L’affirmation du solitaire

Mis en avant

 

L’invention d’une solitude #1

Il est des affirmations publiques si outrancièrement « mensongères », si ouvertement contestables, si spontanément négatrices d’elles-mêmes, qu’elles semblent s’égarer jusqu’aux confins de la folie. Du moins s’en approchent-elles, ou même y pénètrent dangereusement, traversant son indéfinissable empire le long de chemins improbables creusés dans les plus foncières erreurs. Ces déclarations faites à d’autres, que chacun, autour, immédiatement et sans effort, peut démentir, exposent celui qui s’y risque à bien plus qu’un cuisant désaveu, à bien plus qu’une perte – sèche – de tout crédit de parole : elles dénoncent une perte probable, chez celui qui les fait entendre, du sens même de la vérité. Non pas que celui-ci ne saurait plus tout à fait dans quelle direction la chercher, ni même sous quelle visage elle pourrait se laisser reconnaître si elle se présentait à lui. Non, il s’agirait plutôt dans une fausseté si ostensiblement prononcée – sans plus même aucun souci de se dissimuler –, du signal clair que la vérité, l’habitude de distinguer le vrai du faux, n’a plus aucune priorité, ni même de nécessité, dans le discours. La vérité, ce n’est même pas qu’on ne saurait plus la voir, ni même l’exprimer, mais y soumettre sa parole… À quoi bon ?!

Exprimer sa solitude au monde semble relever d’une telle expérience. Une expérience rare, sans doute, mais assez récurrente pour que moins d’un siècle après le fameux – et souverain – « Me voici donc seul sur la terre » du Rousseau des Rêveries du promeneur solitaire, un autre promeneur du nom de Henry David Thoreau glissa en tête de Walden, son livre historique : « Lorsque j’écrivis les pages qui suivent, du moins la plus grande partie, je vivais seul au milieu des bois, sans un voisin, dans un rayon d’un mille, dans une maison que je m’étais bâtie moi-même sur la rive de l’étang de Walden, à Concord, dans l’état de Massachusetts, gagnant de quoi subsister par le travail de mes mains. » Parfaite solitude que venait ainsi de proclamer l’américain. Une fière déclaration d’indépendance appuyée par l’industrieuse suffisance de ses bras. À Concord, lieu au nom prédestiné, la plus ancienne sagesse occidentale, aussi bien cynique, épicurienne que stoïcienne, voire même platonicienne, avait réussi à faire taire ses antiques divisions. Enfin une et cette fois pour de bon. Ils avaient donc raison ceux qui voyaient dans l’avènement de cette surprenante Amérique le printemps inespéré de l’Europe – la renaissance in extremis du très vieux continent. Dans cette forêt d’une Angleterre à plusieurs titres nouvelle, voici que surgissait un vrai philosophe, un de ceux dont il ne serait plus possible de dire : ses actes ne correspondent pas à ses sages paroles. Après Socrate, après Jésus, la vérité, de nouveau, était faite homme. Que pouvait-il y avoir d’insensé dans cette sagesse reconquise ?

Il suffit de tourner les pages qui suivent cet exorde, de se laisser aller à leur toujours plus surprenante lecture – et sans même y chercher la contradiction – pour que, rapidement, une autre image se forme : le portrait d’un philosophe moins héroïque, moins véridique, émerge. Thoreau, ou le Diogène américain comme l’appellent certains, n’est soudain plus aussi seul à se mirer dans Walden.

Ne dit-il pas, en effet, qu’il n’a jamais connu autant de visites que durant ce séjour de deux ans, deux mois et deux jours passés dans la nature ? N’a-t-il pas bâti son abri sur le terrain de son ami Emerson, poète et philosophe comme lui, de sorte qu’il ne fut jamais privé, véritablement, de sa compagnie ? N’a-t-il pas emprunté à un autre voisin la hache dont il s’est servi pour couper le bois utile à la construction de sa propre cabane ? Thoreau, le champion de l’autarcie, ne rendait-il pas visite régulièrement – quasiment tous les deux jours – à sa famille, pour en revenir les mains chargées de vivres ? Et durant son séjour près de Walden Pond, l’étang dont son livre porte le nom, n’a-t-il pas été contraint d’en quitter le rivage pour passer une nuit en prison ? Enfin, quelques temps encore après ce bref passage derrière les souples barreaux du village, n’a-t-il pas pris le train pour se rendre dans les forêts du Maine, l’État voisin, pour une excursion en équipe ? Comment pouvait-il, alors, affirmer avoir vécu seul – c’est-à-dire isolé – et même avoir vécu par lui-même – dans une forme d’auto-subsistance – au regard de tant de signes, de faits, de rencontres, d’actions, qui disaient dans le même temps, et dans le même livre, le contraire – menaçant ainsi d’annuler la lucidité de ses paroles ?

Douter de l’authenticité de cette vie solitaire expérimentée dans les bois est probablement l’une des réactions les plus courantes provoquées par la lecture de Walden, l’un des plus anciens mais toujours actuels rapports qui s’établit avec sa verte parole. Rapidement, une certaine défiance s’installe. Une incrédulité croît. S’élève une incompréhensible incompréhension. Et il ne faut pas longtemps pour que la hauteur de ton, sévère et mordante, avec laquelle il aborde et s’adresse à ses concitoyens dans ce livre, et qui nous étonne encore deux siècles plus tard venant d’un homme aussi jeune (il avait 29 ans en 1845 quand il emménagea dans sa cabane), il ne faut que quelques chapitres, voire quelques pages, pour que l’éminence du haut de laquelle il nous parle, s’écroule, effondrée sur elle-même. Plus on avance en effet dans Walden – la course lente mais imprévisible de cet infatigable promeneur –, plus on suit le chemin sinueux de ses propres paroles : plus la brillante solitude annoncée se ternit. Et puis soudain (mais à quelle page exactement ?) l’astre s’éteint. L’étoile filante s’est définitivement abîmée dans le lac. Le livre apparaît moins, alors, comme le témoignage d’une aventure effective – la poursuite « d’une affaire privée avec aussi peu d’obstacles que possible » (Walden, chap I) – ou comme « un récit simple et sincère de sa propre vie » (Walden, p. 24), on le regarde désormais comme une sorte d’idéalisation de soi, une fantasmagorie, voire une supercherie : de la douteuse fiction.

Étrange destin pour ce livre écrit, réécrit – pas moins de huit versions – qu’il voulait aussi extravagant que possible pour témoigner au mieux de la vérité singulière de son expérience du dehors – et du dehors du livre, justement, même si la lecture d’ouvrages n’était absolument pas proscrite au bord de l’étang. Voici que la distance que Thoreau prétendait avoir mise entre lui et ses concitoyens, cet espace ménagé dans les bois, vide cent fois traversé de leur insistante présence, rejaillit dans la parole portée par le livre : parole creuse de cette solitude dont elle assure provenir mais qu’on lui refuse ; parole qu’on n’écoute plus, de ce fait, que de loin. Car si cette solitude qu’il assure avoir vécue n’est pas vérifiée ; s’il n’y a pas de sens « remarquable » à parler d’isolement dans son cas : pourquoi prendre au sérieux le petit pas de côté exécuté par Thoreau ? Si même la plus plate, la plus mince des vérités fait défaut dans Walden, pourquoi y chercher un sens supérieur ? Par cette aberration initiale, non seulement une faille s’étend, chez l’homme des bois qu’il voulait être, entre les paroles et les actes, mais entre le livre et ses propres lecteurs. Comment avec si peu d’engagement dans cette vie sauvage, ou si peu de lucidité quant à sa situation véritable, aurait-il pu atteindre à une vérité sur l’existence qui ait quelque valeur ? Thoreau était assurément un poète mais ne semble guère philosophe. Or, en matière de parole, c’est la vérité, bien entendu(e), qui dicte le sens.

Y a-t-il encore besoin de montrer que la solitude qu’on exige généralement de Thoreau, surtout après l’avoir lu – un isolement radical, ascétique, et irréversible – n’entrait aucunement dans ses intentions, ni même, plus profondément, dans ses faits et gestes ? D’autres l’ont fait – plus ou moins fermement, comme Michel Granger ou Thierry Gillyboeuf –, les préfaces de ses rééditions récentes le refont, et le livre lui-même, quand on cesse de prendre pour des contradictions les démentis qu’il nous donne, le fait constamment. Il faut néanmoins le refaire. Car non seulement le malentendu persiste, entretenu même par ses proches – « Quelques-uns de mes amis me parlaient comme si j’étais venu vivre dans les bois tout juste me geler. » (Walden, Installation, p. 293) –, mais il est même primordial : depuis 1854, date de sa première publication, la mésentente commande la lecture de ce livre et l’expérience qui, en lui et hors de lui, s’élabore. Est-ce pour cette raison, pour éviter les confusions sur le sens de son entreprise, que Thoreau demanda à son éditeur d’en supprimer le sous-titre initial : La vie dans les bois ? Seulement cette fois, il ne suffira plus de corriger quelques erreurs, d’appeler les préjugés à plus d’attention ; il faudra donner de cette solitude, et de la vérité qu’elle s’accorde, une plus large vue d’ensemble, et non plus dispenser, ici ou là, quelques touches de lumière.

Pour mieux évaluer la difficulté intrinsèque qu’il y a à saisir la solitude que Thoreau entendait avoir vécue dans les bois, peut-être gagnerait-on à la confronter de manière plus directe avec celle du dernier Rousseau. Le premier paragraphe de Walden, on l’a dit, est extrêmement proche des déclarations faites par le genevois au seuil des Rêveries : affirmation qui s’expose sciemment, imprudemment semble-t-il, à une contestation décisive. Répétons-la : « Me voici donc seul sur la terre ». Rendre public une telle phrase aurait sans doute fâché beaucoup de ceux qui partagèrent ou connurent les derniers moments de sa vie. Comment ?! Mais ne rencontrait-il donc personne durant ses promenades dans Paris ou ses alentours ? Personne à qui adresser la parole ? Personne venue le saluer ? Il ne vivait donc pas entouré de toute une domesticité comprenant sa compagne, Thérèse, mais aussi une servante que Rousseau avait été contraint d’employer en raison de sa mauvaise santé ? Et les deux femmes ne le rejoindraient-elles pas, à Ermenonville, quand le marquis René de Girardin invita leur maître, Rousseau, accompagné de son médecin, à venir séjourner dans son domaine ? Certes, Rousseau n’envoya-t-il plus que quelques missives au soir de sa vie – une quantité insignifiante au regard des précédentes périodes – mais a-t-il oui ou non rencontré son ancien ami, Paul Moultou, à qui il confia plusieurs de ses manuscrits ? Était-il enfin toujours aussi seul quand il partait marcher, rêver, herboriser, dans la campagne ?

Un tel interrogatoire est bien artificiel aujourd’hui que nous possédons toutes les réponses à ces questions. Mais surtout, il est vain. Car il ne se demande pas si c’est bien sur ce plan-là (celui du nombre de gens qui entouraient chacun des deux hommes, leur plus ou moins grande familiarité avec eux, ou la fréquence de leurs rapports) que Thoreau et Rousseau situaient effectivement, ou même exclusivement, leur solitude. Un tel étonnement feint de comprendre qu’un homme puisse raisonnablement se sentir aussi seul entouré d’autres hommes – en profondeur, il ne l’accepte pas : la solitude humaine n’a de sens que dans l’absence de l’homme. On ne peut jamais véritablement être seul en compagnie de ses semblables. On ne peut être seul que radicalement séparé. Il faut sortir de cet étonnement. Les propos de Rousseau, de Thoreau, deviennent incompréhensibles, et même insensés, jugés à l’aune de cette seule vérité. Il faut faire résonner ensemble les paroles des deux philosophes pour mieux en faire ressortir l’extravagance partagée. Peut-être pourra-t-on alors saisir ce sens de la solitude qui en défie la vérité ordinaire.

Car notre ami Rousseau est loin de nous avoir tout dit. S’il se trouve « seul sur la terre », c’est aussitôt pour rajouter : et  « n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même ». Sa solitude survient alors, non par la disparition de tous les liens existants entre les hommes – comme s’il rejoignait un quelconque état de nature dans lequel tous les hommes se tiendraient à distance : par crainte, indifférence ou hostilité ; ni même de leur recul, au loin, d’un recul si important qu’il rendrait impossible une liaison avec eux ; ni même encore d’une perte des dispositions nécessaires pour socialiser avec eux – Rousseau s’affirme encore, dans le même paragraphe, comme le « plus sociable et le plus aimant des humains ». Sa solitude viendrait plutôt du fait, paradoxal, que tous les hommes s’avancent vers lui liés ensemble mais contre lui : situation d’inimitié plus que de manque. C’est le célèbre délire paranoïaque, le soupçon permanent de complot, qui rendra malade Rousseau jusqu’à la fin de sa vie. Tous les hommes étant amis de m’avoir comme ennemi, je n’ai pas d’autre choix que de prendre pour ami le seul homme détaché de ces liens : moi, autrement dit mon autrui. On le voit, si cette entente, étendue à chacun des hommes, fait que le philosophe ne peut plus se lier à personne, du moins à personne d’autre que lui, elle n’interdit pas, s’il en a le pouvoir et aussi le vouloir, qu’il se lie à lui-même. Du coup, l’ensemble, du moins la part la plus significative, des relations pouvant exister entre les hommes se dédouble au regard de Rousseau : autour de lui s’étire une ligue universelle de connivence, forme d’association inédite sur terre, alors qu’en lui – ou entre lui et lui : laissons incertaine la forme du rapport à soi qui est la quête même des promenades – toutes les relations qui comptent parmi les hommes se replient, se rétractent. Forme inédite de contrat social.

Ainsi, se donnant au premier abord sous la forme définitive d’une privation : « je n’ai plus de frère, de prochain, etc. », l’abrupt et affligeant constat de désolation qui entame le livre inachevé révèle immédiatement un autre sens : alors qu’on a jamais vu, répétons-le, de lien aussi étroit entre tant d’hommes – puisque l’appartenance au genre humain, pour les hommes de l’Âge classique, n’établit pas de société (qui serait alors cosmopolite) mais une simple communauté de nature – Rousseau se voit refuser les liens les plus lâches comme les plus serrés existants parmi eux, et n’a par conséquent plus d’autre ressource, plus d’autre issue, que de faire société avec soi. Robinson avait son Vendredi, Rousseau n’a personne d’autre que lui.

Difficile pourtant, au premier abord, de savoir si la dernière relation citée par Rousseau, la dite « société », englobe et résume les précédentes ou s’en distingue comme un rapport spécifique. Il semble évident, par contre, qu’elle constitue la riposte ou la défense la plus haute à l’isolement qui lui est fait. Rousseau, dans son ouvrage précédent, dialoguait avec un Français inconnu à propos de Jean-Jacques pour le réhabiliter aux yeux du public (Rousseau juge de Jean-Jacques), voici que dans les Rêveries, écartant ce tiers anonyme et fictif, Rousseau et Jean-Jacques, en route pour leur vérité, s’associent. L’homme privé, l’homme public, l’homme vrai et l’homme faux redistribuent leurs rapports.

On aurait pu croire qu’une relation sociale exige au moins deux êtres distincts pour s’effectuer. On constate que ce n’est guère le cas. Il suffit à une association d’un seul et même être capable de se dédoubler pour se réaliser. Rousseau, pas du tout sociologue pourtant, est le premier à isoler une relation sociale d’aussi près. La tradition voulant que l’amitié commence à deux et la société à trois peut s’interrompre. Cette société qu’il estime capable de relier l’humanité toute entière – jusque-là l’ascendance commune des hommes, leur filiation adamique, leur valait au mieux d’être frères – en relie aussi bien un seul à lui-même. D’une association quasi universelle dérive et vient s’opposer une association singulière. Rousseau est bien meurtri par sa situation – sa douleur est sensible dans l’emphase qu’il met à dramatiser et aggraver sa solitude – mais il en tire malgré tout une singularité qui la revalorise : une « position si singulière est unique depuis l’existence du genre humain » disait-il dans le premier dialogue de son Rousseau juge de Jean-Jacques ( p. 765, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade). Comme s’il disait : je ne suis pas juste seul mais le seul, sur la terre, à être forcé de n’entretenir de société qu’avec moi. D’une solitude par défaut, d’un isolement contraint, il en fait une insularité de défi. La solitude qu’affecte Rousseau ne s’oppose donc pas à la société comme le seraient deux situations irréductibles et distinctes, elle se réalise au contraire dans une association à soi qui individue, singularise – l’isole en un autre sens – celui qui l’accomplit : il est le seul et seul à ne pouvoir et devoir s’associer qu’avec soi. Tous les cercles de la sociabilité ordinaire se concentrent ainsi autour de ce point excentré que marque l’existence de Rousseau, et le premier exercice auquel il se livrera, dans sa promenade initiale, sera de mieux discerner cette énigmatique « position ». 

Confronté à la désolation qui est la sienne, et « n’ayant que lui pour seule ressource » (Rousseau juge de Jean-Jacques, Premier dialogue, p. 765, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade), Rousseau est donc contraint de chercher aide et assistance auprès de sa seule personne. Mais si la société qu’il élabore avec lui-même atténue un certain isolement, le fait d’y voir un cas unique, une chance, voire un destin positif, en approfondit tant la singularité que la solitude l’atteint à présent jusqu’au cœur : « Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? ». Que devient Rousseau en effet, si « proscrit par un accord unanime » des « humains », comme il le dit, « les voilà » devenus pour lui, en retour, « étrangers, inconnus, nuls enfin » ? Est-il un homme encore, un simple humain ou un être génériquement différent mais malgré tout doué d’humanité ? Le tout premier paragraphe des Rêveries laisse une incertitude quant à l’élément premier dont Rousseau s’est senti proscrit : la société ou les humains ? Mais d’autres passages montrent l’implication forte qui existe entre les deux conditions bien que leur rapport exact reste problématique. L’homme, quoi qu’il en soit, aussi bien dans sa figure générique (le genre humain) que singulière (un homme), et l’humanité, naturelle autant que morale, essence et rapport, semblent se détourner l’un de l’autre, se perdre de vue. L’homme ne se reconnaît plus dans l’humanité.

D’abord rejeté de l’humanité par l’état de société dont celle-ci était en train de se doter, Rousseau semblait pourtant ne jamais avoir cessé d’aimer les hommes. Toujours humain, en quelque sorte, bien que les humains, ou ceux qui se donnent ce nom, l’aient fait sortir de leurs rangs. Jean-Jacques : une humanité isolée à l’écart d’autres hommes. Mais au moment où ceux-ci se comportèrent cruellement à son égard, brisant « violemment tous les liens » qui les attachaient encore à lui, eux cessèrent à leur tour d’être humains. Double sortie de l’humanité : la « philanthropie » spontanée de Rousseau se retrouva subitement sans objet. Depuis ce jour, lui-même déjà plus tout à fait humain – du moins au regard des autres – n’a plus eu, vu ou rencontré de semblables. Privés à ses yeux de leur dernière humanité pour leur absence patente de pitié, les hommes – ou ce qu’il en restait – venaient également de perdre leur « nature ». Entre Rousseau et ses ennemis, il n’y avait plus d’humanité possible. Ces similarités aperçues qui, habituellement, maintiennent ensemble même les pires ennemis, même les plus étrangers des hommes, et qui les font les uns les autres se ressembler, ne les unissent plus, maintenant, en un genre commun. Les hommes se désassemblent. Ils ne peuvent plus, littéralement, se reconnaître entre eux. Double détournement des hommes et de Rousseau : les premiers se détournent de lui et lui, en réponse, et même en conséquence directe, à la façon dont il conclurait un raisonnement, leur rend la pareille, énonce la réciproque : ils ne sont plus ses semblables, il n’a plus aucune affinité avec eux – la ressemblance, cette semblance réciproque, observée, vérifiée, de chaque côté, est effacée. Sans doute Rousseau voit-il encore des sortes d’êtres humains autour de lui mais ils ne sont plus à son image. Leurs visages ne se regardent plus à la façon de doux miroirs. Ses ennemis voient en lui un monstre et lui ne voit plus en eux que des inconnus, des êtres étranges : « Je suis sur la terre comme dans une planète étrangère où je serois tombé de celle que j’habitois. » (Rêveries, Première promenade, Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, p. 999). Dans son délire, Rousseau a atteint cette position d’extériorité absolue dont rêvent aujoud’hui encore les sociologues et que poursuivaient toujours, il n’y a pas si longtemps de cela, les ethnographes. Dans la veine de nombreux écrits utopistes de l’époque, mais vécu dans le tranchant de son langage et de son corps, il s’est tenu vis-à-vis de l’homme en position d’extra-terrestre. D’où l’acuité et la nouveauté de sa question initiale : que suis-je maintenant ?

La solitude qu’expérimente Thoreau près de son village ne semble pas aussi radicale. Il a certes « perdu » le voisinage des autres, et avec lui peut-être cet air de famille que procure leur fréquentation régulière, mais ses semblables sont toujours assez proches pour que les uns et les autres, dans leurs déplacements respectifs, parviennent à se rencontrer. La distance tirée dans les bois par l’américain peut toujours être comblée, ou rouverte, d’une seule traite. Rousseau, lui, peut parcourir du regard la totalité de la planète ; celle-ci lui renvoie uniquement l’image multipliée de lui-même : en frère, en prochain, en ami. Même si des proches l’entourent et vivent à ses côtés, plus aucun visage ne se tourne vers lui qui engagerait, par un sourire, un clin d’œil, une parole franche ou un élan secourable, l’éventualité d’une société humaine. Ainsi, à la différence de Thoreau qui, malgré sa prise de distance affichée avec les hommes, conserve de multiples relations avec eux – visiteurs, hôtes, voisins, amis et parents – et ce d’autant que son acte attire encore plus de monde vers lui, la particularité de la position de Jean-Jacques – celle à laquelle on l’a réduit, celle depuis laquelle nonobstant il divague – est d’avoir rendu toutes les relations avec les autres impossibles ou impraticables : tout cela est derrière lui. Son prochain, si proche soit-il, de corps, de cœur ou même d’esprit, s’est effacé devant lui.

On ne saurait pourtant dire de Thoreau qu’il vivait moins seul que Rousseau. Pas du tout parce qu’il serait impossible, voire déplacé, de mesurer l’intensité d’une telle expérience – réduite à n’être plus qu’un sentiment privé et replié dans l’intériorité d’une conscience : un humble vécu. Mais tout simplement parce qu’il affirme, lui aussi, avoir vécu dans un parfait isolement au milieu de tant d’hommes présents. Cette vie à Walden Pond « dans l’ensemble c’est une solitude aussi complète que si je vivais dans la pampa. » (Walden, chap. Solitude, p. 160).

Peut-être que l’on comprendra mieux, maintenant, ce qui pouvait nous rendre ces affirmations si déroutantes au premier abord.

C’est bien entendu, au premier chef, l’entière solitude avancée par ces hommes que rien, manifestement, ne sépare des autres, pas même de leurs proches. Thoreau paraît trop près d’eux, et même de lui-même en dépit de ce qu’il dit, pour être tout à fait seul ; Rousseau, lui, se dit trop loin des autres, de tous les autres, pour que la solitude qu’il affecte paraisse un tant soit peu vraisemblable. Pour le premier, la coupure n’est décidément pas faite – certains diront qu’il ne s’émancipera « jamais vraiment de la tutelle de sa mère » (Michel Granger, Henry David Thoreau, Belin, p. 27) ; pour le second, elle n’est que fantastiquement arrivée. Aussi, l’un et l’autre se situent, en quelque sorte, aux deux extrêmes des possibilités de l’anachorèse, de cet élan par lequel on se met à l’écart, et dont la solitude est l’effet le plus souvent recherché. Ils en usent en effet d’une façon tout à fait déréglée : Thoreau cherche à s’isoler par une prise de distance minimale, en deçà même de ce qui semble nécessaire pour y arriver ; Rousseau, à l’inverse, surclasse les niveaux maxima en situant le terme de son exil bien au-delà de la Terre. Le premier qui n’a même pas mis fin à ses appartenances primaires (celle de sa famille, de sa communauté native) pèche par défaut ; le second, qui a déjà quitté toute communauté humaine, pèche par excès. Qu’est-ce qui rend si déraisonnable la solitude affichée par Thoreau ? Sa trop grande proximité avec les siens au sens large. Qu’est-ce qui rend pratiquement illusoire, voire insensée, la solitude annoncée par Rousseau ? Son éloignement excessif vis-à-vis d’autres hommes. Double raison de leur commune déraison.

Mais ce n’est pas tout. Il y une autre raison, une de plus, à leur extravagance. À les voir « trouver » ainsi une solitude aussi près des autres, ou faire valoir l’existence d’une solitude aussi démesurée, on se prend à penser, bien malgré soi, qu’il existe autant de solitudes possibles que de distances qu’il nous arrive, ou que nous devenons capables, de prendre. Que l’on est même « libre », si l’on est déterminé à le faire, d’envisager et de réaliser pour soi celle qui nous convient. D’en prendre la juste mesure. « Un homme qui pense ou qui travaille est toujours seul, où qu’il soit » nous affirme Thoreau, par conséquent la « solitude ne se mesure pas » par les « milles qui séparent un homme de ses frères. L’étudiant vraiment diligent dans l’une de ces ruches surpeuplées du collège de Cambridge est aussi solitaire qu’un derviche dans le désert. » (Walden, p. 166). Qu’un écart s’approchant de zéro – la contiguïté des chambres d’internat – puisse équivaloir à un autre beaucoup plus conséquent – un ermitage perdu dans le désert – montre assez combien l’étendue terrestre, l’espace géométrisé, ne peut plus servir d’unique plan de référence, de sol premier, pour mesurer la distance existante entre les êtres. « Toute cette terre où nous vivons n’est qu’un point dans l’espace. À quelle distance croyez-vous que demeurent les habitants les plus éloignés de cette étoile, là-bas, dont le disque a une largeur impossible à mesurer avec nos instruments ? » (Walden, chap. Solitude, p. 163). Tout comme Rousseau, Thoreau qui fut aussi arpenteur de métier mesure sa solitude à partir de repères qui dépassent de loin la seule dimension de la Terre, s’installant d’emblée à l’échelle cosmique. Se devine ainsi, derrière les distances étalonnées en lieues, pieds ou milles, toute la profondeur dynamique, toute la débauche d’échappées, que contient, étrangement, le fait d’être seul. Devient discernable le nombre incalculé de chemins différents par lesquels on peut y atteindre. Se séparer, se couper, s’éloigner jusqu’à la rupture, ne sont plus les seules voies.

Ce qui pouvait paraître déconcertant, aussi, au regard de cette vérité de la solitude que nous gardions par devers nous – sans tout à fait le savoir –, c’est la positivité avec laquelle les deux hommes envisagent leur isolement. Nous n’irions pas jusqu’à dire que Rousseau, forcé à l’exil par ses ennemis de tous bords – clercs, politiques ou philosophes – se satisfaisait pleinement de la situation qui lui était faite. Mais la reconsidération qu’il en opère dans ses Rêveries, portant attention à la singularité qu’elle lui octroie, à la fois le délivre de tout faux espoir quant à son retour dans les bonnes grâces du public et lui permet en même temps d’envisager encore un peu de bonheur dans l’existence. Aussi pourra-t-il au moins tenter de renverser la situation qui lui a été faite en faisant de ses promenades, pédestres ou littéraires, le support et la forme de nouvelles et profondes méditations. Thoreau, par contre, repousse d’emblée toute appréhension négative de son installation dans les bois : « On me dit souvent : « Il me semble que vous devez vous sentir bien seul, là-bas, et que vous aimeriez être près de quelqu’un, surtout par temps de pluie et de neige, et la nuit. » J’ai envie de leur répondre : […] Pourquoi me sentirais-je isolé ? Notre planète ne fait-elle pas partie de la Voie lactée ? » (Walden, chap. Solitude, p. 163) Comment, en effet, aurait-il pu se sentir seul (lonesome dans le texte) c’est-à-dire empreint d’une solitude malheureuse et souffrante au bord de « Walden lui-même », car « quelle compagnie a ce lac solitaire, je vous prie ? » (Walden, chap. V, p. 167). Thoreau avait en effet devant lui, dans la nature même, la réussite exemplaire de l’aventure qu’il avait à courir, alors que pour Rousseau, l’épreuve à surmonter était beaucoup plus difficile : le fait de se sentir ostracisé par la majorité des hommes, voire même leur totalité, ne pouvait qu’amoindrir en lui tout ce que pouvait avoir de positif leur compagnie. Voué ainsi à la haine du monde, comme il le croyait, il était donc tout à fait sensé de sa part de répondre par une sorte de déni à la présence des autres. Thoreau, toutefois, comme il le rapporte dans Walden, traversa lui aussi l’épreuve douloureuse de l’isolement – « Je ne me suis jamais senti isolé [lonesome], jamais accablé par le sens de ma solitude, sauf une fois, et c’était quelques semaines après que je me fusse établi dans les bois ; pendant une heure, je craignais que le voisinage proche de l’homme ne fût essentiel à une vie saine et sereine. Être seul devenait déplaisant. Mais j’étais en même temps conscient d’une humeur un peu instable, et il me semblait prévoir ma guérison. Au milieu d’une douce pluie, tandis que prévalaient ces pensées, je me rendis compte soudain d’une compagnie si plaisante et si bienfaisante dans la nature, dans le bruit régulier des gouttes qui tombaient, régulières, dans tous les sons et les spectacles qui entouraient ma maison, une affection bienveillante, infinie et inexplicable tout à coup ; comme une atmosphère qui me soutenait, et rendait les avantages du voisinage humain, tel que je l’imaginais, insignifiants ; et je n’y ai pas repensé depuis. » (Walden, p. 162) – mais la nature environnante lui apportait trop de réconfort pour que cette expérience d’une heure ne fut rien de plus, pour lui, qu’une fugace impression.

Cette bienfaisante compagnie de la nature nous mène à ce qui est sans doute le plus insolite de l’expérience traversée par les deux solitaires : cette compatibilité reconnue et revendiquée entre société et solitude. Inutile de rappeler que la solitude, sans nécessairement se produire à l’extérieur de la société des hommes – comme Thoreau lui-même le savait : n’est-il pas vrai que la « plupart d’entre nous se sentent plus solitaires quand ils sortent pour se mêler aux autres que lorsqu’ils restent dans leur logis » ? (Walden, p. 166) – se fait généralement sentir au moment où les liens se coupent ou bien se distendent. Or, pour ce dernier, non seulement le lien avec ceux dont il s’est écarté n’est jamais tout à fait rompu, mais la solitude qu’il en retire l’ouvre à de bien plus enrichissantes associations : avec le lac évidemment, mais également avec le dieu Pan, avec un ruisseau, avec l’étoile Polaire, ou « une averse d’avril, ou le dégel en janvier », ou « une feuille de haricot, ou d’oseille, ou un taon, ou un bourdon », même avec l’arrivée dans « une maison neuve » de « la première araignée » (Walden, p. 167). Rousseau, comme on sait, même s’il ne cherche plus à tisser avec les hommes un si complexe réseau de communication, s’avère néanmoins capable d’appliquer à lui-même les rapports d’homme à homme qui comptent parmi eux. Ainsi la société, d’un côté, déborde l’humanité (non seulement il existe des sociétés animales et végétales mais également des associations entre humains et non-humains) et de l’autre, elle en pénètre jusqu’à la substance individuelle qui n’apparaît plus, ainsi, aussi pleine, aussi unifiée, bref aussi substantielle que le laisse croire l’image de l’atome avec lequel on se plaît parfois à décrire l’individualité. L’homme isolé, tel que le montre l’expérience partagée par Thoreau et Rousseau, demeure une puissance active d’association aussi bien en dehors qu’au dedans de lui-même.

Effectivité d’une solitude de proximité, large capacité de modulation de ses formes, positivité atteignable de sa condition, vecteur privilégié d’associations renouvelées, un sens aussi peu usité de la solitude avait de quoi mettre à mal nos capacités de compréhension. Comment aurions-nous pu accepter, pour nous qui pensons sans y penser que la véritable solitude est celle d’un saint, d’un ascète et d’un ermite – les trois hommes réunis en un seul – que d’autres orientations – résolument divergentes –, d’autres coordonnées – situées à d’autres échelles – d’autres figures – encore méconnaissables – pouvaient lui être données ? Faisant fi de toute réalité et surtout de tout sens commun, ces affirmations de solitude –  paroles hautement contestables, expériences tentées – ne pouvaient qu’apparaître un peu folles – et pas seulement ambiguës ou ambivalentes.

Il ne faut surtout pas essayer de réduire cet excès, essayer de montrer comment sous la vérité que nous tenions pour simple, que nous prenions pour direction unique de notre pensée, Thoreau, comme Rousseau, auraient posé de nouvelles fondations : sorte de vérité profonde conféré à l’acte d’isolement qui en aurait élargi les possibilités et les significations. Il faut accepter d’avoir eu raison de ne rien pouvoir, et surtout de ne rien vouloir entendre de ce qu’ils nous disaient ; accepter de comprendre que notre intelligence de la solitude – les différentes places, formes, techniques et finalités qu’elle peut prendre – s’arrête au seuil de ces expériences. La solitude inventée par Thoreau, que celle de Rousseau nous permettra de mieux discerner, est une situation complexe, un dispositif pratique aussi réfléchi que perfectionné qu’il faut prendre le temps d’examiner pas à pas.

Il va donc falloir entendre que nous ne savons pas encore ce que Thoreau a fait, que même Walden n’est pas vraiment ce que l’on croit : l’expression spontanée de son geste ou la clé ouvragée qui en donne le sens. Comme d’autres écrits que Thoreau a rédigés durant son séjour, son journal bien sûr, mais aussi les manuscrits de A Week on the Concord and Merrimack Rivers, The Maine Woods, ou Civil Disobedience, ce texte est avant tout le lieu où son expérience s’interroge et s’élabore elle-même – énonçant les questions que sa réalisation a posées et qu’elle se pose à soi : « Quelle sorte d’espace est celui qui sépare un homme de ses semblables et le rend solitaire ? » (Walden, p. 133) – que celui de réponses qui viendraient satisfaire uniquement les curiosités extérieures. Écriture en quête perpétuelle de pistes ouvertes de sens. Alors, à quelle solitude exactement cet ancien étudiant de Harvard se préparait, se livrait, s’exerçait près de ce lac, poussant plus avant encore son entreprise par l’écriture solitaire d’un livre ? De quelle manière, du 4 juillet 1845 au 6 septembre 1847, ce nouvel homme sauvage s’est-il isolé dans les bois ?

L’invention d’une solitude  #2

Les Turbulents

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Les Turbulents n’ont jamais donné de concert. N’ont probablement jamais mêlé leurs voix : ni celle des uns à celle des autres, ni au public, ni à la demande. Le fait est qu’ils n’ont véritablement pas de bouche qui leur soit propre, et qu’ils ne pourraient reconnaître dans le brouhaha qui les entoure, qui les relie et les sépare, de mélodie qui les annonce, de cris qui clament qu’ils sont là. Il n’y a que dans le remue-ménage de ce tumulte quotidien où on les voit qui s’interfèrent, se parasitent et puis se brouillent, ils synchronisent. Une bande d’infréquentables.

Les Turbulents, aussi étonnant que cela paraisse, forment néanmoins un groupe de Rock. Groupe étrange il est vrai, puisque, à ce qu’il me semble, ils n’ont jamais produit de musique ensemble, jouant beaucoup moins rapprochés qu’un orchestre. Pas de répétition, de balance. Leur rock’n’roll est pourtant toujours celui qui se fit entendre dans les plus évidentes obscénités du demi-siècle passé, un vent de cris faisant irruption dans le tissu sonore, mélodique et harmonieux, que d’un coup il voile, éteint, et dont il disperse les paroles et le chant qui s’en abreuvait. Le Rock est paru de la manière la plus éclatante dans cette musique urbaine des cafés, des rues, des maisons, des salles d’attente. Il s’est fomenté pourtant légèrement en deçà, dans un corps bourré, traversé, percé, de bruits et de sons aussi exultants plus discordants. Toujours en excès. Toujours bousculant du dehors.

Les Turbulents continuent de faire entendre au travers de la rumeur (dissipant, atténuant, son flux incessant quelques instants) les bruits de corps moteurs, de corps émetteurs, de bras-leviers, de doigts-commandes, les cris d’une progressive organisation d’un nouveau corps-machine traversé d’ondes et d’énergies aussi puissantes que bien souvent invisibles. Corps plongés dans les courants électriques et les radiations en tout genre. Les rugissements du rock’n’roll ne sont pas ceux de l’animal primitif qui se libère soudain de sa cage humaine, ce sont ceux de moteurs, de machines grinçantes, d’appareils en marche capable des plus grandes prouesses, et des plus grandes blessures, que les corps s’accaparent, emportés par eux, déjà, qu’ils le veuillent ou non. L’accélération des machines et des flux démembrent et remembrent nos bras et nos jambes. Nos sexes tournent, vrillent et suent les uns à l’entour, au milieu, des autres. Le lyrisme de ces cris est un résidu, c’est celui d’organismes désirant faire corps avec toutes ces machines, souffrant de ne jamais y parvenir complètement et souffrant d’y arriver par moments. Un cri s’élève du fond du corps, le déchirant, et lui arrachant ces plaintes qui trahissent les niveaux d’intensité où il est conduit. États-limites. Appels à de nouvelles organisations.

Les cris des Turbulents, ce sont ceux qu’ils entendent, ceux qu’ils émettent, qui font légèrement silence autour d’eux, et qui leur permettent d’écouter le chant ininterrompu des paroles humaines, de cette musique épaisse, grossière et puissante qui avale et emporte tout l’être sur son passage. Ils ne forment un groupe qu’au travers des échos, des ondes, qu’ils captent parfois et qui leur semblent une manière, une matière de communication entre eux, groupe reformé au loin, dans une parole ravagée qui crisse, rongée de tant d’autres paroles. Ils écrivent alors, mettent une croix, pour faire entendre et voir ces ondes, arrêter dessus le flux des images, indistinct dans la musique des paroles. Ils essaient d’établir autour de ce point de hasard où le langage défait se résout en cri une éphémère vibration. Ils y mettent toute leur mémoire, tout le flot de paroles sur lequel ils voguent et dans lequel bien souvent naufragent, ils y mettent toutes leurs vies.

Les Turbulents vivent, respirent, se soulagent dans ces climats imprévisibles et permanents où musique et parole s’indiffèrent. Et c’est dans cette rumeur que filtre leur son.

Bricoleurs

En passant

Fatigué d’entendre si souvent répétée cette béate dialectique du maître et de l’esclave entre l’homme et la machine, comme si le problème n’était pas plutôt entre les hommes eux-mêmes, ceux qui les construisent et savent les conduire et ceux qui les reçoivent et ne peuvent qu’en user. Il existe une lutte perpétuelle entre ingénieurs et bricoleurs que tous les mécaniciens, techniciens radio ou bidouilleurs informatiques connaissent bien. Toutes les machines qui sont mises à notre disposition, et qui nous encombrent, nous handicapent, dès que nous n’acceptons plus de suivre le courant technologique qui nous les ramène, se dressent effectivement devant nous et nous abêtissent quand, ne sachant rien faire d’autre que d’allumer un ou deux boutons, nous leur jetons un grand coup de pied dans le caisson — la légende voulant, alors, que la machine obéisse et réponde : brutalité, sans doute, que l’on voudrait comique. Mais cette situation n’est pas ce drame dont on nous rebat les oreilles, elle est plutôt cette impasse vers laquelle on guide systématiquement les utilisateurs en leur limitant au maximum l’accès à l’intérieur des machines, empreignant celui-ci d’opacité et de mystère. Il existe de nos jours un mysticisme rampant de la machine, expliquant le fait qu’on y redoute le jaillissement d’une âme nouvelle. L’ancien mystère craignant le prochain. Et s’il est une chose, tout de même, qu’il faut concéder à cette inquiétude, un point qu’il faut prendre au sérieux avec elle, c’est cet étroit rapport, trop exagéré sans doute, qui se noue entre les organismes humains et les machines : rapports morphologiques avec les greffes d’organes artificiels, rapports dynamiques avec tous les moteurs qui nous secondent, rapports cinétiques avec tous les véhicules que nous empruntons, rapports enfin dimensionnels avec tous les instruments qui nous environnent et nous font passer dans des échelles d’espace et de temps extrêmement variées. De nombreux philosophes, écrivains, cinéastes, essaient aujourd’hui d’éclaircir nos vues sur ce phénomène, et plutôt que d’opposer frontalement l’humain à la technique, ils essaient plutôt de définir entre les deux différents modes d’intégration corporelles, montrant ainsi qu’il n’y a jamais eu, à l’état séparé du moins, d’Homme et de Machine.

Quel homme n’a jamais machiné quelque chose en lui-même ?