecture de Walden, l’un des plus anciens mais toujours actuels rapports qui s’établit avec sa verte parole. Rapidement, une certaine défiance s’installe. Une incrédulité croît. S’élève une incompréhensible incompréhension. Et il ne faut pas longtemps pour que la hauteur de ton, sévère et mordante, avec laquelle il aborde et s’adresse à ses concitoyens dans ce livre, et qui nous étonne encore deux siècles plus tard venant d’un homme aussi jeune (il avait 29 ans en 1845 quand il emménagea dans sa cabane), il ne faut que quelques chapitres, voire quelques pages, pour que l’éminence du haut de laquelle il nous parle, s’écroule, effondrée sur elle-même. Plus on avance en effet dans Walden – la course lente mais imprévisible de cet infatigable promeneur –, plus on suit le chemin sinueux de ses propres paroles : plus la brillante solitude annoncée se ternit. Et puis soudain (mais à quelle page exactement ?) l’astre s’éteint. L’étoile filante s’est définitivement abîmée dans le lac. Le livre apparaît moins, alors, comme le témoignage d’une aventure effective – la poursuite « d’une affaire privée avec aussi peu d’obstacles que possible » (Walden, chap I) – ou comme « un récit simple et sincère de sa propre vie » (Walden, p. 24), on le regarde désormais comme une sorte d’idéalisation de soi, une fantasmagorie, voire une supercherie : de la douteuse fiction.
Étrange destin pour ce livre écrit, réécrit – pas moins de huit versions – qu’il voulait aussi extravagant que possible pour témoigner au mieux de la vérité singulière de son expérience du dehors – et du dehors du livre, justement, même si la lecture d’ouvrages n’était absolument pas proscrite au bord de l’étang. Voici que la distance que Thoreau prétendait avoir mise entre lui et ses concitoyens, cet espace ménagé dans les bois, vide cent fois traversé de leur insistante présence, rejaillit dans la parole portée par le livre : parole creuse de cette solitude dont elle assure provenir mais qu’on lui refuse ; parole qu’on n’écoute plus, de ce fait, que de loin. Car si cette solitude qu’il assure avoir vécue n’est pas vérifiée ; s’il n’y a pas de sens « remarquable » à parler d’isolement dans son cas : pourquoi prendre au sérieux le petit pas de côté exécuté par Thoreau ? Si même la plus plate, la plus mince des vérités fait défaut dans Walden, pourquoi y chercher un sens supérieur ? Par cette aberration initiale, non seulement une faille s’étend, chez l’homme des bois qu’il voulait être, entre les paroles et les actes, mais entre le livre et ses propres lecteurs. Comment avec si peu d’engagement dans cette vie sauvage, ou si peu de lucidité quant à sa situation véritable, aurait-il pu atteindre à une vérité sur l’existence qui ait quelque valeur ? Thoreau était assurément un poète mais ne semble guère philosophe. Or, en matière de parole, c’est la vérité, bien entendu(e), qui dicte le sens.
Y a-t-il encore besoin de montrer que la solitude qu’on exige généralement de Thoreau, surtout après l’avoir lu – un isolement radical, ascétique, et irréversible – n’entrait aucunement dans ses intentions, ni même, plus profondément, dans ses faits et gestes ? D’autres l’ont fait – plus ou moins fermement, comme Michel Granger ou Thierry Gillyboeuf –, les préfaces de ses rééditions récentes le refont, et le livre lui-même, quand on cesse de prendre pour des contradictions les démentis qu’il nous donne, le fait constamment. Il faut néanmoins le refaire. Car non seulement le malentendu persiste, entretenu même par ses proches – « Quelques-uns de mes amis me parlaient comme si j’étais venu vivre dans les bois tout juste me geler. » (Walden, Installation, p. 293) –, mais il est même primordial : depuis 1854, date de sa première publication, la mésentente commande la lecture de ce livre et l’expérience qui, en lui et hors de lui, s’élabore. Est-ce pour cette raison, pour éviter les confusions sur le sens de son entreprise, que Thoreau demanda à son éditeur d’en supprimer le sous-titre initial : La vie dans les bois ? Seulement cette fois, il ne suffira plus de corriger quelques erreurs, d’appeler les préjugés à plus d’attention ; il faudra donner de cette solitude, et de la vérité qu’elle s’accorde, une plus large vue d’ensemble, et non plus dispenser, ici ou là, quelques touches de lumière.
Pour mieux évaluer la difficulté intrinsèque qu’il y a à saisir la solitude que Thoreau entendait avoir vécue dans les bois, peut-être gagnerait-on à la confronter de manière plus directe avec celle du dernier Rousseau. Le premier paragraphe de Walden, on l’a dit, est extrêmement proche des déclarations faites par le genevois au seuil des Rêveries : affirmation qui s’expose sciemment, imprudemment semble-t-il, à une contestation décisive. Répétons-la : « Me voici donc seul sur la terre ». Rendre public une telle phrase aurait sans doute fâché beaucoup de ceux qui partagèrent ou connurent les derniers moments de sa vie. Comment ?! Mais ne rencontrait-il donc personne durant ses promenades dans Paris ou ses alentours ? Personne à qui adresser la parole ? Personne venue le saluer ? Il ne vivait donc pas entouré de toute une domesticité comprenant sa compagne, Thérèse, mais aussi une servante que Rousseau avait été contraint d’employer en raison de sa mauvaise santé ? Et les deux femmes ne le rejoindraient-elles pas, à Ermenonville, quand le marquis René de Girardin invita leur maître, Rousseau, accompagné de son médecin, à venir séjourner dans son domaine ? Certes, Rousseau n’envoya-t-il plus que quelques missives au soir de sa vie – une quantité insignifiante au regard des précédentes périodes – mais a-t-il oui ou non rencontré son ancien ami, Paul Moultou, à qui il confia plusieurs de ses manuscrits ? Était-il enfin toujours aussi seul quand il partait marcher, rêver, herboriser, dans la campagne ?
Un tel interrogatoire est bien artificiel aujourd’hui que nous possédons toutes les réponses à ces questions. Mais surtout, il est vain. Car il ne se demande pas si c’est bien sur ce plan-là (celui du nombre de gens qui entouraient chacun des deux hommes, leur plus ou moins grande familiarité avec eux, ou la fréquence de leurs rapports) que Thoreau et Rousseau situaient effectivement, ou même exclusivement, leur solitude. Un tel étonnement feint de comprendre qu’un homme puisse raisonnablement se sentir aussi seul entouré d’autres hommes – en profondeur, il ne l’accepte pas : la solitude humaine n’a de sens que dans l’absence de l’homme. On ne peut jamais véritablement être seul en compagnie de ses semblables. On ne peut être seul que radicalement séparé. Il faut sortir de cet étonnement. Les propos de Rousseau, de Thoreau, deviennent incompréhensibles, et même insensés, jugés à l’aune de cette seule vérité. Il faut faire résonner ensemble les paroles des deux philosophes pour mieux en faire ressortir l’extravagance partagée. Peut-être pourra-t-on alors saisir ce sens de la solitude qui en défie la vérité ordinaire.
Car notre ami Rousseau est loin de nous avoir tout dit. S’il se trouve « seul sur la terre », c’est aussitôt pour rajouter : et « n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». Sa solitude survient alors, non par la disparition de tous les liens existants entre les hommes – comme s’il rejoignait un quelconque état de nature dans lequel tous les hommes se tiendraient à distance : par crainte, indifférence ou hostilité ; ni même de leur recul, au loin, d’un recul si important qu’il rendrait impossible une liaison avec eux ; ni même encore d’une perte des dispositions nécessaires pour socialiser avec eux – Rousseau s’affirme encore, dans le même paragraphe, comme le « plus sociable et le plus aimant des humains ». Sa solitude viendrait plutôt du fait, paradoxal, que tous les hommes s’avancent vers lui liés ensemble mais contre lui : situation d’inimitié plus que de manque. C’est le célèbre délire paranoïaque, le soupçon permanent de complot, qui rendra malade Rousseau jusqu’à la fin de sa vie. Tous les hommes étant amis de m’avoir comme ennemi, je n’ai pas d’autre choix que de prendre pour ami le seul homme détaché de ces liens : moi, autrement dit mon autrui. On le voit, si cette entente, étendue à chacun des hommes, fait que le philosophe ne peut plus se lier à personne, du moins à personne d’autre que lui, elle n’interdit pas, s’il en a le pouvoir et aussi le vouloir, qu’il se lie à lui-même. Du coup, l’ensemble, du moins la part la plus significative, des relations pouvant exister entre les hommes se dédouble au regard de Rousseau : autour de lui s’étire une ligue universelle de connivence, forme d’association inédite sur terre, alors qu’en lui – ou entre lui et lui : laissons incertaine la forme du rapport à soi qui est la quête même des promenades – toutes les relations qui comptent parmi les hommes se replient, se rétractent. Forme inédite de contrat social.
Ainsi, se donnant au premier abord sous la forme définitive d’une privation : « je n’ai plus de frère, de prochain, etc. », l’abrupt et affligeant constat de désolation qui entame le livre inachevé révèle immédiatement un autre sens : alors qu’on a jamais vu, répétons-le, de lien aussi étroit entre tant d’hommes – puisque l’appartenance au genre humain, pour les hommes de l’Âge classique, n’établit pas de société (qui serait alors cosmopolite) mais une simple communauté de nature – Rousseau se voit refuser les liens les plus lâches comme les plus serrés existants parmi eux, et n’a par conséquent plus d’autre ressource, plus d’autre issue, que de faire société avec soi. Robinson avait son Vendredi, Rousseau n’a personne d’autre que lui.
Difficile pourtant, au premier abord, de savoir si la dernière relation citée par Rousseau, la dite « société », englobe et résume les précédentes ou s’en distingue comme un rapport spécifique. Il semble évident, par contre, qu’elle constitue la riposte ou la défense la plus haute à l’isolement qui lui est fait. Rousseau, dans son ouvrage précédent, dialoguait avec un Français inconnu à propos de Jean-Jacques pour le réhabiliter aux yeux du public (Rousseau juge de Jean-Jacques), voici que dans les Rêveries, écartant ce tiers anonyme et fictif, Rousseau et Jean-Jacques, en route pour leur vérité, s’associent. L’homme privé, l’homme public, l’homme vrai et l’homme faux redistribuent leurs rapports.
On aurait pu croire qu’une relation sociale exige au moins deux êtres distincts pour s’effectuer. On constate que ce n’est guère le cas. Il suffit à une association d’un seul et même être capable de se dédoubler pour se réaliser. Rousseau, pas du tout sociologue pourtant, est le premier à isoler une relation sociale d’aussi près. La tradition voulant que l’amitié commence à deux et la société à trois peut s’interrompre. Cette société qu’il estime capable de relier l’humanité toute entière – jusque-là l’ascendance commune des hommes, leur filiation adamique, leur valait au mieux d’être frères – en relie aussi bien un seul à lui-même. D’une association quasi universelle dérive et vient s’opposer une association singulière. Rousseau est bien meurtri par sa situation – sa douleur est sensible dans l’emphase qu’il met à dramatiser et aggraver sa solitude – mais il en tire malgré tout une singularité qui la revalorise : une « position si singulière est unique depuis l’existence du genre humain » disait-il dans le premier dialogue de son Rousseau juge de Jean-Jacques ( p. 765, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade). Comme s’il disait : je ne suis pas juste seul mais le seul, sur la terre, à être forcé de n’entretenir de société qu’avec moi. D’une solitude par défaut, d’un isolement contraint, il en fait une insularité de défi. La solitude qu’affecte Rousseau ne s’oppose donc pas à la société comme le seraient deux situations irréductibles et distinctes, elle se réalise au contraire dans une association à soi qui individue, singularise – l’isole en un autre sens – celui qui l’accomplit : il est le seul et seul à ne pouvoir et devoir s’associer qu’avec soi. Tous les cercles de la sociabilité ordinaire se concentrent ainsi autour de ce point excentré que marque l’existence de Rousseau, et le premier exercice auquel il se livrera, dans sa promenade initiale, sera de mieux discerner cette énigmatique « position ».
Confronté à la désolation qui est la sienne, et « n’ayant que lui pour seule ressource » (Rousseau juge de Jean-Jacques, Premier dialogue, p. 765, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade), Rousseau est donc contraint de chercher aide et assistance auprès de sa seule personne. Mais si la société qu’il élabore avec lui-même atténue un certain isolement, le fait d’y voir un cas unique, une chance, voire un destin positif, en approfondit tant la singularité que la solitude l’atteint à présent jusqu’au cœur : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? ». Que devient Rousseau en effet, si « proscrit par un accord unanime » des « humains », comme il le dit, « les voilà » devenus pour lui, en retour, « étrangers, inconnus, nuls enfin » ? Est-il un homme encore, un simple humain ou un être génériquement différent mais malgré tout doué d’humanité ? Le tout premier paragraphe des Rêveries laisse une incertitude quant à l’élément premier dont Rousseau s’est senti proscrit : la société ou les humains ? Mais d’autres passages montrent l’implication forte qui existe entre les deux conditions bien que leur rapport exact reste problématique. L’homme, quoi qu’il en soit, aussi bien dans sa figure générique (le genre humain) que singulière (un homme), et l’humanité, naturelle autant que morale, essence et rapport, semblent se détourner l’un de l’autre, se perdre de vue. L’homme ne se reconnaît plus dans l’humanité.
D’abord rejeté de l’humanité par l’état de société dont celle-ci était en train de se doter, Rousseau semblait pourtant ne jamais avoir cessé d’aimer les hommes. Toujours humain, en quelque sorte, bien que les humains, ou ceux qui se donnent ce nom, l’aient fait sortir de leurs rangs. Jean-Jacques : une humanité isolée à l’écart d’autres hommes. Mais au moment où ceux-ci se comportèrent cruellement à son égard, brisant « violemment tous les liens » qui les attachaient encore à lui, eux cessèrent à leur tour d’être humains. Double sortie de l’humanité : la « philanthropie » spontanée de Rousseau se retrouva subitement sans objet. Depuis ce jour, lui-même déjà plus tout à fait humain – du moins au regard des autres – n’a plus eu, vu ou rencontré de semblables. Privés à ses yeux de leur dernière humanité pour leur absence patente de pitié, les hommes – ou ce qu’il en restait – venaient également de perdre leur « nature ». Entre Rousseau et ses ennemis, il n’y avait plus d’humanité possible. Ces similarités aperçues qui, habituellement, maintiennent ensemble même les pires ennemis, même les plus étrangers des hommes, et qui les font les uns les autres se ressembler, ne les unissent plus, maintenant, en un genre commun. Les hommes se désassemblent. Ils ne peuvent plus, littéralement, se reconnaître entre eux. Double détournement des hommes et de Rousseau : les premiers se détournent de lui et lui, en réponse, et même en conséquence directe, à la façon dont il conclurait un raisonnement, leur rend la pareille, énonce la réciproque : ils ne sont plus ses semblables, il n’a plus aucune affinité avec eux – la ressemblance, cette semblance réciproque, observée, vérifiée, de chaque côté, est effacée. Sans doute Rousseau voit-il encore des sortes d’êtres humains autour de lui mais ils ne sont plus à son image. Leurs visages ne se regardent plus à la façon de doux miroirs. Ses ennemis voient en lui un monstre et lui ne voit plus en eux que des inconnus, des êtres étranges : « Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serois tombé de celle que j’habitois. » (Rêveries, Première promenade, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, p. 999). Dans son délire, Rousseau a atteint cette position d’extériorité absolue dont rêvent aujoud’hui encore les sociologues et que poursuivaient toujours, il n’y a pas si longtemps de cela, les ethnographes. Dans la veine de nombreux écrits utopistes de l’époque, mais vécu dans le tranchant de son langage et de son corps, il s’est tenu vis-à-vis de l’homme en position d’extra-terrestre. D’où l’acuité et la nouveauté de sa question initiale : que suis-je maintenant ?
La solitude qu’expérimente Thoreau près de son village ne semble pas aussi radicale. Il a certes « perdu » le voisinage des autres, et avec lui peut-être cet air de famille que procure leur fréquentation régulière, mais ses semblables sont toujours assez proches pour que les uns et les autres, dans leurs déplacements respectifs, parviennent à se rencontrer. La distance tirée dans les bois par l’américain peut toujours être comblée, ou rouverte, d’une seule traite. Rousseau, lui, peut parcourir du regard la totalité de la planète ; celle-ci lui renvoie uniquement l’image multipliée de lui-même : en frère, en prochain, en ami. Même si des proches l’entourent et vivent à ses côtés, plus aucun visage ne se tourne vers lui qui engagerait, par un sourire, un clin d’œil, une parole franche ou un élan secourable, l’éventualité d’une société humaine. Ainsi, à la différence de Thoreau qui, malgré sa prise de distance affichée avec les hommes, conserve de multiples relations avec eux – visiteurs, hôtes, voisins, amis et parents – et ce d’autant que son acte attire encore plus de monde vers lui, la particularité de la position de Jean-Jacques – celle à laquelle on l’a réduit, celle depuis laquelle nonobstant il divague – est d’avoir rendu toutes les relations avec les autres impossibles ou impraticables : tout cela est derrière lui. Son prochain, si proche soit-il, de corps, de cœur ou même d’esprit, s’est effacé devant lui.
On ne saurait pourtant dire de Thoreau qu’il vivait moins seul que Rousseau. Pas du tout parce qu’il serait impossible, voire déplacé, de mesurer l’intensité d’une telle expérience – réduite à n’être plus qu’un sentiment privé et replié dans l’intériorité d’une conscience : un humble vécu. Mais tout simplement parce qu’il affirme, lui aussi, avoir vécu dans un parfait isolement au milieu de tant d’hommes présents. Cette vie à Walden Pond « dans l’ensemble c’est une solitude aussi complète que si je vivais dans la pampa. » (Walden, chap. Solitude, p. 160).
Peut-être que l’on comprendra mieux, maintenant, ce qui pouvait nous rendre ces affirmations si déroutantes au premier abord.
C’est bien entendu, au premier chef, l’entière solitude avancée par ces hommes que rien, manifestement, ne sépare des autres, pas même de leurs proches. Thoreau paraît trop près d’eux, et même de lui-même en dépit de ce qu’il dit, pour être tout à fait seul ; Rousseau, lui, se dit trop loin des autres, de tous les autres, pour que la solitude qu’il affecte paraisse un tant soit peu vraisemblable. Pour le premier, la coupure n’est décidément pas faite – certains diront qu’il ne s’émancipera « jamais vraiment de la tutelle de sa mère » (Michel Granger, Henry David Thoreau, Belin, p. 27) ; pour le second, elle n’est que fantastiquement arrivée. Aussi, l’un et l’autre se situent, en quelque sorte, aux deux extrêmes des possibilités de l’anachorèse, de cet élan par lequel on se met à l’écart, et dont la solitude est l’effet le plus souvent recherché. Ils en usent en effet d’une façon tout à fait déréglée : Thoreau cherche à s’isoler par une prise de distance minimale, en deçà même de ce qui semble nécessaire pour y arriver ; Rousseau, à l’inverse, surclasse les niveaux maxima en situant le terme de son exil bien au-delà de la Terre. Le premier qui n’a même pas mis fin à ses appartenances primaires (celle de sa famille, de sa communauté native) pèche par défaut ; le second, qui a déjà quitté toute communauté humaine, pèche par excès. Qu’est-ce qui rend si déraisonnable la solitude affichée par Thoreau ? Sa trop grande proximité avec les siens au sens large. Qu’est-ce qui rend pratiquement illusoire, voire insensée, la solitude annoncée par Rousseau ? Son éloignement excessif vis-à-vis d’autres hommes. Double raison de leur commune déraison.
Mais ce n’est pas tout. Il y une autre raison, une de plus, à leur extravagance. À les voir « trouver » ainsi une solitude aussi près des autres, ou faire valoir l’existence d’une solitude aussi démesurée, on se prend à penser, bien malgré soi, qu’il existe autant de solitudes possibles que de distances qu’il nous arrive, ou que nous devenons capables, de prendre. Que l’on est même « libre », si l’on est déterminé à le faire, d’envisager et de réaliser pour soi celle qui nous convient. D’en prendre la juste mesure. « Un homme qui pense ou qui travaille est toujours seul, où qu’il soit » nous affirme Thoreau, par conséquent la « solitude ne se mesure pas » par les « milles qui séparent un homme de ses frères. L’étudiant vraiment diligent dans l’une de ces ruches surpeuplées du collège de Cambridge est aussi solitaire qu’un derviche dans le désert. » (Walden, p. 166). Qu’un écart s’approchant de zéro – la contiguïté des chambres d’internat – puisse équivaloir à un autre beaucoup plus conséquent – un ermitage perdu dans le désert – montre assez combien l’étendue terrestre, l’espace géométrisé, ne peut plus servir d’unique plan de référence, de sol premier, pour mesurer la distance existante entre les êtres. « Toute cette terre où nous vivons n’est qu’un point dans l’espace. À quelle distance croyez-vous que demeurent les habitants les plus éloignés de cette étoile, là-bas, dont le disque a une largeur impossible à mesurer avec nos instruments ? » (Walden, chap. Solitude, p. 163). Tout comme Rousseau, Thoreau qui fut aussi arpenteur de métier mesure sa solitude à partir de repères qui dépassent de loin la seule dimension de la Terre, s’installant d’emblée à l’échelle cosmique. Se devine ainsi, derrière les distances étalonnées en lieues, pieds ou milles, toute la profondeur dynamique, toute la débauche d’échappées, que contient, étrangement, le fait d’être seul. Devient discernable le nombre incalculé de chemins différents par lesquels on peut y atteindre. Se séparer, se couper, s’éloigner jusqu’à la rupture, ne sont plus les seules voies.
Ce qui pouvait paraître déconcertant, aussi, au regard de cette vérité de la solitude que nous gardions par devers nous – sans tout à fait le savoir –, c’est la positivité avec laquelle les deux hommes envisagent leur isolement. Nous n’irions pas jusqu’à dire que Rousseau, forcé à l’exil par ses ennemis de tous bords – clercs, politiques ou philosophes – se satisfaisait pleinement de la situation qui lui était faite. Mais la reconsidération qu’il en opère dans ses Rêveries, portant attention à la singularité qu’elle lui octroie, à la fois le délivre de tout faux espoir quant à son retour dans les bonnes grâces du public et lui permet en même temps d’envisager encore un peu de bonheur dans l’existence. Aussi pourra-t-il au moins tenter de renverser la situation qui lui a été faite en faisant de ses promenades, pédestres ou littéraires, le support et la forme de nouvelles et profondes méditations. Thoreau, par contre, repousse d’emblée toute appréhension négative de son installation dans les bois : « On me dit souvent : « Il me semble que vous devez vous sentir bien seul, là-bas, et que vous aimeriez être près de quelqu’un, surtout par temps de pluie et de neige, et la nuit. » J’ai envie de leur répondre : […] Pourquoi me sentirais-je isolé ? Notre planète ne fait-elle pas partie de la Voie lactée ? » (Walden, chap. Solitude, p. 163) Comment, en effet, aurait-il pu se sentir seul (lonesome dans le texte) c’est-à-dire empreint d’une solitude malheureuse et souffrante au bord de « Walden lui-même », car « quelle compagnie a ce lac solitaire, je vous prie ? » (Walden, chap. V, p. 167). Thoreau avait en effet devant lui, dans la nature même, la réussite exemplaire de l’aventure qu’il avait à courir, alors que pour Rousseau, l’épreuve à surmonter était beaucoup plus difficile : le fait de se sentir ostracisé par la majorité des hommes, voire même leur totalité, ne pouvait qu’amoindrir en lui tout ce que pouvait avoir de positif leur compagnie. Voué ainsi à la haine du monde, comme il le croyait, il était donc tout à fait sensé de sa part de répondre par une sorte de déni à la présence des autres. Thoreau, toutefois, comme il le rapporte dans Walden, traversa lui aussi l’épreuve douloureuse de l’isolement – « Je ne me suis jamais senti isolé [lonesome], jamais accablé par le sens de ma solitude, sauf une fois, et c’était quelques semaines après que je me fusse établi dans les bois ; pendant une heure, je craignais que le voisinage proche de l’homme ne fût essentiel à une vie saine et sereine. Être seul devenait déplaisant. Mais j’étais en même temps conscient d’une humeur un peu instable, et il me semblait prévoir ma guérison. Au milieu d’une douce pluie, tandis que prévalaient ces pensées, je me rendis compte soudain d’une compagnie si plaisante et si bienfaisante dans la nature, dans le bruit régulier des gouttes qui tombaient, régulières, dans tous les sons et les spectacles qui entouraient ma maison, une affection bienveillante, infinie et inexplicable tout à coup ; comme une atmosphère qui me soutenait, et rendait les avantages du voisinage humain, tel que je l’imaginais, insignifiants ; et je n’y ai pas repensé depuis. » (Walden, p. 162) – mais la nature environnante lui apportait trop de réconfort pour que cette expérience d’une heure ne fut rien de plus, pour lui, qu’une fugace impression.
Cette bienfaisante compagnie de la nature nous mène à ce qui est sans doute le plus insolite de l’expérience traversée par les deux solitaires : cette compatibilité reconnue et revendiquée entre société et solitude. Inutile de rappeler que la solitude, sans nécessairement se produire à l’extérieur de la société des hommes – comme Thoreau lui-même le savait : n’est-il pas vrai que la « plupart d’entre nous se sentent plus solitaires quand ils sortent pour se mêler aux autres que lorsqu’ils restent dans leur logis » ? (Walden, p. 166) – se fait généralement sentir au moment où les liens se coupent ou bien se distendent. Or, pour ce dernier, non seulement le lien avec ceux dont il s’est écarté n’est jamais tout à fait rompu, mais la solitude qu’il en retire l’ouvre à de bien plus enrichissantes associations : avec le lac évidemment, mais également avec le dieu Pan, avec un ruisseau, avec l’étoile Polaire, ou « une averse d’avril, ou le dégel en janvier », ou « une feuille de haricot, ou d’oseille, ou un taon, ou un bourdon », même avec l’arrivée dans « une maison neuve » de « la première araignée » (Walden, p. 167). Rousseau, comme on sait, même s’il ne cherche plus à tisser avec les hommes un si complexe réseau de communication, s’avère néanmoins capable d’appliquer à lui-même les rapports d’homme à homme qui comptent parmi eux. Ainsi la société, d’un côté, déborde l’humanité (non seulement il existe des sociétés animales et végétales mais également des associations entre humains et non-humains) et de l’autre, elle en pénètre jusqu’à la substance individuelle qui n’apparaît plus, ainsi, aussi pleine, aussi unifiée, bref aussi substantielle que le laisse croire l’image de l’atome avec lequel on se plaît parfois à décrire l’individualité. L’homme isolé, tel que le montre l’expérience partagée par Thoreau et Rousseau, demeure une puissance active d’association aussi bien en dehors qu’au dedans de lui-même.
Effectivité d’une solitude de proximité, large capacité de modulation de ses formes, positivité atteignable de sa condition, vecteur privilégié d’associations renouvelées, un sens aussi peu usité de la solitude avait de quoi mettre à mal nos capacités de compréhension. Comment aurions-nous pu accepter, pour nous qui pensons sans y penser que la véritable solitude est celle d’un saint, d’un ascète et d’un ermite – les trois hommes réunis en un seul – que d’autres orientations – résolument divergentes –, d’autres coordonnées – situées à d’autres échelles – d’autres figures – encore méconnaissables – pouvaient lui être données ? Faisant fi de toute réalité et surtout de tout sens commun, ces affirmations de solitude – paroles hautement contestables, expériences tentées – ne pouvaient qu’apparaître un peu folles – et pas seulement ambiguës ou ambivalentes.
Il ne faut surtout pas essayer de réduire cet excès, essayer de montrer comment sous la vérité que nous tenions pour simple, que nous prenions pour direction unique de notre pensée, Thoreau, comme Rousseau, auraient posé de nouvelles fondations : sorte de vérité profonde conféré à l’acte d’isolement qui en aurait élargi les possibilités et les significations. Il faut accepter d’avoir eu raison de ne rien pouvoir, et surtout de ne rien vouloir entendre de ce qu’ils nous disaient ; accepter de comprendre que notre intelligence de la solitude – les différentes places, formes, techniques et finalités qu’elle peut prendre – s’arrête au seuil de ces expériences. La solitude inventée par Thoreau, que celle de Rousseau nous permettra de mieux discerner, est une situation complexe, un dispositif pratique aussi réfléchi que perfectionné qu’il faut prendre le temps d’examiner pas à pas.
Il va donc falloir entendre que nous ne savons pas encore ce que Thoreau a fait, que même Walden n’est pas vraiment ce que l’on croit : l’expression spontanée de son geste ou la clé ouvragée qui en donne le sens. Comme d’autres écrits que Thoreau a rédigés durant son séjour, son journal bien sûr, mais aussi les manuscrits de A Week on the Concord and Merrimack Rivers, The Maine Woods, ou Civil Disobedience, ce texte est avant tout le lieu où son expérience s’interroge et s’élabore elle-même – énonçant les questions que sa réalisation a posées et qu’elle se pose à soi : « Quelle sorte d’espace est celui qui sépare un homme de ses semblables et le rend solitaire ? » (Walden, p. 133) – que celui de réponses qui viendraient satisfaire uniquement les curiosités extérieures. Écriture en quête perpétuelle de pistes ouvertes de sens. Alors, à quelle solitude exactement cet ancien étudiant de Harvard se préparait, se livrait, s’exerçait près de ce lac, poussant plus avant encore son entreprise par l’écriture solitaire d’un livre ? De quelle manière, du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847, ce nouvel homme sauvage s’est-il isolé dans les bois ?
Lessing fait grand cas de la différence entre art du temps et art de l’espace. Mais à y regarder de plus près, ce n’est là qu’illusion savante. Car l’espace aussi est une notion temporelle. Le facteur temps intervient dès qu’un point entre en mouvement et devient ligne. De même lorsqu’une ligne engendre une surface en se déplaçant. De même encore, pour le mouvement menant des surfaces aux espaces.
Et toi ?
— Je cherche des vérités obscures : pas de celles que l’on cache et qu’il faut débusquer ; pas de celles qui se retirent à mesure de nos longues avancées ; non, mais ces vérités noires, effondrées, implosées, qui avalent le monde par une bouche dont on ne sait pas même dans quel corps elle peut bien se situer.
Nous avons à notre disposition toute une gamme de régimes d’action. Alors, quelle gouverne choisir ?
(Pourquoi me dis-tu la guerre sombre voix ? Tu voudrais donc ma mort. La lutte serait bien facile et il y aurait files de lutteurs s’il fallait pour vaincre, toujours, en arriver là)
Un argument de plus pour dire, encore une fois, la nullité même factuelle de la formule positiviste séparant un monde de faits d’un monde de valeurs. Car, au sein même d’un seul domaine scientifique, au milieu de son champ empirique, tous les faits, tous les niveaux d’information, toutes les données n’auront pas la même importance. Certains serviront longtemps de modèle (comme le Solide pour les objets physiques) ; certains verront leurs actions servir de contr’épreuve souvent (comme la maladie pour la santé) ; d’autres seront systématiquement élevés au rang de raisons, de causes, c’est-à-dire de facteurs, au détriment d’autres états de choses qui s’avéreront plus tard tout aussi probants (les phénomènes stables au regard de ceux qui sont plus fluents) ; certains ordres de faits seront privilégiés au gré des modes d’analyse mis en fonction (ainsi les faits chronologiquement les plus datés pour une méthode génétique, les plus contrastés pour une méthode structurale) ; d’autres encore seront préférés pour leur commodité à l’égard des méthodes employées (ainsi la structure du petit pois pour l’analyse statistique de l’hérédité) ou leur plus grande clarté au regard de questions théoriques (le cas anglais pour l’étude du capitalisme).
Ainsi, au sein d’un même champ empirique, tous les faits sont loin de s’équivaloir aux yeux de la connaissance. Le vrai, comme le bien, ne sont pas par eux-mêmes des valeurs mais sont distribués dans le « monde » selon des systèmes variables de valorisation inégale. Il y a toute une analyse à faire de ses dispersions, dans les sciences ou ailleurs : comment le contenu d’une expérience se distribue-t-il (dans un tableau, un graphique, un poème), dans quels ordres est-il réparti et différencié (variations de tons et circuits de lumières ; allure des courbes et mesure des axes ; musicalité du verbe et transparence des signes) et sous quels rapports ils forment un ensemble (paysage, champ de forces, ode) ? Tous les essais sont donc à reprendre. Il faut aussi maintenant, et jusque dans les faits, expérimenter, mettre à l’épreuve, les valeurs.
Pour un anonyme qui commence à écrire et s’acharne, sans héritage, sans pratique, sans lecteur, à écrire, les œuvres qui ne se voilent pas sous une fausse pudeur de noblesse –aujourd’hui encore formulée dans le langage du génie – sont plus qu’appréciables : elles constituent de véritables, et cependant curieuses, merveilles. Tout en elles resplendit qui ne montre pourtant que peine et labeur, effort et astuce, précipitation, accident. Le travail, sous le regard des vieilles noblesses, a longtemps été laid. Mais voici que des œuvres s’avancent qui, sous leur profond mystère ou sous leur brin de magie, font saillir leur facture, leur montage, le principe de leur feinte, la règle fragile de leur rude fiction. La beauté, la force, la clarté, ne sortent pas toutes prêtes d’une nature exceptionnelle, d’un esprit supérieur, bien décidées à s’emparer d’une langue qui s’offrira, qui s’offre déjà, sans résistance à ces aveuglants pouvoirs de subjugation.
Ce qui vaut pour la littérature vaut bien sûr pour les autres arts. Et l’on se réjouit toujours de voir, d’entendre, ceux qui, passionnés ou instruits, savent faire apparaître, sous les mirages du génie, l’art en action. C’est le cas de cette très jubilatoire Rue des immeubles industriels, ouverte en janvier 2013, et dans laquelle on trouve exposé un grand nombre de peintures, de sculptures et même des pans d’architecture parfois. Photographiées par les soins de la blogueuse elle-même (sont même fournis les paramètres techniques de la prise de vue : marque de l’appareil, ouverture, exposition, etc.) qui semble se promener fréquemment dans les allées du Louvre et dans bien d’autres musées pour voir les pièces « en personne » et de près, mais aussi présentées sous forme de reproductions pêchées sur la toile ou ailleurs, les œuvres, jour après jour, mois après mois, passent sous une plume qui, parfois reste immobile et muette, parfois plante dans l’image les invisibles marques de son regard. Ainsi, dans ces notes, ces remarques, ces textes qui accompagnent moins les œuvres qu’ils ne démultiplient, à leur façon, leur image, se lève et s’exerce une voix poétique, un langage non encore séparé des images d’où il tire cette lumière que, tantôt il garde pour lui, tantôt n’hésite pas à leur rendre. Langage à l’éclat aussi retenu que généreux.
Et pour cette nouvelle dissémination, la Rue des immeubles industriels nous a mis au point trois vues précises sur l’invisibilité du travail :
par effraction de l’atelier
par mise en série des images
par un arpentage attentif des galeries
Trois vues affûtées parmi tant d’autres qu’il ne nous reste plus qu’à découvrir, pas à pas.
Un homme du XVIIIe siècle pouvait, en parlant uniquement de Nature, parler totalement de son être. Il établissait en elle et par elle un rapport complet à lui-même. En donnant prise à des sciences non plus seulement naturelles mais humaines, l’homme contemporain ne peut plus, d’un seul tenant, se rapporter à soi. D’un côté, il doit se référer à un autre que lui, et extérieur à lui, pour savoir ce qui, en toute vraisemblance, arrive à son corps ; à l’autre bord, il doit regarder en lui cet autre lui-même s’il veut la vérité de son esprit. Tel est sans doute le tranchant aiguisé par l’avènement des sciences humaines et qui se trouve porté encore aujourd’hui dans l’existence de nombreux sinon chacun des individus. Il se peut que la littérature se soit depuis longtemps donnée comme tâche d’en effacer la blessure, d’en émousser ou d’en affûter le coupant, car même en dehors de tout usage du je, fictif ou non, elle me semble toujours, pour une part, tentative de cerner, d’oublier, d’établir un rapport à soi.
« Un soir de la Saint-Sylvestre, les Doors jouent chez des amis de Krieger. On leur demande de jouer les tubes du moment. Jimmy s’en défend et demande si on ne les prend pas pour des jukebox. Quelqu’un lui envoie une pièce de monnaie qu’il lance en l’air et avale. » Voilà tout ce que nous raconte Stephen Davis, l’un des meilleurs biographes de Jim et des Doors (Jim Morrison : vie, mort et légende, p. 128), de la première apparition du groupe en 1965.
Événement insignifiant, sans doute, dans la carrière exceptionnelle de ce futur groupe : il est pris ici à ses tout débuts, il n’a encore fait que peu de dates (il doit inscrire sa musique dans le cycle des bals et des fêtes, notamment universitaires, pour se faire remarquer) et même très peu de scène à proprement parler (puisque les salles et les auditoriums dans lesquels il joue sont surtout des lieux et des moments destinés à la danse) ; mais qui se révèle un incident complexe tant il fait apparaître de rapports sous-jacents entre un groupe de rock et son auditoire.
Aussi cette demande appuyée du public – jouer des airs connus, faire que le groupe répète pour eux et devant eux des airs déjà entendus, faire que ce l’on entend ailleurs et partout soit entendu ici – n’est pas réservée aux ambiances de fête. Elle concerne aussi bien les groupes débutants, qui n’ont pas de répertoire propre, que les groupes confirmés qui ont déjà connu le succès. Nombreux furent les groupes célèbres à devoir jouer avec les attentes de leur public pour ne pas rejouer toujours inlassablement la même chose sur scène. On se rappellera de l’entêtement de Kurt Cobain à ne pas jouer (ou à simplement massacrer) Smells Like Teen Spirit, titre qui avait valu la gloire de Nirvana. Ou les improvisations hasardeuses de Syd Barret au début de l’ascension du Pink Floyd. On se rendra compte ainsi que cette exigence de répétition, si elle est si pressante de la part du public, n’a pas le même sens et les mêmes implications suivant le degré de notoriété du groupe qui l’affronte.
Dans le premier cas, celui du groupe obscur, la foule demande en effet aux musiciens de jouer la musique des autres tandis que dans le second, le cas célèbre, elle réclame une part si dérisoire de leur propre musique – celle qu’elle a, pour ainsi dire, fait sienne – que les musiciens s’en trouvent presque dépouillés ou diminués dans leur capacité à en produire. D’un côté, donc, on vous dénie radicalement toute capacité de composer de la musique, d’en être la cause ou l’origine (mais pas tout à fait d’en produire puisqu’on vous reconnaît, sinon le rôle d’interprète qui manifeste toujours une part d’invention, du moins celui de l’exécutant, de l’officiant, du « transmetteur ») : vous êtes musiciens mais séparés d’une part de vous-mêmes, comme si jouer et faire de la musique étaient deux activités indépendantes qui ne se rencontraient par hasard qu’uniquement chez certains. Les « muses », si elles existent encore, ne vous viennent forcément que du dehors.
De l’autre côté, celui dans lequel vadrouillent ou se perdent les groupes célèbres, l’on sait – à tort ou à raison d’ailleurs – que la musique que vous jouez provient bien de vous, qu’elle sort en quelque manière de votre existence et de la façon dont elle est liée à toute une histoire, un temps, un lieu, un corps, des hommes et des femmes, mais on en réduira tant la portée (en n’écoutant que ce qui nous a déjà siphonné les tympans) que vous aurez vite l’impression de n’avoir rien composé du tout. Il y aura une telle différence de valeur entre les quelques titres que tout le monde vous réclame et la majorité des chansons que vous avez écrites que celles-ci, bientôt, ne compteront plus pour rien, simple remplissage d’album, répertoire gonflé pour les shows. En face du public, vous ne serez donc pas un simple joueur de musique (bien qu’on sera plusieurs à comparer la version du soir avec celle du disque pour voir comment vous l’interprétez) mais vous ne serez guère plus qu’un pauvre compositeur, pourvoyeur de quelques airs à la mode seuls capables de soulever dans leur mouvement autant de personnes dans le même temps. Vous ne ferez donc pas œuvre, ni même événement : du torrent de musique que vous pensiez être, le public, avec ses nombreux filtres médiatiques, aura fait barrage et ne laissera s’écouler dans le vent qu’un mince filet de décibels.
Qu’un groupe, célèbre ou non, joue auprès d’une foule qui l’écoute et celle-ci tôt ou tard le sommera de reproduire une musique existante, qu’elle soit la sienne ou non : pour le public, c’est le refrain qui ne vous lâche plus (et la rengaine pour les musiciens lassés) ; pour la musique, c’est la logique industrielle de la réplication, celle du pressage de disques ou celle des passages radio ou télé. Chaque groupe est donc confronté au fardeau ou aux affres de la représentation. La musique même lui apparaît sous cette forme, prise dans un incessant mouvement de répétition. Et comment jouer, alors, avec ça ?
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Le peu fameux soir de ce réveillon de la Saint-Sylvestre, c’est donc dans cette situation générale que se trouvaient les Doors : dans l’obligation publique de représenter de la musique. Seulement cette obligation de représentation était assortie d’une autre condition : « on veut bien vous entendre jouer si on entend quelqu’un d’autre à travers vous et on ne se tournera vers vous, on ne s’adressera à vous que pour vous faire entendre ce que l’on demande ». Même si cette nuit-là, il y eut sûrement peu d’écoute attentive du groupe – tant celle-ci devait être appliquée à la justesse de leurs interprétations – ou même reconnaissance de la singularité de leur son (le tout dernier enregistrement publié, en 2016, de leurs primitives prestations au Fog montre à quel point leur son était déjà en place même dans un répertoire qui n’était pas le leur), la foule des invités était bien plus disposée à les entendre qu’à les voir jouer de la musique. Situation étrange, à coup sûr, au regard du destin aussi exceptionnel que funeste qui leur sera réservé mais situation ordinaire pour bien des groupe débutants : dans les soirées, les fêtes, les cérémonies, qu’elles soient organisées dans des bars, des clubs ou des salles de bal, les danseurs ne portent qu’une attention discontinue, passagère, accidentelle même, aux groupes inconnus qui s’agitent, quand ils ont de la « chance », sur un podium – ce sera encore le cas au Whisky-A-Go-Go où ils se révèleront en dépit des danseuses à demi nues qui faisaient l’attraction du club.
La faible lumière que l’anecdote jette sur l’événement permet néanmoins de comprendre que le groupe ne s’était pas encore installé dans une ferme relation de spectacle avec la foule qui lui réclamait de la musique. On en capte presque le moment en suspens tant l’aura que dégagera plus tard Morrison (et qu’il s’attachera d’abord à gâcher, au Fog, en tournant le dos au public) ne semblait pas encore attirer tous les regards de la foule. De la même façon que la musique qu’il jouait, le groupe encore inconnu devait apparemment se présenter dans l’ombre de gloires beaucoup plus éclatantes que lui. Acceptant cette invitation, les Doors continuaient à s’exposer (après avoir longtemps répété dans un garage) mais ce n’était pas encore de leur « propre » lumière qu’ils rayonnaient autour d’eux. Et, en définitive, si, par chance, quelqu’un avait pu les inciter à briller, cela aurait été probablement pour s’assurer qu’ils jouent correctement les morceaux demandés : qu’ils soient simplement au niveau ! Assez impliqués pour faire sonner les tubes dans la baraque mais assez effacés pour ne pas les défigurer : qu’on puisse les reconnaître, merde, et danser ! Voilà sans doute toute la présence qu’on exigeait des musiciens. Donner une représentation satisfaisante sur le plan du son, et pour le reste, un peu de discrétion… on se reverra peut-être au nouvel an suivant, alors bonne année !
Comment une petite pièce de monnaie allait, non pas prédire, ni même provoquer, mais soudain révéler la scène (à la fois ombre et lumière) sur laquelle les Doors allaient bientôt se hisser ? Quels relations effectives ou virtuelles entre les invités allaient, d’un coup, se montrer ?
On peut imaginer une connivence entre les musiciens et le reste des fêtards. Suite à la réponse de Morrison – le refus du groupe d’être pris pour un juke-box –, la foule rassemblée, par l’un de ses membres, comprend le côté déplacé de sa demande et se met en place, alors, cette courte saynète parodique où chacun improvise quelque chose. L’un lance une pièce, l’autre l’avale, on désamorce ainsi par l’humour une situation aussi imprévue que « peu sympathique » dans ses conséquences : les musiciens présents ne sont plus des invités, des amis, aux côtés desquels on danse mais un orchestre employé au service des autres. Au milieu des convives, une différence, une inégalité se présente. Aussi la saynète que l’on joue est-elle justement réalisée pour annuler ce rapport. Subitement une apparence se forme, une scène se produit par laquelle un rapport de pouvoir qui d’ordinaire reste dans l’ombre se voit, sitôt qu’il devient visible, privé de toute réalité et même de pouvoir d’éclairement sur d’autres rapports sous-jacents : vous voyez bien que ce rapport d’argent est fortuit, qu’il n’est qu’une apparence, que pourrait-il montrer ou dévoiler d’autre sinon la connerie ou la grossièreté de certains dans la cohue en délire ? Une exigence du nombre, une résistance du groupe, une scène passagère et fugace qui met aux prises seulement deux personnes : l’événement se réduit à peu, et la fête continue, l’ambiance est sauve – et c’est tout ce qui compte : le monde enfin réuni dans le bruit.
On peut décrire aussi une version légèrement différente. Cette pièce lancée par l’un des convives : non plus un comme un geste jouant avec la réponse de Morrison – départ d’une simulation, tentative de faire naître des mots mêmes le phénomène qui leur correspond : l’orchestre juke-box est une image, tenez je vous la montre ! – mais un geste qui prend sa réplique au sérieux et qui force Morrison à comprendre que ce qu’il a pu dire n’est pas une image, une apparence, mais son véritable statut clandestin dans la fête : une machine à donner à la foule ce qu’elle veut. Seulement, le chanteur, avalant cette pièce, relevant ainsi le défi et feignant de reconnaître le statut qu’on lui donne – lui et son groupe – renverse le rapport : si nous, musiciens, nous sommes des juke-box alors nous ne jouons pas pour autant sur commande car nous sommes de fait (regardez-moi faire !) une désobéissante machine, une mécanique détraquée qui non seulement ne fonctionne pas toujours de la même manière mais connaît également des ratés. Votre pièce de monnaie a disparu. Aussi, Morrison n’annule-t-il pas le rapport de commande (en esquivant la pièce par exemple) mais l’accepte pour mieux retourner en sa faveur le rapport de forces : il empoche l’argent sans donner son reste au public. De ce geste de rien s’éclaire un peu mieux les multiples rapports dans lesquels un groupe de rock comme les Doors s’engage dès même ses débuts.
C’est d’abord et d’une certaine façon l’un des premiers cachets du groupe, en tout cas l’un des plus remarquables. Car par ce « paiement » accepté, quoique bien entendu très symbolique, il me semble à la fois que la foule des invités tend à se poser auprès du groupe en « véritable » public – ils payent pour écouter ce qu’ils veulent : on entre ainsi dans le « concert », le gig, l’engagement – et le groupe lui-même, par la figure avancée de Jim, commence à se donner en spectacle. Du côté de l’auditoire, on fait voir et valoir que le fait de payer, pour entendre jouer les musiciens, n’est pas juste une rétribution de l’effort mais également et surtout une commande ; du côté des musiciens, on montre que payer n’est pas un levier suffisant pour obtenir ce qu’on veut, car ce sont eux qui, ostensiblement, mènent le jeu. Toute une économie de la scène se monte dans laquelle le spectacle, loin d’être ce supplément corrupteur de la musique comme il est parfois décrié, apparaît comme ce qui l’autonomise vis-à-vis du public. L’argent du public est littéralement absorbé, consommé, dans la saynète qu’invente Morrison. Le jeu visuel du chanteur fait écran aux demandes du public. Premiers rôles, déjà, du frontman, qui interpose son corps et y façonne une image pour libérer la musique.
L’on voit très bien, aussi, à quel point le modèle de la machine – des premières boîtes à musique ou autres pianos mécaniques du XIXe siècle jusqu’aux fameux jukebox – imprégnait le rapport non seulement des auditeurs mais également des musiciens à la musique. Les invités s’attendent à ce que le groupe obéisse à l’instar d’un automate, Morrison accepte d’être perçu à l’égal d’une machine même si c’est pour mieux la démonter – en jouant de son corps – du dedans. On devrait relire et revoir la célèbre publicité de l’entreprise Pathé Marconi (l’une des majors de l’industrie d’après-guerre), ce chien qui était censé entendre dans le cornet d’un phonographe fidèle « La voix de son maître », comme le signe d’un nouveau rapport du musicien aux machines de lecture. Car il me semble, comme le montre cette prétention banale du public de Californie, que c’est le musicien qui, tel un chien – et de la même façon que la machine – doit obéir au doigt et à l’œil de son nouveau maître. Non pas entendre, comme la publicité le voudrait, que le phonographe serait si fidèle à la musique originale qu’un chien, floué par sa précision, y reconnaîtrait la voix de son maître, mais plutôt que chaque musicien en position de répéter ou de reproduire une musique existante est non seulement « sommé » d’égaler une machine (dans la fidélité de son jeu) mais surtout d’obéir comme le ferait un chien à son propriétaire. Payer, alors, serait plus que soutenir les musiciens, leur verser un salaire, les dédommager pour leur temps, ce serait instaurer un rapport de propriété avec eux, vouloir en faire de dociles instruments.
Aussi l’épreuve de la scène pour les musiciens qui refusent d’être l’instrument docile et satisfaisant du public (le défi qu’on lance à la foule mais qu’on se lance aussi à soi-même sous ses yeux) semble-t-elle de parvenir à s’approprier si intensément l’objet manifeste de son désir que ce dernier en sortira à la fois frustré et comblé. Pourquoi ? Alors que le désir du public, de l’auditoire-commanditaire, est d’entendre et de réentendre, encore et encore, le même morceau, autrement dit désir de passer d’un plaisir à l’autre sans perte de qualité aucune (le rôle du groupe présent se limite alors à assurer que le plaisir à venir soit aussi bon que celui du passé), il semble que les musiciens de rock, du moins les Doors, manifestent un certain plaisir à exaspérer ce désir, à jouer avec lui : « vous pouvez dépenser votre argent tant que vous voudrez, vous ne serez pas pour autant satisfait, nous ne sommes pas l’instrument de votre désir, le plaisir que l’on vous donnera, si vous le recevez, dépassera vos désirs ». Aussi, loin de pouvoir et vouloir garantir le plaisir de la foule, le groupe se montre prêt à prendre le risque de la décevoir, faisant de son désir une dépense incertaine, un investissement sans promesse de retour. Même ne sachant pas ce que jouèrent les Doors après cet incident, on voit déjà dans le geste équivoque de Morrison comment, à la fois, il rend et ne rend pas au public la monnaie de sa pièce.
Courte scène et, pourtant, bref aperçu de l’étrange rapport qui semble exister entre la répétition mécanique du plaisir et le statut matériel de la musique à l’âge phonographique. Les demandes spontanées du public montrent, ou du moins indiquent, comment celui-ci pouvait écouter de la musique. L’auditeur, en effet, ne sépare pas mais confond plutôt, écoute d’un seul tenant, dans la même unité problématique, la musique que nous dirions vivante ou organique et celle que joue un électrophone. Je pense qu’il s’est produit, aux premiers temps de la phonographie, quand la musique à commencé à s’écrire de cette nouvelle et étrange façon (se répétant dans l’élément sonore lui-même) une reconfiguration de notre perception ordinaire de la musique. Non seulement les composantes habituelles de la musique (mécanique-organique ; silence-musique ; création-exécution ; etc.) ont été déplacées mais surtout de nouvelles unités, plus profondes, ont remanié leur disposition. Apparaît, en effet, que le rocker, en matière d’interprétation, n’est pas un exécutant (il n’a pas forcément l’envie ni l’habileté technique pour suivre une partition ou rejouer, même note à note, un morceau) mais une nouvelle façon de faire valoir un original. Alors que le jazzman, artiste de la variation, reprend des morceaux existants et en fait des standards – il déchoit ainsi la version initiale de son statut d’original en même temps qu’il libère les versions ultérieures de celui de copie –, le rocker, lui, ne prend pas cette liberté vis-à-vis de l’original mais tend plutôt à faire oublier ce dernier par une version supérieure, totale, définitive de la version primitive. Tout le jeu du rocker serait ainsi porté vers cette envie de faire oublier l’original, ce désir d’en proposer une version nouvelle, à la fois si différente et si totale, qu’elle en deviendrait la dernière. Jouer pour mettre fin à la succession des versions, pour arrêter les répétitions à l’identique ou approchantes ; se donner à fond pour que celle de ce jour, ou de ce soir, soit la version ultime – du moins un certain temps – c’est peut-être le sens du geste de Jim, cette façon qu’il a d’incorporer en lui, et pour le faire disparaître, le morceau qu’on lui demande, ce morceau tel qu’il lui est transmis et communiqué par la pièce de monnaie : ce morceau que tu me demandes, je ne fais pas que le prendre en moi, que le reprendre à ceux qui l’ont déjà joué et peut-être inventé, je vais me l’approprier si intimement, je vais le faire tellement mien, que j’en serais désormais le nouveau détenteur. Alors que les jazzmen rivalisent entre eux par les libertés qu’ils prennent vis-à-vis d’une œuvre qu’ils défont au fur et à mesure de leur jeu – jusqu’à réduire celle-ci au statut d’un schéma indéfiniment appropriable et réajustable par chacun –, les rockers se mesurent entre eux en essayant au contraire de faire de leur version d’un soir le véritable original : version si démesurément supérieure aux autres qu’elle en serait ainsi, et définitivement, inappropriable.
Jouer en public fut, on l’oublie peut-être, une façon de se soustraire aux faveurs toujours capricieuses des mécènes – mettre à distance cette volonté toujours ferme et cependant versatile qui pesait sur l’essor musical. Pour la musique, le bon plaisir était une loi. On demande maintenant aux amateurs de s’assembler en public pour financer la musique. Ainsi le musicien se soustrait-il à la volonté souveraine d’un seul en s’adressant au plaisir « médiocre » et plus indéterminé de plusieurs. En écartant les Grands qui en imposaient trop et en réunissant les petits en un seul corps, on pense supprimer toute dépendance, on cherche la formule d’un accord égal. Tant d’argent contre tant de plaisir monnayé sous les espèces de telle ou telle musique. Belle entente.
Principe du concert, de la musique mise en vente : on se tient en présence, on se met sous la dépendance de l’un et de l’autre… mais pour quelques heures… le temps d’un passage… Se produire en public devient une manière de se mettre à la disposition temporaire d’autrui. Mais sans perdre sa liberté pour autant, ni forcer celle de l’amateur qui paye pour entendre ce qu’il veut.
La foule, et non plus le Prince, donne collectivement au musicien qu’elle vient voir, en chair et en os, de quoi gagner sa vie – que ce soit seulement celle de la nuit qui va finir ou celle de ses jours à venir. Elle le fait vivre, le voit vivant de musique et parfois, dans les moments exceptionnels, vivant même dans la musique. En payant pour entendre des musiciens jouer les airs qu’elle aime, la foule assigne à la musique un nouveau site d’existence : celle-ci ne se conserve plus, en premier lieu, sur les portées manuscrites ou imprimées d’une partition mais subsiste d’abord et désormais dans le corps toujours singulier de celui qui la joue, compositeur ou non. La foule apprécie de la voir sourdre de ce corps qu’elle maintient d’autant plus en vie qu’elle vient en nombre. C’est elle qui, chaque jour, chaque soir où l’on donne une représentation, donne vie à la musique par sa riche présence. Foule matrice de la musique live.
Pub Feathers. England, 1967
Dans le livre qu’il a consacré à Pink Floyd, Nick Mason, le batteur du groupe, relate un curieux événement survenu lors d’un de leurs concerts durant l’année 1967. Au pub « Feathers d’Ealing, Roger Waters [le bassiste du groupe] reçut une pièce de monnaie en pleine figure, un projectile loin d’être indolore. Je m’en souviens bien parce que Roger passa le reste du concert à chercher le type qui le lui avait lancé. Heureusement qu’il ne le trouva pas, car le type en question devait certainement avoir pour amis des gens plus nombreux et plus costauds que notre petit groupe. D’ailleurs, si l’incident ne dégénéra pas en bagarre, ce fut grâce aux démonstrations d’un fan – un peu imprudent – qui, manifestement appréciait notre talent. Les spectateurs trouvèrent en lui un souffre-douleur plus accessible que nous et le tabassèrent à notre place. » (Pink Floyd, L’histoire selon Nick Mason, p. 68)
Étrange façon de prendre part à la vie musicale. Et pourtant geste familier : de tout un public, de tout un lot de musiciens et pas seulement de rock’n’roll. Il faut faire le compte de ces étrangetés minuscules, elles éclairent toute une économie de la musique. Que vaut une pièce de monnaie lancée devant soi et que réalise le geste qui la balance sur scène ?
Chaque spectacle déploie devant son public un espace projectif. Ne se projettent pas seulement sur cet écran qu’est la scène des fantasmes, des cris, des appels, des lumières colorées – insaisissables flux – mais aussi bien des slips, des soutien-gorges, des chemises que des objets solides aux bords géométriques et coupants. Dans un spectacle de rock, comme dans bien d’autres représentations musicales, le spectateur n’est pas pieds et poings liés à la place qu’il occupe dans une salle. Il peut intervenir « physiquement » sur la scène, y inscrire sa présence en marquant le corps de ceux qui se montrent et se dressent devant lui. Un face-à-face obscur remonte ou revient sur le devant de la scène. Se découvre soudain à quel point il n’est jamais anodin de se planter ainsi debout devant une foule. Le nombre qui permettait de diminuer la dépendance « artistique » des musiciens, d’augmenter les chances de vivre librement de musique, révèle une force que le plateau symboliquement séparé, ou même surélevé, ou même protégé d’un cordon de police, ne suffit jamais à compenser… à chaque fois du moins. Jouer sur scène ne vous expose pas seulement aux regards, il vous met à portée du public, il vous fait tomber « sous ses griffes ». Depuis des décennies maintenant, les rockers ne cessent de parler de la sauvagerie de la foule. D’humanité sans visage et lointaine, rêvée longtemps comme inoffensive, celle-ci s’avance désormais, face au musicien célèbre, tel un monstre à mille têtes.
Une pièce de monnaie lancée sur les musiciens : un geste qui fut répété en maints endroits et de nombreuses fois sur toutes les scènes musicales. Le rock est une musique agressive, c’est-à-dire la mise en musique d’une forme spécifique d’agressivité. En jouant cette musique, on violente quelque chose. Et c’est pour cela, justement, que lancer un objet sur la scène demeure un acte réglé, un acte qui respecte les principes de projection du spectacle : fait qui élance le corps du spectateur vers la scène et qui lui économise ainsi d’aller, de ses pieds, en profaner le plateau ; geste qui retient la division de l’espace, qui tient lieu d’investissement de la scène mais qui déborde, néanmoins, la dimension strictement audio-visuelle du spectacle. Une relation tangible, en effet, s’instaure entre la fosse et la scène. Un contact est établi – voire rétabli si l’on considère que la violence fondatrice du spectacle a commencé par le geste de division de la salle. Je lance le métal rond, léger, maniable, il perfore facilement les airs, il te touche autant que tu le fais avec moi : la séparation est annulée, une sensibilité commune, réciproque, se forme. On est en prise directe. On donne corps à la coupure en l’inscrivant directement sur la présence en chair et en os des musiciens bougeant sur la scène. Ce ne sont pas des images, ni des machines, mais des idoles qu’on est venus voir et qu’on brisera s’il le faut.
Cette pièce est aussi le dur message d’une désapprobation musicale : « je te communique ma douleur, je te fais payer ce que je ressens ». Je ne me sers plus de l’argent que j’ai dans les poches pour me rapprocher d’un musicien – manière qui passait, jusqu’à l’invention du disque, pour la plus directe, la plus économe et la plus simple pour entendre de la musique – je m’en sers pour lui dire que je n’apprécie pas ce qu’il joue, pour lui dire de vider les lieux ! Qu’il retourne en coulisses, qu’il retourne sur le plancher des vaches où je me tiens moi aussi ! Je lui rends son argent pour qu’il parte. Payer n’est plus le coût qu’impose les promoteurs du concert pour que celui-ci devienne un spectacle (qu’on puisse voir la musique qu’on entend !), c’est la prérogative que se donne un client d’entendre ce qui lui plaît. Dépenser, même symboliquement, un peu plus de monnaie est une façon d’affirmer le pouvoir que l’on détient sur la scène. Il n’y a de scène que publique, que « donné » au public. N’y passera que ce qui aura un prix pour la foule.
Roger Waters, dont on raconte pourtant dans certaines versions de l’histoire qu’il a sauté dans la salle, n’a pas réussi à retrouver l’auteur du geste dans l’assistance. Ce n’est pas que la foule protège – un fan manifestement peu en phase avec le reste de l’assistance s’y fera tabasser –, c’est que toute la lumière, tout l’éclat dont elle est capable est tourné vers les planches. Le public reste dans l’ombre. L’individualité qui, d’un côté, est distinguée devant tous, de l’autre, se cache dans la foule. La singularité du quiconque n’éclate qu’à la faveur – pauvre faveur – de l’inconnu qui, un bref instant durant le concert, fera le spectacle en recevant tous les coups : individualisation passagère, nouveau point de convergence des regards, substitut anonyme du groupe à qui on ne demande, en insistant lourdement des genoux et des poings, que d’avoir l’amabilité de rapidement disparaître. Que sa personne trop vive retourne à la nuit, redevienne personne. Ainsi qu’on lui fasse sa fête au fan esseulé, que la foule s’amuse et trouve son pied elle-même dans la salle, et c’est l’irruption, le retour, de ce que le spectacle s’attache à conjurer. Il s’en accommodera pour ce soir. Car le sacrifice donné pour la fête, le sacrifice réalisé dans la fosse, a libéré la scène de plus hautes violences. Du spectacle, la fête a protégé le tout proche espace.
Dix ans plus tard, Pink Floyd donne le fameux concert au stade olympique de Montreal qui va précipiter l’écriture de son prochain album : The Wall. Cette fois, Roger Waters va trouver la réplique à l’agression venue de la salle. Il va rendre au public la monnaie de sa pièce. Mais l’anecdote est tellement fameuse, aujourd’hui, que se multiplient les témoignages divergents – on consultera ici le récit détaillé de l’événement et là un témoignage récent. Il n’est donc plus si sûr que cela, malgré ce qu’affirme le bassiste lui-même, qu’il ait réellement craché sur un spectateur trop bruyant ou trop pressant.
Peut-être cet incident a-t-il, en effet, interrompu le concert (les membres du groupe diront à quel point il était difficile de se faire entendre devant un public aussi bruyant et aussi agité). Peut-être, comme le disent aussi certains membres du groupe, que le spectacle avait fini par prendre le pas sur le concert (comme Aymeric Leroy l’a bien précisé, bien que Pink Floyd ne possède pas le répertoire d’un groupe de rock progressif, il en partage néanmoins certaines valeurs : ainsi la forme que doit prendre l’écoute de leur musique quand ils la jouent en public, sorte de recueillement collectif analogue à ce qui est exigé pour les musiques savantes lors d’un concert et non durant un gig de rock, de reggae ou de funk). Mais malgré tout, cette réplique à l’agression du public faisait encore partie de la scène rock. Et la meilleure preuve fut l’usage théâtral qu’en fit le groupe.
On le sait, les représentations ruineuses de The Wall donnèrent lieu à un dispositif complexe (The Surrogate Band, groupe de musiciens de tournée grimés en membres du Floyd et montrant au public floué qu’il ne pouvait pas faire la différence entre des anonymes et ses idoles ; rempart de carton protégeant la scène du public au point d’empêcher celui-ci de voir la scène elle-même ; malaise des applaudissements devant un Roger Waters feignant de jouer les dictateurs devant une foule complice ; la scène réduite à son avant-plan et chargée simplement de faire écran aux projections cinématographiques venues de la salle, etc.) mais le plateau singulier inventé pour l’occasion ne mit pas en scène un incident extra-musical (la distance orageuse, sinon haineuse avec le public), le groupe trouva seulement la formule spectaculaire implicitement contenue dans ce geste. Ils trouvèrent ce qu’il avait en lui d’un moment rock’n’roll.
Dark Side Of The Moon s’alimentait de la vie des musiciens en tournée, de l’envers du décor ; Wish You Were Here s’attaquait à l’industrie musicale et aux conséquences du succès ; The Wall puisera directement dans les gestes de violence échangés autour de la scène. Jouer de la musique n’a cessé de s’enraciner dans le jeu théâtral pour Pink Floyd. Bientôt, le film éponyme d’Alan Parker mettra fin à tout ça, le groupe explosera sur écran.
La Vie, et non la Nature, nous dit Foucault, apparaît comme objet scientifique au tournant du XIXe siècle et du même coup comme nouvelle puissance des êtres (puisque des savants iront jusqu’à attribuer une vie à l’univers sans compter celle de l’esprit). Surgit ainsi, dans la culture occidentale, un nouveau domaine de connaissance. Il est bien entendu, même si Foucault n’en dit rien, que ce n’est pas la première apparition de la Vie dans l’histoire occidentale mais uniquement, et c’est déjà un événement, son émergence sur le terrain « épistémique » de sa culture, dans la zone où se trouve mis en question quelque chose de l’ordre du savoir et de la vérité. La connaissance de la vie devient nécessaire. Des questions nouvelles se posent. Et Nietzsche fut un de ceux, dans le siècle, qui trouvera à y répondre. Bien sûr, il n’y eut pas que lui (Marx, Kierkegaard, Schopenhauer ?), mais il appartenait sans doute à ces hommes en désir de philosophie d’expérimenter cette nouvelle puissance, cette façon d’exister à présent comme pur sujet vivant, et ce avec ou sans l’appui de la science. Expérimenter dans une autre direction, sur un autre chemin, cette Vie que les savants avaient commencé à étudier un bon siècle plus tôt, engageait, décidait, emportait tout un nouvel avenir pour la philosophie. Loin des chaires universitaires, on pouvait faire de la philosophie en faisant de la vie, de sa vie, un problème et une matière de pensée.
Il est donc vain de vouloir, comme je le fis longtemps, contourner le prétendu « biologisme » de Nietzsche, d’essayer de traduire dans un autre idiome (plus actuel et plus recommandable) ce langage trop malheureusement attaché à la science en partie périmée de son époque. Ce langage lui a valu le malentendu nazi, à coup sûr, mais il lui a valu (et cela peut-être le sait-on moins) de marquer un jalon, même mineur, dans l’histoire des transformations du premier darwinisme. Certaines propositions critiques de Nietzsche font corps aujourd’hui avec les développements actuels de la théorie de l’Évolution. Le biologisme de Nietzsche n’est donc ni un vêtement désuet dont il faudrait le débarrasser pour embrasser pleinement le corps de son œuvre, ni, à l’inverse, une thématique d’allure scientifique que celui-ci aurait accepté tacitement ou dont il se serait servi de manière imprécise, sinon imagée, pour approfondir son examen de soi. Car l’être vivant, tel qu’il l’expérimente sur lui, est à la fois cette Vie saisie par la science (observée, disséquée ou déterrée dans le sol) mais également par la philosophie, et leurs rapports, au regard de ce problème, restent pour moi encore largement indéfinis. Georges Canguilhem, on le sait, est sans doute un des rares en France à avoir lié les deux et peut-être les rapports qu’il est parvenu à établir entre science et philosophie pourraient, à cet égard, dire rétrospectivement quelque chose sur Nietzsche. Sur la nouveauté de ce problème, vivre en tant que philosophie, ce dernier encouragera d’ailleurs (dans, il me semble, Le voyageur et son ombre) ceux qui se sentent emportés par ce devenir, pris dans la métamorphose, à lire la vie des philosophes, y voyant par leurs réflexions, problèmes et solutions d’existence, le cœur encore largement inconnu de la philosophie (d’où bien entendu la nécessité pour l’avenir d’un livre comme Ecce Homo). Il faut donc bien comprendre que la « vie » dont il parle, si essentielle à la philosophie, et dans la mesure où il manie la rigueur des théories scientifiques, n’est pas la simple existence ou biographie telle qu’on pouvait la raconter dans la tradition philosophique précédente, ou même dans la tradition chrétienne des Saints (qui rend compte, bien entendu, chez Nietzsche de la centralité de la question ascétique), elle désigne plutôt à notre attention, pointe à l’horizon de notre regard, une nouvelle dimension qui, d’avoir été ainsi mise sous la lumière crue de la science, n’en demeure pas moins (vu qu’elle est plus ancienne qu’elle naturellement) beaucoup plus profonde et riche que ce que cette dernière pourra en faire voir et en dire.
D’une certaine façon, faisant de cette « vie » nouvelle – telle que dégagée par la science mais devant en même temps lui être en partie soustraite – une forme d’existence, avec tous les problèmes de santé que cela pouvait poser, Nietzsche expérimenta pour la première fois, et plus loin sans doute que tout autre, ce nouveau mode d’être pour l’homme qu’était la Vie. Existence sans finalité, issue du hasard, produit d’un combat incessant, absolument dépendante d’éléments physiques comme la terre, le climat, etc., enveloppant en elle et jusque dans ses aspects apparemment les plus personnels la longue histoire de l’espèce, vouée à la répétition, au retour des cycles, et d’autres caractères encore qu’il fut seul, sans doute, à discerner (la tendance à croître en puissance, c’est-à-dire en plasticité), il fallait sans doute que l’homme devint philosophe et plus encore peut-être prophète (Ainsi parlait Zarathoustra) pour faire face à une telle épreuve. Qui existe aujourd’hui – je ne dis pas vivre puisque cela serait le résultat et non la condition de l’expérience – à la mesure de cette toujours et encore plus nouvelle puissance qu’est la Vie ? Sinon un surhomme, c’est-à-dire celui qui a fait sienne cette force sans en être détruit et qui ainsi peut se réjouir, non pas pleinement mais uniquement et seulement, de Vivre ?
Combien Onfray peut-il dire d’âneries (pardonnez-moi chers équidés vous qui ne redoutez pas le vertige) à force de jouer les hommes de bon sens ou les phares de l’évidence ; ainsi quand il s’enorgueillit, en bon écolier de philosophie, d’avoir lu tout Sade et cela dans le but de proposer sa subversive contre-histoire de la littérature, ou quand il s’honore d’avoir lu les textes noir sur blanc à l’inverse d’un certain structuralisme, nous assure-t-il, qui lirait seulement entre les lignes ?
M. Onfray, qui semble n’avoir plus aujourd’hui que son seul et lamentable anti parisianisme comme argument premier et titre à parler, cet Onfray-là ignore-t-il vraiment ce qu’est une lecture transversale des textes, une lecture qui s’appuie toujours sur des passages effectifs disséminés, sans considération au premier abord de leur place dans un chapitre ou un livre (un bout de phrase pouvant tout à fait être rapporté, pour l’éclairer ou en être éclairé, à un chapitre entier ou un livre distinct) ? Ignore-t-il vraiment ce que nécessite la constitution d’un corpus, c’est-à-dire l’organisation de séries factuelles, d’ensembles de textes, afin d’obtenir un objet d’étude ciblé, consistant, capable de répondre au mieux aux visées précises d’une lecture déterminée ? Lui a-t-il vraiment échappé qu’une lecture que nous dirons structurale pour lui donner raison prend soin d’élaborer un plan sur lequel reposera son corpus, que sur ce plan, elle met tout d’abord tout à plat, enjambant les grandes fractures qui séparent les livres ou les œuvres, confrontant les plus grandes monuments de langage aux plus petites scories de passage, qu’un tel procédé ne consiste pas à lire entre les lignes mais plutôt à se donner un espace de lecture au sein duquel blancs et noirs pourront être d’égale appréciation si bien qu’ensuite, on pourra alors considérer d’un tout autre regard ce qui se donnait pour nul ou bien important, on pourra examiner différemment le relief – leur hauteur, leur profondeur – dans lequel les œuvres se donnaient ? Pourquoi M. Onfray qui a donc certainement tout lu du structuralisme ignore-t-il cela ? Suis-je moi dans l’erreur ? Est-ce que je m’égare ? Est-ce que mes yeux, sans que je m’en aperçoive sont toujours braqués, indéfectiblement, sur les éblouissantes lumières de Paris ? Foucault, Derrida, Deleuze, Lévi-Strauss, Barthes, Althusser, Lacan, etc., etc.
M. Onfray, pour tous ceux qui n’entendent plus rien à ce partage, qui savent très bien que la Province n’est que le nom antique d’une pays conquis, et qui ne souffrent donc pas, comme vous sans doute je le vois bien, d’être appelé à Paris tout en s’y trouvant bien mal reçu, pour tous ceux-là qui là où ils vivent se trouve une capitale, que ce soit à Barbentane, à Londres ou à Paris, laissez-nous tranquille, Monsieur, et faites plutôt de la philosophie.
Oh, et puis, oh, oui j’oubliais, hasard des hasards Monsieur Onfray, Foucault n’a-t-il vraiment jamais rencontré un seul fou de sa vie, mais vraiment monsieur Onfray, pas un seul, même caché sous un masque ?
La plage se déplie en ruban : à ma gauche, à ma droite. Infinie.
Devant moi un paysage d’océan.
Se répand et s’étale.
Partage ciel et mer.
Il fait froid aujourd’hui.
Je sens les dunes se dresser dans mon dos, fulminantes.
Le vent qui m’apporte leur cri.
Je sens mon corps s’avancer vers la mer.
Et ma peau, revêtue de sa combinaison, qui frémit.
Mes jambes qui chaque fois refusent de me porter dans l’eau.
Et mes yeux qui pointent la ligne où ciel et mer quasiment se confondent, et plongent l’un dans l’autre pour former un seul élément.
Je sais mon regard dans le paysage qui chavire.
Tout entier qui se noie.
Je sens mon corps quitter les plages du présent, désirer un nouveau littoral, rejoindre l’horizon : l’absolu, l’inconnu, le dernier. Et plus j’avance, plus j’approche, plus la ligne s’effrange, s’évase et s’épaissit. D’une matière noire plus profonde que la nuit. Enveloppant peu à peu l’atmosphère. Je nage encore et encore dans l’obscurité galopante. Les perspectives s’écrasent, le panorama se replie. L’horizon est partout, le paysage se détruit. L’œil du monde se referme sur lui et je vais passer au travers. Sans savoir où je vais, ni comment.
Derrière moi, le souvenir des dunes contemple cette image d’homme qui se fond peu à peu. Dans la mer, dans le ciel, on ne sait où. Dans le rêve d’une enfance qui s’enfuit. Qui n’a peut-être jamais vu le jour. À peine le temps de sentir la caresse, au passage, d’une substance froide et humide, celle d’un requin, d’une baleine, dont je perce la peau lentement. Pur écran qui m’absorbe et m’avale.
Encore je frémis.
Ça y est.
Je suis passé.
Il y a cette chute brutale des températures. Ces thermomètres, tout autour, qui éclatent, gelés, en sanglots.
Il y a ce nouveau paysage qui se tient à mes pieds, vidé de ses écumes, de ses nuages. La plage d’hier qui maintenant se déplie, en interminables nappes déchirées de terre nue : un sable durci qui a grossi, et quitté ses rondeurs pour des formes rudes, anguleuses. Tout est plongé dans une nuit infinie que n’inquiètent ni le rouge du soleil, ni le bleu de la terre. Un jour laiteux éclaire et colore ma vue, guide mes mains et mes pieds qui trébuchent et se blessent sur les nuées de rochers qui parsèment son étendue. Accablé par le froid, je crie. De l’air qui jaillit hors de mes poumons et qui se fige aussitôt en une brume cristalline pour se briser quelques mètres plus bas. Je suffoque sans plus de fin. Les derniers rubans de sable se recroquevillent et s’éloignent, les dunes ont déjà été emportées dans mon dos. Rapidement, je m’éteins, je me fige, fondu sans raison dans un monticule de pierre.
∗
Vingt-deux février. Samedi, à partir de dix heures : gratuité. Visite obligée. Temps d’exposition maximum.
Vingt-cinq février. Exposition L’astre de la nuit.
Dans toutes les allées du musée, l’artiste invité a disposé des images de la lune. Des images prises par satellite, télescope, lunette ou tout autre œil humain. Les plus belles étaient celles dessinées par Galilée, l’astronome parmi les premiers à faire sortir un relief sur la surface de la lune, et, plus difficile, à faire sortir les doctes de l’hésitation : boule de gaz ou bille de lumière ? Stupéfaction : l’astre blanc, il n’y a pas si longtemps, n’avait pas encore de sol ferme, aucune terre à offrir où pouvoir se poser.
Mais les plus fascinantes étaient ces colossales photographies, qui, étalées aux murs du sol au plafond, vous faisaient face soudain au détour d’un couloir. Littéralement là. Paysage lunaire subitement ouvert : à vos yeux et demain à vos pas. Sur certains de ces photos ont été agrafés, collés, scotchés, parfois même fondus au numérique, des nuées de croquis galiléens. Comme autant de profils de l’astre jetés à même sa surface, quartiers de lune multipliés sans fin et dispersés au hasard. Tout a été fait pour que le réalisme du relief, pourtant recouvert des preuves irréfutables de son existence, paraisse artificiel, irréel, chimérique. Comme il avait dû paraître à de nombreux contemporains de Galilée.
L’artiste a sûrement cherché à nous rendre sensible la lune d’avant le télescopage avec la terre, d’avant la percée visuelle de l’astronomie ; nous faire sentir cette lune qui a disparu, sauf peut-être pour les enfants qui aujourd’hui encore s’y réfugient.
Vingt-huit février. Une étrange humeur s’installe en moi depuis quelques jours.
Comme si, à peine un quart d’heure après être arrivée à l’expo, après avoir découvert la salle tapissée de paysages lunaires, je m’étais arrêtée de courir pour essayer de tout voir. Comme si les photographies retouchées m’avaient définitivement interceptée, capturée. Surtout la plus grande qui se dressait haut face à moi – celle au sol accidenté qui se déversait dans l’espace des confins –, qui malgré tout se tenait à portée de bras, de mains, de mes doigts qui déjà en caressaient la chair : pareille à une peau animale, de squale ou de raie, émergeant au-dessus des flots gris, bleus, verts ; pareille à la pellicule humide des souvenirs d’enfance, au grain des interminables ballades d’hiver.
Je revois la barrière de dunes, abruptes et rocailleuses, me cerner dans la salle. Je ressens cet élan qui me guidait sans faillir vers l’écran du photogramme librement ouvert. Je me vois le toucher. Adhérer tout entière à son obscure profondeur.
Depuis quelques jours me revient sans arrêt le souvenir du temps passé auprès de cette image, dont l’affolante durée m’avait échappée, le désir inexplicable d’en percer le mystère, de le traverser tout entier. Et puis cette certitude, dont je ne sais que faire, d’avoir vraiment posé un pied sur la lune. Comme si samedi, après avoir enjambé le cadre du photogramme, j’avais marché au milieu des lunes de Galilée épandues à perte de vue. Marché assez longuement, hébétée, dans cette myriade d’images qui jonchaient le sol, ces innombrables profils qui composaient un visage qu’aucun portrait n’aurait pu rassembler. Comme si la lune émiettée sur elle-même, profil après profil, avait perdu son antique figure, et n’était plus qu’une pauvre terre, ingrate, abandonnée, que les hommes avaient ruinée et salie de leurs dérisoires clichés.
Et aujourd’hui cette scène irréelle : dès que je repose un des croquis après l’avoir pris par terre, il tombe en poussière sur le sol. Si bien qu’en quelques secondes, toute la lune, toute l’image, toute la salle se remplissent de sable, de cailloux et de rocaille, autant de résidus figés, durcis et méconnaissables de ces images pulvérisées. La lune vient de tourner vers la Terre sa face stérile, glaciale et solitaire. Et je suis là pour la contempler.
Vingt-neuf février. J’ai feuilleté longuement le livre de Galilée, Le messager des étoiles. En ai tourné et retourné les pages. Pour fuir le jour en me consumant de poussière. Jour idéal.
Dans la nuit, l’atmosphère douteuse qui me collait à la peau depuis samedi s’est volatilisée. J’ai quand même rêvé que je tournais le dos à la terre, au soleil, à leur connivence stellaire contre l’obscurité perpétuelle, à ce crépuscule du soir annonçant déjà, dans un petit clin d’œil, le crépuscule du matin. Pas tout à fait un cauchemar mais un songe de bonheur encore moins. Les matins chantants s’étaient tus.
Me suis perdue, tout bêtement, dans ce visage dénudé qu’on ne perçoit jamais, qui ne regarde rien, à peine les lumières mortes qui luisent et scintillent aux confins.
Quelque part, j’ai rendu mon image au grain opaque de la nuit.
∗
— Mon amour, ça va ?
— Ouais. Ça va, ça va. Tout va bien. Je crois. Toujours ces foutus cauchemars.
— Encore celui sur la lune ?
— Ouais, celui-là. Mais cette fois, c’était réel à un point, tu peux pas savoir.
— C’est sûr que si tu ne me dis rien.
— Écoute, Michel, on va pas recommencer.
— C’est bon, c’est bon, j’abandonne. Alors ce mauvais rêve ?
— Eh bien écoute, cette fois, quand je suis sorti de la capsule, après avoir posé le pied sur le sol rocailleux, exposé au soleil mourant des étoiles, tout le poids de mon corps s’est tu, tu m’entends ? Tout.
Plus aucun signe.
Comme volatilisé.
Alors, je continue d’avancer, soulagé, au hasard. Accompagné seulement d’une ombre qui court près de moi, entouré de sa longue, très longue silhouette, qui effleure le terrain accidenté sans effort. Et cette ombre, ce ne peut être que la mienne puisqu’il n’y a que moi dans le coin. Et pourtant, je n’arrive pas à l’admettre. Je la regarde danser sur le sol comme un être étranger. Elle est plus vivante que je ne l’ai jamais été, tu comprends ? Comme née dans l’instant. Ici même. Et déjà si vibrante, si agile que je voulais être elle, même quelques instants.
— Tu voulais lui ressembler ?
— Non, pas tout à fait. J’avais l’impression que je ne pouvais la dire mienne tant qu’elle n’était qu’une image de moi-même, l’impression qu’il fallait que je devienne cette ombre pour qu’elle m’appartienne vraiment. Nos deux corps devaient se fondre ou bien rester étrangers.
— Continue, continue.
— Je reprends donc ma ballade mais elle ne me quitte pas. Je m’élance pour sauter au-dessus d’un rocher et je la vois aussitôt enjamber un, puis deux, puis tout un banc de cratères. Je tourne plusieurs fois sur moi-même, le plus rapidement que je peux, et elle se met à tourbillonner dans la mer, en agitant des étendues d’eau qui n’ont même jamais existées. Au bout d’un moment, je me suis immobilisé. Elle sautillait sur place tout autour de moi sans vouloir jamais, semble-t-il, s’arrêter. Il fallait que je me rende à l’évidence, cette ombre était bien la mienne et toute la jeunesse, la vigueur de mon corps, avait commencé de s’écouler en elle.
Je crois que je me fuyais en elle, tu sais.
— De plus en plus glauque ton histoire.
— Mais attends, c’est pas tout. Est-ce que tu te rappelles du rêve que j’avais fait, il y a longtemps, du jour où j’avais entendu la voix de Neil Armstrong à la radio ?
— … ?
— Mais si. Quand j’étais gosse. Je venais de sortir de la voiture que mon père avait achetée le jour avant. Rouge, fuselée et surtout décapotable. J’avais entendu une voix grésiller dans la chaleur de juillet. Une voix venue directement par les ondes, criblée tout du long d’une pluie d’étoiles. C’était un homme sur la lune qui parlait, m’avait-il expliqué.
— Et alors ?
— Et alors, d’habitude, mes souvenirs s’arrêtent à quelques mètres de la voiture, alors que l’on est en train de marcher vers la plage. Il y a tant d’autres personnes, d’ailleurs, comme nous immobiles au bord de la route ensablée, incapables de s’éloigner des voitures, stupéfaites, qu’on dirait des ombres elles aussi, ou des statues de sel, partageant soudainement le même sort. Et après, en général, plus rien.
Mais depuis cet été sur la plage, depuis le malaise que j’ai eu, avec cette sensation de froid, d’humidité, les choses se précisent. Le jour où j’ai entendu la voix d’Armstrong sur la plage, il est arrivé un accident, j’en suis sûr. Ou c’était à deux doigts. Une vague a dû me surprendre et m’emporter et mon père qui était pourtant vigilant n’a sans doute rien pu voir, rien pu faire. Je vois seulement sa silhouette disparaître sur la côte alors que je suis enfoncé, loin dans la mer, luttant pour rien contre les courants. En proie à toutes sortes de bêtes, des baleines, des requins, qui me frôlent, qui me guettent. Je me revois chercher son image sur la plage du regard tandis que le sol se dérobe sous mes pieds ; me revois tourner en tout sens, embrasser l’immensité de la mer, sans plus d’autre prise que celle de mon corps sur lui-même, se soutenant de ses pauvres bras, de ses maigres jambes. Pour rien. Contre la force d’un océan, de cet Atlantique nord, où je continue à venir tous les étés contempler la mort qui ne m’a pas emporté. Et je suis si désemparé dans ce rêve, qui est presqu’un souvenir maintenant, je suis si loin de toute terre que la lune qui me fait face, dans le ciel, cette lune sur laquelle un homme vient juste de poser le pied, me paraît comme la seule issue possible, le seul espace où me réfugier.
Et après, je ne sais plus vraiment, j’imagine. J’imagine que dans la panique qui m’a envahi – un gamin de cinq ans, tu te rends compte –, je ne me suis pas mis à rêver que je m’envolais dans le ciel comme l’aurait fait un astronaute ; je n’ai pas guetté l’arrivée d’une fusée – je crois que tous ces rêves d’enfant, ceux que l’on croit qu’il vous font grandir, m’avaient quitté dès cet instant – j’ai seulement vu, mais vraiment vu, les dunes se soulever et noircir sous mes yeux, la plage se remplir de galets à perte de vue tandis que l’océan se retirait et le ciel : le ciel se peignait de nuit, transpercé d’un soleil, d’une terre et d’étoiles amoncelées.
— Younès, ça va ? T’es sûr ? Je suis pas rassuré là.
(Younès passe la main sur son front, hoche la tête)
T’imaginais quoi alors, où tu crois que tu étais ?
— Au même endroit justement, le même que celui où je me noyais. Je m’étais seulement vu comme depuis là-haut mais sous mes pieds. J’avais transporté l’ailleurs jusqu’ici. Comme Armstrong. La lune n’était plus au bout de mon regard comme un astre lointain, elle était, pour moi aussi, une terre ferme.
— Je comprends pourquoi j’avais l’impression que tu suffoquais tout à l’heure. C’était vraiment horrible. On aurait dit que tu manquais d’air, alors que t’avais la bouche grande ouverte, comme si tu étais affamé de la moindre particule d’air. Tu m’as vraiment fait très peur.
— Et encore, le plus étrange, c’est que tout ça n’est pas revenu en dormant mais quasiment au réveil et ça défile presque à mesure que je te le raconte. Dans mon sommeil, je savais seulement que j’étais au bord de la noyade, près de me perdre dans quelque chose. Dans cette ombre qui me collait. Je ne me reconnaissais plus pour seule figure que cette humanité sombre et démesurée qui jaillissait en tous sens autour de moi. Les mouvements de mon insaisissable et toute nouvelle silhouette n’en étaient que plus majestueux : je la voyais étendre gracieusement ses membres le long d’espaces gigantesques, repousser l’horizon plus loin qu’aucun œil humain ne pouvait aller, tacher de son obscurité chaque pouce de terrain. L’ombre que j’étais reportait peu à peu sur la lune les nuances de noirceur de sa face cachée. Et je n’avais d’autre vœu que d’en épouser la surface, quartier par quartier. La lune allait bientôt totalement disparaître.
Mais le temps me manquait pour en conquérir le sol.
Comme si mes repères terrestres se reformaient ici même. Comme si ce n’était pas la lune que j’allais recouvrir de mon ombre mais la terre qui allait reprendre ses droits sur cet astre. Des mers se profilaient au loin que je ne voyais pas encore mais dont je savais le nom. Dans les immensités désertes commençaient à s’étirer des mirages de plaines bornées de montagnes. La terre que j’avais quittée se rapprochait à grands pas. Je ne voyais déjà plus avec les yeux d’ici mais avec ceux de là-bas.
— Et qu’est-ce que tu as fait ?
— J’ai voulu me débarrasser de mon corps fait d’eau, de lumière et de terre, seule chose que je pouvais encore échanger, par laquelle échapper au retour sur la terre. J’ai ouvert ma combinaison pour rejoindre mon double, me fondre dans sa nuit, sans bruit, sans épaisseur. Une seconde durant, le temps de m’éteindre, je me suis vu en une vue renversée, mon corps plein et chaud baigné par un soleil blond, ma poitrine découverte expirant de l’air, mon père peut-être à mes côtés, tous deux regardant la mer, puis tout a rebasculé dans le paysage lunaire : mon insignifiante stature gelée dans l’instant, écaille soudain plantée dans le ciel, mon corps désagrégé rapidement : caillasse absolue. La lune devenue nécropole d’images humaines.
J’ai compris, là, quelque part dans ce rêve éveillé, que je n’avais pas échappé à la mort, que je l’avais désiré, appelé et franchi dans le corps de cette ombre que j’avais, je pense, réussi à saisir.
— Et tu sais comment tu t’en es sorti ?
— Je ne sais pas mais je cherche, je crois, depuis des années, en fouillant, comme tu sais, toujours le même paysage. En prenant, reprenant, exposant toujours ces mêmes photos.
∗
Premier mars. Dans le dernier couloir avant la sortie, encastré dans le mur, un écran mal éclairé diffusait une vidéo. On voyait le scaphandre de Neil Armstrong s’approcher d’un rocher à la haute stature, dominant l’immensité caillouteuse, étoilée, de la lune et du ciel. Leurs silhouettes se mêlaient sur le sol dans une interminable figure, étrangement humaine. L’ombre qu’il venait de poser là semblait l’avoir précédé dans son fabuleux voyage. Dernier vestige, dernier visage d’une humanité déjà éteinte : statue de pierre subitement révélée au visiteur ; humanité qui, on le sentait, disparaîtrait quand l’astronaute repartirait, redécollerait.
Si n’était cette vidéo de l’artiste, cette Rencontre tardive et tragique entre deux faux jumeaux (Younès Addi, HDCAM,1999).
On a beau dire, on a beau faire, expliquer qu’il n’y a plus que ça à faire, qu’il y a bien d’autres choses, que bien d’autres choses ont été faites, depuis… depuis la guerre d’Algérie, l’après-68, les Boat-People, la marche des Beurs, le Sida, la crise du logement, les sans-papiers, le printemps Arabe, la Jungle. On n’entend pas. Il faut faire masse, il faut faire nombre, pas autrement et pas le choix, il faut faire ça.
Les manifestations tendent à l’inefficace. Deviennent des simulacres. Cérémonies. Funérailles. Processions sans lendemain. C’est la loi. C’est le cas. Les manifestes ont fait corps, et synthèse, entre la politique et l’art au long du XXe siècle. L’art divisait pour mieux rassembler. L’art s’annonçait pour mieux convoquer. L’art se manifestait pour ne pas se manquer.
Les manifestes ne servent plus. N’agissent pas. Très très bien. Temps de s’en emparer à nouveau ! D’autres collectifs, anonymes ou braillards, factices ou réels, y attendent, y préparent, leur destin. En voilà !
On a très vite retiré quantité de chairs sur la dépouille. On en a extrait les merveilleux Dits et Écrits. Et on a continué à fouiller parmi les entrailles. En sont sortis des cours fabuleux du Collège de France. On ronge aujourd’hui les os du cadavre : des transcriptions, des traductions de conférences. A-t-on si faim que ça ? Va-t-on longtemps mâcher et remâcher cette indigeste carne ? Oui et mille fois oui tant qu’au détour d’un texte, on tombera sur un de ces bouts de carcasse capables d’en étouffer plus d’un :
« le soi n’est pas une réalité donnée au commencement et qui doit se développer conformément à un certain schéma ou un certain modèle. Le soi n’est pas une réalité psychologique, ou alors il devient peut-être une réalité psychologique ou, du moins, une matrice d’expérience, à travers certaines formes historico-culturelles », Michel Foucault, « La culture de soi », in Qu’est-ce que la critique ?, Vrin, 2005, p. 115.
En affirmant le caractère évènementiel du rapport à soi que l’on appelle psyché et qui donne lieu depuis maintenant deux siècles à une psychologie, Michel Foucault discrédite une fois encore, mais quelle fois !, ceux qui voyaient dans ses dernières recherches une sorte de repentir, un aveu d’échec. — Ah, enfin, il revenait au sujet ! Il retrouvait l’esprit, il revenait enfin à la conscience. (C’est le fameux retour au sujet que les années quatre-vingt vont ressasser et que la sociologie revendiquera pour elle-même sous le nom bien ambigu d’Acteur) En quoi cet os peut-il faire taire, au moins le temps qu’ils l’avalent, les défenseurs bec et ongle de la conscience souveraine ?
La psychologie n’a pas, bien entendu, inventé cette psyché mais elle suppose toujours celle-ci comme donnée, assignée, destinée à chacun. La psyché nous appartient, nous concerne. C’est une propriété native et essentielle de l’homme. Or, le psychologue veille sans cesse à ce que cette chose nôtre soit bien conforme à certains critères de santé, de moralité ou de vérité. C’est ainsi que même à ses propres yeux, et surtout à ses antennes de spécialiste, la psyché n’apparaît jamais comme une donnée spontanée, stable et continue ; son existence n’est jamais évidente, encore moins égale ; elle fourmille au contraire de variations qui sont comme autant d’écarts, de défauts et d’excès, pour celui qui en examine la consistance et tente d’en prendre la mesure. La psyché n’est jamais de plain-pied vis-à-vis d’elle-même, elle est toujours en décalage, jamais pleinement donnée à celui qui en fait l’expérience (que ce soit en première ou troisième personne). Ainsi, par les pathologies qu’il perçoit et désigne, le psychologue reconnaît que cette chose que l’on peut aussi bien nommer âme, personnalité, inconscient, caractère ou moi, n’est jamais tout à fait ce qu’elle devrait être. La possibilité de son expérience objective est suspendue à une norme. Et c’est le motif pour lequel celui-ci intervient et se donne le droit d’interférer dans la façon dont cette chose traverse et bouleverse notre expérience. Certains diront peut-être que si la psyché se présente si souvent altérée, c’est tout simplement que les personnalités saines sont rares. D’autres diront encore que l’inconscient n’est jamais plus saisissable, jamais plus sensible, qu’au moment où ses tensions inhérentes viennent à s’aggraver. C’est le pathologique qui fait voir ce que le sain laisse plus ou moins en retrait. On leur répondra qu’au contraire c’est par cette politique de santé, cette hygiène mentale, cette médicalisation de l’existence que les psychologues et bien d’autres agents psy cherchent à induire au creux de nos tripes, au fond de notre cerveau (au fond parce qu’on le trouve pas), ce rapport à soi normalisé qu’on appelle psyché. Être névrosé, d’une certaine façon, ne serait-ce pas refuser − et souffrir de ce refus − d’avoir une personnalité, du caractère, d’être passablement inconscient ? N’est-ce pas devenir malade, justement, de ce que l’on voudrait fortifier, affermir, revitaliser ou régénérer en nous ?
Mais sans doute la résistance est-elle vaine qui voudrait que ce qui vous apparaît comme étant extérieur, accidentel ou accessoire, ne soit pas reconnu par d’autres comme vous appartenant à vous et personne d’autre ? Vaine résistance, surtout, depuis que le psychologue, au tournant du XXe siècle, s’est mis à reconnaître en chacun un mode d’être à soi qui restera pratiquement inaccessible à tout le monde : l’inconscient, un monde de signes qui parlent d’un être qui est le nôtre et qu’on ne connaît et ne reconnaît pas. Or, avec cette habitude de voir et d’entendre, de lire ou de s’adresser à cette « part » de soi, à cet être à soi qui se trouve hors de portée de toute volonté et de toute détermination de la conscience, le psychologue a accru la dépendance de ceux qui viennent le trouver. Car ils ne trouvent plus accès à cette part d’eux-mêmes (dans laquelle on situe leur plus précieuse vérité) qu’à travers son savoir, qu’en fonction de sa parole. D’où la réaction récurrente, en France, de toutes les phénoménologies (ou presque), de tous les spiritualismes en tout cas, réaction de rejet ou de réaménagement critique de la psychanalyse : il fallait que la possibilité supposée donnée à tous de réfléchir à soi et par soi puisse continuer de donner prise à notre existence ; il fallait que cette souveraineté possible de la conscience − pouvoir établi dans et par la conscience − cet espace impalpable où s’abrite la foi, la raison ou la vie, ce réduit aux portes duquel même l’État ne frappe pas, conserve ses titres de noblesse − on sait ce qu’il en est advenu pendant le siècle : protection dérisoire. D’où aussi la stratégie opposée des structuralismes qui, acceptant de voir le sujet conscient déchu de ses pouvoirs sur l’individu qu’il veut ou pense être, ont considérablement élargi le domaine de l’inconscient à toute une série de déterminations supra-individuelles : conditions sociales, historiques, culturelles… (On peut même se demander si la valorisation du fait de la différence et l’effort d’en produire un nouveau concept − chez Deleuze, Derrida, Lyotard, Foucault, Bourdieu, etc. − n’était pas une manière de contrer le jeu des normes : la norme fonctionne aux écarts, établit et mesure des différences, se trouve donc agissante dans un champ fortement hétérogène, or, différencier les différences, distinguer les façons de différer, activité à laquelle s’est employée toute une pensée en France, s’est souvent soldée par la mise en évidence de différences irrécupérables, inassimilables, irréductibles en tout cas aux oppositions du normal et du pathologique, du sain et du malade ; façon de retourner le stigmate, façon d’affirmer une innormalité là où la norme ne voit que de l’anormal.)
Quoi qu’il en soit, sous les pathologies que le psychologue découvre (qui ne sont pas à nier car la souffrance est là mais de quoi ?) se tiennent, non des troubles de la personnalité, non des maladies de la tête (ou des nerfs), mais plus essentiellement des souffrances, des malheurs, des douleurs dues au fait d’avoir une personnalité, d’avoir une âme, d’être sujet à l’inconscient. Ce n’est pas tant l’âme, le moi, la conscience qui est une maladie, ou même un mal (façon de renverser des siècles et des siècles d’acculturation chrétienne et d’en évaluer les séquelles à l’échelle d’une civilisation) que le fait d’être obligé de se reconnaître quelque chose comme une personnalité (qu’elle soit saine ou pas) qui nous rend malades ; le fait d’être contraint à mettre au principe de son individu quelque chose d’aussi fugace, d’aussi impalpable et inconsistant que l’âme. Se forcer à être quelqu’un, même de très ordinaire, nous fait déjà affreusement souffrir. Se forcer à l’individualité à tout prix, n’importe quand, n’importe où, sans considération de ses forces − comme si coopérer, agir en commun, interagir et même co-dépendre étaient forcément des signes de faiblesses − nous affaiblit. Ce que deux peuvent faire ensemble, un peut le faire, nous répète-on à tous les étages. Certains malades ne sont donc en souffrance que d’être contraints à ce rapport, c’est-à-dire à cette division de soi et à cette manière ensuite d’en rapporter les parties puisque l’intériorité que suppose la psychologie, et, peut-être même toute la pensée occidentale, ne peut être une donnée pour personne − qu’il faille ouvrir un espace en nous qui communique avec l’extérieur, que l’ouverture de ce dernier ne soit pas mortelle (comme le serait une profonde blessure portée à l’organisme, par exemple, mais comme le sont, à l’inverse, la majorité des naissances qui sont faites aujourd’hui sous très sérieuse surveillance), mais qu’au contraire on puisse l’éprouver comme le lieu du plus vivant, du plus riche, du plus vrai de notre existence, son véritable cœur, l’origine et l’abri même de la pensée, cela, cette ouverture est à la fois la tâche que sans cesse se donne l’Occident et celle qu’il néglige constamment de mener, de reprendre, oubliant qu’elle n’est jamais donnée, établie, assurée pour personne, et sûrement pas pour chacun. Des malades, donc, souffrants d’avoir à prendre une certaine distance vis-à-vis d’eux-mêmes pour se rapporter ensuite à soi selon un certain type de rapport, et d’autres malades pour des raisons tout à fait opposées, d’autres désirant au contraire avec la plus grande ardeur s’ouvrir à cette dimension psy pour la loger en eux, pour se loger en elle, en voulant toujours plus, encore plus que ce la psychologie commande et recommande. Ceux-là − et il n’est pas sûr que l’on puisse faire correspondre ces deux pôles avec un quelconque tableau clinique, il faudrait voir syndrome par syndrome − renforcent, soutiennent, appuient l’institution historique de la psyché chez les Occidentaux. Tous les malades ne sont pas forcément les rebelles, les réfractaires à la norme que l’on imagine, ceux qui nécessairement essaieront de s’y soustraire ; à l’opposé des minimalistes, il existerait des maximalistes de la psyché qui souffrent, non de l’existence de celle-ci mais au contraire de son insuffisance. Et peut-être même que, selon les hauts et les bas de notre existence, nous passons d’un pôle à l’autre, souffrant d’un malheur bien différent de celui que l’on tente de nous affliger aujourd’hui : tous, mais autrement, bipolaires.
Ce rapport à soi que l’on repère, que l’on tente de conduire selon un certain schéma de développement, tel que l’évoque Foucault, c’est celui que avions commencé d’étudier il y a bien longtemps (et qui nous taraude encore) en cherchant à établir les conditions de formation de la psychologie de l’enfant. Car s’interroger sur la façon dont les enfants étaient devenus objets pour une psychologie, c’était montrer, d’abord, comment l’homme occidental avait pu se retrouver affecté d’une psyché, figuré par elle (comment ce personnage mythique était venu habiter le corps de tant de personnes) ; c’était aussi essayer de percevoir quels avaient été les conjonctions et conjonctures historiques qui avaient mis psychologues et psychanalystes en capacité de mener ces opérations d’attribution, d’affectation et de figuration d’une psyché ; c’était enfin, comme Michel Foucault en avait lancé la piste dans Les Anormaux, suivre le chemin par lequel la population fut peu à peu affectée, c’est-à-dire en remontant des enfants aux adultes – on n’a pas, une fois devenus adultes, une psychologie parce que notre personnalité se serait développée durant notre enfance, on a une psychologie parce qu’on en a d’abord dotée les enfants et qu’à partir de là on a cherché à la saisir chez les adultes. C’est dans l’enfance, dans le statut inédit qu’elle a obtenu dans les sociétés occidentales depuis la fin du XVIIIe siècle, dans le soin tout particulier que l’on met à cerner, préserver et protéger sa vérité que la psychologie a trouvé le support tactique de sa généralisation. C’est dans le rapport de cette discipline à cet être qu’il faut aller chercher le « secret » de notre âme moderne.
On appréciera peut-être pas le principe de l’anthologie qui va suivre. Non des œuvres mais des textes – ordonnés par le sens le plus simple de lecture ; non des extraits mais des énoncés – valant seulement par ceux qui les bordent – nouveau plan d’inscription. Et pourtant, moins un thème qui se développe, se précise (on le voudrait) qu’une configuration qui s’étoile (et se défait) en plusieurs sens : nudité, cruauté, solitude, la parole qui défaille. Événements infimes d’un monde (perdu dans combien d’autres mondes) dans lequel nous ne cessons de passer. Pour y laisser la peau, écumes et baves, quelques attaches aussi et pas mal de mots, de souvenirs, de promesses. Monde sauvage. Auquel on se frotte et s’écorche mais qu’on passe, entre les herses d’un langage invisible dessinées en ce lieu.
Il s’agit pourtant, par le jeu de cette franche découpe, de lire quelque chose des œuvres d’où ces textes sont issus, de manifester par leur exposition sélective et calculée un certain tracé dans leur livre – ce peut être un fil ténu ou discontinu qui traverse leur ouvrage mais qui ne fut jamais démêlé pour lui-même, ce peut être, au contraire, la surface miroitante que l’auteur constamment nous remet sous le nez et que nous négligeons, asphyxiés, avant de replonger respirer dans les profondeurs du livre.
Ce tracé est celui que laisse derrière lui, simple sillage, toute ombre de sauvagerie. L’expérience est vive mais fugace. Nous l’étudions depuis plusieurs années comme paysage, comme abri, comme refuge, comme enfer ; nous la méditons comme défi lancé à de nouvelles façons d’habiter l’espace et le temps ; nous examinons ses figures pour y lire ce que l’homme occidental, dans ses rapports aux autres et surtout à lui-même, ne dit pas sur le destin qui l’obsède. Étrange manie. Surtout si l’on se rappelle, une fois dégagée et mise de côté la tradition philosophique qui en valorise l’expérience, que la sauvagerie n’est rien de plus qu’une insulte, qu’une injure, un sarcasme, un outrage. La distance au bout de laquelle on s’expose à des mots devenus excréments et ordures, déjections et souillures. Des mots de rien, des mots sales. Dans la bouche de ceux qui l’ont proprement inventé, c’est une langue infamante : avec elle on méprise, on déshonore, on salit. Défigure. Et pourtant cette infamie a son histoire, ses dérives et ses pistes, ses moments de pente douce ou de chute profonde, ses instants de cassure ou de retournements. Ce sont les aspérités fragiles, les variations ténues de ce langage apparemment monotone que nous aimerions faire entendre. Parce qu’il parle de nous ; parce que même quand il parle du plus différent, il parle en même temps du plus profond de soi ; parce que ce langage n’a plus aucune vérité aujourd’hui, à peine d’existence, et qu’il devient pure fiction et qu’il est libre, à présent, de nous dire et de faire entendre autre chose du monde, des autres et de soi (de moins conquérant, de moins abject, de moins lénifiant aussi).
Dans les livres, nous marchons systématiquement – ou presque – sur ses traces. En voici le parcours.
Tous ceux qui voudront contribuer à l’assemblage de ces bribes seront les bienvenus. Merci.
Sur le sol, charbons et cendres, pierres rougies, ossements carbonisés.
L’homme fouisseur, décolleur de rêves brunis, déchiffre dans ces marques, la trace d’un feu.
Minérales braises.
*
Yves Coppens : « La paléontologie est une science naturelle, à la fois science de la Vie et science de la Terre. Elle est donc très rigoureuse dans ses fonctions d’observations directes et comparées, comme toutes les autres sciences naturelles ; mais, de par la nature fragmentaire de son information, elle a en plus l’extraordinaire devoir d’imaginer. Or, elle a beau s’appuyer sur les données disponibles, s’aider des approches des disciplines voisines, lorsqu’il lui faut raconter, la part qu’elle emprunte à l’hypothèse est immense. Et même lorsque les fossiles sont légion, il lui faut s’évader pour remonter un paysage, y rétablir le temps et la température, y planter les lacs et les cours d’eau, y lâcher les êtres qui y vivaient dans leur forme souvent étrange. Ce n’est donc pas un de ses moindres attraits que d’être une science qui se doit de rêver pour comprendre. C’est peut-être d’ailleurs cette importance de l’imaginaire qui fait qu’elle fascine. »
D’hypothèses on parle encore, quand au moment de décrire lacs, collines, forêts et saisons, la démonstration s’est déjà dédoublée : rêves exacts et thèses approchantes.
*
Des cendres réparties dans l’orbite accidentée d’un centre désormais invisible, cercles élimés qui pourtant signent la griffe d’une main hominienne.
Des éclats d’os et de pierre calcinés, égarés dans le même entresol qu’un incendie sillonne encore à travers les âges. Accident domestique d’un feu mal contenu, passage trivial et meurtrier d’un sinistre antédiluvien ? Fossiles contigus qui de l’origine du feu ne disent rien.
Hors de la spatialisation du feu en foyer, l’origine des cendres ne peut, sans marge d’erreur importante, être assignée. Hors du foyer, la présence de l’homme aussitôt se confond avec celle de l’incendie.
*
Les témoignages incontestables de foyers organisés, apparaissent seulement, entre 300 000 et 250 000 ans avant notre ère. L’hypothèse survit d’un usage du feu dès l’Homo Habilis, il y a environ deux millions d’années – ou Homo Erectus entre 1,7 et 0,5 millions d’années. Ces êtres, Habilis et Erectus, appartiennent au genre Homo mais pas à l’espèce humaine. User du feu ne distingue aucune humanité ; fonder un foyer n’institue aucun progrès, ni passage d’une espèce à l’autre.
Pourtant, de l’incendie au foyer, notre espèce a fait circuler maintes espérances.
Homo sap(i)ens
Entre l’Homo Erectus et l’Homo Sapiens, la sociabilité s’est considérablement transformée. Elle s’est intensifiée, dans la dépendance accrue du petit d’homme à sa mère ; elle s’est polarisée, dans les jeux de rivalité des mâles pour les femelles ; elle s’est élargie, dans la coopération à la chasse… puis, on ne sait quand, elle s’est figée dans le familier décor de la horde rassemblée autour du foyer.
Saper = Détruire les foyers à la base par une action progressive et secrète.
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Le feu appartient sans doute à l’histoire des techniques, histoire qui s’est longtemps écrite de deux manières. L’une décrit les objets façonnés comme des prolongements artificiels, des projections extérieures des fonctions organiques du corps humain. Ainsi le télescope pour l’œil, le disque dur pour la mémoire, l’éprouvette comme utérus de substitution. L’autre perçoit la technique comme instrument, médiation entre les choses, modifiant la puissance du corps et sa distance au dehors. L’épée rend la main tranchante en évitant les luttes au corps à corps, le stéthoscope fait résonner l’intérieur de la poitrine au-delà du thorax en laissant l’oreille du docteur à sa nigaude pudeur.
Ces deux histoires ont parfois été confondues en une seule. Les artifices fabriqués par les hommes témoignent qu’une part de lui-même a été arrachée au site premier du corps « propre » pour être implantée dans la réalité extérieure des objets. Aussi, l’homme ne gagne-t-il pas en puissance dans le développement de la technique : à mesure que les machines, objets et instruments se perfectionnent, il perd d’autant plus de réalité et de force. L’homme s’épuise au cours du progrès.
La technique est l’enjeu d’un asservissement où les positions de maître et d’esclave, bien qu’étant réversibles, dressent toujours entre les êtres les chaînes de la domination. De là, les thèmes négatifs d’une rébellion des machines tant prisée par la science-fiction ; ou les catastrophes naturelles comme revanche de la nature dans les prophéties morales.
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Les hominidés n’ont jamais découvert, ni maîtrisé le feu. Le feu est déjà un esclave attaché aux foyers des troupeaux d’humanisants. Il faudrait dire qu’ils ont en fait maîtrisé l’incendie. Mais cela non plus ne peut être dit car ces hordes, à l’échelle des temps historiques, sont elles-mêmes devenues un nouveau foyer d’incendie.
Par mégarde, le feu se libère et devient l’incendie qui dévaste les habitations ; par ruse, les hommes le déchaînent pour brûler les sols et mettre à sac le foyer de leurs ennemis. Les espèces humaines ont tout au plus capturé ce fauve qu’elles ont relâché aussi souvent sur la terre que ne l’ont fait les événements naturels. Les hominiens n’ont pas diminué la puissance de l’incendie mais déployé son emprise, multiplié les occasions ponctuelles de ces départs. Là où des incendies naissaient entre le ciel et la terre, dans les orages ; là où ils émergeaient des profondeurs terrestres dans les éruptions volcaniques, où ils fusaient dans le froissement des branches giflées par la violence des vents, ils ont transporté les brasiers partout où leurs yeux et leurs mains ont trouvé à se poser.
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Pour rêver au milieu des cendres que recueille la paléontologie, il faut libérer l’incendie du feu, c’est-à-dire du maître et de l’esclave, de la machine et de la fonction.
Fulguration
Ne serait-ce que subsister ou même approcher des flammes, exige des animaux le passage d’un seuil historique, l’épreuve de la panique.
Les animaux sont volontiers perçus comme fuyant le feu, comportement le plus fréquent. Les témoignages incontestables de guépards faisant face aux flammes toutes proches n’infirment pas la généralité de cette réaction. Simplement, l’esquive du feu n’apparaît plus aussi universelle mais habituelle seulement. Les bipèdes, en s’approchant du feu, n’ont pas accompli de révolution morale ou éthologique parmi les mammifères supérieurs, ils ont simplement suivi puis régularisé une improbable inclination : habiter près du feu.
La question demeure. Pourquoi l’Homo Habilis, ou même les australopithèques, auraient-ils cessé de fuir pour s’emparer du feu ?
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Dans l’impuissance à voir ce qui arrive – je ferme les yeux devant le danger – la peur appréhende, même et surtout dans la fuite, l’événement qui menace. Tourner le dos, fermer les yeux : répandre la nuit autour de soi, opposer les ténèbres à cette présence grondante qui ne vient pas. Invisible péril.
L’épouvante peuple cette nuit de faciès informes, d’effigies aux traits hésitants, figures dérobées à l’aveuglement. On ne détourne pas les yeux du danger parce qu’on a peur, on va chercher dans la cécité passagère de quoi saisir la menace encore sans visage.
Bientôt nous verrons ou nous serons : une bête noire ouvrant sa gueule, pour hurler, ou pour mordre.
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Nombreux récits de science où les orages foudroient les singes humains de terreur jusqu’au matin où, au milieu de silhouettes courbées, se sont levées de pleines statures d’homme.
Le passage à la station debout est un des vecteurs décisifs dans l’évolution des hominidés. Expérience anatomique, ce coup de tonnerre fut et reste le véhicule de valeurs anthropologiques, même au sein de la science la plus dure. Debout, dressés contre et devant leur peur.
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Le rire est l’éclair foudroyant qui rebondit sur l’homme fier qui montre sa bravoure une fois seulement l’orage passé ; le rire est la bravade lancée envers l’homme qui bouche ses oreilles dans l’amorce du grand fracas ; le rire est le tonnerre jeté à ceux qui tremblent d’effroi ; le rire est un appel à suivre ces flammes qui s’amoncellent au loin, loin de nos pas.
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Derrière l’éclair où perce la gueule demi-ouverte des Simiesques, aucun tonnerre ne vint. Fulguration d’où les hominidés surgirent pour répondre à l’orage d’une grimace nouvelle, en fait d’un rire hautain.
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Le ciel et la terre s’enhardissent et viennent à peser l’un sur l’autre : les nuages se bousculent et s’amoncellent, les arbustes clairsemés des steppes agonisent, un événement mythique et absolument ordinaire se prépare. Devant cette colonne lumineuse qui court au loin, quelques secondes, avant de disparaître, une décharge de peur lézarde la face encore projetée de quelques hominidés. Un irritant frisson traverse le trou occipital. La gueule demi-ouverte, ils se redressent dans l’attente. L’incendie enfin paraît. Non loin, consommant le jour déjà mûr, une épaisse fumée noire colore le ciel dégagé.
Un bosquet tailladé par la foudre Des arbres solitaires et nus Aux écorces durcies et fendues Dépècent des bouquets de feu. Les bipèdes s’approchent, cherchant les branches des yeux, cueillant les torches d’une main.
Feu de brousse
Peu après l’aube, le brasier échangea son pelage blanc contre les puissants rougeoiements du soleil. L’avancée de l’incendie creusait les sillons de l’aurore à même la terre. Bientôt, l’horizon serait borné par un mur de flammes.
Des essaims de buffles, d’antilopes et de girafes qui n’avaient pu fuir, suffoquaient, à l’abri encore de la morsure des flammes, dans le dessèchement irrespirable d’un coin de savane. Plusieurs se jetèrent dans le flamboiement âcre des arbustes, dernier souffle végétal s’élevant bien plus haut que leur garrot, pour s’écrouler plus loin au bout de quelques mèches grises de carbone brûlant ; quelques-uns franchirent les rares affaissements du cercle, roue ardente et mobile, pour retrouver les herbes rases de la savane sinistrée.
Des hominiens étaient là aussi cette nuit, réveillés par les troupeaux affolés. Dressés mais immobiles dans le sol qui grondait, les aiguilles de chaleur qui fleurissaient dans l’air commençaient juste à perforer leurs poumons. Le tumulte des troupeaux soulevait une poussière presque palpable, piquant leurs narines de son arôme térébrant. Ils voyaient fauves et herbivores partager la même piste folle, rompre toute hiérarchie parmi leurs clans, abdiquant toute hostilité naturelle. Tous fuyaient la puanteur du jour naissant, chair et pâture consumées derrière eux.
Beaucoup d’hommes écœurés les suivirent, certains sont encore là au milieu des cendres amoncelées. De longues heures solitaires, égarés, ils se sont rassemblés par grappes autour du bétail agonisant. Sous le soleil qui décline, leurs faces brûlées rongent avec ardeur la chair roussie des cadavres fumants. Cette nuit, la lune saluera la naissance d’un nouveau carnassier.
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La peur est détournement du regard sur sa propre disparition, détournement qui achève la puissance de l’imperceptible danger qui survient par derrière. La peur, attente de la mort acceptée. Distincte de l’effroi et sa relation médusée qui vous laisse dévorés, fascinés par les flammes ; peur qui accepte le regard aussitôt invisible du meurtrier.
La plupart des animaux fuient les incendies, effrayés. Ils savent d’instinct sans avoir subi la morsure du feu qu’il faut éviter sa présence. Ils réagissent face au danger prévisible. Frayeur et terreur des proies, fuite devant la dévoration de l’espace, fermeture du champ vital. Seuls quelques prédateurs, parmi lesquels certains hominidés, perdent leur instinct de proie et perçoivent l’incendie comme un chasseur occasionnel, aux courses imprévisibles, un prédateur plus puissant dont il faut se méfier mais dont on peut dévorer les restes.
Ces prédateurs ont appris à se terrer, à se frayer une issue vitale dans les flammes. Guidés par le goût de la charogne brûlée.
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Le foyer ne vient pas après l’incendie, il lui est contemporain. L’incendie dépose dans son sillage des braises, cadavres roussis. Spontanément, l’espace sinistré se peuple de foyers.
Comment les hommes sont-ils passés de l’installation passagère dans les méandres étouffés de l’incendie pour suivre et saisir les victimes qu’il abandonne, à l’implantation sédentaire du feu encerclé dans un foyer ?
Le foyer à sa source naît où l’incendie laisse un buffle, une antilope, cramés. Les hominidés découvrent le feu à la surface des chairs. Il y a bien découverte du feu par les hommes quand l’incendie se révèle de lui-même, fumant, au-dessus de l’horizon.
Le passage de l’incendie au foyer ne s’accomplit pas par une maîtrise du feu, ni même de l’incendie, mais par une transformation du comportement, un passage de la fuite à la frayeur. L’homme n’a plus fui devant le feu en s’exilant loin des espaces que l’incendie dévore : airs et sols, bouches et gueules, fétides et brûlantes. Il s’est jeté dans la gueule des flammes et s’est nourri dans leur puissant foyer. La frayeur animale a changé de sens. L’homme s’est avancé vers l’incendie et l’a suivi pour repérer à chaque fois un foyer nourricier.
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Contre les prédateurs qui eux aussi reniflaient les charognes roussies, les espèces humaines laissèrent la proie se consumer. Se carboniser. Devenu inconsommable, le cadavre brûlant devint le piège de l’incendie. Sous chaque foyer gisent les braises d’une dépouille calcinée.
Garde nocturne
De nombreux anthropologues estiment que les hominidés ont probablement usé du feu pour mettre à distance les fauves.
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Aucun soleil ne vient nous accompagner au-delà du crépuscule Si bien que les bêtes rôdent aux abords de la clairière, Chaque nuit, derrière soi, le long de l’échine et par la nuque, La terreur atteint la pulpe de notre cerveau lézardé. Au fond des yeux, sur les parois du crâne, grincent les griffes pleines, chaudes et tranchantes des fauves.
Nos rêves alors s’obstinent cauchemars : Des fragments de course sans mobile, des libérations sans issue, des cris sans écho, des pupilles sans regard ; Ouvrir les yeux ne délivre de rien, aucune lumière apaisante ne règne au dehors. Seule une buissonnière lune éclaire, colore parfois nos gestes aveugles et maladroits. Le sommeil n’existe pas tout à fait encore, constamment traversé de veilles fulgurantes, de songes opaques. Les rythmes de garde et d’échappée se relaient comme des saisons bousculées.
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« Puis la fatigue nous a amené le rêve. Ces rêves qui figuraient l’aurore pointant ses larmes sur nous, qui nous réconciliaient avec la terre. Les rêves dans les délires de la fatigue et de la peur, exfiltraient les scintillements des étoiles derrière la frontière presque close de nos paupières tombées. Par le feu, nous trouvâmes un veilleur et nous gardions nos rêves. La meute s’assoupit alors dans l’imprudence heureuse. »
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La torche, incendie encerclé et affamé dans la digestion lente d’une graisse, d’une essence. La torche dans la nuit ne se substitue pas au soleil, le feu ne conduit pas les hommes aveuglés dans l’obscurité, le feu est une lune pleine, rousse et sournoise.
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Les hominidés rassemblés autour du foyer digèrent les fauves qui leur brûlent l’estomac.
Imagier bibliographique
Bachelard Gaston, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985.
Coppens Yves, Le singe, l’Afrique et l’homme, Paris, Fayard, 1983, p. 12-13.
Leakey Richard, L’origine de l’humanité, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 1997.
StudioNuit: Quand j’ai fait part de mon désir de parler de ponctuation, c’était moins par curiosité quant à l’usage des signes déjà reconnus en tant que tels qu’aux blancs quasiment invisibles qui organisent l’espace dans lequel un texte va se répartir et se lire. Je m’intéresse, si vous voulez, à la ponctuation de site et notamment à la façon dont elle interfère à des niveaux plus fins d’écriture, comment elle parvient jusqu’au niveau de la phrase ou d’autres unités textuelles, plus profondes ou plus superficielles. Le nom de votre site est déjà parlant : des mots et des espaces. Alors, pourquoi ce titre ?
…
Zakane : Tout d’abord, j’aimerais vous remercier d’avoir prêté autant d’attention à la lecture de mon blog. Je me suis rendu compte en lisant toutes vos questions que vous y avez jeté plus qu’un œil, vous y avez entré les bras, la tête et les jambes me semble-t-il- pour ne pas dire tout le corps – !? Cela me touche d’autant plus que c’est la première fois que je me soumets à un tel interview. Venons-en donc au titre « des mots et des espaces ». En ce qui concerne les « mots » c’est évident, ils sont tels le cœur, le foie, les poumons, … les organes essentiels du site. Je considère les images associées comme une nécessité, un peu comme donnant une allure générale, presque un aspect physique, un visage. Quant au support, « Blogger », puisqu’il s’agit du logiciel que j’utilise, il pourrait correspondre à la charpente, l’ossature qui me permet de fixer dessus ce corps fictif mais bien visible puisqu’il s’agit d’une « matière » soumise au web. Tandis que les « espaces » représentent tout ce qui n’est pas physique – justement –, les idées, les pensées, les fantômes qui se baladent partout entre les lettres, entre le texte et l’image, entre l’écriture et sa réception par le lecteur. Je dois avouer tout de même que ce titre m’est apparu très vite, sans véritable réflexion de ma part et que je me suis plus soucié de la petite phrase en appendice « Où sommes-nous donc allés pour que le monde nous cherche autant ? » (- je souris -)
StudioNuit: Votre blog offre plusieurs manières de distribuer les textes à l’écran. Et même sur certains modes, comme celui intitulé Mosaïque par exemple, il annule quasiment toute trace de texte au premier regard : ne reste plus alors qu’à notre petit doigt pour, lui passant aux abords des images, lever quelques bouts de textes qui nous demeuraient, quelques secondes encore auparavant, tout à fait invisibles : « au corps tôt, au corps trop tôt », « mon fils comme les êtres », « la naissance du mot », « douter de l’atome », « (écrire c’est loin) »… D’où ma seconde question : parmi toutes les possibilités d’affichage mises à disposition par votre logiciel de publication, est-ce un choix de les avoir toutes conservées ? Sont-elles véritablement équivalentes pour vous et avez-vous un mode préféré ? Enfin, sous les intitulés proposés semble-t-il par le logiciel lui-même, concevez-vous d’autres termes ?
…
Zakane : J’avoue que je ne me suis guère intéressé aux diverses ressources offertes par le logiciel. Je voulais quelque chose de simple et la possibilité de diffuser rapidement sur la toile en me disant que je pourrais me plonger dedans plus tard – peut-être, mais je ne l’ai jamais fait par la suite –. En testant un peu j’ai considéré que chaque lecteur pourrait comme bon lui semble, choisir lui-même son mode d’affichage. Est-ce que beaucoup le font vraiment, je n’en sais trop rien, je pense même que le plus important n’est pas là. J’aime assez « carte », ce mode me permet d’aller rapidement retrouver ce que je cherche. Ce qui m’amène à ne pas vraiment répondre à la dernière partie de la question, je n’ai en effet aucune raison de concevoir d’autres termes sous les intitulés.
StudioNuit: Le mode d’affichage intitulé Instantané simule l’étalement d’un ensemble de photographies, de pseudo polaroïds dirait-on, sur une surface neutre et indéterminée ; quand on ouvre l’image, non seulement celle-ci s’agrandit (elle était donc tronquée) et, à la suite du titre qui gisait sous la photo, un nouveau texte apparaît. Plusieurs effets à cela.
Dans Petite Ode, le texte, légèrement décalé sur la gauche alors que la photo est centrée en hauteur, reconduit les yeux du lecteur directement vers l’image dont il semble vouloir effacer le cadre limité sur la page : « naître d’aucun bord », « traverser le détroit ». Dans Après la pause, même disposition, mais l’épais cadre noir de l’image qui coupe verticalement et horizontalement ce qui semble être des torsades végétales, est cette fois manifestement assumé par le texte :
« Quand commence
Ne sait quand fini
S’arrêter donc ».
Dans un cas, le texte cherche tant à délimiter l’image qui se trouve tout près de lui qu’il semble vouloir la traverser et comme nous faire sentir ce qui se tient plus loin qu’elle ; dans l’autre, il souligne et appuie si fort ses limites qu’il semble être lui-même figuré dans son interruption au sein du cadre : texte effiloché et durci dans un bois mort échoué sur le sable. Sur ces pages, donc, revient au texte le pouvoir discret mais certain de rythmer, délimiter, ouvrir, fermer, bref ponctuer la surface qui envahit l’écran pour un temps ; et en même temps, l’image s’approprie le rôle (ou propose de nouveaux) signes de ponctuation : celle des trois petits points ou du point final. D’où ma troisième question : cherchez-vous à maîtriser ou conduire la prolifération de sens induit par ces différentes dispositions texte-image ? Concevez-vous vos images comme des illustrations, des formes de contrastes, ou bien encore tout autrement ? L’espace (blanc) neutre du site-écran possède-t-il un sens pour vous à un moment dans votre écriture ?
…
Zakane : Encore une fois, tout ce que vous évoquez me montre que votre lecture des possibilités du blog dépasse de loin ma propre investigation technique – « et » « ou » symbolique –. Votre analyse me touche. Ce que je peux reconnaître c’est que je fais toujours très attention aux espaces entre l’image et le texte et entre le texte et les commentaires – très peu d’ailleurs sur ce blog –. S’il convient de parler de rythme c’est bien dans ces respirations blanches que je le cherche. Non pas qu’il faille séparer entièrement les éléments les uns des autres mais leur permettre d’être présents par eux-mêmes avant qu’un lien – ou pas – se fasse à la lecture et à la compréhension du lecteur-voyeur. Les images amènent leur propre sens, autant que le texte tend la main à nos imaginations, mais le lien existe même si cela ne saute pas toujours aux yeux. L’écran est une scène en quelque sorte et comme sur une scène nous y voyons différents acteurs évoluer – peut-être aussi vu comme éléments de décor ou accessoires –. Je fais de la mise en scène. (- je souris -)
StudioNuit : Dans un texte qui s’intitule La parole, après avoir loué la franche parole et porté l’oreille vers la prolifération des mots creux, vous finissez ainsi :
le geste franc de la parole
et la virgule
pour nous comprendre
Quel sens a pour vous cette virgule : d’abord dans la communication d’une parole et ensuite dans la compréhension que chacune peut espérer de l’autre ?
…
Zakane : C’est le silence qui parle. C’est ce moment souple et vertigineux où rien ne se dit mais qui nous amène à saisir l’espace d’un instant tout ce que contient l’autre dans la fugacité même de cet instant. Vous savez comme moi que dans un poème ce n’est pas uniquement le mot qui fait sens, c’est un ensemble « magique » de sons et de silences – de bruit et de fureur –. La ponctuation fait partie de ce tout, tout comme son absence d’ailleurs. La virgule est une petite indication, elle dévoile l’illusion – voile qui se soulève sous un petit vent bref –, elle représente l’illusion du monde à nos simples yeux de mortels en même temps que la possibilité de croire en cette illusion. Nous ne pouvons pas tout expliquer. Nous ne devons pas tout expliquer. (- je souris -) Nous savons que nous sommes des passants – sometimes happy, sometimes blue –, la virgule est comme une porte aux charnières bien graissées, elle ne fait pas de bruit, elle est « sage ». (- je souris encore -)
StudioNuit : Vous proposez un texte, un hommage apparemment, qui s’intitule La Ponctuation, Merde !, et qui sonne – c’est du moins ainsi que je l’ai entendu – comme un amical rappel à l’ordre. Ce texte qui ne présente ni point ni virgule mais qui demeure ponctué par des parenthèses et surtout par des blancs fait constamment référence à une sorte de silence éloquent et assourdissant : un silence qui crie et qui s’essouffle, qui sépare et qui lie. À partir de quel moment le texte que vous écrivez se détache-t-il de vous ? Prend-il son existence dans l’espace silencieux que vous lui avez réservé ou est-il déjà quasiment tout fait dans les gesticulations de votre langue, même réduite à une murmure inaudible ? En un mot, votre poésie prend-elle ses repères décisifs sur la page ou hors d’elle ? le site est-il un dépôt ou une surface d’émergence ? Et l’image, à quel moment intervient-elle ?
…
Zakane : C’est vrai, ce texte est une forme d’hommage que je rends à quelqu’un qui a été très proche, un musicien qui est parti à cause d’un cancer qui lui rongeait l’intérieur. Il s’en amusait en diffusant des messages intitulés : « Comment se porte mon crabe ! ». Jusqu’à la fin j’ai admiré sa force silencieuse et son humour dévastateur. Dans ce texte je parle du silence qu’il a laissé en moi et des silences, aussi, qui ponctuaient nos fêtes, nos concerts, nos rires, nos pleurs, nos paroles d’hommes assoiffés – autant d’alcool que d’amour et de paix –. Je trouve que vous en parlez très bien : « un silence qui crie et qui s’essouffle, qui sépare et qui lie » … Il se foutait de la ponctuation et ce n’était pas toujours simple de le lire. (- je souris -) Pour en revenir à l’idée du texte qui se détache de son auteur, je veux simplement dire que c’est immédiat. Dès que j’ai écrit le dernier mot, il ne m’appartient plus, il vit sa vie, il fait son chemin – et basta –. Je suis revenu à de très très rares occasions le revisiter simplement pour corriger une faute d’orthographe ou une faute de grammaire, petites facéties de mon écriture rapide, ou, mais c’est encore plus rare, à l’occasion d’une relecture pour une édition formalisée, une demande particulière. J’ai une écriture rapide, instinctive – peut-être après un long mûrissement au fin fond de ma caboche, je ne sais pas, ou je ne veux pas savoir –. Les seuls textes où je reviens sans cesse sur l’ouvrage, (- je souris -) avant de les abandonner à leur propre vie, sont mes chansons – je suis auteur-compositeur –. Sur le blog, j’écris le plus souvent directement avec le traitement de texte du serveur. Ce n’est qu’après que je l’archive. J’aime me confronter à toutes sortes de supports et je cherche le moindre bout de papier dans des endroits incongrus pour y noter des choses qui apparaissent soudainement. J’ai des carnets, des bouts de papiers, des cartons d’emballage de tablettes de chocolat. J’ai un joyeux bordel où les mots font l’amour. Beaucoup de ces mots, écris dans l’urgence, m’ont si bien abandonnés après leur écriture, que je ne les ai jamais retrouvés. (- je souris -). Je me nourris de tout. Je bois tout. Et l’image, parfois, peut être un déclencheur. C’est facile sur le net. J’adore la photo, le dessin, la peinture. Mais la plupart du temps l’image arrive après le texte. Il faut seulement que je trouve la conversation possible entre les deux. Ça peut prendre du temps.
StudioNuit : Dans Face à un écran noir, excusez-moi de faire part d’autant de délires diurnes, j’ai cru voir justement la surface (une des surfaces) sur lesquels vous semblez écrire, ou du moins, vous tentez, et pouvez parfois comme nous le faisons tous, de faire saillir des signes distincts dans un espace déjà abondamment lacéré, bariolé, entaillé : pouvez-vous nous décrire, nous éclairer un petit peu plus cette image et le lien qu’elle entretient avec le texte ? Est-elle l’étoffe des rêves dont vous parlez ?
…
Zakane : C’est un vieux texte. C’est le reflet d’une période sombre. Je ne pense pas que l’on écrive seulement dans le malheur, je ne suis pas un romantique – bien que certains le soutiennent –. L’image représente une fenêtre dont l’accès est difficile, des formes noires empêchent de s’en approcher. Le symbole est évident. L’image ici est une illustration implicite du texte. Les rêves vont au delà de l’image. Nos songes sont au delà de nos vies. Ils nous soutiennent – référence et révérence à Shakespeare –. Et comme le dit la fin du poème « et tout n’est pas fini », je garde au fond de moi un immense espoir … ne fut-ce qu’un rêve.
StudioNuit : Dans Je suis ici présenté par l’image d’une feuille manuscrite, l’écriture se nomme et se situe elle-même, ou plutôt annonce qu’elle se trouve au-delà de nos gorges et de nos ventres. La première ponctuation, évidente, inapparente, des livres est cette page qui rompt la lecture et qu’il faut sans cesse demander à la main de reprendre : si l’écriture est dans l’écart, dans la fragmentation, quel est pour vous, dans votre site ou ailleurs, l’espace minimal qui instaure cette coupure ?
…
Zakane : Là, je souris d’emblée ! La question ultime ! J’ai besoin de remplir mon verre. Parfois j’enrage, je souffre, je tempête, d’entendre parler de l’écriture, de la soupeser, de l’induire, de l’inclure, de l’analyser, de la disséquer, de mettre ses entrailles à l’air. Je ne suis pas un tortionnaire et j’essaye au possible de ne pas me torturer – mais j’ai, évidemment, mon « jardin des supplices » –. Mes bases sont simples, j’ai quitté les bancs de l’école à 16 ans mais j’ai peut-être eu la chance de rencontrer des êtres remarquables. J’ai rencontré des paroles, j’ai rencontré des livres mais toujours, toujours, avec des gestes humains les accompagnant, des caresses tendres, des rires maladroits, des travaux – aussi – à saccager le corps. Il y a un lien manifeste – ô la main ! – entre la page écrite et le mouvement du corps. J’écris avec mon corps. C’est lui qui m’a inlassablement distribué les cartes. L’espace est le mouvement du corps, l’espace est à prendre avec le corps, même à travers une plume ou un clavier. Le mouvement distille l’écart et ce mouvement est suite infinie de fragmentations. Comment répondre à la vie, à ses questions subtiles et stupides ? En engageant son corps éperdument ! … Et l’esprit vient avec ! Si nous ne bougeons pas, comment l’esprit pourrait-il le faire ?
J’ai eu grand plaisir à répondre à vos questions – comme on répond toujours de ses actes –. Je souffre parfois et c’est une évidence – comme nous tous – mais je n’ai pas de plaintes. Merci à vous, merci à cette main tendue pour élaguer mon arbre. En a-t-il vraiment besoin ? Moi, j’aime ses branches folles qui me frappent au visage – oui, mais seulement quand le vent est fort –. J’aime la tendresse de la vie, j’aime aussi ses saloperies sournoises. Que puis-je faire d’autre ? Je suis vivant et je rigole. (- là ! Je rigole franchement ! -)
Ainsi, à tout soudain !
¤
StudioNuit : Mais merci plutôt à vous d’avoir accepté d’être ainsi mis à la question et de vous en être sorti aussi largement indemne (là c’est moi qui souris). Merci encore d’avoir accepté cette dissémination.
Voici quelques années, cet homme qui approchait de la cinquantaine se présenta un jour chez ma tante et lui demanda si elle avait une chambre meublée. Il loua la mansarde située au dernier étage, sous les toits, ainsi que la petite chambre à coucher attenante. Peu de temps après, il revint chargé de deux valises ainsi que d’une grande caisse de livres et séjourna neuf ou dix mois chez nous. Il menait une existence discrète et solitaire, et si le voisinage de nos chambres n’avait occasionné nombre de rencontres fortuites dans les escaliers ou dans le corridor, nous n’aurions sans doute jamais fait connaissance. En effet, cet homme n’était point sociable ; il avait même atteint un degré d’insociabilité que je n’avais jusque-là observé chez personne. Comme il le disait parfois, c’était vraiment un loup des steppes ; un étranger, un être sauvage, mais aussi farouche, très farouche, venu d’un monde différent du mien.
(…)
Je sens brûler en moi un désir sauvage d’éprouver des sentiments intenses, des sensations ; une rage contre cette existence en demi-teinte, plate, uniforme et stérile ; une envie furieuse de détruire quelque chose, un grand magasin, par exemple, une cathédrale, ou moi-même ; une envie de commettre des actes absurdes et téméraires, d’arracher leur perruque à quelques idoles vénérées, de munir deux ou trois écoliers rebelles du billet tellement désiré qui leur permettrait de partir pour Hambourg, de séduire une petite jeune fille ou de tordre le cou à quelques représentants de l’ordre bourgeois. Car rien ne m’inspire un sentiment plus vif de haine, d’horreur et d’exécration que ce contentement, cette bonne santé, ce bien-être, cet optimisme irréprochable du bourgeois, cette volonté de faire prospérer généreusement le médiocre, le normal, le passable.
(…)
Au fond de son cœur, il était en effet persuadé (ou croyait l’être) que en vérité, il n’était nullement un homme, mais un loup venu de la steppe. Certaines personnes éclairées auraient pu discuter de la question et chercher à déterminer s’il était effectivement un animal. Peut-être avait-il un jour, avant sa naissance même, été ensorcelé et transformé de loup en homme ; peut-être la certitude d’incarner en vérité un loup constituait-elle un simple produit de son imagination, de sa folie. Il était possible, par exemple, que cet homme ait été un enfant sauvage, indocile et désordonné ; que les personnes chargées de son éducation aient cherché à détruire en lui l’animal indompté, faisant alors naître dans son esprit la conviction qu’il était vraiment cette bête dissimulée derrière un mince vernis de discipline et d’humanité.
(…)
Tout à coup, une pancarte lumineuse m’aveugla :
Dressage miraculeux du Loup des steppes
Cette inscription éveilla en moi toutes sortes de sentiments, toutes sortes de craintes et d’obsessions qui remontaient à mon existence ancienne, à une réalité oubliée et qui serrèrent douloureusement mon cœur. J’ouvris la porte d’une main tremblante et me retrouvai dans une baraque de foire. Une grille de fer me séparait d’une scène de fortune. J’aperçus sur celle-ci un dompteur, un homme qui avait un peu l’air d’un charlatan et d’un prétentieux. En dépit de ses moustaches imposantes, de ses biceps puissants et de son costume de cirque trop voyant, il me ressemblait de manière perfide et parfaitement détestable. Cet homme fort tenait en laisse comme un chien (spectacle ô combien pitoyable !) un loup imposant et beau dont le corps était cependant affreusement amaigri et le regard craintif, tel celui d’un esclave. Il était aussi répugnant qu’excitant, aussi odieux que secrètement plaisant de voir ce dompteur brutal faire exécuter à l’animal sauvage et noble, mais si honteusement obéissant, une série de tours et d’exercices sensationnels.
L’homme, mon maudit double caricatural, avait en vérité apprivoisé son loup de manière prodigieuse. Celui-ci obéissait scrupuleusement à chaque ordre, régissait comme un chien à chaque appel et à chaque claquement de fouet. Il s’agenouilla, fit le mort, se dressa sur ses pattes arrière, porta avec docilité et gentillesse dans sa gueule une miche de pain, un morceau de viande, un petit panier. Il dut même ramasser le fouet que le dompteur avait fait tomber par terre et le lui rapporta entre ses dents en frétillant de la queue avec une servilité insupportable. On présenta au loup un lapin, puis un agneau blanc. Certes, il montra les dents et se mit à saliver avec une frémissement de convoitise, mais il ne toucha à aucune des bêtes. Celles-ci étaient tapies, toutes tremblantes, contre le sol. Au commandement, il fit un bond élégant au-dessus d’elles, vint même se placer entre le lapin et l’agneau, posa ses pattes de devant sur leur dos et tous trois formèrent ainsi un tableau de famille attendrissant. Pour finir, il mangea une tablette de chocolat dans la main de l’homme. C’était un supplice de voir quel degré fantastique de reniement de sa propre nature le loup avait atteint. Je sentais mes cheveux se dresser sur la tête.
Cependant, lors de la deuxième partie de la représentation, le spectateur tourmenté et le loup lui-même furent dédommagés de ce supplice. Après la présentation de ce numéro raffiné de dressage, après que le dompteur triomphant se fut incliné avec un aimable sourire au-dessus du groupe formé par l’agneau et le loup, les rôles se trouvèrent inversés. Le dompteur ressemblant à Harry déposa tout à coup son fouet aux pieds du loup en s’inclinant profondément devant lui et se mit à trembler, à se recroqueviller sur lui-même, à paraître aussi misérable que l’animal quelques minutes auparavant. De son côté, le loup se léchait les babines en riant. Il n’y avait aucune trace en lui de crispation et d’hypocrisie. Son regard brillait. Tout son corps se redressa et reprit son plein éclat en retrouvant l’état sauvage.
À présent, le loup donnait les ordres et l’homme devait obéir. Au commandement, celui-ci s’agenouilla, fit le loup en laissant pendre sa langue et arracha avec ses dents plombées les habits qu’il portait sur lui. Suivant les ordres du dompteur d’hommes, il avança sur deux jambes, puis à quatre pattes ; il fit le beau, puis le mort, promena le loup sur son dos, lui rapporta le fouet. Plein de servilité et d’adresse, il répondait avec fantaisie à chaque humiliation et à chaque perversion. Une ravissant jeune fille apparut sur la scène. Elle s’approcha de l’homme apprivoisé, caressa son menton, frotta sa joue contre la sienne, mais il resta à quatre pattes, demeura une bête. Il secoua la tête et se mit à montrer les dents à la belle, de manière si menaçante et féroce qu’elle prit la fuite. On lui présenta du chocolat qu’il renifla et repoussa dédaigneusement. Finalement, on ramena l’agneau blanc et le lapin gras au pelage tacheté. Alors ce fut un plaisir de voir l’homme docile mettre toute son énergie pour imiter le loup à la perfection. Il attrapa les petits animaux avec ses doigts et ses dents, arracha des morceaux de leur pelage et de leur corps, mâcha en ricanant leur chair vivante et, fermant les yeux de plaisir, s’enivra avec avidité de leur sang tout chaud.
(…)
Frappé par une terreur mortelle, je me mis à courir dans le couloir en passant devant toutes les portes et me retrouvai brutalement face à l’immense miroir. Je m’y regardais et aperçus alors, aussi grand que moi, un immense loup magnifique. Il se tenait immobile. Dans ses yeux inquiets brillait une lueur sauvage. Il me fit un clin d’œil malicieux, rit légèrement, si bien que ses babines se desserrèrent un instant et me permirent d’entrevoir sa langue rouge.
(…)
Je regardai une nouvelle fois dans le miroir. En fait, j’avais eu un moment de folie ; il n’y avait pas de loup se léchant les babines derrière l’immense surface de la glace. Il n’y avait que moi, Harry.
1975, salle de l’Other End, à New York, Patti donne un concert avec son groupe au complet. L’ambiance est électrique. Bob Dylan est dans la foule. « Cette soirée m’est apparue comme une initiation, où je devais devenir pleinement moi-même en présence de celui que j’avais pris pour modèle », écrit-elle dans Just Kids.
La scène se renverse : la groupie, la gratte-papiers qui cherchait les interviews, se retrouve ce soir les deux pieds, les deux mains, sur les planches pendant que l’idole secrète brille de son éclat noir. Seule contrainte qui filtre dans l’air venue de sa bouche muette : ne pas me ressembler mais être soi-même. Se courber sur soi et tenir, retenir, quelques heures le peu que l’on est – fulgurances dont on est à la fois le seul support et le seul témoin.
Troisième ou quatrième génération de rockers (avec quoi on compte le temps dans ce genre de mouvements, n’y a même pas de manifestes, de simulacres de révolution, pour scander le temps ?) à monter à l’assaut de la scène : Lemmy le roadie et Patti la groupie. Le rock devient un milieu dans lequel ceux qui font tourner le spectacle trouvent la force, l’occasion, l’accès, ou la faiblesse aussi, de briller à leur tour. La scène, alors, s’ouvre à l’arrière : le rock sort des backstage.
Je ne sais, alors, si la scène communique encore avec le labyrinthe branlant de la foule, celui d’où n’importe qui, la rage au ventre et le désir dans la gorge, pouvait sortir ; ou si ces nouvelles figures de rockers, qui viennent de l’entourage immédiat de la scène, ne montrent-il pas qu’une porte vient de se fermer ? La route est-elle devenue si longue qu’il faut maintenant-lentement s’approcher ? Transporter et installer le matos ou recueillir quelques bribes de paroles ? Entre les fans et les groupes, n’y aurait-il plus d’espace pour personne ?
À mesure que les grattements s’aggravent de l’autre côté, que l’on taille dans le mur par nuée de crépitements aigus, émaillés parfois de cris rauques, d’exclamations disloquées, mes yeux tranquillement installés derrière leurs paupières achèvent de se recourber – des yeux d’enfant qui dans le vacarme parviennent à s’endormir : là, sous ces voûtes orbitales que personne ne contemple sinon eux, dans la nuit abritée de leur crâne – vaste grotte au pied de montagnes que les ours ne fréquentent même plus, qui accueille des oiseaux aux longues capes, ailes osseuses faites d’un cuir brun et poisseux, vampires éveillés par le blanc soudain total de ces yeux révulsés. Là s’installe pour de bon l’aube de la nuit. Où on n’entend plus rien (sinon les facéties) de ces signaux ailés dont les chasses nocturnes envoient leurs échos mourir sur la peau humide des globes oculaires : nuit blanche sur la face intérieure.
J’entends les rêves du dehors s’infiltrer au travers des paupières.
La parade nocturne des songes.
Que je sais tendre et fixer prestement le décor.
D’une imagerie ancienne.
L’image d’une épaisse pointe de métal qui râpe l’épiderme plus qu’elle ne le déchire (plus qu’il ne voudrait qu’elle ne le déchire). Et de longues traînées rougeoyantes qui balafrent le bras, superficielles mais suffisantes pour qu’on les remarque, pour sentir quelque chose en soi qui s’inscrive, qui fasse converger les sillons timides du temps. Faire du réel qui s’enfuit la pointe la plus acérée de visions qui s’étiolent : les morsures du froid qui s’abattent cruelles sur les peaux dévêtues des camarades enchaînés avec toi à l’hiver ; les jambes des filles, pour la première fois qui s’épilent, qu’on dérobe doucement du regard ; les éraflures sur le visage et les mains de ceux qui fin de semaine, déjà, peinent au chagrin, leur enfance gaillarde ridée de soleil et de gel ; les reins cisaillées de brûlures d’un voisin de classe assis devant toi et cette façon souveraine qu’il a de supporter l’inconfort du dossier ; les premières coupures maladroitement dérapées à l’embouchure des lèvres tout juste rougies des jeunes femmes ; et puis la fêlure de ta propre silhouette, hésitant d’allure, masculin, féminin, baignant l’atmosphère des cours d’un teint de lune gercée.
Des balafres de nuit fissurent continûment le sommeil.
Lui s’enfonce plus loin, délaissant le jour, délaissant sa chaleur.
Tandis qu’autour des pupilles, le cirque gagne.
Que sur la rétine s’aveuglent des mouvements volontaires. S’ouvrir de nouveaux orifices à coups de compas d’écolier. En faire sortir les images, en laisser d’autres rentrer. Taillader, taillader, taillader. Les doigts tremblants, le regard penché, un vœu de symétrie comme seule idée : les premières coupures au bord du lit sans même tenter d’en faire saigner la victoire, sentir de son bras l’écorce souple conquise à l’acier, devenir l’éléphant aux mille peaux étoffées jusqu’aux muscles, où bat le sang palpitant, si loin, si loin encore, de la pointe de ferraille, qui taille et retaille…
Taille, taillades, taillader
Je sens ses paupières (les miennes) s’agiter.
Lutter au plus fort de sa peur contre ce qui ne va pas manquer de descendre dans la cage déjà ouverte du cerveau : un rêve qui prend forme dans le corps, qui s’avance toujours plus loin sous la surface, loin des grottes où la maraude continue de battre son plein, d’où les bêtes se sont déjà échappées, plus fabuleuses les unes que les autres, s’éparpillant là où des ombres de vie tentent de se soustraire à la lumière de leurs crocs, de leur griffes, de leurs becs. Scalpels étincelants.
Et plus les marques timides du compas se propagent et s’étirent, repassant et dessinant chaque recoin de cette carcasse immobile, plus s’estompe l’effet qu’il en est le support – que j’en suis l’organe supplicié. Sa forme générale d’abord, animale et sexuée, programmée de longue date au croisement de plusieurs lignées ; ses contours individuels, ensuite, sculptés surtout des substances que son appétit prend et rejette ; puis ses éphémères profils, qui passent à toute heure, et qui ne contiennent rien sinon ce qui va suivre qu’ils ne retiennent même pas : toutes ces insaisissables lignes affleurent peu à peu sur la peau. Dénouée(s), hachurée(s), dévoyée(s). De la pointe vagabonde et féroce du compas se creusent et se soulèvent dans le corps des rides qui jamais n’entament aussi haut.
Aussi haut dans les étages de la peau.
Où sur le faîte un atlas se déploie, se déchire.
Qui une à une libère les courbes anatomiques des volumes inégaux de ce corps, hérissant la chair pour y faire pénétrer d’autres matières, autres trames : de ce qui fut son bras gauche – tant à cette heure de la nuit sa silhouette conserve encore quelque symétrie de fortune – sortent des os jaunis et noircis comme ceux qui s’abandonnent au coin d’un foyer après avoir été nettoyés de leurs muscles, des os formant une ramure en tout point opposée à celle qu’aurait présentée une nature végétale : pas d’axe central mais un développement parallèle et accidenté de tiges aux pointes aiguisées, aux brusques torsions, une ossature qu’on n’aurait même peine à croire d’ornement tant sa laideur macabre flamboyait pleinement ; de ce qui fut le rebond avancé de son abdomen s’étirait par moments des humeurs consistantes qui se dévidaient d’on ne sait où et s’accumulaient sur le sol, couche après couche, pliées sur elles-mêmes, sans rupture, terreau de passions ; et le reste à l’avenant sans ordre, ni surprise : l’organisme tout entier dominé par des ailes de cuir tournoyant en surplomb autour des entrailles, sa physionomie bientôt qui s’efface, présentant un être non pas monstrueux – car sans organisme ceux-ci ne peuvent vivre – mais tout simplement trop fantasque. Invivable à un point que la vie d’un seul corps ne pourrait en souffrir. De l’esprit comme un corps en instance de raison.
D’un coup de pouce, ou du sort, d’un coup de dent, d’un coup de sang, instillé à la pointe d’un compas d’enfant. Jusqu’à ce que l’ancienne découpe, chairs meurtries par les fauves, venus de partout, du dedans, du dehors, lâche enfin : peau trouée, tissus dénoués, cellules ouvertes, aucune plainte cependant pour s’élancer des profondeurs du sommeil. Quelques larmes à peine.
Protégées de l’hiver qui attend.
Le pelage épaissi de soleil.
Divagant à découvert dans les champs.
J’entends de puissants hurlements monter continuellement du sommeil. Personne autour qui ne s’en éveille. Tout ceci se passe au-delà d’un mur dont les brèches à présent sont légions. Quelque part au milieu de ce mur deux trous fins en réservent le passage à la vue, s’écoule de chacun d’eux un petit ruisseau de lymphe ou de sang.
On dresse des cartes, à la Renaissance, parsemées de figures : bêtes endémiques, fières citadelles, épisodes d’actions mémorables, bosquets d’arbres ou reliefs rocheux émaillent la surface du monde de spectacles issus de paysages plus vastes mais demeurant invisibles. Même le célèbre atlas d’Ortelius, le Theatrum Orbis Terrarum, réputé pour avoir fourni l’une des premières géographies valables du monde, distribue dans ses espaces blancs – certes au compte-gouttes mais quand même – ce genre d’aperçu subitement local. Si les figures déposées sur l’image de la Terre quittent peu à peu leur statut allégorique, elles n’en deviennent pas pour autant de purs et simples ornements. Leur position fait toujours signe sur la carte : elles occupent les blancs.
On a longtemps répété que la nature avait horreur du vide, façon de rappeler qu’un espace n’était jamais exempt de matière, qu’il était toujours plein de quelque chose, quoi que cela puisse être, et qu’ainsi les cartographes ne pouvaient pas manquer de partager ce dégoût spontané envers le néant. Laisser un blanc sur une carte, c’était donc, à regret, dessiner les limites de son savoir et de son empire éventuel ; c’était aussi, et bien imprudemment, ouvrir un espace de conquête aussi bien à soi qu’à ses pressants rivaux ; donnant ainsi par avance, au plus rapide de ces conquistadors, un droit de premier occupant. Laisser un vide apparaître, c’était tout simplement faire rentrer l’Histoire dans la carte, en peindre l’envers à l’endroit. Or, on voit plus volontiers, aujourd’hui, que ces géographes, et ceux qui gardaient le monde sous leurs yeux à travers leurs images, s’ils peignaient ces blancs sous l’aspect d’un monde plein, riche de choses singulières et remarquables à voir, promesses de fortune et incitations au départ, masquaient moins les lacunes de leur connaissance qu’ils en manifestaient au contraire les contours et les plans. Ces vues d’hommes qui s’avancent et vous regardent, ces vues de singes qui montent aux arbres, de villes qui voient flotter au-dessus d’elles leurs longues bannières, surgissent en effet d’une échelle inférieure à celle qui domine et qui guide encore le tracé de la carte.
À la Renaissance, le globe terrestre, plein à craquer des trésors que rapportaient les voyageurs, se déchirait, du moins, s’ouvrait facilement par endroits : tout un infra-monde de merveilles se hissait au niveau de la carte, les échelles n’étaient pas aussi strictement séparées qu’elles le seront plus tard. Ainsi, sous leur platitude apparente, les cartes des cosmographes comprenaient en fait de nombreux décrochages de plan, des ruptures abruptes, tout un relief de surface. Approchant des limites de ses connaissances, parvenu au seuil du blanc espacement qui se découvre au bord des courbes et des lignes qu’il vient de tracer, le géographe n’hésitait pas à s’en remettre aux vues plus étroites des voyageurs d’où il tirait ses informations, et, d’un palmier ou d’une tente peinte, il pouvait ainsi déposer sur sa carte les repères topographiques qu’eux-mêmes dressaient sur le terrain, les adressant en même temps aux prochains qui suivraient. Ainsi, les cartographes pouvaient bien être enlumineurs – l’image par excellence des temps féodaux – les figures singulières qui étoilaient la surface du globe n’étaient pas pour autant de purs ornements symboliques : elles servaient au contraire de marques visuelles (spécimen, portrait-type, aperçu de paysage). Depuis plusieurs siècles, les navigateurs se guidaient et se repéraient grâce au ciel – ils utilisaient des instruments et des techniques mobilisant connaissances mathématiques et astronomiques – mais ils déposaient également sur la terre, et dans les livres qu’ils remplissaient, les signes propres à reconnaître et repérer les sites de leurs passages. Un animal étrange, un arbre à la forme inconnue, une coutume inusitée ou un relief évocateur, constituaient autant de repères triviaux – mais assez marquants pour attirer le regard – à même de permettre à chacun de retrouver et de reconnaître ces lieux encore sans image et sans carte : utopies topographiées mais encore en suspens.
Mettre ainsi différentes échelles sur le même plan, au lieu de laisser les lacunes dentelées du savoir mordre la carte, était une caractéristique de cette science si singulière qui se pratiquait à la Renaissance : la Cosmographie. Sur les tables de son savoir, en effet, communiquaient encore, mais plus pour très longtemps, topographie (ou chorographie), géographie et astronomie (et même astrologie pour certains). La terre s’englobait vue du ciel mais le terrain se hissait encore, parfois, jusqu’à la surface du globe.
Chaque objet autour duquel on peut se déplacer librement montre qu’il n’est pas isotrope, humainement parlant : toutes ses faces ne se tournent pas vers nous avec la même vigueur. Et peut-être en est-il ainsi, déjà, dans les laboratoires scientifiques, la matière s’avère au chercheur elle aussi diversement orientée. La prendre sous certains angles vous conduit parfois au bout d’une impasse. Essayer de force de la recomposer vous conduit à des monstruosités. D’où vient alors cette « anisotropie », cette « hétérotropie » des choses les plus ordinaires ?
Du moment qu’une chose quelconque passe dans l’orbite du langage, devient objet de discours – même innommée en tant que telle, même perdue dans un ensemble plus général – ses différents aspects deviennent inégaux au regard. Toujours un aspect est privilégié vis-à-vis des autres, toujours un aspect est mis en avant ; au point que même le plus apparent finit lui aussi par devenir invisible : toujours dépassé dès que croisé, plus supposé que véritablement remarqué, bientôt premier jalon inaperçu du chemin familier qu’emprunte le regard. Face invisible qui toujours le précède et lui garde le chemin ouvert. Poste avancé.
Être dit, c’est ainsi non seulement se montrer inégal, du moins diffèrent suivant les flancs par où l’on est désigné, mais peut-être aussi présenter un côté, une face, que l’on ne se connaissait pas jusque-là et que l’on ne se reconnaîtra peut-être même jamais. Imaginons les discours tenus sur nous (et ce dès l’enfance) capables de rendre incommensurables les différents aspects que l’on nous prête, que l’on se donne, nous obligeant ainsi à forger ou trouver des images à même de nous redonner une continuité attendue ou évanouie – une approximation de visage. Un visage masque toujours assez mal ses contours et ses coutures d’arlequin : dévoré, recraché par une bête qui se nomme langue maternelle. La bouche est coupure, la langue piqûre, l’haleine écorchure, même au plus fort des mots doux : Words can only do harm.
Je poursuis ce langage qui, ni solitairement impressionniste, ni purement technique ou même exclusivement historique, permettrait de rendre compte de l’expérience que constitue la musique rock.
Car s’il est important – pour jeter cette musique, et d’autres, dans le grand bain des expériences esthétiques du siècle – de pouvoir en parler avec autant de rigueur, de richesse, de plaisir, qu’on le fait déjà avec les musiques savantes ou improvisées, il reste également à ne pas fuir l’examen de cette expérience en se reportant seulement à ce qui tombe hors de l’audible : je pense aux circonstances biographiques ou sociales qui accompagnent l’émission et la réception de cette musique aussi bien qu’à l’étude des seules paroles. C’est pour cela que, tout en reconnaissant la valeur des thèses philosophiques de Roger Pouivet sur la nature essentiellement discographique du rock, je préfère ouvrir le champ de mes investigations au-delà du seul rapport de la musique à son enregistrement et considérer le rock dans les rapports sonores qu’il établit avec ce qui apparaît pourtant, au premier abord, comme étant extra-musical : rapports entre scène et studio, cri et chant, bruit et musique, image et son, etc. Ce qu’il y a ainsi d’important dans le rock’n’roll et les genres musicaux qui viendront à sa suite est moins ce redoublement sur soi que permet la technique d’enregistrement, et qui fait parfois œuvre, que l’expérience sensible, plurielle, qui s’ouvre au travers de leur existence. Musiques qui se font voir aussi bien qu’entendre. Musiques spontanément audio-visuelles.
J’imagine, de toute l’étendue de mon ignorance, que les archétypes de Jung, d’une manière analogue aux complexes freudiens, prolongent, dans l’ordre de la mémoire et de la culture, la thèse darwinienne selon laquelle l’unité de type que manifestent les espèces, le plan anatomique à partir duquel les organismes semblent édifiés, trahit la morphologie primitive des ancêtres dont les vivants actuels sont les lointains descendants. Passivement conservés par le jeu d’un héritage, similaire ou analogue à celui de l’hérédité, les archétypes jungiens rassembleraient peut-être alors le témoignage immémorial de la naissance de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’épreuve que connaît chaque petit d’homme en naissant à lui-même et aux autres, à la fois au creux et au cœur de cette identité. Et une rapide lecture semble confirmer que la théorie de Jung s’engage bien dans cette voie-là.
On pourrait donc envisager, tout aussi simplement que l’a fait la psychanalyse, l’ensemble des traits de sauvagerie – qui se laissent si facilement repérer dans l’histoire occidentale : en certains sites (forêts profondes, sommet des montagnes, îles perdues…), chez certains êtres (plantes rebelles, fauves indomptables, hommes isolés, naufragés ou cruels…), dans certains actes aussi (comme manger de la chair crue, se vêtir de rien ou de peaux de bêtes, assaillir l’objet de son désir, tailler autrui en pièces…) – comme une caractéristique originaire de l’être humain ou, du moins, pour corriger une interprétation déjà trop universalisante, uniquement de l’homme occidental. La sauvagerie alors, pourrait-on dire, appartiendrait en propre à l’Occident et qualifierait peut-être un de ses espaces fondamentaux. Il n’y aura plus ensuite qu’à écarter toute vision essentialiste de la sauvagerie en déclarant que bien loin de ressembler à une sorte de nature primitive et invariable, elle constitue au contraire un moment capital de son histoire : temps qui ne serait jamais tout à fait passé, qui fonctionnerait plutôt à la façon d’un seuil perpétuel que l’Occident aurait sans cesse à franchir, temps dans lequel il lui faudrait toujours à nouveau repasser ; principe d’une périodicité parmi d’autres de son histoire qui n’imposerait pas tant un perpétuel retour à l’origine, au point de départ de son histoire, qu’un passage récurrent au sein du même battement irrégulier entre ouverture et fermeture de l’espace et du temps : cercle dans lequel non seulement une mémoire deviendrait possible mais également son incessant renouvellement, si bien que la sauvagerie serait moins derrière nous, s’éloignant, que revenant plutôt vers nous perpétuellement (nous retournons moins dans les bois que ceux-ci ne font retour vers nous, assez régulièrement). Ainsi, la sauvagerie présente déjà, si l’on croit les hellénistes, chez les Grecs ne serait devenue fondamentale pour l’Occident (mais les Grecs étaient-ils des occidentaux ? Ne fallut-il pas attendre Rome et son empire pour qu’une telle aire culturelle et politique, une telle cosmopolitie, se mette en place ?) qu’à un certain moment de son histoire. Aurait-elle pu prendre cette place si « basique », si superficielle, dans notre culture, sol premier de nos existences, si les royaumes barbares européens autour de l’an mil n’avaient pas établis de forêts sur leurs terres ? La sauvagerie aurait-elle pris un tour si politique dans notre histoire (trait manifeste de l’émeute, critique de la civilisation, poche anti-étatique, forme de rupture du lien social etc.) si ces même rois n’avaient pas rapproché leurs palais, leur cour, de leurs réserves de chasses ?
Il n’y aurait donc rien d’étonnant, dans la mesure où nos vies sont toujours dominées (abritées, recouvertes et subjuguées) par des ensembles cosmopolitiques issus de ces anciennes formations de souveraineté, de retrouver encore aujourd’hui cet espace isolé, clos, obscur, dangereux, au sein des différentes structures de l’espace occidental. Sauf que l’archéologie et la généalogie de la sauvagerie ne peuvent être menées, comme le supposait Jung, selon les mêmes principes qui règlent la sédimentation géologique et l’hérédité biologique : l’histoire n’est pas l’évolution et le temps qui domine l’expérience de la sauvagerie est plus riche en ruptures, en actions, que l’on ne le croit.
Pour preuve le fait que depuis le XIXe siècle, nous maintenons activement ouverte cette dimension sauvage dans nos parcs naturels et autres zones protégées. Et même quelques décades avant cela, dans les jardins dits à l’anglaise, les plus riches d’entre nous se façonnaient déjà un espace de sauvagerie à proximité de leur demeure. Aussi, la sauvagerie, entendez cet espace-temps singulier qui s’ouvre parfois dans le monde et dans lequel nous repérons tout un ensemble de lieux, de temps, d’êtres et d’actes, cette dimension donc, n’est-elle pas restée ouverte d’elle-même, passivement, par le jeu d’une simple rémanence, ou insistant à la manière d’une trace. Bien sûr, on met généralement l’accent sur les menaces de disparition qui pèsent sur la sauvagerie (ses lieux et ses habitants) tout en souhaitant, dans le même temps, réduire à néant les actes qui la trahissent ou la révèlent (les fameux crimes sanguinaires qui émaillent les propos de la presse), mais c’est toujours une façon d’admettre, implicitement, à quel point demeure provisoire, voire éphémère, l’accès à cette expérience. On mesure alors, du même coup, les nombreux efforts qui s’avèrent nécessaires pour instituer dans une culture la tenue d’un tel événement. Aussi l’artificielle présence dans laquelle, depuis au moins le XIXe siècle, nous maintenons la sauvagerie au sein des territoires étatiques a sans doute conduit cette dernière à changer de position dans notre culture. Hier encore, sol originel sur lequel s’élevaient les civilisations, elle est progressivement devenu ce champ de ruines que nous maintenons debout coûte que coûte (forêts replantées, populations animales régénérées et réimplantées, sociétés humaines protégées, etc.). Sol premier peut-être encore, mais plutôt celui de la tombe, celui qui de tous temps nous aura précédés.
Ce ne serait pas tout à fait encore cela, pourtant, envisager la sauvagerie d’un point de vue de part en part historique. Car la lutte contre les facteurs qui menacent l’intégrité du phénomène sauvage (lutte contre le braconnage, la déforestation, l’urbanisation galopante, la pollution, etc.) n’est pas un acte second par lequel on maintiendrait ouvert un espace qui le serait déjà de lui-même, il est au contraire celui par lequel on le perce dans l’épaisseur du monde. Regarder la sauvagerie comme un phénomène toujours-déjà en passe de disparaître et agir en conséquence n’est pas le fruit d’un constat objectif, ni même l’expression d’une angoisse collective, c’est la temporalité même dans laquelle la sauvagerie s’est fait jour dans notre histoire, histoire qui la voue d’emblée au crépuscule, au retrait, à l’effacement lent ou imminent. Espace isolé, espace nu, espace de violence, espace labyrinthique aussi, la sauvagerie se déploie dans cette temporalité singulière qui la met constamment au bord de la disparition. Dès l’afforestation des bois mérovingiens, aux peuples modernes s’éteignant un à un sur la planète, en passant, par exemple, par la corruption qui ne manquait pas d’affecter les populations abordées par les Européens – thème récurrent des Lumières –, l’histoire de la sauvagerie n’a cessé de s’écrire dans le sens de sa nuit prochaine. La perception des êtres sauvages est irrémédiablement tournée vers leur fuite. D’autres efforts sont et seront nécessaires pour en voir et en décrire d’autres aspects (à commencer par ce tableau qui demeure en attente d’un regard plus poussé)
Aussi le retour du sauvage que l’on proclame aujourd’hui ne fera probablement pas date s’il est seulement l’annonce d’un arrêt, d’un suspens momentané, ou même du contrebalancement de ce lent et long crépuscule dans lequel s’est fait jour l’espace sauvage. Il me semble qu’aujourd’hui, pourtant, d’autres tendances, d’autres manifestations sauvages, plus discrètes sans doute, apparaissent néanmoins, modifiant ainsi notre expérience. Car si, depuis une bonne vingtaine d’années déjà, quelque chose de la sauvagerie fait retour en Occident, c’est surtout cette « révélation » de son caractère proprement occidental. L’anthropologie en a fini, provisoirement du moins, avec son exotisme, son altérité lointaine et mystérieuse, voire insondable. Le sauvage est maintenant rapatrié vers sa terre d’origine (bien qu’il ait essaimé sur toute la planète au gré des colonisations) et reçu désormais comme une des dimensions les plus singulières de son espace natal. Pendant des siècles, où qu’il se soit trouvé sur le globe, la sauvagerie fut une des voies les plus usitées pour percevoir le monde chez l’homme occidental, c’est maintenant lui-même qui s’ignore ou se contemple à travers ce qui est devenu pour lui un singulier miroir. La sauvagerie définit un espace proprement occidental.
Les Pink Floyd, ou plutôt The Tea Set – leur nom de scène à ce moment n’est pas encore définitif – donnent leur second concert à l’université d’Essex en mars 1966. Ils y jouent pendant qu’un film passe sur scène : derrière eux et, en même temps, au travers. Leur son gronde entre projecteur et écran. Verticalité initiale du plateau sur lequel ils se dressent. Frontalité barbouillée, dédoublée, éclatée, de leurs apparences. L’important, pour eux, ne fut peut-être pas de monter sur les planches mais plutôt de faire face, de répondre, à tant d’éclats lumineux. Leur problème : comment éblouir de musique, amplifier le son de lumière ?
Les Pink Floyd ont d’emblée donné beaucoup plus que des spectacles son et lumière si bien que leurs concerts peuvent être considérés comme de véritables événements cinématographiques. Et ce rapport au cinéma – approche, entrelacs, heurt ? – n’a jamais cessé durant leur carrière : des premières répétitions dans leur appartement commun, des bandes originales qu’ils ont composées ou refusées d’écrire, de The Wall jusqu’au mal aimé The Final Cut, le film est demeuré un élément crucial de leur composition musicale. D’où les nombreuses questions que cette constance pose : quel est le rapport de leur musique aux images mises en lumière ? Comment décrire ces relations ? Ces images sont-elles le préalable absolu, l’environnement minimal, la condition nécessaire pour que leur musique se déploie et passe sur scène ? Est-ce que la musique des Floyd se joue forcément à proximité, au milieu ou au-devant d’un ensemble d’images ? Et si l’on radicalise encore la question, si on entend dans cette présence du film une question posée à la musique elle-même, peut-on aller jusqu’à se demander si leur musique est véritablement toujours et purement sonore ? La musique, ou peut-être seulement le rock, ou bien une large partie des musiques du XXe siècle, n’implique-t-elle pas tout autre chose que du son « pour » se faire entendre : geste, image, espace, mouvement ? Et même en restant au plus près du son, ne faut-il pas faire silence, ou à l’inverse faire du bruit, pour finir par entendre quelque chose de musical ? Quels gestes, quelles postures, quelles paroles aménagent alors le lieu et les voies par lesquels la musique vient à sonner « pour » elle-même et du même coup résonner tout autour ? Et pourquoi pas, pour imaginer répondre ne serait-ce que du bout des lèvres à toutes ces interrogations, s’intéresser à la façon dont les musiciens figurent sur scène, à la façon dont ils s’avancent vers la lumière, dont ils demeurent sous ses feux et comment ils s’y brûlent, s’y réfléchissent ou s’y éteignent. Lumière qu’on ne prendra pas seulement dans sa dimension physique mais dans toute la diversité de ses provenances et de ses relais : spots, projecteurs, boule à facettes ou clinquant des guitares (avec même pour certains, comme Bolan, Kiss, Roxy Music, Bowie mais pas pour le Floyd on le « verra », le costume à paillettes) mais aussi bien les galaxies de flashs crépitants, l’aplat auréolé des posters, et tous ces regards qui, devant les musiciens ou leurs disques, brillent et pétillent d’admiration. Car le désir de célébrité, la recherche de gloire, de rayonnement interplanétaire, n’est pas un fait secondaire, ni même extérieur, à la pratique de ces musiques dites populaires. Il manifeste au contraire, et ce en raison même de leur mode de production et de consommation techniquement médiatisés, combien ces musiques sont vouées à s’étendre et se propager, autrement dit écoutées (et pour les musiciens admirés) par masses entières. S’exposer aux feux croisés des regards – à la différence significative de la Techno par exemple – fait donc partie intrinsèque de l’aventure du rock’n’roll. Or Pink Floyd, groupe pour le moins renommé, a porté plus que tout autre ces problèmes dans l’expression de sa musique rock. Jetez une oreille et vous verrez Shine on You Crazy Diamond.
C’est donc entre son et lumière, film et concert, dans l’intervalle où depuis le début croise leur musique qu’il faut jeter un œil pour saisir ces rapports de facture audio-visuelle. En voici quelques témoignages, et parmi les premiers :
Samedi 15 octobre 1966, concert au Roundhouse de Londres : « L’obscurité, uniquement des éclats de lumière, des gens masqués, des filles à moitié nues. D’autres gens se demandant quel truc infernal se déroulait. Fumée de marijuana. De temps en temps le bruit d’une bouteille qui se casse. Les Pink Floyd, groupe pop psychédélique, faisaient des trucs bizarres en accord avec l’événement, avec leurs effets Larsen effrayants, les diapositives projetées sur leur peau – avec des gouttes de peinture sur les diapos pour produire des effets de texture extraterrestres ou préhistoriques – et des éclats de projecteurs sur eux au rythme des pulsations de la batterie…» (Pink Floyd, Glenn Povey, issu du premier numéro de l’International Times, p. 49)
Un mois plus tard, ou presque, on lit dans The Kentish Times : « Éclats de lumière, projection de diapositives, fracas sonore retentissant et encens composaient l’essentiel du concert que le groupe psychédélique Pink Floyd a donné samedi à l’école technique de Canterbury. Sensation purement physique, la musique psychédélique vous donne la chair de poule ou vous laisse froid. Il faut le voir et non l’écrire, mais c’est une expérience que l’on devrait faire au moins une fois. Les Pink Floyd, groupe londonien comprenant deux guitares, une batterie et un orgue, étaient super-amplifiés. Utilisant la distorsion comme une seconde source de son, leur musique tend à la lenteur, mais elle n’est pas inintéressante et ressemble aux sonorités d’une orgue d’église. Le rideau se lève sur le groupe en scène dans une demi-obscurité, portant des chemises neutres pour mieux refléter les couleurs. Derrière eux se dresse un bouddha de 4,5 mètres de haut, revêtu de papier aluminium. De chaque côté, des batteries de projecteurs munis de filtres projettent différentes couleurs, tandis que les diapos d’art moderne sont projetées sur l’écran de fond. Cette étrange accumulation de sonorités et de visions donne un résultat singulier. Les spectateurs ont été un peu perplexes, mais une fois passées les premières notes discordantes et plutôt effrayantes, ils se sont mis à danser et à se détendre progressivement. Au total, une soirée un peu agréable, quoiqu’un peu curieuse. » (p. 50)
Enfin le 31 décembre, toujours au Roundhouse : « Les Pink Floyd ont un son prometteur et de sensationnelles diapos qui attirent bien plus l’attention que le groupe lui-même qui apparaît, s’épanouit [sic], explose, repart, se divise et meurt. » (p. 51)
Quant à l’U.F.O., aux alentours de 66 et 67, on peut encore les voir ou les entendre jouer Astronomy Domine.
Ainsi à l’U.F.O., comme ailleurs, le groupe jouait au milieu de la nuit quelques accords entêtés – rudement entêtés –, leur son plongé dans un cloaque grouillant de couleurs, leurs silhouettes transpercées de bruits effrayants. Dans ces caves, sous ces dômes, sous les flots de lumière que l’on déversait sur eux, j’imagine les quatre musiciens subitement perdre pied, déstabilisés, emportés, par cette scène qui donne presque tout à l’image : sa déformation, son mouvement, sa couleur. Il me semble même les voir ensemble sombrer dans un profond et inattendu anonymat : une plongée qui allait les conduire à devenir The Pink Floyd. Et songeant à cela, je ne dis pas que, les voyant, on oubliait qui jouait ce soir-là, ce groupe ou un autre, et ce sous l’effet d’une substance quelconque (alcool, cannabis, LSD, etc.) ou même seulement par indifférence ou méconnaissance – bien qu’ils ne devaient pas être nombreux en ces années 66, 67, à connaître le nom de chacun des quatre chevelus qui venaient de monter sur les planches (à part peut-être celui de Syd qui refusait candidement les feux d’une gloire qui rayonnait déjà bien au-delà de la scène), je dis seulement que, sous ces projecteurs diffusant formes liquides et mouvantes couleurs, quelque chose en eux, sur eux… autour d’eux même, allait, devait, commencer à changer d’élément… et y prendre figure. Juchés sur scène, les instruments en main et l’allure remodelée, voici que quatre musiciens donnaient corps à un groupe : corps de chair, d’électricité, de son, de lumière. Suivons donc les transformations qui vont conduire Barrett, Wright, Mason et Waters à changer de nom et de visage pour devenir enfin, et ceci indéfiniment, Pink Floyd.
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La moins évidente, peut-être, de ces transformations s’opère dans et par le demi-jour menaçant, l’orageux battement de lumière, que la scène accorde aux quatre musiciens sortis de l’obscurité générale – orchestre tiré de l’effrayante confusion dans laquelle la salle et le public, eux, demeurent plongés. Car tandis que leurs statures se dressent, alignées, aux limites de la foule rassemblée là pour un soir, une musique gronde et envahit l’espace, épousant une nuit que viennent rythmer des flashs de lumière. L’oreille guette tout autour un éventuel danger et l’œil, inquiet, attendant que passe ce déluge d’électricité, vient se rassurer sur la scène. Le spectacle est celui-ci: dans une ère, un monde, où domineraient d’assourdissantes ténèbres, un jour coloré clignote. Le groupe dégage une musique nocturne, effrayante, et d’autant plus que la tête ne sait pas vraiment où se tourner pour contenir la source de tant de violence ou passer outre le volume de cette agressivité. Sens donné au corps à coups de tonnerre.
Les premiers spectateurs l’ont dit et redit, les Floyd jouaient excessivement fort à leurs débuts et les dégâts provoqués à Venise lors de la tournée A Delicate Sound Of Thunder (des centaines de vitres brisées)témoigneront encore – alors que le groupe, pourtant, n’était plus que l’ombre de lui-même – de la puissance de leur son. La musique emplit donc la salle de tout son volume lors de leurs concerts, de toute son invisible épaisseur. Les musiciens – vivante origine de la musique depuis que cette dernière n’est plus le fait de divinités répondantes ou l’effet dérivé d’une harmonie cosmique – n’existent qu’au travers des sons qu’ils produisent. Tout au plus, si l’obscurité s’atténue, voit-on d’eux les silhouettes grotesques et agiles, agitées et placides, qu’imposent la manipulation appliquée de leurs quatre instruments. Puis des flashs déchirent ou viennent barioler la pénombre, la scène première, et ceci à des rythmes plus ou moins réguliers, plus ou moins liés à ceux de la musique. Le groupe surgit : apparitions fugitives et colorées, formes tronquées et succinctes, des éclats, des éclairs. La stroboscopie intensifie et amplifie la puissance du son en fragmentant, hachurant, jusqu’aux rais de lumière. Du coup, celle-ci, loin d’éclairer la scène et de faire place au concert, autrement dit montrer les musiciens en chair et en os, fait d’eux des ectoplasmes et des spectres, des aliens et des monstres. On présume de plus, si l’on en croit les images, qu’ils ne tournent que peu leur regard dans le public ; la tête baissée de certains et les longs cheveux qui leur tombent sur les joues achèvent de cacher leur visage (posture dont le Shoegaze fera tout autre chose). Musique bruyante et diffuse, scène obscure et corps surréels, voici la première ambiance dans laquelle spectateurs, danseurs et auditeurs des Pink Floyd pouvaient être plongés. Atmosphère de folie, de terreur, d’étrangeté : longtemps leurs paroles respireront dans cet élément.
Payerait-on pour les voir, pour assister à l’un de leurs concerts, qu’on ne saurait pas, en sortant, si c’est bien ce qu’on vient de faire. Mais probable qu’en ces premiers temps, on ne vient pas voir jouer un groupe (réputation ou pas), mais plutôt danser – comme le montrent de nombreuses images et de nombreux témoignages. L’assistance ne se tourne pas vers eux, ni vers l’estrade, constamment. Les yeux sont fermés, les jambes et les bras paraissent s’agiter tous seuls, la tête se libère et s’envole. Il n’y a que la musique qui compte, qui rassemble et débande les organes et les membres. Quant aux musiciens, leur présence s’est effondrée, déréalisée, dispersée en fumées et couleurs.
La seconde, la plus évidente, des transformations s’opère une fois la luminosité accrue : chacun des membres du groupe devenu un écran percuté de photons et non une cible que l’on poursuivrait pour la mettre en lumière, elle et elle seule. Disposés en ligne sur l’estrade ou dessinant une courbe sur les planches, ils occupent la même fonction que cet écran sur lequel on projette les films : faire obstacle au faisceau émis par les lampes des projecteurs, s’exposer totalement à la lumière. Et c’est pour cela qu’il arrivait aux musiciens de porter des chemises blanches pour monter sur scène. Pour s’avancer et s’enfoncer dans la pleine lumière. Aussi, devant cette toile, ce voile clair, qu’est maintenant devenue la scène primaire (l’obscurité s’étant muée en écran blanc) on voit désormais les quatre musiciens complètement fondus dans le décor. Se profile alors une double métamorphose. D’un côté leur alignement forme avec le mur qui se tient derrière eux une seule et même surface du point de vue optique : épaisse, bombée, difforme, telle une étoffe multicolore qui se plisserait au gré de leurs déplacements épousant ainsi leurs statures indécises ; de l’autre, la prime obscurité de la scène initiale, dans laquelle le son retardait ou croisait le flux de lumière, devient une sorte de voile (ou de toile) que le décor étale, que les musiciens étirent et agitent de leurs mouvements sonores. Comment dire, alors, qu’existe encore un décor, un fond immobile, indiffèrent et rigide derrière eux ? Les musiciens font littéralement corps désormais avec lui et ne paraissent se détacher de la scène que pour porter plus en avant son mince volume. De la scène ils deviennent l’enveloppe souple et mouvante : une surface plus à même de recevoir, d’absorber et de relancer la lumière.
Durant leurs concerts, les Floyd ne cesseront d’user d’artifices pour capter, renvoyer et disperser ce rayonnement d’attention dans la foule (la gloire ne devait pas se concentrer et demeurer sur leur scène), ils utiliseront de ce fait des miroirs, des gongs, des boules à facettes, des feux d’artifice, des explosions, des cochons volants, pour se protéger de la foudre des regards, pour décharger leur corps et sa fragile apparence de cette périlleuse mission. Mais en attendant, aux premiers temps de vie sur scène, ce sont eux qui joueront ce rôle : chacun d’eux converti en bouddha nonchalant et radieux ; blanche statue barbouillée de couleurs.
Autre transformation, difficile à distinguer de la précédente : leur peau devenue un film. Un film que rien n’impressionne irréversiblement, que rien n’altère substantiellement. Les spectateurs le notent, les photos de presse le montrent, les musiciens ne montent pas sur scène, ne se jettent pas sous les flashs, sans arborer des chemises volontairement bariolées ou résolument neutres. Et si l’un ou l’autre de ces accessoires soutient le rôle d’écran joué par les musiciens vis-à-vis de la lumière, les chemises à motif indiquent encore autre chose, quelque chose de plus qu’un moyen de s’opposer aux projecteurs. Si les musiciens se jettent dans la lumière, ce n’est pas seulement pour la repousser, la renvoyer, la réfléchir, mais pour faire sentir, et voir, autre chose qu’eux-mêmes. Autre chose que leur teint, leurs cheveux, leur figure. Une autre perception d’eux-mêmes.
Durant les concerts, les formes mouvantes qu’on projette sur eux font tache à la surface de leur corps et déforment en permanence leur malléable apparence. Leur corps n’est pas métamorphosé, leur individualité n’est pas effacée (on reconnaît toujours chaque musicien, ne serait-ce que par sa position sur le plateau et l’instrument dont il joue) mais leur physionomie se retrouve constamment bousculée, dérangée, déformée, dans un sens ou dans l’autre. Peau de caméléon. C’est ici que les chemises, non plus neutres, mais couvertes d’imprimés fantaisistes, grotesques ou farfelus, prennent effet, en venant se mêler aux traits du visage, aux reliefs du corps, aux motifs de couleur. D’une certaine façon, c’est un moyen de plus, pour les musiciens, de parvenir à se fondre encore plus profondément dans la lumière, en laissant ainsi s’interposer entre eux et les spectateurs un plus large ensemble de motifs se superposant à leurs traits, à leur propre relief. Comment, en effet, faire écran à la lumière si ce n’est en exposant volontairement les contours de sa physionomie ordinaire, en prenant le risque de ne plus être reconnaissable comme on l’entend ou comme on peut l’être habituellement ? Il faut bien accepter de livrer au hasard le dessin et le grain même de son apparence quand on monte sur scène.
Aussi n’est-ce pas un film extérieur qui se déroule sur eux : leur anatomie a beau ne pas être altérée, leur physionomie l’est plus que largement. Endossant ces chemises, exposant leur apparence « comme personne » aux jeux de lumière, ce sont les musiciens qui tapissent de leurs propres motifs la scène sur laquelle ils se tiennent, leur présence et leurs gestes qui colorent l’espace autour d’eux. De support qu’elle était, leur apparence est désormais un filtre que traverse la lumière et au contact duquel cette dernière se colore et enlumine la scène. Que sont les musiciens dans un tel spectacle si ce n’est quelques taches de plus de couleur ?
Mais, à voir les photos du groupe prises hors plateau, il ne semble pas que les musiciens sacrifient pour autant leur apparence à une image. Il n’y aura que Syd Barrett, cheveux de jade mi-longs, yeux cernés au eye-liner et expression d’absence à venir se figer dans les portraits de légende (au point que le groupe ne le reconnaîtra plus quand celui-ci viendra leur rendre visite, plus tard, en 1975, lors de la réalisation de Wish You Were Here. Disparu du circuit, Barrett n’avait plus d’autre apparence pour ceux qui ne le voyaient plus que celle des clichés de la presse). Mais, en ces premiers temps, la mode psychédélique n’aura pas définitivement raison de l’apparence des quatre musiciens. Pink Floyd n’aura pas à répéter, comme un Bowie par exemple, ces sacrifices permanents de sa propre image, de sa première personne, toujours en faveur d’une nouvelle, histoire d’échapper aux effets assujettissants de la mise en image ainsi qu’aux feux de la rampe. Il sera plutôt question, au travers de cette altération de la perception des corps, de reproduire cette vision instable des choses dont parle le psychédélisme, cette façon de montrer que les choses, sans perdre leur identité, recèlent et révèlent encore tout autre chose : une scène plus onirique du monde.
Quatrième transformation : la dernière envisagée, et la plus difficile à cerner peut-être. On commencera par une objection. Manifeste d’elle-même sur la scène. Écran animé déplaçant et projetant le fond devant eux, c’est-à-dire la scène en son premier sens (son sens grec) les musiciens n’en restent pas moins constamment dédoublés sous le regard des projecteurs. Derrière leur corps exposé, barbouillé, déformé, des ombres, leurs ombres, apparaissent. Et leur allure générale, même déformée comme l’est toujours l’ombre portée, paraît tout à fait naturelle. Aussi l’effet psychédélique recherchée par le spectacle, cette façon d’arrêter le regard sur les seules vibrations de surface, de le jeter dans le jeu des apparences mouvantes – au sein duquel d’autres dimensions sensibles se révèlent – semble ironiquement contrarié par ces ombres. Avec elles se trahit le décalage obstiné qui demeure entre les musiciens et l’arrière de la scène, vers elles se mesure encore l’intervalle qui subsiste entre eux deux – comme un écart irréparable, obscur, plus profond encore qu’entre le fond et la forme, un écart visible au niveau de la scène elle-même, peut-être un lieu essentiel par où transite le son. Les métamorphoses scéniques semblent ici trouver leur limite : toujours cette part d’ombre qui vous accompagne sur les planches et qui n’est autre que l’image de votre apparence simplement humaine ; toujours cette image qui montre que vous n’êtes pas entièrement devenu une figure de lumière.
Et pourtant l’ironie est réversible. Car ces ombres, visibles derrière eux, multipliées en plusieurs exemplaires (Waters et sa chemise rouge sur la première image), sont encore l’occasion et le moyen de jeter sur scène de nouvelles figures : regardez le halo qui entoure les musiciens à l’U.F.O., on semblerait presque voir leurs mouvements décomposés par leurs ombres de couleur. Chaque musicien est peut-être dédoublé entre, d’un côté, une silhouette aux contours diffus et chatoyants, et, de l’autre, une silhouette noire, pâle ou incandescente : leur position vis-à-vis de la scène (entendue comme panneau hissé derrière soi et plateau élevé sous ses pieds) n’en est que plus troublée, compliquée. C’est que les Floyd ont beau être terriblement statiques (un véritable tea set comme on le leur reprochera peu à peu), leurs doubles ne cessent de danser sur le plateau. C’est pourquoi les quatre musiciens ne me paraissent pas plus sur la scène que devant tant ils semblent « flotter » telles des taches de couleurs, des formes plastiques, sur un écran qu’ils contribuent eux-mêmes à lever. Pourrait-on dire qu’ils sont dans la scène ou même la scène tout court, du moins une partie ? En tout cas, les quatre n’apparaissent pas seulement comme des supports d’images (avec le jeu de mouvement qui s’institue entre l’avant et l’arrière), ni même uniquement comme des capteurs et des vecteurs de lumière (avec cette façon de s’exposer pour mieux se mélanger aux motifs mouvants des diapos) mais également comme des couleurs dansantes, des surfaces en mouvement, des images cinématographiques. Personnes désincarnées, fondues dans le décor, dévisagées, multipliées, prêtes à balancer tout leur son.
Première conséquence : ils réduisent au minimum la profondeur de l’espace scénique. Si ce qu’on voit au-devant est similaire à ce qui se dresse derrière (les mêmes gouttes qui tapissent le mur ou la toile du fond badigeonnent la peau, la chemise des musiciens qui s’opposent aux projecteurs) il n’y a plus de scène primaire, cet espace en retrait, dissimulé, dans lequel les Grecs mettaient nos coulisses et au fond duquel les journalistes cherchent le secret de la musique. Tout l’espace de manifestation du son est là, dans ces jeux de lumière. Plus de secrets de machineries, plus de mystères d’idoles. Bouddha est sur la scène et rayonne. Tout le fond est projeté en avant.
Sans doute dira-t-on que c’est l’étroitesse des premières plateformes qui explique cette répartition du groupe sur les planches, le batteur avançant pour se mettre au même niveau que les deux guitaristes et chanteurs pendant que le clavier s’installe à l’une des extrémités du plateau. Pourtant, même quand ils n’utiliseront plus systématiquement ces fameux jeux de lumière et miseront sur un meilleur équipement sonore (particulièrement de 1969 à 1971), les Floyd continueront néanmoins à jouer de cette même façon : tous les quatre dessinant une seule et même ligne crénelée sur la scène. C’est pourquoi, au bout du compte, quelles que soient les dimensions de la salle, cette façon de se mettre en avant, de projeter un film devant soi, est une façon bien singulière de faire face au public : s’installe un front – comme on dit un frontman– qui n’est plus individué comme dans les groupes où le chanteur se met en avant, mais bâti à la manière d’une façade collective, immobile et impersonnelle. Et qu’on ne s’y trompe pas, le côté statique que l’on a souvent reproché à leurs prestations (opinion qui est tout de même à revoir tant les postures de Mason et les grands gestes nerveux de Waters s’avèrent capables de démentir ces visions) n’a jamais empêché, au contraire, ces musiciens d’élaborer une avant-scène, une zone de contact rapproché, intime, avec le public. Ce contact, ils essaieront de le multiplier (même si ce sera pour l’établir à distance) et par le biais de toutes une série d’artifices, de médiations, tels que les cochons gonflables, les bulles odorantes, etc., autant de figures aériennes qui leur permettront de s’avancer jusqu’au milieu de la foule.
Deuxième conséquence : les Pink Floyd paraissent tout autant des figurants rajoutés dans un film que des musiciens-acteurs sur une scène. Tout semble fait pour que les regards n’aient aucun besoin de s’appesantir sur eux. Non seulement, ils se fondent dans l’espace scénique mais ils s’y désincarnent également, s’y réduisent à de vives apparences. Les musiciens ne font pas seulement écran à la lumière des projecteurs, ils se situent eux-même dans l’écran qu’est la scène. Aussi, bien avant qu’ils ne disposent du disque où seront projetés des films durant leurs concerts (sans que leur présence visuelle n’interfère en rien dans le déroulement des images puisque l’écran circulaire sera hissé bien au-dessus d’eux), leur scène était à la fois, et d’un seul tenant, un espace de projection et une image sonore. Qu’importe donc où ils pouvaient bien jouer, des gymnases, des salles de bal, des théâtres, des auditoriums, etc., ils installaient autour d’eux, en ces premiers temps, une véritable salle de cinéma durant leurs concerts. Et combien il est problématique, par conséquent, d’appeler ces performances ou ces spectacles, des concerts. Il y a certes un public qui vient les voir jouer, mais que voient ces derniers de la musique qu’ils entendent ? Sont-ils comme les danseurs du ballet de Roland Petit qui se sont substitués aux danseurs de l’UFO au pied de la scène : des visages tournés à l’envers, des corps tournant le dos à l’écran pour mieux ressentir la musique ? Dans quelle mesure ce que l’on voit est-il nécessaire, non seulement pour l’entente de la musique mais pour l’entente des musiciens eux-mêmes sur la scène ? Les disques, la radiodiffusion, ôtent toute possibilité et nécessité de voir quelque chose dans la musique que l’on écoute (peut-être regarde-t-on une pochette de disque, en même temps, un poster accroché au mur, mais c’est déjà une autre situation). Et pourtant, avant de connaître ce genre de rapports lointains avec le public, il faut bien que les groupes inconnus comme l’étaient les Pink Floyd fassent entendre leur musique quelque part. Il faut s’exposer aux regards, passer sous un jour mal défini, pour que la musique que l’on écrit sur un cahier, sur une guitare, que l’on retient au bout des lèvres ou sur une bande, atteigne et bouleverse d’autres inconnus. Le son doit être couplé à la lumière pour que la musique résonne. Et cette relation n’est ni secondaire, ni contingente pour les musiques du XXe siècle. La musique ne peut être audible sans être visible.
Les formations de blues, de rock, de reggae, de rap, d’électro, etc. ne montent pas sur scène pour se faire un nom mais pour lui donner corps, lui trouver un visage, même si c’est pour aussitôt le dissimuler sous un masque. Une part de la musique que l’on entend durant leurs concerts résonne dans ce corps, vous regarde depuis ce visage. Un groupe, même lié à un seul auteur-compositeur, est une nouvelle façon de faire sonner cette musique. L’anonymat que je recherchais, qui est encore enfoui dans les notes que l’on vient de lire, est celui qui se produit quand le visage dans lequel on se reconnaît ne répond plus à l’appel du nom, du patronyme, qu’on lui allouait. Non seulement un nouveau nom de scène le désigne, à présent, même en l’absence de pseudonyme individuel, mais il lui faut également se montrer sous un certain jour que jamais vos proches, ou vos connaissances, n’avaient entrevu jusque-là. Visages et noms initiaux se détournent l’un de l’autre. Les musiciens du Floyd, hormis Syd Barrett qui a très tôt été consumé par les feux de la rampe, sont largement restés anonymes durant leur carrière. On ne les reconnaissait guère dans les rues. Leur nom de scène, le nom du groupe auxquels il appartenaient effaçait jusqu’au visage qu’il leur arrivait pourtant de montrer comme dans la pochette d’Ummagumma ou de Meddle. David Gilmour ou Roger Waters n’ont jamais été semblables à Mick Jagger et Keith Richards, figures de proue de la musique des Stones, ils sont restés, à part entière, des membres du Floyd. Et cet état de fait est directement lié à leur façon de jouer leur musique sur la scène.
J’ai tout de suite pensé, en lisant les mots de Renaud Schaffhauser, à ce temps si singulier de la musique qui nous remplit, nous envahit. La musique qui entre et qui sort. Par tous les pores et surtout par-delà les oreilles. L’élément mélodique et cadencé de nos jours.
J’ai pensé – moins vite – à cette façon que l’on a, s’ébrouant de quelques vieux airs au soleil d’une plage de musique jamais encore explorée, de reprendre son souffle en articulant quelques phrases sur les ondes et les flux qui vous ont conduit jusque-là, haletant, noyé, coulant dans cet élément insondable, vital et asphyxiant qu’est notre océan quotidien de musique.
J’ai donc pensé à cette chronique qui isole les disques à partir desquels (ouverture ou tremplin) on replonge à nouveau gonflé d’air ; pensé à cette écriture qui, paraissant se replier sur le bruit d’où elle sort (murmure, chant ou refrain d’autrefois), s’aère plutôt, s’ouvre, se déplie, en essayant simplement d’emporter quelque chose d’une musique sourde avec soi, même au beau milieu du plus turbulent des fracas.
On trouve de nombreuses exemples de ce type de chronique sur la toile, certaines plus réussies que d’autres – le plaisir à les lire se mesurant, à mes yeux, au degré, non d’exaltation inspirée, mais de défoulement/déferlement du langage ; mais sous les flots d’information ou le déluge d’affects, celui-ci ne se déchaîne guère souvent.
C’était tout l’enjeu, pourtant, de la collection Solo (close il me semble) proposée par l’éditeur marseillais Le mot et le reste, faire entendre dans et par le langage une rupture purement musicale (qu’elle soit sonore ou visuelle). Faire sentir, comment et combien, de nos jours, la musique, et particulièrement sous la forme du disque (ou de tout autre support tenu entre les mains), se trouve capable de rythmer le cours, c’est-à-dire aussi bien de rompre que de nouer le fil de nos vies. Pari qu’Anne Savelli avait relevé, en son temps (2008), autour d’une cassette des Cowboys Junkies et dont on peut encore entendre de longs extraits, ici, sur Radio Marelle.
Chronique étrange, comme on pourra l’entendre, où la musique est rejointe par ce qui lui semble le plus extérieur, les hasards infimes qui vous la jettent en travers de l’existence, une image, une pochette, chronique des bords plutôt que du cœur.
Je rêve encore d’une écriture pour laquelle la musique serait moins un objet ou l’instance d’une écriture parallèle (supérieure ou subordonnée) qu’un élément dans lequel la lettre n’aurait plus à se débattre mais à s’engouffrer, à s’élancer, à se fondre, sans reprendre de temps à autres – même après un laps de temps très long – sa respiration. Fantasme de chronique non mammifère. Ce serait une écriture aussi éloignée du discours savant et musicologique que de celui, impressionniste et journalistique, des happy few des grandes époques ou des mythiques concerts : langages abscons ou branchés, les deux risques d’ésotérisme d’une communication du plaisir musical par les mots. Voilà sans doute ce qui rend si précieuses les expériences comme celles menées par Anne Savelli : aller vers la musique, ou revenir à elle, plonger dedans par ce qui paraît pourtant le moins musical ; effacer les grandes limites qui la sépare du silence, du bruit, ou du verbe, pour faire entendre le grésillement et le crépitement des infimes lisières.
Mais cette plongée, n’est-ce pas la romantique nécessité d’une âme profonde et noire qui nous la rend et nous la présente si douloureuse et si mortelle ?
Il y a toute la largeur d’une avenue entre nous et pourtant je comprends de mieux en mieux ce qui se répète au-delà.
Même si ça paraît fou, invraisemblable.
Car c’est le contraire qui devrait se produire, non ? Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, de l’immeuble d’en face : c’est ça qui devrait mourir chaque matin sur la cime des arbres ? finir piégé, étouffé, voilé, dans leur branchage resserré et rugueux, leur treillage d’airain ? Non ? Ça devrait pas être comme ça ?
Et pourtant c’est pas le cas. Pas du tout.
J’entends ce qui se dit chez lui.
Je l’entends.
Et trop bien parfois. Si bien que les points d’interrogation fusent par tant de milliers dans ma direction que je ne sais même plus où les poser, les uns les autres, autour de moi.
Je ne suis sûr que d’une chose : le carreau sale derrière lequel je le vois, se tenir droit comme un i, laisse opaque et transparent le moindre accent de sa voix. Là-bas se récite quelque chose. Une vie, un poème. Du moins je vois ses lèvres qui bougent, sa gorge forcer à grands traits le passage douloureux que les mots empruntent quand il les formule (certains, dirait-on, pour la première fois, il tousse alors et porte ses mains à sa bouche mais son discours ne cesse pas : le visage dans les mains, il reprend, et s’il le faut plusieurs fois).
Qu’est-ce qu’il dit ? La question ne se pose pas. M’agresse d’emblée qu’il dise quelque chose, que je l’entende et que je ne comprenne toujours pas. De toute façon, je ne lis pas sur les lèvres – et à cette distance l’effort serait vain. Les traits du visage ? Qu’y a-t-il à chercher sur la face grotesque qu’il arbore en parlant, sous ce menton branlant de trop, sur ces pommettes plissées, rougies, vernies et ces yeux réduits à deux traits, inclinant vers le haut, vers le bas ? Savoir qu’il ânonne ? Ah ?! Pas besoin de tendre l’oreille pour comprendre ça, il suffit de sentir… humer un peu d’air – sous la gronde endormie de ma voix git le timbre écorché de sa transe immobile. Résonne alors, s’amplifie même, l’étrange glossaire dont la raison et l’ordre me passent au travers.
Du moins, ce fut longtemps comme cela. Les termes égrenés toujours très lentement : extraordinaire (là, il n’y a rien à comprendre puisque le sens que ce mot transporte n’exige pas qu’on l’arrête, et que l’on tente de percer sa fine et transparente enveloppe ; la seule question qui se pose est pourquoi ce mot, ici et maintenant, et dit à haute voix, sous cet épais voile gris qu’aucun rayon de soleil n’ose toujours pas déchirer ; et cette question la reposer à tous ceux qui affluent jusqu’à moi, trempées de sa bouche, traversant le ciel qui refuse de s’ouvrir), puis silence plus ou moins long, en général, puis devenir (là, le vertige vous prend car il n’y a aucun dictionnaire qui puisse véritablement venir à votre secours pour savoir ce qui transite par ce terme, même sans chercher forcément à savoir ce qu’il y met, lui, puisque cela est manifestement hors d’atteinte et qu’il est déjà incroyable que l’on puisse entendre quelque chose de ses marmonnements répétés qui ravagent toujours plus son faciès), silence encore, râle parfois, et le tout s’enchaîne ainsi pendant des heures : hughes… disposition… bête… machinalement… crépuscule… Et pour ces termes qui ne contiennent pourtant rien d’obscur, la compagnie prolongée de si lourds silences provoque de curieux effets : de la discrète présence avec laquelle ils se tiennent à l’entour des mots, les faisant clapper, résonner, du moins se distinguer les uns par rapport aux autres, les nuages de silence finissent par déborder subitement, se déverser du pourtour jusqu’au cœur : toute une sémantique nouvelle se forme : le vocabulaire, même râpeux, même usé jusqu’à la corde, se gonfle d’énigmes. Mon salon, ma cuisine s’inondent de paroles mâchées, remâchées, dévorées de pourquoi, de comment. On sent de la bile parfois. Le non-sens reflue comme une dépression. Et les mots se déchirent, s’écroulent sur eux-mêmes, s’effondrent sous tant de vacuité que l’on n’entend plus, au loin, que des râles et des grognements pour seul monologue. Mais beaucoup parviennent encore à traverser jusqu’ici, sortis de bégaiements impromptus, trébuchants encombrés de tant de mystère. Pavane alors, dans la langue délivrée certains soirs, le long défilé des poules violacées, des astuces souveraines, des labeurs insidieux, des crocs funéraires, etc., etc.
Un canal aérien s’est creusé entre nous.
Une oreille ouverte aux questions dont je ne vois point les réponses.
Plus j’écoutais ses vagues paroles clapoter jusqu’à moi et plus de ce qu’il débitait de chez lui, je ne pipais mot. Un silence de plomb coulait chaud dans le long conduit large ouvert de mes deux oreilles.
J’entendais tout et n’entendais rien.
Si bien qu’un moment, au bout peut-être de cinq ou six jours, vu qu’il n’arrêtait jamais son moulin – ou quasiment jamais – ; qu’il dormait beaucoup moins que je ne pouvais le supporter : une fièvre ancienne s’empara de moi.Ma peau fripée, tachée, aurait dû m’alarmer mais il était bien tard à présent pour s’en vouloir en quoique ce soit.
Les vannes étaient grandes ouvertes.
Je tombais en sueur dès qu’il faisait mine de parler.
Dès qu’un vocable sortait de sa bouche (une bulle invisible qui ne crevait que chez moi), je m’empressais d’en chercher le contenu immédiat : sous ce paquet de magazines mal rangés par exemple, ou dans le ventre de ce gros thésaurus qui dormait entr’ouvert sur le canapé. La soif de remplir les mots qu’il vidait à grandes eaux me gagnait. Mon ardeur, ma fièvre à trouver, asséchaient mes yeux, mes lèvres et mon cœur. Le sel s’étalait sur ma peau. Je courais par tous les étages d’une bibliothèque que je délabrais de mes mains : je trébuchais sur des livres que l’abandon avait rangé au hasard : j’en déchirais les pages, quelques-unes à chaque fois, et les jetais au feu qui s’allumait sous mes yeux – mes doigts cherchaient dans les flammes. Aucun bouquin ne contenait de réponses à cette mascarade de phrases. Où trouver la parade ? Il y avait bien ces notes de cours remisées quelque part dans un tiroir du bureau, ces liasses d’articles photocopiées de journaux, et pourquoi pas ces notices d’appareil multilingues que je laissais traîner dans un coin : tant de reliques de savoir…
Mais ça ne suffirait pas. Ça ne servirait à rien. Qu’est-ce qui pourrait souder pour de bon les bouts de parole qu’il murmurait, déclamait ou vociférait jusque chez moi ? L’appartement finissait par être baigné de tant de ces mots que je ne l’habitais même plus de ma voix. Je flottais au milieu d’un delta persistant jalonné ci et là de tours de Babel, même si peu de livres parvenaient encore à s’empiler en colonnes droites et fières filant vers le ciel. La panique s’installa.
J’allais me noyer si ça n’arrêtait pas.
Ou pire encore… car… sur l’autre berge : aucun désordre. Remue-ménage : nada !
Il continuait comme s’il lisait, apprenait, recrachait un texte, inconnu de lui, de moi. Un texte qu’il faisait macérer, doucement, dans son corps.
Rien ne laissait croire qu’il allait mettre un terme à tout ça.
Il fallait que moi je le fixe.
Que j’arrête cette pluie de questions qui ne cessait pas, qui m’éclaboussait, me grêlait jusqu’au cœur.
Parce qu’il ne fallut pas longtemps pour qu’elles aménagent leur vide en mon sein : ça et là au pied des plus belles constructions qu’avait pu édifier ma crâne raison, des failles, des précipices, des gouffres entiers se creusèrent. Des pensées vagabondes, sur ces bords périlleux, prirent leurs aises, congédiant toute parole assez farfelue pour venir proposer un avis, un témoignage ou conseil – jetant les plus insistants, bientôt, dans l’abîme.
Je n’entendais plus rien quasiment que sa voix.
Et plus je sombrais, mieux je savais où menait le labyrinthe apparemment infini de l’oreille. Où il menait tout droit.
Depuis plusieurs jours, j’écoutais son timbre prendre des couleurs si vibrantes que j’entrevoyais des rougeurs presqu’infantiles s’infiltrer depuis le fond de sa bouche, et peindre de pourpre les crevasses subites qui ravinaient son front et ses joues. Semblait revenir la gamme tronquée des babils. Monter le fleuve réduit jadis au ruisseau ; un flot ponctué de tempêtes, fumantes et furieuses, où je l’entendais pourtant comme à mi-voix, tout près, me crier de dépoussiérer dans l’appartement ce qu’il pouvait contenir d’écrit (manuscrit ou imprimé) encore en sommeil. Réveiller le moindre grimoire dont je n’avais pas tiré, depuis bien longtemps, les lourdes paupières.
Mais je n’arrivais plus à courir. Se déposaient dans mes draps, mon assiette, sous mes ongles, les cendres de ce langage disloqué en qui j’avais perdu tout espoir de voir autre chose que des mots : un peu du monde d’au-delà, un peu de lumière. La parole, entre nous, était méconnaissable, à peine humaine, et malgré cette langue que nous partagions en commun, qu’il me forçait à recevoir émiettée, sans fin, sans répit, je tentais chaque jour qui venait d’étrangler le désir qui me faisait accepter pourtant ce qui ne résonnait plus, dans ma tête, ce dont je ne pouvais rien faire, ni comprendre. Je rêvais de m’abandonner, hébété pour des mois, au spectacle fascinant du plancher, à ses lames parallèles, à leur convergence infinie.
Et cesser de me tourner à la fenêtre.
De scruter sans plus finir ses pauvres manies.
De le regarder confier à sa mémoire ce que l’on remettait maintenant aux disques durs qui charpentent nos machines.
Voir terrifié la même opération mais menée ciel ouvert. Surtout pour quelqu’un comme moi, qui n’avait jamais tenté d’ouvrir la moindre chance du ventre d’une de ces machines et débrancher ce qui s’y trouvait. Prendre et soupeser à pleines mains la pulpe métallique de cette nouvelle et vivante mémoire.
Arrêter de m’imaginer le connaître.
De nous donner le même âge révolu, cet écart commun quant à la technique et les époques qu’elle venait circonscrire. Jusque dans notre quotidien. Jusqu’à filer chaque seconde.
Je ne voulais pas le croire vivant dépassé par le monde. Je ne pouvais pas me suffire de penser que derrière la condamnation des machines, il n’en comprenait simplement plus rien.
J’aimais penser qu’il y avait un refus dans ses gestes, qu’un jour de réelles décisions avaient été prises : d’abandonner la poursuite d’un temps constamment renouvelé, de laisser à d’autres le goût de le suivre et courir essoufflé, derrière cette technologie devenue, aujourd’hui comme hier, la seule morale du temps. Le bonheur pour demain, le meilleur pour maintenant et tout de suite.
J’aimais penser qu’il avait simplement cessé de combattre, et laissé la victoire et leurs pauvres raisons à ceux qui se croyaient meilleurs d’être nés après et seulement. Je voyais en lui une antiquité aujourd’hui sans valeur, venue d’un âge encore à venir.
Je devais mettre fin à ces élucubrations.
Ne plus chercher à comprendre.
Ne plus.
Car aussi peu que l’on pensait en savoir et aussi faux que cela pouvait être – et il en est toujours ainsi –, spéculer sur autrui ne laissait jamais tout à fait indemne.
Pas vraiment.
Pour cela je sentais mes muscles affectés de nouvelles langueurs, de nouvelles vigueurs aussi, les sentais se durcir par endroits d’une corne blanche, hérissée, d’une bonne épaisseur. Mes yeux se fâchaient à rester dans leurs globes, enfoncés, toujours à diriger l’une de mes mains. Ma tête se fendait d’une prise directe sur le monde : aiguë, blessante, enivrante même. Aucun cachet n’y faisait.
Il fallait tout de suite cesser de le voir.
N’être l’écho de rien.
Brûler mon reflet et le sien dans la vitre du soir.
Mais dès que la fièvre échauffait pour de bon le mollusque pataud que j’étais devenu, dès que je recommençais à ramper un peu partout dans les quarante mètres carré de mon antre à la poursuite de je ne sais quelle phrase, sentence ou définition, sortaient de mes oreilles de gigantesques tentacules que j’aurais bien été incapable de deviner lovées dans la boîte si étroite de ma pauvre caboche. J’ouïssais les moindres vibrations de l’air invisible et au-delà, les frissons de lumière, les remous de chaleur. Je ne sentais plus que l’atmosphère se tendre autour de moi, plus ténue encore qu’un liquide en suspension : une dispersion continuelle de matière.
Mon crâne s’emplissait, par niveaux, d’échos de plus en plus stupéfiants qui se conjuguaient d’odeurs, de visions, de contacts, d’habitude impossibles. J’entendais les râles se mêler dans l’été et les cris d’enfant s’amplifier dans l’hiver. Mes tout nouveaux organes vibratoires se déployaient avec vigueur dans ce grand bain de mouvance, serrant puissamment le moindre événement qui passait à portée, s’enroulant et se déroulant selon des mouvements de contraction qu’à vrai dire je ne contrôlais pas : je me faisais l’effet d’une pieuvre écervelée, une qui aimait se replier dans un crâne les jours d’accalmie ; une pieuvre ou un poulpe dont les tentacules géantes formaient le seul réseau de ma tête évidée, fouillant et fouinant par le trou de mes yeux le fond sans âge de mon appartement, ses souterrains et ses sources enfouies, l’origine de ses sons merveilleux.
Il fallait mettre un terme à ce flot grossissant qui s’engouffrait toujours plus loin : en moi, à côté, tout autour. Je le savais.
Je me le répétais tant que je le pouvais.
Je ne pouvais plus longtemps comme cela repousser les questions qui perlaient sur mon front. Y répondre seulement par des mots.
Son langage s’était effondré dans ma tête, avait fait jaillir ses ruines à grands flots. Mon oreille débordait.
Je devenais, moi aussi, un remuant point d’interrogation.
Je n’aurais pas tenu sous ce régime plus longtemps. Quelques semaines de cette vacuité forcée dans un flux de paroles qui vous est pourtant familier, jusque au moindre détail parfois, et vous voilà bien plus qu’un rat de bibliothèque, bien plus qu’un ventre bouffé de curiosité : un animal étrange qui n’a plus de curieux que les difformités qui lui poussent dans le corps. Hors de question que je poursuive cette folie. Ce qu’il faisait de ses journées, pourquoi cet interminable jacassement, ces murmures étouffés qui tôt ou tard se déchiraient en d’épouvantables imprécations, je n’en voulais plus rien savoir. Rouvrir ces livres oubliés, replonger dans cette masse immonde d’articles que je photocopiais autrefois à la volée, ces vieux dossiers qui avaient été mis de côté pour toujours ou presque, revoir ces pages annotées, barbouillées, je ne pouvais plus. Je n’acceptais pas que l’on réveille ces livres, que l’on me force à jeter un regard dans cette mémoire endormie. Trop exigeant que ce curieux voisinage, trop fatigant pour ma maigre raison. Il fallait couper, quelque part, ce circuit douloureux, mettre fin à ce qui passait entre nous et qu’il ne remarquait pas, de son côté, dont il n’avait que faire. Il fallait rompre, autrement que par moments d’orage, le fil cotonneux de ces jours, contenir tôt ou tard la tempête de bruits. Mais par où ?
Depuis longtemps je n’osais plus parler haut devant lui, je murmurais même dans ma chambre.
Puis un samedi, ma soif provisoirement éteinte, ma tête pourtant décollée de la vitre, les tentacules ne voulurent pas se replier. Seule une, la plus lasse, était retournée dormir quelque part dans les replis de ma tête. Devant ma glace, éreinté, écrasé par leurs infatigables mouvements, je les voyais persister au dehors, entortiller mes pensées en nœuds toujours plus grossiers, toujours plus coulants.
Mon visage n’avait plus rien d’humain. Qu’importe, je partis dehors !
Mais au bout de quelques heures, après une longue ballade dans le centre commercial, une glace achetée à la sortie ouest, un temps interminable pour trouver où me garer, aucune n’avait retrouvé la place qu’elles occupaient auparavant quand elles étaient tapies dans mon crâne et donnaient à mes yeux cette lueur de questions sans lendemain ; ou quand elles montaient de ce puits de noirceur ouvert par des êtres jadis en sommeil et creusaient, creusaient, depuis le fond, vers toujours plus de lumière ; ou même quand elles me sortaient par les yeux les nuits où les rêves n’éclairaient plus rien. Ce lieu était bien trop étroit, à présent, pour ces lances inconnues d’un obscur désir. Aucun espoir qu’elles regagnent leur boîte d’elles-mêmes. Aucun. Les longues litanies du voisin les avaient conduites au dehors – allez savoir pourquoi ? – elles ne les rappelleraient pas. Un franc désir d’avaler le monde, d’un seul coup d’un seul, courait maintenant sur les quatre chemins, le long de mes membres. Ne pas en laisser une goutte sécher quelque part. S’évanouir dans l’encre.
La fatigue se mua en dégoût.
De retour je pris donc décidé le couteau à pain. Il n’était pas tellement aiguisé mais il avait l’air de suffire largement pour entamer ces poisseuses ramifications maladives. La méditation du voisin avait repris et emplissait déjà le salon. Mes tentacules s’étiraient en tout sens. Je sentis l’implacable désir m’envahir en tout point : « frénétiquement compulser des étiquettes de produits ménagers ». Je me jetai alors violemment dans un coin, pour m’isoler, bousculant au passage table de chevet et radio-réveil, j’attrapai le poulpe vilain d’une seule main, cependant que l’autre, déjà, menaçait de laisser tomber le couteau pour quelque bouteille de shampoing. Je saisis l’appendice à la sortie de mon front, de mon nez, de ma bouche. Le corps inhumain que j’étais gémissait de partout. L’empoignade fut ridicule et terrible. Prises au piège, chacune de mes tentacules raclaient sur les autres, de ses excroissances de corne, jusqu’à produire rapidement les plus vives blessures. Elles mêlèrent leurs douleurs d’abondantes larmes de sang. Je finis dans un cri – qui ne fit pourtant pas le silence – par toutes les couper. Certaines remuaient encore sur le sol, mes lèvres s’ouvrirent, mais toutes se figèrent peu à peu à mesure que ma respiration haletante reprenait son cours déréglé.
(Mais si heureusement ordinaire)
Toute la pièce résonnait encore de paroles familières, mais derrière les dette, ennui, studio et folie qui affluaient, j’entendis enfin le silence que coupait ce bredouillement incessant, l’envers du silence qui me déchirait les tympans depuis tant de semaines, et que je m’échinais à remplir. S’est ouvert le sens, à ce moment, de cette chaîne, de cette chaîne verbale qui n’en finissait pas : le lieu où elle allait, les anneaux silencieux qui lui donnaient son appui, son élan aussi.
Les sons de la langue n’agitaient plus leurs grelots.
Les anneaux se desserraient.
Paraissait peu à peu les imperceptibles mailles d’un réseau. Une organisation secrète dont mon cerveau n’était qu’une partie, dont sa bouche récitante n’était qu’un écho.
Il n’était pas en train d’avaler en douce les livres de sa bibliothèque comme j’avais dévasté le peu qui pouvait subsister de la mienne, il ressemblait beaucoup plus à ces prisonniers qui, se sachant faillibles au bord de la mort, à deux pas de la pièce où ils finiront leurs jours suppliciés, avalent les secrets qu’ils ont eu la faiblesse de confier au papier. Il rengorgeait quelque code. L’enfouissait dans ce corps qu’il vivait sous un âge de clandestinité absolue. Son urgence n’était, ni l’imminence, ni la certitude de la mort, mais la défaillance probable qu’elle déposerait à son seuil. Pas de combat entamé, même contre l’oubli, son corps délabré ne sauverait rien.
Rien dans ses veines, ses poumons, ne rivaliserait avec les galeries et les rayonnages des bibliothèques de Jérusalem ou d’Alexandrie. Le verbe crèverait hors de sa chair : les branchies clignotantes de vie pendant quelques instants.
La peau tuméfiée de bleus insensés, la tête inclinée vers le bas, on le sentait venir tout droit de ces lieux où vivre et savoir, voir et parler, avaient trouvé leur survie il y a peu : granges abandonnées, pensions minables, écuries de puanteur, caches dissimulées où toute heure à écrire et penser opposait sa déchirante poésie aux discours tranchants de la mort.
À la torture des hommes et du temps.
En avalant, dégueulant ces mots à longueur de journée, il faisait de ces lieux de misère, capitales anonymes de vie, de pensée, le point de départ d’un voyage qui n’était pas celui de la mort.
Quelque part, il faisait ses bagages. Il faisait provision.
Mais n’emporterait rien.
Du moins dans ses mains.
Rien ne le précipitait donc. Aucune mort brutale, indigne et soudaine ne l’attendait pour demain. Aucun martyr à prétendre.
Et en le voyant lire ainsi, couper dans les phrases un petit bout de langue pour le jeter dans sa bouche aussitôt, palper et sentir chacun de ces lambeaux avant de les rendre à haute voix – par défi – ou d’un simple murmure – par pudeur –, je finis par accepter qu’il n’y avait là, dans cette longue trame de paroles, sans suite et raison, qu’un délire étoilé dont je ne captais qu’un pan de ma fenêtre. Il ne s’adressait pas à moi : il énonçait le code, inintelligible, infracturable, qui menait au savoir unique, erroné, qu’une vie déroulait dans sa courbe incomplète : paysage-rouge-mur-tendance-solide-sublime-forêt-bête-balise-idéal-fête…
C’est par le crime, la transgression perpétrée ou lue, qu’on a encore aujourd’hui majoritairement accès à l’envers du monde, à l’en-deçà des lois. Le crime ouvre une profondeur inédite au regard, révèle l’obscurité que les lois devenus subitement superficielles avaient pour mission de cacher. Le lieu où se noue le social, le point où le monde trouve son axe, se trouve là, dans le sillage du geste meurtrier, devant la main qui s’abat ou qui tire. La société est un corps que seuls le médecin et le meurtrier ont le droit de pénétrer (dans le sang), tous deux y cherchant et y trouvant le secret, le principe et le modèle de l’intelligence du social.
Voici la pensée qui fusa, soudain, au XIXe siècle et qui fit que la littérature contesta, d’emblée, la nécessité et même la possibilité d’une science du social. Entouré de ses cadavres et de ses feuilles de choux, Jack l’éventreur menaçait Durkheim, Weber et Simmel.
On dit souvent que le pouvoir divise et pour mieux régner. Je dirais également qu’associer, lier, attacher, a été et demeure encore une tactique importante de gouvernement. Il suffit de voir à quel point le droit de s’allier et de s’apparenter est disputé aujourd’hui pour deviner l’importance des pouvoirs en jeu – tous deux d’ailleurs passant pour les liens sociaux les plus archaïques tout en n’étant probablement guère plus que des pratiques parmi les plus anciennes et les plus fréquentes : il n’y a aucune raison probante de supposer que s’unir serait plus originaire que se diviser ou que se regarder comme semblable aurait nécessairement précédé le fait de se voir différent. S’unir divise, s’assimiler altère.
Aussi, de même que l’individualité responsable, cible des regards tatillons et des mesquines punitions, est à la fois l’effet et l’objectif de techniques disciplinaires ; l’état de société est le corrélat d’un certain pouvoir d’attroupement, de rapprochement, de rassemblement qui demande à être interrogé. Il est clair, en tout cas, que depuis plusieurs siècles on ne voit de société que là où gît une paix, actuelle ou virtuelle, ou, plus précisément encore une proximité des corps capable de garantir l’intégrité des vivants. Peut-être alors que parler de société entre les hommes est encore trop dire, parler dans le vent. Peut-être n’y a-t-il de sociétés qu’entre des êtres dont la vie est en jeu : hommes et femmes, adultes et enfants, jeunes et vieux, aimés et amants ; paires qu’il faudrait étendre à bien d’autres vivants car de même qu’il y a une sociologie humaine, il existe une sociologie végétale, animale, même une sociologie des pensées… Dès que des humains essaieraient d’attenter ou d’atteindre à la vie l’un de l’autre, quelle que soit la manière dont serait perçue leur intégrité respective, alors, et alors seulement, leur relation pourrait être envisagée comme sociale. On comprend ainsi que ne voir de société que là où les hommes ont baissé les armes ne peut être qu’une erreur de perspective. C’est pourtant majoritairement de cette façon, héritage probable des temps chrétiens et des rituels de paix médiévaux, que nous la pensons encore aujourd’hui.
On interroge peu les doctrines juridiques qui ont précédé les premières tentatives d’une science de la société sur l’un de leurs concepts majeurs, le pacte social. Celui-ci a pourtant été perçu comme le signe d’une importance accrue du droit dans le champ des obligations humaines, et, plus profondément encore, comme la preuve d’une progressive transformation des relations sociales en relations de type économiques, contractuelles et commerciales – le Commerce désignant, au XVIIIe siècle, aussi bien les trafics et trocs en tout genre que la sociabilité la plus éloignée de ces affaires matérielles : on pouvait ainsi parler de commerce charnel avec un homme ou une femme. Le contrat auquel se réfèrent ces doctrines pour rendre compte de la formation des souverainetés politiques est donc rarement lu pour lui-même et n’a le plus souvent de valeur que fictive ou métaphorique, toujours signe d’autre chose, de plus extérieur, de plus fondamental. Qu’une relation sociale soit perçue, par principe, sous la forme d’un pacte, d’un contrat ou d’une alliance, ne dit rien d’important, ne jette aucune lumière sur une histoire des formes du lien social. Même l’analyse d’Althusser sur le Contrat social de Rousseau, faisant pourtant de ce dernier un pur objet philosophique, laisse son statut encore largement indéterminé, aussi bien pour rendre compte du fait social que du fait politique. Que société et politique s’unissent par le droit et plus spécifiquement par un contrat n’est pas interrogé.
Il faut savoir, notamment, que la référence à des pactes entre sujets politiques, de quelque statut qu’ils soient, est beaucoup plus ancienne que l’usage qu’en fait le Droit Naturel, discours politique parmi d’autres. Il existe même deux pratiques spécifiques du contrat qui seraient assez éclairantes sur la manière avec laquelle ce discours juridico-politique s’y est ultérieurement rapporté. Premièrement, gardons à l’esprit – tout cela devra être approfondi ultérieurement – que les serments, les pactes, le fait de jurer en public, de donner sa parole, ont constitué, dès le nouvel essor des villes à l’époque féodale, le rituel, la cérémonie, la forme même de fondation des cités et des communautés. Réservons le fait de savoir ce qui était formé ou fondé par le biais de ces serments, car la communauté et la société – on n’a pas attendu la sociologie de Tönnies, au Moyen Âge, pour le savoir – ne sont pas la même chose : chez Hobbes, on trouve clairement le principe que toute communauté implique la formation d’une société préalable, et chez Rousseau celui disant que l’association et la « communion », la formation du peuple en tant que peuple, coïncident en droit. Aussi, la présence du contrat dans le champ politique étonne moins si l’on prend en compte cette pratique permanente, régulière, des Européens au sein de leurs villes, seigneuries, royaumes, états, etc. Il faudra se garder, bien sûr, de prendre ce rapprochement pour le signe d’une homogénéité entre le contrat des jurisconsultes et celui de la multitude d’hommes menant entre eux leurs affaires publiques. Plutôt le voir comme un préalable positif et nécessaire pour procéder à une comparaison fine. Les travaux de Derrida sur ces questions pourront aussi nous aider à déployer tout le champ sémantique et conceptuel du serment. Jurer et conclure un pacte ne sont pas la même chose. L’un se met à l’épreuve, l’autre suppose une preuve donnée ?
Dans le cadre de ce recours aux pactes « publics », il s’est formé aussi, à la Renaissance, plus précisément à l’occasion des guerres de Religion, tout un ensemble de procédures, dites de pactes de paix, par lesquelles les unités politiques du moment, empires, républiques ou monarchies, ont tenté de résoudre les problèmes de coexistence entre confessions différentes (coexistence dans une même ville ou sur un même territoire politique). Les pactes ont été une des techniques par lesquelles, au lieu d’essayer homogénéiser foi et roi (les sujets du souverain doivent avoir la même religion que ce dernier, c’es-à-dire faire allégeance, et de la même manière, au même dieu), les différentes puissances politiques ont essayé de rendre possible un voisinage, une proximité, entre populations. Si on voit bien que la foi – ce sur quoi on jurait –, est toujours en jeu dans ces questions de pacte (même si désormais, les pactes ne pouvaient plus se faire sur la foi d’une parole commune, celle du Seigneur des hommes, garantissant la tenue de leur promesse tout en la rendant intelligible aux deux parties), on voit également que le but même du pacte change. La paix est à la fois l’effet qu’il vise et son immédiate réalisation. Conclure un pacte, c’est d’ores et déjà faire la paix et tendre à faire durer cet état au-delà de l’instant où les paroles ont été prononcées ; c’est faire ainsi que la parole dure, demeure, dans la vérité qui lui a été conférée, et soit toujours agissante comme la seule « réalité » droite et solide sur laquelle on peut compter et s’appuyer. C’est faire en quelque sorte que le rapport des hommes à la parole de Dieu soit le même, quel que soit le contenu de leur confession ; sauver la forme même du rapport entre foi et parole, tout en le déplaçant. L’existence de cette paix témoigne d’une certaine confusion dont, peut-être, nous ne sommes pas sortis aujourd’hui. En effet, le pacte de paix, une fois conclu, se présente à la fois être comme l’effet, le signe et la cause, d’une concorde, d’une amitié, d’une alliance entre les parties qui s’opposent. Or, la société, depuis l’époque médiévale, se confondant elle-même avec un état de paix, un état d’amitié, de bonne entente, le pacte correspondant, sans être le moins du monde de nature juridique (celui-là mettant en lien des volontés dont la constance est garantie et surveillée par une volonté supérieure), faisait société en faisant la paix. En d’autres termes, Paix et Société tendaient à se confondre. Et d’une certaine manière, ce que ne cesseront de dire les tenants du Droit naturel, c’est que le pacte, d’une part, pour faire société, doit intégrer d’autres dimensions que l’association des parties, autrement dit ce Tiers qu’est le souverain et ce, quelle que soit la façon dont le contrat en tient compte, qu’il soit présent ou absent avant sa conclusion ; et d’autre part que le pacte ne peut plus en lui-même pacifier les hommes divisés, qu’il y faudra d’autres instances qui se développeront dans l’État (les mêmes auteurs qui défendront le Droit Naturel examineront les questions d’institution, d’administration, d’économie qui font que le corps du Souverain sera de moins en moins perçu à la façon du Léviathan de Hobbes, comme une Personne monstrueuse faite d’une multitude d’individus, mais comme un corps à la fois naturel et artificiel, et plus ou moins ordonné, de nombreuses instances, comme le montreront les théoriciens écossais et les Physiocrates).
De nombreux glissements sont perceptibles, tout au long de l’Âge classique, dans la définition du contenu même du contrat social. À la Renaissance, le pacte était un pacte de société dans la mesure où il tentait d’établir, ou de rétablir, la concorde entre les catholiques et les protestants, mais, au vu des documents que j’ai pu lire, ce n’était déjà peut-être plus le cas, ou alors sous la forme d’un rétablissement de la concorde, de la société passée à titre de fin encore envisageable, sous la forme d’un pacte visant l’urgence de la paix d’une toute autre manière. Ce sont les mêmes finalités que l’on retrouve dans ces pactes réellement conclus dans plusieurs villes de la Renaissance, en France et en Allemagne, et celles énoncées dans le Contrat Social de Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » (Chap. VI, Livre I). On retrouve ici, dans ce texte de 1762, les différentes transformations dont nous avons esquissé l’aperçu : l’association n’assurant pas en elle-même l’unité de la multitude des hommes ; la nécessité que l’association soit doublée d’une dimension mettant en jeu des questions d’obéissance, de liberté, de soumission ; le fait que ce ne soit plus la société en tant que telle qui assure la paix, mais une certaine forme de société impliquant dorénavant un contrat. Auparavant, le pacte faisait société en faisant la paix, ou du moins pouvait espérer reconduire la société en établissant une certaine forme de paix ; maintenant, la société doit nécessairement passer par un pacte pour établir entre les hommes un état de paix. Le rapport entre société et paix s’est modifié : elle n’est plus un état, elle est une condition, la clause d’un contrat qui ne s’appuie plus sur une foi commune et préalable, et donc sur la société telle qu’elle était entendue à l’époque médiévale, dans l’Église unifiée, mais sur la défiance qui ne plus être rassurée désormais que par un Souverain.
La société du contrat apparaît alors comme une institution de protection et de défense. Elle n’œuvre à la paix que dans la mesure où elle se situe de manière permanente dans un état de guerre. Elle n’apaise pas les hommes, elle leur promet seulement un espace dans laquelle la guerre ne pourra pas produire l’ensemble de ses effets, les plus néfastes, les plus cruels, tout en laissant d’autres effets, considérés comme mineurs, se produire : vols, crimes, injures, offenses de toutes sortes. La guerre continue dans l’état civil mais sous une forme qui ne ressemble pas, quand à ses effets et à ses formes, à la guerre entre souverains : dissension ou lutte plus que combat. Car la guerre, se produisant parmi les hommes, au milieu de leur société, arrive toujours du dehors. C’est donc maintenant une société particulière, et non plus la société en général, qui, de manière active, défend la paix parmi les associés. C’est pourquoi la possibilité d’une société de concorde, plus ou moins perdue, plus au moins réduite au rang de souvenir, sera ré-envisagée, durant tout l’Âge classique, par d’autres voix que celle des philosophes-magistrats du Droit Naturel. Reprenant les termes des stoïciens, elles essaieront de maintenir le caractère naturel, immédiat, spontané, de l’association humaine. Mais la paix, la tranquillité, ne seront plus données dans la société comme sa forme véritable, seulement comme un dérivé possible du plaisir d’être ensemble : les hommes cherchant la société désormais pour elle-même et non solution de leurs différends ou moyens de repousser leurs limites.
La définition de la société, comme forme de défense et de protection de la paix entre les hommes, et non plus état de paix en elle-même, sera de plus en plus accompagnée, au XVIIIe siècle, et peu à peu supplantée, par une autre forme et fonction, celle qui culminera dans le concept de solidarité, c’est-à-dire une forme d’association fondée sur l’entraide, le partage des forces, la compensation d’un état de faiblesse des hommes ou de certains d’entre eux (de nombreuses prises de parole, à la Révolution, feront du pacte d’association, un pacte par lequel la société s’engage à défendre les faibles, forme mixte entre les deux discours). Mais c’est que ce seront de nouveaux entre vie et société qui auront commencé à se nouer.
Fatigué d’entendre si souvent répétée cette béate dialectique du maître et de l’esclave entre l’homme et la machine, comme si le problème n’était pas plutôt entre les hommes eux-mêmes, ceux qui les construisent et savent les conduire et ceux qui les reçoivent et ne peuvent qu’en user. Il existe une lutte perpétuelle entre ingénieurs et bricoleurs que tous les mécaniciens, techniciens radio ou bidouilleurs informatiques connaissent bien. Toutes les machines qui sont mises à notre disposition, et qui nous encombrent, nous handicapent, dès que nous n’acceptons plus de suivre le courant technologique qui nous les ramène, se dressent effectivement devant nous et nous abêtissent quand, ne sachant rien faire d’autre que d’allumer un ou deux boutons, nous leur jetons un grand coup de pied dans le caisson — la légende voulant, alors, que la machine obéisse et réponde : brutalité, sans doute, que l’on voudrait comique. Mais cette situation n’est pas ce drame dont on nous rebat les oreilles, elle est plutôt cette impasse vers laquelle on guide systématiquement les utilisateurs en leur limitant au maximum l’accès à l’intérieur des machines, empreignant celui-ci d’opacité et de mystère. Il existe de nos jours un mysticisme rampant de la machine, expliquant le fait qu’on y redoute le jaillissement d’une âme nouvelle. L’ancien mystère craignant le prochain. Et s’il est une chose, tout de même, qu’il faut concéder à cette inquiétude, un point qu’il faut prendre au sérieux avec elle, c’est cet étroit rapport, trop exagéré sans doute, qui se noue entre les organismes humains et les machines : rapports morphologiques avec les greffes d’organes artificiels, rapports dynamiques avec tous les moteurs qui nous secondent, rapports cinétiques avec tous les véhicules que nous empruntons, rapports enfin dimensionnels avec tous les instruments qui nous environnent et nous font passer dans des échelles d’espace et de temps extrêmement variées. De nombreux philosophes, écrivains, cinéastes, essaient aujourd’hui d’éclaircir nos vues sur ce phénomène, et plutôt que d’opposer frontalement l’humain à la technique, ils essaient plutôt de définir entre les deux différents modes d’intégration corporelles, montrant ainsi qu’il n’y a jamais eu, à l’état séparé du moins, d’Homme et de Machine.
Quel homme n’a jamais machiné quelque chose en lui-même ?
Alors que les romans classiques – pour ne pas dire la Littérature qui n’existait pas encore, l’institution des Belles-Lettres était là –, s’écrivaient pour une bonne part, voire entièrement mais ça serait incroyable, sous la dictée d’une voix : les romans du 19e siècle qui avec poésies et théâtres faisaient la Littérature, s’écriront eux, à partir, en vue ou avec l’appui d’un silence primordial. Dès lors écrire impliquera une surdité, condition établie ou peine à se donner, deviendra ce geste énigmatique par lequel tantôt on s’emploiera à éteindre ou à repousser cette voix que l’on entend trop, tantôt retrouver ou raviver, cette voix que l’on entend plus ou même pas.