Ne plus agir de concert – Épisode 1
- en remarquant la profondeur de la salle, la hauteur et la distance de la scène
- en trouvant nos repères au milieu des panneaux publicitaires
- en se demandant si toutes les places étaient assises
- au regard de l’ambivalence des images montrant ici une sorte d’unité, là une dispersion informe
- au regard de l’affairement de quelques-uns à côté de l’apathie, de l’indifférence ou du mépris des autres
- au regard des troubles seulement visibles dans le désordre des chaises et des lancements de projectiles
- au regard de la régularité, même occasionnelle, de ce genre d’incidents au passage d’un groupe de rock
- au regard de certaines situations dans lesquelles les policiers essaient d’intervenir
- au regard de l’accueil fait aux Rolling Stones déjà à l’aéroport
- au regard des images qui nous manquent pour le couvrir tout entier
- au regard d’une évidence non-questionnée qui nous porte à croire que l’émeute aurait un déclenchement : moment unique, repérable dans le temps et l’espace, qui en serait la cause.
- interroger au maximum ce qu’elles montrent pour répondre à nos questions et non faire appel systématiquement à un savoir extérieur. Faire appel aux lumières des images elles-mêmes
- prendre les limites de fait de la documentation existante (les quelques traces qui restent) comme la condition même de notre enquête et non comme une manque. Se défaire de la mélancolie de l’effacement comme une nécessité pour inventer de nouveaux tracés historiques
- s’appuyer sur les éléments concrets comme les postures, les allures, les vêtements pour déchiffrer les multiples sens de l’événement. Porter la confusion au milieu du réel et pas seulement dans le regard que nous lui portons. « Polytropisme » ou étoilement de l’événement, toujours tourné dans plusieurs directions.
S’immerger dans le bruit – Épisode 2
- en découvrant de nouvelles images
- en commençant de s’interroger, après les façons de s’habiller, de se tenir, de se montrer, bref, tout ce qui relève de la stature du corps, sur l’absurdité apparente des gestes collectifs : tirer sur un cordon, briser des chaises, lancer des objets sur scène…
- en remarquant pour la première fois la présence du public au pied de la scène, masquée qu’elle était par l’invisible profondeur de la fosse – habituellement une piste de vélodrome – démontrant ainsi la nécessité d’une regard pluriel pour rendre la surface de l’image visible.
- en cherchant les signes qui dans l’image marquaient la présence du son : mains levées, bouches ouvertes, corps qui gesticulent, etc., pour interroger l’implication de la musique elle-même dans le surgissement de l’émeute.
- en analysant la publicité ambiguë que la presse a pu en faire
- en questionnant ce qui pouvait pousser le public à changer de comportement : temps d’attente avant le début du set des Stones, présence policière provocatrice de sentiments négatifs, impossibilité pour une partie du public de voir le spectacle, obligation d’être assis pour jouir d’une musique dansante…
Sons et lumières – Épisode 3
Où on a exprimé plus clairement l’intuition de départ
Il est certain que cette émeute, vu le moment où elle surgit, entre dans le groupe de manifestations de cette contestation globale que nous résumons en France sous le nom de Mai 68. Elle peut être légitimement inscrite, à titre d’épisode local, dans cette période plus large. Son caractère politique lui viendrait alors de l’extérieur. Elle ferait partie des manifestations de surface qui, bien que spectaculaires peut-être pour cette région du monde, appartiennent à un phénomène de plus grande ampleur que les historiens peinent encore à qualifier de façon unanime. L’interruption du concert, envers du débordement de la foule, marquerait alors cet instant précis où la scène pivotant sur elle-même, ne montrerait plus cinq gars qu’on appelle les Stones jouer de la musique sur un plateau surélevé loin du contact des foules mais des milliers de personnes s’agitant plus ou moins violemment dans une salle. Le concert s’efface, la musique se tait mais le spectacle demeure et fait place à une réalité sous-jacente mais désormais seule occupante des lieux : la contestation juvénile si caractéristique de l’époque. Ce qui s’est passé au Hallenstadion dans la soirée du 14 avril 1967 serait de l’ordre du débordement et de la substitution : une réalité submerge et chasse l’autre vu que ce qui est d’ordre politique semble posséder plus de force ou d’importance, en tout cas paraît plus significatif pour les êtres humains en général qu’un petit moment de musique. Voilà comment l’on pourrait résumer la thèse habituellement soutenue face à ce genre d’événements. Musique et Politique sont extérieures, inégales et exclusives (l’une disparaît quand l’autre advient) ; l’émeute étant l’épreuve de force et de vérité par et dans laquelle ces rapports viendrait au jour. Scintillement passager, sans grandes conséquences, d’un processus plus large, l’émeute mettrait du même coup en lumière une vérité anthropologique et politique qui la dépasse. La vérité de la politique transcende la frivolité musicale. Aussi, compte-tenu de la situation historique, ce que l’on perçoit comme un débordement ne peut pas être tout à fait perçu comme un déchaînement. Même si la presse fait état de nombreux blessés et d’importants dégâts matériels, aucune limite essentielle n’a été franchie durant cette soirée. La foule, même à l’aveugle, a seulement pris la mesure de son véritable état, définit les limites nouvelles de sa situation réelle.
J’aime trop la musique et vit de manière assez politique pour ne pas imaginer d’autres versions de l’histoire. C’est pourquoi j’insiste sur le mot d’émotion pour qualifier l’événement. Non pas pour dire, à la suite du langage que tenait les autorités au XVIIIe siècle (cf le livre La rébellion française de Jean Nicolas dans les extraits distribués), que le tumulte du concert des Stones serait moins important, moins intense, que ce qu’on appelle habituellement une émeute (selon une gradation des intensités ou une échelle des conséquences), mais plutôt pour définir une unité affective nouvelle. Je me demande où nous conduirait le fait de définir une musique non par les émotions qu’elle exprime mais par celles qu’elle produit et, plus radicalement encore, je me demande si chaque musique ne produit pas une émotion spécifique, singulière, qu’elle et elle seule serait capable d’engendrer, de communiquer et d’éteindre. Autrement dit, les images que nous regardons depuis trois séances et qui nous montrent différentes phases de ce concert ne représenteraient pas tant les manifestations locales, réduites, particularisées d’un phénomène international que les formes mêmes – aussi difficiles qu’elles soient à saisir – par et dans lesquelles l’émotion du rock’n’roll s’empare des foules, des lieux, des temps, etc. Ce qu’on verrait sur ces images, à travers les postures, les attitudes, les cris, les gestes, même mêlés de bien d’autres déterminations, seraient les modalités affectives immanentes à l’expérience du rock’n’roll. Et ce qui ferait le lien entre le mouvement global et le mouvement local se trouverait alors dans les conditions même du spectacle : la passion du rock et la contestation générale des autorités convergeraient dans un même refus des formes au sein desquelles l’on peut et doit se rassembler, se rapprocher et trouver du plaisir ensemble. Deux émotions différentes qui se mettent à résonner, voire à s’accorder ensemble, sans que l’une soit réduite à n’être que le frêle écho ou le beaucoup-de-bruit-pour-pas-grand-chose de l’autre.
Où l’on a commencé à voir
- non plus seulement les causes extérieures de l’événement décelable à travers les indices (signaux, marques ou traces) rassemblés collectivement sur un mode d’enquête – chacun observe les images, nomme ce qu’il voit, puis transforme ainsi certains détails en signes tangibles, avant de chercher collectivement quelle signification ces signes peuvent avoir, permettant ainsi d’imaginer l’invisible déroulement de l’émeute. Le factuel ouvre les portes de l’éventuel
- mais également l’émotion elle-même saisie par les motifs qui en sont moins la cause ou le moteur (la motivation) que les éléments rythmiques, les dynamismes qui la composent : impatiences côte à côte, rangées qui se lèvent, foule qui s’avance vers la scène, objets que l’on jette sur scène, déchirement de cordons de « sécurité », soulèvement de rangées entières de chaises, bris de chaises, etc.
La décision des Rolling Stones de mettre fin au concert, qu’elle ait été choisie ou écourtée en raison du comportement de la foule, est en tout cas l’incident qui a déclenché l’émeute du point de vue de la radio et télévision suisse: » Le contrat avec les Stones prévoyait une durée de concert de 35 minutes, ce que le public ne savait pas. Lorsque les Rolling Stones ont pris congé du public zurichois après cette durée, celui-ci est devenu fou et a démoli de nombreuses chaises dans la salle » (Trad.).
La danse des images – Épisode 4
Où l’on a essayé de mieux préciser les contours du dispositif
- en rappelant que la pratique de la philosophie, à commencer par ses maîtres mots comme idée ou théorie, était inséparable de dispositifs audio-visuels. Qu’après la caverne de Platon, les voyages de la Renaissance, les jeux d’optique (lentilles et lunettes) du classicisme, les promenades ou randonnées du romantisme, les camera obscura de Marx, les salles obscures de Deleuze ou de Rancière (on aimerait tant pouvoir différencier les philosophies suivant les jeux de lumière et de regard qu’elles inventent), il fallait revoir les rapports respectifs du texte et de l’image, de la parole et du regard.
- en justifiant ainsi que les textes philosophiques, sociologiques ou littéraires, distribués en début de séance étaient là pour nous aider à questionner les images, à percevoir des choses en elles, et non pour leur donner un sens qu’elles détiendraient déjà malgré leur silence.
Où l’on a intégré de nouvelles images dans notre corpus
- en constatant que nous avions développé au fil des séances une vision plus large que celle donnée par l’émiettement des photos
- en constatant aussi que les indices les plus sûrs de l’appartenance des photos au corpus étaient les panneaux publicitaires qui investissaient par endroits le lieu du spectacle
- en comprenant également que si les vues que nous offraient les photos nous permettaient d’imaginer la réalisation de l’événement, elles ne représentaient que quelques points d’une vacillante clarté au milieu de la nuit noire. La plus grande part de l’émeute nous restant obscure.
Où l’on constaté
- encore une fois que prendre les événements par le milieu et non par le début (la cause, l’événement déclencheur, l’incident) ou la fin (la raison, la motivation, le but) était une opération extrêmement difficile à réaliser alors que justement un événement arrive toujours, inopinément et même quand il est heureux qu’il vienne, au milieu d’autre chose.
- que le bénéfice que procurait l’analyse spontanée de la situation représentée en images muettes coupées du son rencontrait tôt ou tard ses limites,
- qu’il était difficile, une fois la confrontation avec les images déjà bien engagée, de continuer à voir quelque chose si l’on ne désignait pas de nouvelles pistes de recherche: l’éblouissante trivialité de l’image finissant par se reformer et stoppant ainsi l’analyse.
- c’est pourquoi on a invité tout le monde à regarder les attitudes, les postures, et plus largement les comportements des participants au concert au regard de ce qu’on pouvait imaginer du son qui, imperceptiblement, remplissait les images. Façon de commencer à saisir les effets de la musique, ou plus largement du son, sur les participants. Comment la musique les affecte-t-elle ? Quelles émotions communique-t-elle aux corps qu’elle bouscule, touche ou enveloppe ? Le tout en s’arrêtant à quelques images, à certains comportements définis, pour essayer de saisir à la fois la chorégraphie, la façon qu’ont les individus de se mouvoir et de se tenir dans l’espace, mais aussi la manière, dont seuls ou à plusieurs, ils dessinent, tracent, même fugitivement, un espace autour, entre, au-dessous, au-dessus d’eux par et pour leur mouvement. Que font-ils de l’agitation, de la turbulence, de l’animalité au sens littéral de leur corps, de celui des autres, de l’espace qui est entre eux, de celui qui les environne, de celui qu’ils enveloppent, de celui qu’ils dissimulent et montrent avec leurs vêtements, leurs figures et leur peau ? C’est à partir de cette grille toute simple qu’il est possible, nous croyons, de commencer à voir et décrire des schémas de comportement dans lesquels on pourra lire l’effet du son et les émotions exprimées. Si on parlait en termes spinozistes, mais plus largement dans le vocabulaire des xviie et xviiie siècles, on pourrait dire qu’on essaie de détecter l’image et la trace de la musique sur les corps humains : que ce soit leur corps organique, leur corps social mais aussi leur corps « esthétique » ou culturel. Image/signe que l’on ne réduira pas au rôle de contrainte, d’impulsion contraignante, comment on le fait parfois mais que l’on comprendra aussi comme instance de modelage, de modulation, de modification du schéma corporel. Détermination des corps au sens de contrainte, d’encouragement, stimulation, à prendre une certaine forme selon un certain développement.
Point de contacts – Épisode 5
Où l’on va
essayer, à partir des critères définis par Élias Canetti, de saisir l’éventuelle spécificité des phénomènes de masses produits par les spectacles de rock. À partir du contact qui s’établit entre ses membres, l’écrivain définit les masses par quatre caractéristiques :
- la façon dont celles-ci s’accroissent
- la densité humaine qu’elles établissent dans le temps et l’espace
- la façon dont elles établissent une égalité entre leurs membres
- la direction qu’elles donnent à leur existence et leur mouvement
Où l’on a
- Replacé la raison et le but de ces séances dans le cadre de multiples recherches suivies concurremment : sur l’histoire de la sauvagerie, la morphologie des faits sociaux, l’essence de la musique rock, la valeur politique des événements sans lendemain.
- Fait remarquer que le jusnaturalisme classique (Hobbes, Locke, Pufendorf, Rousseau, un peu Spinoza) ne voyaient de sociétés possibles qu’unifiées de l’extérieur, globalement par un État et que de telles mouvements de foule auraient difficilement été qualifiés de faits sociaux.
- rappelé, qu’à l’inverse, si la sociologie pouvait voir ces mouvements comme des réalités sociales, elle les regardait plutôt comme pathologiques, primitifs ou placés du moins à côté de la limite inférieure du champ social.
- indiqué que la possibilité de se saisir d’un événement comme celui-ci comme expérience sauvage d’une nouvelle modalité d’être et d’action politique (en lieu et place des utopies passées ou à venir) était remise en cause par sa déchéance juridique et sociologique. Si les émeutes font date et entrent ainsi dans la mémoire plus que dans l’histoire, elles sont irrémédiablement datées et cela dès leur surgissement puisqu’on les enferme dans ce seul instant sans avenir, ni passé.
- essayé de ressaisir les opérateurs des différentes tendances définies par Canetti au sein des masses et établi que le fait que certains se soient probablement levés avant ou pendant le concert avait initié le mouvement, du moins lui avait donné une autre ampleur et direction.
Où l’on a établi que
- Se lever signifie quitter la station assise, la pratique de concert qu’on nous assigne, s’approcher de la scène (pour voir et être visible) et implique que les autres se lèvent à leur tour pour y voir. Les gens n’étant plus assis, reste à imaginer quelle a été l’opérateur de conversion entre la distance tenue entre chaque personne, marquée par les chaises (quadrillage disciplinaire?) et le côtoiement généralisé dans la foule.
- la foule fait masse par un certain côtoiement de ses membres, modalité de contact à comparer avec celui du cordon de police. Remarquant que dans l’espace entre la foule et la police certains individus s’avançaient, se retournaient, et faisaient face à la foule en montrant leur joie, façon inconsciente de masquer le visage grave et réprobateur de la police tout en marquant les contours actuels du mouvement de masse par une sorte de jeu de miroir. Cette masse humaine réfléchissant elle-même sa joie par le biais de certains de ses éléments. Moyen par lequel la masse s’implique, s’infléchit, se tourne vers elle-même (formation d’un soi) indiquant la possibilité d’une subjectivation de masse.
Fictions monstres – Épisode 6
Où l’on va
Laisser libre cours à notre imagination collective en évitant de fondre sur les images de l’Hydre, monstre-animal au corps unique muni de mille têtes sans cesse renaissantes quand on les coupe (multiplicité indéfinie), et celle du Torrent (force matérielle prise d’un mouvement furieux capable de déborder toute forme); deux images qu’on pourrait penser sans force mais dont on mesure rapidement la prégnance dans les textes dès qu’on y prête un peu attention.
Ainsi à titre d’exemple ces deux textes d’Arendt présents dans le même chapitre de son livre De la révolution, deux images dont elle essaie de saisir la provenance dans l’expérience quotidienne :
Dans la mesure où nous avons tous besoin de pain, nous sommes tous semblables et pouvons donc bien être unis en un seul corps. Loin d’être une affaire de théorie erronée, ce concept français de peuple a d’emblée véhiculé l’image d’une hydre polycéphale, d’une masse qui se meut comme un seul corps et agit comme si elle était habitée par une seule volonté…
l’image qui se profilait derrière Robespierre et sa croyance en l’irrésistibilité de la violence (…) c’était le spectacle familier des rues de Paris durant la Révolution française, celui des pauvres qui se précipitaient dans la rue tel un torrent.
Où l’on va se préparer à
- donner libre cours à notre goût de la ruine
- à raconter d’un souffle court, rempli d’interruptions, de ce qui n’a pas de sens
- rendre mémorable au-delà du fait chronicable ce qui apparaît comme nécessairement daté une fois survenu. Le temps qui existe entre ce qui vient et ce qui arrive.
L’histoire d’une commotion – Dernier épisode
Où l’on a
- proposé à chacun er chacune d’écrire une version de l’émeute et/ou de rassembler des textes susceptibles de nous fournir des ressources d’expression. Comment en décrire le chaos et en même temps le déroulement ? Moins des périodes de synchronie et diachronie (dire à chaque fois ce qui vient avant, après et autour) que des vitesses d’anachronies et d’insistances.
Après cette longue plongée au milieu des images, pourquoi, au lieu de se frotter les yeux comme se réveillant d’un mauvais rêve, ne pas laisser couler les larmes, de joie et de tristesse, qui nous parlent d’émotions mieux qu’autre chose ? Flux de paroles. Enfin raconter ce qu’on a vu et entendu pour soi (même si c’est aussi pour les autres) du silence gris et sale de ces lueurs d’émeutes que l’on a fixées pendant des mois. Mais avant de venir vous interviewer et recueillir le récit que chacun en fera, je vous propose des textes qui pourront vous servir de guide dans ce chemin tortueux. Ils sont de Victor Hugo. Le premier parle de la bataille de Waterloo.
« Après la prise de la Haie-Sainte, la bataille vacilla.
Il y a dans cette journée, de midi à quatre heures, un intervalle obscur ; le milieu de cette bataille est presque indistinct et participe du sombre de la mêlée. Le crépuscule s’y fait. On aperçoit de vastes fluctuations dans cette brume, un mirage vertigineux, l’attirail de guerre d’alors presque inconnu aujourd’hui, les colbacks à flamme, les sabretaches flottantes, les buffleteries croisées, les gibernes à grenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges à mille plis, les lourds shakos enguirlandés de torsades, l’infanterie presque noire de Brunswick mêlée à l’infanterie écarlate d’Angleterre, les soldats anglais ayant aux entournures pour épaulettes de gros bourrelets blancs circulaires, les chevau-légers hanovriens avec leur casque de cuir oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges, les Écossais aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandes guêtres blanches de nos grenadiers, des tableaux, non des lignes stratégiques, ce qu’il faut à Salvator Rosa, non ce qu’il faut à Gribeauval.
Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une bataille. Quid obscurum, quid divinum. Chaque historien trace un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle. Quelle que soit la combinaison des généraux, le choc des masses armées a d’incalculables reflux ; dans l’action, les deux plans des deux chefs entrent l’un dans l’autre et se déforment l’un par l’autre. […] La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des armées ondoient, les régiments entrant ou sortant font des camps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuellement les uns devant les autres ; où était l’artillerie, accourt la cavalerie ; les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque chose, cherchez, c’est disparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis sombres avancent et reculent ; une sorte de vent du sépulcre pousse, refoule, enfle et disperse ces multitudes tragiques. Qu’est-ce qu’une mêlée ? Une oscillation. L’immobilité d’un plan mathématique exprime une minute et non une journée. Pour peindre une bataille, il faut de ces puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ; Rembrandt vaut mieux que Vandermeulen. Vandermeulen, exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ; l’ouragan seul est vrai. »
« Le « quid obscurum » des batailles » Les misérables, t.2, livre premier, chap. V
Ce qu’il y a de remarquable pour nous dans ce texte n’est pas que Hugo mette du divin dans la bataille et en fiche la présence dans l’obscurité, mais plutôt qu’il pointe la mêlée comme motif suffisant et pertinent pour décrire l’état, le mouvement, la composition des multitudes ; ensuite qu’il en fonde ainsi le caractère obscur – il existe des crépuscules possibles à toute heure de la journée ; et enfin, qu’il pose le principe de cette mêlée dans l’élément à la fois plastique et aérien de la tempête — et moins dans le motif du nuage, même s’il parle de la bataille comme d’un nuage horrible, figure plus consistante en raison de déformations supposément plus lentes. Nous avons parlé, dans notre dernière séance, de bouillonnement, de fermentation, jeux métaphoriques courants pour décrire les émotions (avec leurs éclairages certains et leurs points aveugles), mais pas de tempêtes ou d’ouragans qui font directement écho à ce qui transporte la musique : l’air. Nous partirons de là pour nos propres expériences. Ce peut être aussi bien les vôtres.
Le seconde parle de l’insurrection oubliée de 1832.
« De quoi se compose l’émeute? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’une souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte.
Où ?
Au hasard. À travers l’État, à travers les lois, à travers la prospérité et l’insolence des autres.
Les convictions irritées, les enthousiasmes aigris, les indignations émues, les instincts de guerre comprimés, les jeunes courages exaltés, les aveuglements généreux; la curiosité, le goût du changement, la soif de l’inattendu, le sentiment qui fait qu’on se plaît à lire l’affiche d’un nouveau spectacle et qu’on aime au théâtre le coup de sifflet du machiniste; les haines vagues, les rancunes, les désappointements, toute vanité qui croit que la destinée lui a fait faillite; les malaises, les songes creux, les ambitions entourées d’escarpements; qui conque espère d’un écroulement une issue; enfin, au plus bas, la tourbe, cette boue qui prend feu, tels sont les éléments de l’émeute.
Ce qu’il y a de plus grand et ce qu’il y a de plus infime: les êtres qui rôdent en dehors de tout, attendant une occasion, bohèmes, gens sans aveu, vagabonds de carrefours, ceux qui dorment la nuit
Tant de choses à dire de ce texte inattendu, même si l’on ne sera pas forcément d’accord avec la dépréciation de l’émeute qu’il opère au profit de l’insurrection. D’abord, il y voit de l’électricité : témoignage beaucoup plus précoce de ce qu’on imaginait du sens possible, exprimé en termes physiques, que l’on pouvait donner à cette expérience mouvementée des multitudes humaines. Du fait que l’on puisse parler d’électricité pour désigner ce qui anime et traverse les masses, même en termes tout à fait fantaisistes d’un point de vue scientifique, on espérait pouvoir faire un lien avec cette musique électrique par excellence qu’est le rock et les émeutes qui jalonnent son histoire. Nouvel épisode dans l’histoire des foules électrisées. Mais dans le texte lui-même, on n’en saura pas plus de ce qui peut justifier un tel langage : qu’est-ce qui donne sens à cette caractérisation en termes d’éléments ou de puissances physiques et pourquoi l’électricité en premier lieu ?