Diamat

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Il y eut un moment où l’Europe bruissait tant de cris de révolution qu’on ne s’entendait plus. Certains tentèrent d’y mettre bon ordre en inventant une dialectique et en lui trouvant des lois. Je me rappelle n’y avoir pas compris grand chose de plus que le désir enthousiaste et grave d’un grand théâtre. Les prétendues lois de la dialectique ressemblaient fort à des principes dramatiques censés montrer comment se déroule l’Histoire ainsi que la manière d’en écrire les pièces les plus terribles mais les plus heureuses. 

Étrangement, le cri de la catastrophe qui résonne si fort aujourd’hui, s’y entendait déjà. Dans les appels que l’on lançait à la Révolution, mi menaces, mi alertes, la catastrophe en son sens grec, un théâtral retournement de situation, en était déjà une péripétie fondamentale. Rien ne faisait Histoire et ne pouvait se dire d’elle sans passer par un renversement. Je me souviens de ce journaliste allemand du nom de Marx chroniquant les de plus en plus proches affaires américaines. J’avais gardé quelques-uns de ses papiers du New York Tribune. Tiens, celui-là : « un observateur attentif de l’histoire ne pouvait pas ne pas remarquer que chaque nouvelle avancée de la puissance esclavagiste était un pas de plus vers sa défaite finale », ou celui-ci : « on constata, à des signes indéniables, que le combat de forces opposées devenant si intense que le rapport de forces devait bientôt se renverser » et celui-là aussi « En dehors de ces phénomènes politiques, il y a un fait manifeste d’ordre statistique et économique qui montre que l’usurpation de l’Union fédérale, au profit des esclavagistes, avait atteint le point où ils devaient reculer de gré ou de force. » Défaite, renversement, point de non-retour, dans le cours tortueux des événements, ce Marx qui s’appelait en fait Engels voyait toujours le moment où une nécessité était atteinte ou approchée : le passage obligé de la catastrophe, moment fatidique où la situation allait se renverser. Quelqu’un qui, comme ce Marx ou ce Engels, guettait l’arrivée des révolutions comme on attend l’arrivée d’un train (toujours en avance ou en retard), gardait toujours un œil sur ce moment d’avant la fin, celui qui en prépare l’issue, qui donne le temps de l’action. Si une sorte de destin habitait toujours l’histoire, l’avance donnée par cette vigilance permettait de peser sur les événements. La Catastrophe y avait son rôle, elle était le signe avant-coureur de la Révolution, le tournant qu’il fallait attendre et saisir pour voir la fin se réaliser. Au milieu des circonvolutions de l’Histoire, le Révolutionnaire ne perdait jamais de vue le temps d’avant la fin du temps. La Catastrophe, aujourd’hui, est devenue le début, le milieu et la fin de notre temps. Et si certains l’appellent encore, y voyant probablement les signes d’une Révolution, la plupart de ceux qui la regardent en face – montrant qu’elle est déjà là ou encore à venir – n’y voient plus plus la cause, la chance, ni même le signe d’un tel événement. Hormis dans les pays arabes qui ont relancé les dés et couru les risques de la Révolution, une alerte a pris le pas sur l’autre. Si l’on veut que la catastrophe ne soit pas le seul orient de notre temps, il va nous falloir imaginer, mettre en avant, d’aussi puissants bouleversements.

 

Elisez vos trouées

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    Et toi ?
— Je cherche des vérités obscures : pas de celles que l’on cache et qu’il faut débusquer ; pas de celles qui se retirent à mesure de nos longues avancées ; non, mais ces vérités noires, effondrées, implosées, qui avalent le monde par une bouche dont on ne sait pas même dans quel corps elle peut bien se situer.

Epreuve orale

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Glowing Mouth by Lanier 67

Il se peut que la traduction n’opère pas seulement de langue à langue mais déjà, avant que nous puissions l’articuler, à l’intérieur d’une même langue, d’un niveau de langage à un autre, par exemple, de l’idiome de communication adulte vers celui dont on entoure les enfants. Il se peut. Mais encore plus profondément, il y a, je crois, cette opération de traduction – je ne dirais pas initiale puisqu’elle n’est jamais terminée mais toujours à refaire – par laquelle on articule dans la langue maternelle ce que notre corps perçoit et ressent. Le principe de sélection de la langue, axes syntagmatiques et paradigmatiques, s’enfonce et se paramètre dans le corps. C’est sans doute pour cela que certains locuteurs (dont je suis) n’ont aucune difficulté, si ce n’est celles, techniques, de la langue (lexique, conjugaison, etc.) à traduire une langue étrangère en silence, directement d’un texte vers l’autre, sans parole, tandis que parler, traduire au fur à mesure à l’oral, est une autre affaire. La voix, bien au-delà d’un simple support linguistique, est déjà depuis longtemps l’objet d’un tri, d’un façonnement par l’entourage. Elle est ce qui du corps est traduit pour s’entendre. Elle appartient à la langue.

Il y a donc cette traduction interlinguistique, il y a cette autre qui nous enveloppe très tôt et qui est intralinguistique, et il y a aussi cette traduction du corps extralinguistique où la parole, cette fois, est mise en jeu pour elle-même. Car la voix est à la fois la couche initiale traduite, le premier texte si l’on veut (même s’il y a ce murmure non articulé, non exprimé, que l’on sent déjà façonné par la langue) et ce qui demeure intraduisible dans une autre langue, ce qui vous rend littéralement aphone, sans voix. La traduction à l’oral ne vous reconduit pas en enfance, elle vous ramène au bord de la langue, à cette extrémité où la voix découvre, à la fois, la traduction physique permanente dont elle est issue et ce qu’elle détient de non traduit encore et qui s’entend dans les cris, onomatopées, exclamations, etc, qu’elle profère. Elle est ce qui ouvre, et qui bloque, l’accès du corps à la langue.

Certaines musiques recueillent, je pense, ces infra-voix. Tandis que l’écriture, sûrement, en contourne  l’épreuve.