Un ethnocentrisme appliqué

En passant

Au milieu des objets nouveaux que nous leurs présentions, nous n’avons jamais réussi à fixer deux minutes de suite l’attention d’aucun d’eux, disait Bougainville des Tahitiens qu’il côtoyait depuis quelques jours à peine. Tout les frappe, rien ne les occupe, affirmait-il : il venait de définir exactement l’absence de regard. L’impossibilité, d’abord, d’anticiper ou de prévenir ce qui vous saute au visage ; l’impuissance, ensuite, à retenir ce qui vous passe sous les yeux et s’éloigne déjà. Aucune garde ou mise en garde possible.

Fine observation pourrait-on déclarer bien que celle-ci n’avait rien d’ethnographique et notait plus vraisemblablement une des attitudes typiques survenant lors de ce genre de rencontre : des hommes nouveaux, l’un à l’autre, se font face et il y a tant à voir, subitement, qu’ils en perdent, l’un et l’autre, tout regard. Ce serait donc sur le visage d’autrui que cet étonnement ou cette curiosité que l’ethnologie a mis au principe de sa pratique aurait d’abord été découvert – avant d’être ensuite, vers soi, réfléchi. Ce serait les autres, par leur attitude, qui nous auraient montré comment il était nécessaire de les aborder, eux et leur monde, pour mieux les connaître.

Sauf que dans la même situation, les Européens ne semblent jamais cesser, eux, d’observer, de garder tout ce qu’ils peuvent en mémoire. C’est que, peut-être qu’à la différence de leurs alter ego, ils approuvent plus facilement, ils acceptent comme un droit que tout les regarde. Où qu’ils aillent, regardez, les êtres et les choses se tournent vers eux, comment ne seraient-ils pas, alors, le centre du monde

L’oeuvre au travail

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Coupe de la rue des immeubles industriels

Webassociation des auteurs

Désorganisons le web littéraire, disséminons les écritures !

Dissémination de Mars

Pour un anonyme qui commence à écrire et s’acharne, sans héritage, sans pratique, sans lecteur, à écrire, les œuvres qui ne se voilent pas sous une fausse pudeur de noblesse –aujourd’hui encore formulée dans le langage du génie – sont plus qu’appréciables : elles constituent de véritables, et cependant curieuses, merveilles. Tout en elles resplendit qui ne montre pourtant que peine et labeur, effort et astuce, précipitation, accident. Le travail, sous le regard des vieilles noblesses, a longtemps été laid. Mais voici que des œuvres s’avancent qui, sous leur profond mystère ou sous leur brin de magie, font saillir leur facture, leur montage, le principe de leur feinte, la règle fragile de leur rude fiction. La beauté, la force, la clarté, ne sortent pas toutes prêtes d’une nature exceptionnelle, d’un esprit supérieur, bien décidées à s’emparer d’une langue qui s’offrira, qui s’offre déjà, sans résistance à ces aveuglants pouvoirs de subjugation.

Ce qui vaut pour la littérature vaut bien sûr pour les autres arts. Et l’on se réjouit toujours de voir, d’entendre, ceux qui, passionnés ou instruits, savent faire apparaître, sous les mirages du génie, l’art en action. C’est le cas de cette très jubilatoire Rue des immeubles industriels, ouverte en janvier 2013, et dans laquelle on trouve exposé un grand nombre de peintures, de sculptures et même des pans d’architecture parfois. Photographiées par les soins de la blogueuse elle-même (sont même fournis les paramètres techniques de la prise de vue : marque de l’appareil, ouverture, exposition, etc.) qui semble se promener fréquemment dans les allées du Louvre et dans bien d’autres musées pour voir les pièces « en personne » et de près, mais aussi présentées sous forme de reproductions pêchées sur la toile ou ailleurs, les œuvres, jour après jour, mois après mois, passent sous une plume qui, parfois reste immobile et muette, parfois plante dans l’image les invisibles marques de son regard. Ainsi, dans ces notes, ces remarques, ces textes qui accompagnent moins les œuvres qu’ils ne démultiplient, à leur façon, leur image, se lève et s’exerce une voix poétique, un langage non encore séparé des images d’où il tire cette lumière que, tantôt il garde pour lui, tantôt n’hésite pas à leur rendre. Langage à l’éclat aussi retenu que généreux.

Et pour cette nouvelle dissémination, la Rue des immeubles industriels nous a mis au point trois vues précises sur l’invisibilité du travail :

par effraction de l’atelier

par mise en série des images

Giovanni Battista Moroni, 1520/4 - 1579 The Tailor ('Il Tagliapanni') 1565-70 Oil on canvas, 99.5 x 77 cm Bought, 1862 NG697 https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/NG697

par un arpentage attentif des galeries

Hans Wertinger, 1525

Trois vues affûtées parmi tant d’autres qu’il ne nous reste plus qu’à découvrir, pas à pas.

Libéral Comolli

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Museo_cinema_torino©Jordi_SanIIDefonsoNous sommes pour la plupart assis, le film vient de se terminer, la lumière – une autre lumière – est revenue, Jean-Louis Comolli, réalisateur et critique de cinéma, se tient devant nous, il nous parle, nous spectateurs, derrière lui se tient l’écran vide. Tous, nous dit-il, nous aurions un point de vue singulier sur le film. Je traduis : il y a autant de points de vue que d’individus qui le regardent.

Flatterie ! D’abord, toutes les personnes qui regardent un film ne se forgent pas de point de vue et demeurent après, comme peut-être pendant, indifférentes au film (et en quittant la place particulière qui leur offrait la possibilité d’un tel point de vue n’emportent rien avec elles). Ensuite, certaines personnes sont riches de plusieurs perspectives singulières sur un film au point qu’elles peuvent hésiter ou bien commencer à les assembler dans une vision plus large. Enfin, d’autres, discutant après la projection, s’aperçoivent qu’elles ont en fait le même avis et partagent ainsi, sans peut-être même le savoir, une même singularité pour deux. Voilà pourquoi il ne peut y avoir, et on ne peut supposer, pour faire une histoire des spectateurs de cinéma comme voudrait la faire Jean-Louis Comolli, qu’il existe autant de points de vue que de places dans une salle de ciné. Il y a bien une pluralité, une multiplicité de points de vue existante dans la salle et après (dont le nombre sera fluctuant au gré des échanges) mais pas cette collection aisément dénombrable et acquise d’emblée que l’on suppose donnée par la grâce de l’achat d’un simple billet.

Grande libéralité de journaliste, sans doute, que d’offrir une vue à tout le monde (et si bien adaptée aux principes de la libre opinion) mais très mauvais principe heuristique, l’historien se devant d’être plus sévère, plus avare, car une histoire des spectateurs qui supposerait une disparité aussi forte dans le public serait forcément vouée à l’échec – et même avec le secours de la statistique car le problème n’est pas tant le nombre que la diversité des angles de vue. Ainsi trop lacunaire dans son lot d’archives (comment saisir le point de vue de chacun ?), trop limitée dans ses possibilités d’analyse (comment ne pas réduire la singularité de chacun ?), cette généreuse histoire des spectateurs se retrouvait vite démunie : ce que l’on aurait donné à l’opinion serait perdu pour elle.