Danser

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Quand on ne sait pas chanter (ou si mal qu’immédiatement les malchanceux qui vous entourent hurlent à si grands flots que votre voix avec son grain bosselé s’y délaie), quand on sait encore moins griffonner sur un bout de papier, déjà tailladé de lignes, les tremblements et tonnerres du monde – on ne parlera même pas de savoir jouer d’un instrument –, il est difficile de se dire musicien. On se refuse ce qui est trop d’honneur, ce qui est déjà une trop grande qualité. Et pourtant on a la certitude de l’être. Il y a tant de musiques qui sont si vitales pour soi qu’il ne peut en être autrement. De la musique on en est, sans que l’on sache vraiment pourquoi ni comment. Et puis un jour, et puis un autre et un autre encore, je ne sais combien de fois, des rais de lumière passent les nuages et ne disparaissent pas, nouveau soleil qui perce, on finit par sentir. Il existe de nombreuses façons de reconnaître en soi et comme étant soi – à nos yeux comme à ceux des autres – une certaine forme de musicalité ; forme qui, sans y penser, en pointillés mais toujours avec fièvre, se montre depuis des années dès qu’on danse.

Danser donne plus à la musique qu’une figuration plastique : les « instruments » dont elle joue, à commencer par le corps qui s’emporte, volumes, postures et organes soigneusement, violemment, découpés dans le mouvement, ne sont pas des images. Des façons de montrer l’invisible. Ce ne sont pas les airs que l’on danse; des airs qu’on se donne quand on fait semblant, tout d’un coup, de se mettre en mouvement. C’est beaucoup plus et beaucoup mieux l’ébranlement déjà visible du monde. Les battements de la terre, la commotion des piliers, le vacillement des colonnes, les secousses aux murailles, les têtes qui roulent au sommet des puissants édifices, l’écroulement des assises : danser ruine en nos corps toute idée de charpente, de fondement, de maison ou de temple. Squelette éjecté, désarticulé, joug dételé. Danser fait entendre un monde debout mis à bas. Mouvement au milieu des toits qui s’écroulent, des terrains qui s’effondrent, du sol qu’on retrouve, banquise provisoire et glacée que les pieds nus, les bras libres, trouvent prête à craquer.

La danse comme le chant donne à la musique du monde une indépassable expression. Elle semble peut-être seconde, elle n’obéit pourtant pas à la voix. Parmi tous les musiciens qui agitent le monde, les danseurs sont ceux qui se livrent le plus joyeusement aux contraintes musicales. De la musique, les danseurs, à la différence des instrumentistes, en sont les ouvriers les plus accomplis, ceux qui ont accepté le plus profondément en leur chair – muscles, os et tendons – la rigueur de ses coups : battements sourds, cris de panique, fracas des machines. Hommes et femmes délivrés des sirènes autant que des cordes du mât. Des ouvriers, certains diraient des esclaves, qui se sont libérés du cuivre, des peaux, du crin et du bois. 

Anatomie d’albums

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On dit des oreilles qu’elles ne peuvent jamais se fermer comme le font les yeux vu qu’elles ne possèdent pas de paupières, et même s’il nous reste les mains, ou des écouteurs, pour se couper des bruits extérieurs… Pourtant, aussi bien que les yeux, tout occupées à saisir ce qui se passe au plus loin, nos oreilles elles aussi se ferment à ce qui leur est le plus proche ; le mettant en sourdine ; ne l’écoutant plus ; y plongeant leur action sans y porter plus vraiment d’attention. Ainsi en est-il du sort de ces disques mille fois rejoués et depuis longtemps remisés en bonne place sur de hautes étagères ; ces disques qu’on ne fait plus tourner qu’à la faveur d’une rencontre fortuite : quand un ami par exemple, à votre grande surprise, a méconnu ce trésor musical que vous lui faites aussitôt découvrir… mais peut-être trop tard. En tout cas, , dans ce minuscule hasard, se trouve une possibilité d’écoute renouvelée de ce qui nous est devenu si intime que nous ne l’entendons plus — du moins avec la même acuité, le même plaisir ; , dans cette audition amplifiée, un album tient sa chance d’être ouvert à nouveau.  

Il existe d’autres remèdes à cette banale situation d’infortune. D’autres façons d’intensifier l’écoute de ce qui nous est devenu presqu’atone à force de s’en être absorbé. Cela pourra peut-être étonner mais il existe tout simplement des livres. De ceux qui parlent de musique (et il y en a peu), de ceux qui en parlent avec autant de précision dans l’écoute que de passion dans la voix (et ils sont encore moins). Des livres pour qui la musique, surtout celle que l’on dit populaire ou commerciale, ne se réduit pas au plaisir de quelques anecdotes bien salées ou à l’interprétation libre, c’est-à-dire vague, de ce qu’une voix a bien voulu exprimer dans son chant — le flot des commentaires qui encombre le réseau. 

Depuis 2014, les édition Densité alimentent une collection de tels livres — dotée maintenant de onze titres — avec cette idée, il me semble, de faire entendre à nouveau, c’est-à-dire une fois encore et différemment, les albums de rock, folk ou pop, qu’on a tous plus ou moins, une fois, deux fois, ou même cent fois pour certains, entendus. Volonté enjouée de nous reconduire au seuil de monuments incontournables de musique ; plaisir de nous en faire faire le tour — de près, de loin, dans un sens ou dans l’autre; invitation à y pénétrer, piste par piste,  jusqu’à ce que nous ne puissions plus en sortir que les oreilles remplies et noyées d’un plaisir puissamment rafraîchi. Les vagues sonores du Pornography de The Cure, du Harvest de Neil Young, du Rock Bottom de Robert Wyatt, du Fantaisie militaire de Bashung ont ainsi trouvé dans Discogonie (l’heureux nom de cette collection), le moyen de faire vibrer nos tympans si fréquemment endurcis.

La qualité matérielle des livres aide beaucoup. Petits objets d’un sobre blanc et noir transportables dans une poche et saisissables d’une main même des plus alanguies, ces ouvrages, recouverts d’un graphisme soigné évoquant aussi bien un signal sonore que le sillon d’un vinyle, confèrent une évidente noblesse à cette culture sensible qui s’élabore en fréquentant les disques de Patti Smith ou de Radiohead. Le point le plus marquant, sans doute, du soin tout particulier apporté à la fabrication de ces livres étant le code-barres. Alignement, comme on sait, de courtes bandes verticales, blanches et noires, contenant les informations commerciales du livre, et que l’on place généralement dans son dos (pour éviter qu’il ne vous saute aux yeux à la première seconde), celui-ci se trouve, dans l’univers Discogonie, inséré dans les sillons d’un dessin de disque vinyle dont une moitié seulement est visible sur la couverture (avant que l’autre moitié ne se dévoile complètement une fois le rabat défait). Collection de supports hybrides, tenant à la fois du livre et du disque, de l’oeuvre et de la marchandise, du numérique et de l’analogique : objets à l’image des albums qu’ils font écouter.  

La collection tient aussi sa valeur des ressources anglophones, inédites en français, auxquelles elle donne bien souvent un accès : que ces informations viennent de livres, d’articles de presse ou d’interviews publiés. Elle compense, à la marge, la faiblesse des traductions consacrées à cette grande grande masse d’écrits et d’études que le monde anglo-saxon propose de ce champ musical. Et si bien entendu elle n’en comble pas le déficit, elle permet toutefois de mieux en mesurer la profondeur et l’importance pour une oreille passionnée.

Mais c’est surtout la remarquable sensibilité portée aux disques eux-mêmes qui fait la valeur d’une telle aventure. Entre l’exposé du contexte biographique ou social qui entoure la publication d’un album, et l’analyse des paroles qui remplissent avec plus ou moins d’intérêt les pages ouvertes aux musiques électriques, autrement dit au milieu de ce qui demeure malgré tout, relativement extérieur à la réalité de la musique, Discogonie déploie une attention redoublée au son et à la plastique d’un album. Prise en compte marquée de sa matérialité audio-visuelle. Ainsi les disques sont lus, pour la plupart, titre par titre : une face après l’autre — le vinyle imprimant son propre chemin de lecture au livre. Quelques pages, blanches sur fond noir, sont tout aussi régulièrement réservées à la description et l’analyse de la photographie de l’album : ainsi le livre consacré à Fantaisie Militaire s’ouvre-t-il sur le très poétique récit du moment où le producteur en découvre la pochette sur une publicité. Sont également mis en avant les techniques, procédés ou choix de production, qui vont donner son rendu, et ainsi sa valeur, à la musique d’un album — on rencontrera dans ces pages des noms beaucoup moins prestigieux que ceux qui sont inscrits en gros sur les pochettes de disques,  des noms comme Steve Albini, Scott Litt, John Cale, Joe Boyd, Ian Caple, etc. qui méritent  pourtant d’être retenus pour l’écoute approfondie d’un album. Enfin, si souvent la musique est déchiffrée sous l’ange de sa partition, c’est plutôt dans l’électricité elle-même, par l’étude des instruments, des collages sonores ou des spectrogrammes (voir le livre sur The Cure), qu’elle est abordée dans la collection.

En embrassant ainsi, avec plus ou moins d’ampleur, chacun de ces quatre niveaux d’analyse — contexte, son, plastique et paroles — c’est toute une épaisseur nouvelle que les éditions Densité donnent aux disques. Entre leurs mains et les nôtres, leurs livres fonctionnent à la manière de machines de lecture qui nous feraient entendre la dimension à la fois transparente et obscure du son d’un album. Sorte de sonographie imprimée.

Et le dernier titre de Discogonie, consacré au troisième album de Nirvana, In Utero, ne déroge pas à la règle. Ecrit par Palem Candillier, musicien qui jouera l’album in extenso le 3 février sur scène à Paris, ce nouveau pan de la collection met une nouvelle fois en lumière la production, pour le coup, éminemment contestée de ce disque. Tant d’événements concourent à la réalisation d’un objet de ce type. Le choix de Kurt Cobain, leader du groupe, pour Steve Albini — producteur des Pixies et des Breeders ; dans les studios, le mode de capture en direct du trio par celui qui se pensait essentiellement comme un preneur de son ; la volonté affichée de déplaire en laissant un son crade en parfait contraste avec l’album précédent Nevermind ; le très mauvais accueil de la maison de disques, Geffen, à l’écoute du résultat — et par contrecoup un groupe qui doute et l’exprime par voie de presse ; ensuite, le remixage partiel des bandes par Scott Litt qui venait de travailler avec R.E.M., groupe auquel Albini, négativement, assimilait Nirvana au départ ; et enfin la publication de ces premières prises dans la réédition d’In Utero, en 2013, montrent à qui en douterait que la réalisation d’un disque, loin d’être cet enregistrement auquel on le réduit si souvent (confondant production et gravure), est plutôt un processus de réécriture continu et imprévisible. Une histoire qu’on aurait tort de croire mineure tant elle emporte de décisions sur la qualité et la richesse du son qu’on entend. 

On retrouve dans cette façon d’aborder un disque — remonter jusqu’au travail de studio, de mixage, d’édition — un parti pris analogue à celui de Philippe Manoeuvre, le critique rock, dans ses nombreuses chroniques : hisser les « enregistrements » à la hauteur des frasques que le rock accomplit sur scène, ou qu’on laisse s’étaler sur les pages des magazines.; montrer que la légende ne monte pas seulement des coulisses, des bus de tournée, des chambres d’hôtel, mais aussi des chambres assourdies de studio ; bref, lever le voile sur une scène comparable à celle des envolées scéniques ultérieures. Scénographie du studio, parallèle et complémentaire, à celle de la salle de concert. 

Mais la mise en boîte d’In Utero, pliée en deux semaines, laisse moins de prise à ce genre d’histoire — du moins voit peu fourmiller de ces menus événements qui permettent d’en approfondir le sens et d’en mesurer la portée. Car en plein mois de février, au Pachyderm Studio, isolé au milieu des plaines enneigées du Minnesota, et apparement sans l’aide d’aucune substance, Nirvana travaille quasiment à heures fixes ses nouveaux morceaux. Il arrive même que Chris Novoselic, le bassiste, ou Dave Grohl, le batteur, s’ennuient pendant les séances de mixage. Si bien qu’on a beau apprendre que les quatre musiciens — groupe et producteur compris — trouvaient le temps entre deux sessions de mettre le feu à leurs pompes, à leurs pantalons, jusqu’à se cramer le cul, on ne sait s’il faut y voir une manifestation sublime de l’esprit rock’n’roll ou une simple blague de gamins? 

C’est donc aussi hors des studios que Palem Candillier a cherché à nous faire sentir la particularité du son qui enveloppe cet album. D’abord en suivant de près la genèse des différents titres qui le composent mais aussi de ceux qui ont été laissés de côté : titres aux plus ou moins nombreuses versions, et qui feront l’apport des rééditions ultérieures, le prix des compilations de luxe ou la surprise, bonne ou mauvaise, des faces B de l’époque. Ensuite en portant son attention aux paroles de Cobain situées en deçà des textes proprement dits de chansons : bouts de phrase éparpillés dans ses carnets, petits mots lancés lors d’interviews souvent fracassantes, témoignages enfouis dans des études inédites; autant de choses dites, ou écrites, entrant en résonance avec ce qu’il chante et qui en font entendre la vibration loin du disque lui-même — dans nos existences comme dans celles des musiciens. 

Alors après une telle écoute, si rapprochée, si précise, c’est tout le sens de lecture du disque qui se trouve dévié. Il arrive souvent, en effet, qu’on entende In Utero comme une sorte de sabordage commercial et artistique, signe annonciateur du suicide de Kurt Cobain (le premier single « Heart-Shaped Box » sort le 23 août 1993, la tournée commence le 18 octobre et il met fin à ses jours le 5 avril 1994). Car comme on sait, à l’image du rock, musique mort-née dont l’acte de décès est prononcé depuis les débuts, les rockers ne devraient pas vivre vieux, ou même survivre à leurs oeuvres de gloire et de violence. Cette musique doit exprimer et consumer leur folle jeunesse et rien d’autre. Or, c’est au contraire toute une naissance, certes difficile, que nous raconte Palem Candillier : naissance d’un artiste, d’un groupe, d’une famille pour laquelle les questions de maturité et d’immaturité, d’âge et de génération, loin de rester extérieures ou anecdotiques, d’un point de vue musical, apparaissent comme des obsessions et des inquiétudes régulières du rock. 

Il n’est jamais anodin de construire une discographie. Car c’est toute une histoire, passée et future, qu’on détruit et bâtit. Dans la masse des disques produits, retenus et oubliés, on soulève des sommets, on élève des pics, on jette la lumière sur des zones spécifiques, jusqu’ici désertiques, et on laisse le reste, parfois d’antiques et riches vallées, dans la lourde pénombre. Se rangeront dans la collection, bientôt, P.J. Harvey et Depeche Mode, et derrière ces noms glorieux que personne ne viendra contester se renouvellera – en raison même de la lumière à laquelle on les soumet – le paysage depuis longtemps crépusculaire du rock. Et c’est de tous nouveaux échos qu’au milieu de ces montagnes, on le souhaite, on pourra entendre alors. 

Musique de synthèse

En passant

Il y eut une musique de sons hors partition, symphonie d’éléments : sacs, ressacs, clapotis, ruissellements, craquements, plissements, grondements, éclatements. Il y a eu, il y a encore une musique faite d’innombrables bruissements venus des corps vivants : mugissements, bourdonnements, sifflements, soupirs, vagissements, gémissements, râles. Peut-être les musiques électriques ont-elles fait entendre sur les disques et ailleurs le bruit mêlé, mieux ! fondu, synthétique, des machines et des corps, ne distinguant plus qui de l’un ou de l’autre fait tel ou tel son ?