L’expérience sauvage

Quant à cette extravagante sauvagerie dont je ne cesse de parler, j'essaie tout simplement de comprendre de quelle nécessité procède cette expérience malgré tout si insistante dans la culture occidentale (loin de penser bien entendu qu'elle exprimerait quelques besoins humains), je m'échine à déterminer quelle actualité elle possède encore aujourd'hui et laquelle, éventuellement, on peut lui donner. Dans quelle mesure, en effet, une certaine sauvagerie est présente dans nos gestes, regards et paroles les plus ordinaires ? Sous quelles formes et en lien avec quels événements ? Et que pouvons-nous en faire si tel est le cas ? Est-il possible, même, d'en user, de s'y rendre, d'y plonger pour rendre nos existences plus libres, plus riches et plus belles ?

D'une certaine façon, sauf pour ceux qui croient encore à la virginité des terres, à l'infériorité des étrangers, à la férocité des bêtes, à la primitivité naturelle de l'être, le monde d'aujourd'hui ne montre plus de site ouvert, offert, à la sauvagerie (même les théories du complot qui se généralisent abolissent en politique cette sauvagerie du temps qui était donnée dans l'action soudaine et spontanée des grèves, des émeutes ou des indignations : tout se montre maintenant manipulé en sous-main, les chaînes ne se brisent désormais que par la complicité douteuse de nos gardiens). Ne reste plus de la sauvagerie, donc, que la cruauté des scènes de crime, l'atrocité des champs de bataille, la désolation des no man's land génocidaires ou nucléaires, seuls signes à manifester encore son existence avec éclat. La conséquence en est claire : ce n'est plus tout à fait l'homme ou l'animal qui lui donnent ce visage par où elle peut faire face aux autres ou à soi, mais le monstre, nouvelle et incertaine figure.

Mais pendant des siècles il en fut autrement. Dans leur antique Méditerranée puis dans leur Europe barbare, les sauvages furent nommés, appelés, happés, accueillis par des espaces différents : les bois. En ces lieux ils trouvèrent aussi bien un blason que le site de leur fugitive présence – le lieu d'où l'on pouvait les voir sans qu'il nous voit, autrement dit les apercevoir. Mais ce ne fut jamais dans ces bois, ceux que tout un chacun pouvait traverser, que ces hommes extraordinaires firent leur apparition dans l'histoire : à la fois objet de vision et sujet de légende. Il fallut que les rois mérovingiens afforestent certaines de leurs terres – bois, landes ou marais –, en chassent les hommes,  n'y laissant que des fauves – loups, cerfs, ours – pour que la forêt ainsi formée ne connut plus qu'un seul homme : roi-chasseur, homme fauve, qui en ces nouvelles terres, établit en premier lieu sa souveraineté. L'Église médiévale laissait aux rois le soin de gouverner les hommes en maîtrisant leurs corps. Dans la forêt, ils saisirent ce pouvoir : rois devenant loups pour l'homme.

Par tout un ensemble de textes aux formats disparates, de recherches en plusieurs sens, peu à peu nous dressons le tableau renouvelé de cette expérience typiquement occidentale.

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