Pax

On dit souvent que le pouvoir divise et pour mieux régner. Je dirais également qu’associer, lier, attacher, a été et demeure encore une tactique importante de gouvernement. Il suffit de voir à quel point le droit de s’allier et de s’apparenter est disputé aujourd’hui pour deviner l’importance des pouvoirs en jeu – tous deux d’ailleurs passant pour les liens sociaux les plus archaïques tout en n’étant probablement guère plus que des pratiques parmi les plus anciennes et les plus fréquentes : il n’y a aucune raison probante de supposer que s’unir serait plus originaire que se diviser ou que se regarder comme semblable aurait nécessairement précédé le fait de se voir différent. S’unir divise, s’assimiler altère.

Aussi, de même que l’individualité responsable, cible des regards tatillons et des mesquines punitions, est à la fois l’effet et l’objectif de techniques disciplinaires ; l’état de société est le corrélat d’un certain pouvoir d’attroupement, de rapprochement, de rassemblement qui demande à être interrogé. Il est clair, en tout cas, que depuis plusieurs siècles on ne voit de société que là où gît une paix, actuelle ou virtuelle, ou, plus précisément encore une proximité des corps capable de garantir l’intégrité des vivants. Peut-être alors que parler de société entre les hommes est encore trop dire, parler dans le vent. Peut-être n’y a-t-il de sociétés qu’entre des êtres dont la vie est en jeu : hommes et femmes, adultes et enfants, jeunes et vieux, aimés et amants ; paires qu’il faudrait étendre à bien d’autres vivants car de même qu’il y a une sociologie humaine, il existe une sociologie végétale, animale, même une sociologie des pensées… Dès que des humains essaieraient d’attenter ou d’atteindre à la vie l’un de l’autre, quelle que soit la manière dont serait perçue leur intégrité respective, alors, et alors seulement, leur relation pourrait être envisagée comme sociale. On comprend ainsi que ne voir de société que là où les hommes ont baissé les armes ne peut être qu’une erreur de perspective. C’est pourtant majoritairement de cette façon, héritage probable des temps chrétiens et des rituels de paix médiévaux, que nous la pensons encore aujourd’hui. 

On interroge peu les doctrines juridiques qui ont précédé les premières tentatives d’une science de la société sur l’un de leurs concepts majeurs, le pacte social. Celui-ci a pourtant été perçu comme le signe d’une importance accrue du droit dans le champ des obligations humaines, et, plus profondément encore, comme la preuve d’une progressive transformation des relations sociales en relations de type économiques, contractuelles et commerciales – le Commerce désignant, au XVIIIe siècle, aussi bien les trafics et trocs en tout genre que la sociabilité la plus éloignée de ces affaires matérielles : on pouvait ainsi parler de commerce charnel avec un homme ou une femme. Le contrat auquel se réfèrent ces doctrines pour rendre compte de la formation des souverainetés politiques est donc rarement lu pour lui-même et n’a le plus souvent de valeur que fictive ou métaphorique, toujours signe d’autre chose, de plus extérieur, de plus fondamental. Qu’une relation sociale soit perçue, par principe, sous la forme d’un pacte, d’un contrat ou d’une alliance, ne dit rien d’important, ne jette aucune lumière sur une histoire des formes du lien social. Même l’analyse d’Althusser sur le Contrat social de Rousseau, faisant pourtant de ce dernier un pur objet philosophique, laisse son statut encore largement indéterminé, aussi bien pour rendre compte du fait social que du fait politique. Que société et politique s’unissent par le droit et plus spécifiquement par un contrat n’est pas interrogé.

Il faut savoir, notamment, que la référence à des pactes entre sujets politiques, de quelque statut qu’ils soient, est beaucoup plus ancienne que l’usage qu’en fait le Droit Naturel, discours politique parmi d’autres. Il existe même deux pratiques spécifiques du contrat qui seraient assez éclairantes sur la manière avec laquelle ce discours juridico-politique s’y est ultérieurement rapporté. Premièrement, gardons à l’esprit – tout cela devra être approfondi ultérieurement – que les serments, les pactes, le fait de jurer en public, de donner sa parole, ont constitué, dès le nouvel essor des villes à l’époque féodale, le rituel, la cérémonie, la forme même de fondation des cités et des communautés. Réservons le fait de savoir ce qui était formé ou fondé par le biais de ces serments, car la communauté et la société – on n’a pas attendu la sociologie de Tönnies, au Moyen Âge, pour le savoir – ne sont pas la même chose : chez Hobbes, on trouve clairement le principe que toute communauté implique la formation d’une société préalable, et chez Rousseau celui disant que l’association et la « communion », la formation du peuple en tant que peuple, coïncident en droit. Aussi, la présence du contrat dans le champ politique étonne moins si l’on prend en compte cette pratique permanente, régulière, des Européens au sein de leurs villes, seigneuries, royaumes, états, etc. Il faudra se garder, bien sûr, de prendre ce rapprochement pour le signe d’une homogénéité entre le contrat des jurisconsultes et celui de la multitude d’hommes menant entre eux leurs affaires publiques. Plutôt le voir comme un préalable positif et nécessaire pour procéder à une comparaison fine. Les travaux de Derrida sur ces questions pourront aussi nous aider à déployer tout le champ sémantique et conceptuel du serment. Jurer et conclure un pacte ne sont pas la même chose. L’un se met à l’épreuve, l’autre suppose une preuve donnée ?

Dans le cadre de ce recours aux pactes « publics », il s’est formé aussi, à la Renaissance, plus précisément à l’occasion des guerres de Religion, tout un ensemble de procédures, dites de pactes de paix, par lesquelles les unités politiques du moment, empires, républiques ou monarchies, ont tenté de résoudre les problèmes de coexistence entre confessions différentes (coexistence dans une même ville ou sur un même territoire politique). Les pactes ont été une des techniques par lesquelles, au lieu d’essayer homogénéiser foi et roi (les sujets du souverain doivent avoir la même religion que ce dernier, c’es-à-dire faire allégeance, et de la même manière, au même dieu), les différentes puissances politiques ont essayé de rendre possible un voisinage, une proximité, entre populations. Si on voit bien que la foi – ce sur quoi on jurait –, est toujours en jeu dans ces questions de pacte (même si désormais, les pactes ne pouvaient plus se faire sur la foi d’une parole commune, celle du Seigneur des hommes, garantissant la tenue de leur promesse tout en la rendant intelligible aux deux parties), on voit également que le but même du pacte change. La paix est à la fois l’effet qu’il vise et son immédiate réalisation. Conclure un pacte, c’est d’ores et déjà faire la paix et tendre à faire durer cet état au-delà de l’instant où les paroles ont été prononcées ; c’est faire ainsi que la parole dure, demeure, dans la vérité qui lui a été conférée, et soit toujours agissante comme la seule « réalité » droite et solide sur laquelle on peut compter et s’appuyer. C’est faire en quelque sorte que le rapport des hommes à la parole de Dieu soit le même, quel que soit le contenu de leur confession ; sauver la forme même du rapport entre foi et parole, tout en le déplaçant. L’existence de cette paix témoigne d’une certaine confusion dont, peut-être, nous ne sommes pas sortis aujourd’hui. En effet, le pacte de paix, une fois conclu, se présente à la fois être comme l’effet, le signe et la cause, d’une concorde, d’une amitié, d’une alliance entre les parties qui s’opposent. Or, la société, depuis l’époque médiévale, se confondant elle-même avec un état de paix, un état d’amitié, de bonne entente, le pacte correspondant, sans être le moins du monde de nature juridique (celui-là mettant en lien des volontés dont la constance est garantie et surveillée par une volonté supérieure), faisait société en faisant la paix. En d’autres termes, Paix et Société tendaient à se confondre. Et d’une certaine manière, ce que ne cesseront de dire les tenants du Droit naturel, c’est que le pacte, d’une part, pour faire société, doit intégrer d’autres dimensions que l’association des parties, autrement dit ce Tiers qu’est le souverain et ce, quelle que soit la façon dont le contrat en tient compte, qu’il soit présent ou absent avant sa conclusion ; et d’autre part que le pacte ne peut plus en lui-même pacifier les hommes divisés, qu’il y faudra d’autres instances qui se développeront dans l’État (les mêmes auteurs qui défendront le Droit Naturel examineront les questions d’institution, d’administration, d’économie qui font que le corps du Souverain sera de moins en moins perçu à la façon du Léviathan de Hobbes, comme une Personne monstrueuse faite d’une multitude d’individus, mais comme un corps à la fois naturel et artificiel, et plus ou moins ordonné, de nombreuses instances, comme le montreront les théoriciens écossais et les Physiocrates).

De nombreux glissements sont perceptibles, tout au long de l’Âge classique, dans la définition du contenu même du contrat social. À la Renaissance, le pacte était un pacte de société dans la mesure où il tentait d’établir, ou de rétablir, la concorde entre les catholiques et les protestants, mais, au vu des documents que j’ai pu lire, ce n’était déjà peut-être plus le cas, ou alors sous la forme d’un rétablissement de la concorde, de la société passée à titre de fin encore envisageable, sous la forme d’un pacte visant l’urgence de la paix d’une toute autre manière. Ce sont les mêmes finalités que l’on retrouve dans ces pactes réellement conclus dans plusieurs villes de la Renaissance, en France et en Allemagne, et celles énoncées dans le Contrat Social de Rousseau : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution » (Chap. VI, Livre I). On retrouve ici, dans ce texte de 1762, les différentes transformations dont nous avons esquissé l’aperçu : l’association n’assurant pas en elle-même l’unité de la multitude des hommes ; la nécessité que l’association soit doublée d’une dimension mettant en jeu des questions d’obéissance, de liberté, de soumission ; le fait que ce ne soit plus la société en tant que telle qui assure la paix, mais une certaine forme de société impliquant dorénavant un contrat. Auparavant, le pacte faisait société en faisant la paix, ou du moins pouvait espérer reconduire la société en établissant une certaine forme de paix ; maintenant, la société doit nécessairement passer par un pacte pour établir entre les hommes un état de paix. Le rapport entre société et paix s’est modifié : elle n’est plus un état, elle est une condition, la clause d’un contrat qui ne s’appuie plus sur une foi commune et préalable, et donc sur la société telle qu’elle était entendue à l’époque médiévale, dans l’Église unifiée, mais sur la défiance qui ne plus être rassurée désormais que par un Souverain.

La société du contrat apparaît alors comme une institution de protection et de défense. Elle n’œuvre à la paix que dans la mesure où elle se situe de manière permanente dans un état de guerre. Elle n’apaise pas les hommes, elle leur promet seulement un espace dans laquelle la guerre ne pourra pas produire l’ensemble de ses effets, les plus néfastes, les plus cruels, tout en laissant d’autres effets, considérés comme mineurs, se produire : vols, crimes, injures, offenses de toutes sortes. La guerre continue dans l’état civil mais sous une forme qui ne ressemble pas, quand à ses effets et à ses formes, à la guerre entre souverains : dissension ou lutte plus que combat. Car la guerre, se produisant parmi les hommes, au milieu de leur société, arrive toujours du dehors. C’est donc maintenant une société particulière, et non plus la société en général, qui, de manière active, défend la paix parmi les associés. C’est pourquoi la possibilité d’une société de concorde, plus ou moins perdue, plus au moins réduite au rang de souvenir, sera ré-envisagée, durant tout l’Âge classique, par d’autres voix que celle des philosophes-magistrats du Droit Naturel. Reprenant les termes des stoïciens, elles essaieront de maintenir le caractère naturel, immédiat, spontané, de l’association humaine. Mais la paix, la tranquillité, ne seront plus données dans la société comme sa forme véritable, seulement comme un dérivé possible du plaisir d’être ensemble : les hommes cherchant la société désormais pour elle-même et non solution de leurs différends ou moyens de  repousser leurs limites.

La définition de la société, comme forme de défense et de protection de la paix entre les hommes, et non plus état de paix en elle-même, sera de plus en plus accompagnée, au XVIIIe siècle, et peu à peu supplantée, par une autre forme et fonction, celle qui culminera dans le concept de solidarité, c’est-à-dire une forme d’association fondée sur l’entraide, le partage des forces, la compensation d’un état de faiblesse des hommes ou de certains d’entre eux (de nombreuses prises de parole, à la Révolution, feront du pacte d’association, un pacte par lequel la société s’engage à défendre les faibles, forme mixte entre les deux discours). Mais c’est que ce seront de nouveaux entre vie et société qui auront commencé à se nouer.