L’oeuvre au travail

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Coupe de la rue des immeubles industriels

Webassociation des auteurs

Désorganisons le web littéraire, disséminons les écritures !

Dissémination de Mars

Pour un anonyme qui commence à écrire et s’acharne, sans héritage, sans pratique, sans lecteur, à écrire, les œuvres qui ne se voilent pas sous une fausse pudeur de noblesse –aujourd’hui encore formulée dans le langage du génie – sont plus qu’appréciables : elles constituent de véritables, et cependant curieuses, merveilles. Tout en elles resplendit qui ne montre pourtant que peine et labeur, effort et astuce, précipitation, accident. Le travail, sous le regard des vieilles noblesses, a longtemps été laid. Mais voici que des œuvres s’avancent qui, sous leur profond mystère ou sous leur brin de magie, font saillir leur facture, leur montage, le principe de leur feinte, la règle fragile de leur rude fiction. La beauté, la force, la clarté, ne sortent pas toutes prêtes d’une nature exceptionnelle, d’un esprit supérieur, bien décidées à s’emparer d’une langue qui s’offrira, qui s’offre déjà, sans résistance à ces aveuglants pouvoirs de subjugation.

Ce qui vaut pour la littérature vaut bien sûr pour les autres arts. Et l’on se réjouit toujours de voir, d’entendre, ceux qui, passionnés ou instruits, savent faire apparaître, sous les mirages du génie, l’art en action. C’est le cas de cette très jubilatoire Rue des immeubles industriels, ouverte en janvier 2013, et dans laquelle on trouve exposé un grand nombre de peintures, de sculptures et même des pans d’architecture parfois. Photographiées par les soins de la blogueuse elle-même (sont même fournis les paramètres techniques de la prise de vue : marque de l’appareil, ouverture, exposition, etc.) qui semble se promener fréquemment dans les allées du Louvre et dans bien d’autres musées pour voir les pièces « en personne » et de près, mais aussi présentées sous forme de reproductions pêchées sur la toile ou ailleurs, les œuvres, jour après jour, mois après mois, passent sous une plume qui, parfois reste immobile et muette, parfois plante dans l’image les invisibles marques de son regard. Ainsi, dans ces notes, ces remarques, ces textes qui accompagnent moins les œuvres qu’ils ne démultiplient, à leur façon, leur image, se lève et s’exerce une voix poétique, un langage non encore séparé des images d’où il tire cette lumière que, tantôt il garde pour lui, tantôt n’hésite pas à leur rendre. Langage à l’éclat aussi retenu que généreux.

Et pour cette nouvelle dissémination, la Rue des immeubles industriels nous a mis au point trois vues précises sur l’invisibilité du travail :

par effraction de l’atelier

par mise en série des images

Giovanni Battista Moroni, 1520/4 - 1579 The Tailor ('Il Tagliapanni') 1565-70 Oil on canvas, 99.5 x 77 cm Bought, 1862 NG697 https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/NG697

par un arpentage attentif des galeries

Hans Wertinger, 1525

Trois vues affûtées parmi tant d’autres qu’il ne nous reste plus qu’à découvrir, pas à pas.

L’obscénité rock’n’roll

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elvis_presley_jailhouse_rock2

Le mouvement pour lequel les apparitions d’Elvis en public ont fait tant de scandale, ce mouvement du bassin, danse précise et rythme diffus du rock’n’roll, n’est pas une imitation de l’acte sexuel. Le mouvement n’est pas à la ressemblance du coït puisqu’il choque, justement, de montrer l’acte lui-même, de le mettre en lumière, sans même l’ombre d’un partenaire qui, s’approchant, en masquerait l’axe frontal. Elvis répète l’acte sur scène, le transporte, le déplace de cette « scène » obscure, dite primitive, dans laquelle il aurait dû demeurer lui dit-on. D’où l’obscénité du mouvement même du rock’n’roll : confondre les scènes, les mettre en continuité, faire passer un acte d’un espace à l’autre. Faire trembler le partage entre le dedans (l’obscur) et le dehors (l’évident), les limites du corps. Érection d’un geste, exhibition d’un fantasme.

Si Elvis imitait seulement, il laisserait dans l’ombre ce dont il ne montrerait qu’une image, une image certes brûlante mais toujours moins vive et étincelante que l’acte représenté. Elvis par son geste ne représente « rien » : il simule, il simule à la perfection, il consume l’image-modèle qui, incandescente, s’enflamme sur scène. Il pousse le pouvoir d’imagination vers son maximum : le double disparaissant, se consumant à la lumière, montre la chose. Ou quasiment. C’est ce que démontre le scandale. On feint d’avoir vu son sexe en action. Or le pelvis d’Elvis, pur fantasme, merveilleux simulacre, grandiose obscénité, reste image : un petit écart irréductible demeure, tout n’est pas montré puisque se marque un signe. Un signe de quoi ? Qu’est-ce qui s’oublie, se perd, s’absente, s’enfuit dans la brûlante image qui se consume au grand jour ? Qu’est-ce qui résiste à la nuit que la cendre même du signe « Pelvis » trahit sans le dire ?

Lors du célèbre et exemplaire passage d’Elvis au Ed Sullivan Show – la condition et le vecteur pour une diffusion de plus en plus massive de sa musique – la censure vient faire écran à l’obscénité du déhanchement de l’idole. Le geste, le simulacre invisible n’est signifié à l’écran que par les visages et les cris des spectatrices filmées dans l’assistance. La foule fait signe à l’écran d’une obscénité cachée. La censure télévisuelle transforme l’image des foules excitées en symbole de la scène cachée. Image dont la valeur de signe indique qu’elle est incomplète, qu’elle renvoie à une autre image, invisible ailleurs. S’il y a du symbolique dans le jeu scénique du rock’n’roll, si la division du spectacle que marque la rampe se structure de façon symbolique, c’est en raison d’une censure. Situation habituelle. Du fond de leur séparation, fosse et plateau s’appellent et se répondent l’un l’autre. Ils forment, à distance, l’image d’un acte sexuel.

Le rock’n’roll est fait de gestes autant que de sons. Les gestes pour jouer aussi bien que les gestes qui viennent au moment de le faire appartiennent à la musique. Le lieu où le Rock apparaît, autrement dit le corps du musicien, doit disparaître, se dissimuler, être caché. La scène existante, le lieu public disponible n’est pas l’endroit où il peut se montrer. Signe, le rock tire au-devant du public ce qui doit demeurer caché au plus grand nombre et surtout à la jeunesse – il excède la scène, il la charge d’une valeur nouvelle, outrancière et extrême. Image, il apparaît dans la foule qui le démembre et le renvoie à une scène invisible (celle de la censure et celle primitive). Derrière la scène se tient une autre scène plus profonde qui doit rester invisible.

Le rock n’a pas de scène à sa mesure : ni sur le plateau où on le dissimule, ni dans la foule qui le renvoie et lui désigne un au-delà (le public, sur le plateau de télévision, voit la scène que dissimule la censure mais ne la montre pas, la symbolise seulement). L’espace dans lequel le corps de cette musique se montre est une scène impropre, une scène où celui-ci ne peut se montrer pleinement, à lui-même et aux autres. C’est un corps à « l’expression » mutilée, par excès et défaut. Il n’a pas de lieu unique, entier, où se manifester dans son intégrité mais un espace divisé, médiatisé, symbolique.

Est-ce seulement la télévision qui est une scène impropre ? Sur les planches, la bonne vieille estrade de bois, ne se trouve-t-il pas le lieu adéquat ? D’abord, tous les passages télévisés n’ont pas été censurés et bien des spectateurs ont vu Elvis sur le petit écran faire son show. Ensuite, les polices locales filmaient déjà les concerts pour porter son obscénité devant les tribunaux. L’évidence si scandaleuse du sexe repérée par l’opinion dans le jeu d’Elvis était déjà une façon de pousser le rock hors de la scène : sa scène légitime était dans la chambre et devait le rester, ou s’il persistait à se montrer en public, sa place serait désormais en prison, derrière les barreaux. Il n’est donc pas sûr qu’il existe une scène primitive et positive du rock’n’roll, une scène où cette nouvelle musicalité brûlante du corps pourrait pleinement se manifester. L’existence d’une scène derrière la scène, d’une scène où tout se dévoilerait à l’opposé d’un lieu divisé selon les lois du public est le résultat d’une certaine police des corps. Les histoires de coulisses, celles que les rockers autant que les journalistes qui les traquent et les colportent entretiennent à propos du désir sont la défaite légendaire du rock’n’roll. Le retrait, le recul, devant le défi lumineux de la scène.

Du blanc des cartes

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Lopo Homen.Atlas portugais dit atlas Miller, 1519.BNF

On dresse des cartes, à la Renaissance, parsemées de figures : bêtes endémiques, fières citadelles, épisodes d’actions mémorables, bosquets d’arbres ou reliefs rocheux émaillent la surface du monde de spectacles issus de paysages plus vastes mais demeurant invisibles. Même le célèbre atlas d’Ortelius, le Theatrum Orbis Terrarum, réputé pour avoir fourni l’une des premières géographies valables du monde, distribue dans ses espaces blancs – certes au compte-gouttes mais quand même – ce genre d’aperçu subitement local. Si les figures déposées sur l’image de la Terre quittent peu à peu leur statut allégorique, elles n’en deviennent pas pour autant de purs et simples ornements. Leur position fait toujours signe sur la carte : elles occupent les blancs.

On a longtemps répété que la nature avait horreur du vide, façon de rappeler qu’un espace n’était jamais exempt de matière, qu’il était toujours plein de quelque chose, quoi que cela puisse être, et qu’ainsi les cartographes ne pouvaient pas manquer de partager ce dégoût spontané envers le néant. Laisser un blanc sur une carte, c’était donc, à regret, dessiner les limites de son savoir et de son empire éventuel ; c’était aussi, et bien imprudemment, ouvrir un espace de conquête aussi bien à soi qu’à ses pressants rivaux ; donnant ainsi par avance, au plus rapide de ces conquistadors, un droit de premier occupant. Laisser un vide apparaître, c’était tout simplement faire rentrer l’Histoire dans la carte, en peindre l’envers à l’endroit. Or, on voit plus volontiers, aujourd’hui, que ces géographes, et ceux qui gardaient le monde sous leurs yeux à travers leurs images, s’ils peignaient ces blancs sous l’aspect d’un monde plein, riche de choses singulières et remarquables à voir, promesses de fortune et incitations au départ, masquaient moins les lacunes de leur connaissance qu’ils en manifestaient au contraire les contours et les plans. Ces vues d’hommes qui s’avancent et vous regardent, ces vues de singes qui montent aux arbres, de villes qui voient flotter au-dessus d’elles leurs longues bannières, surgissent en effet d’une échelle inférieure à celle qui domine et qui guide encore le tracé de la carte.

À la Renaissance, le globe terrestre, plein à craquer des trésors que rapportaient les voyageurs, se déchirait, du moins, s’ouvrait facilement par endroits : tout un infra-monde de merveilles se hissait au niveau de la carte, les échelles n’étaient pas aussi strictement séparées qu’elles le seront plus tard. Ainsi, sous leur platitude apparente, les cartes des cosmographes comprenaient en fait de nombreux décrochages de plan, des ruptures abruptes, tout un relief de surface. Approchant des limites de ses connaissances, parvenu au seuil du blanc espacement qui se découvre au bord des courbes et des lignes qu’il vient de tracer, le géographe n’hésitait pas à s’en remettre aux vues plus étroites des voyageurs d’où il tirait ses informations, et, d’un palmier ou d’une tente peinte, il pouvait ainsi déposer sur sa carte les repères topographiques qu’eux-mêmes dressaient sur le terrain, les adressant en même temps aux prochains qui suivraient. Ainsi, les cartographes pouvaient bien être enlumineurs – l’image par excellence des temps féodaux – les figures singulières qui étoilaient la surface du globe n’étaient pas pour autant de purs ornements symboliques : elles servaient au contraire de marques visuelles (spécimen, portrait-type, aperçu de paysage). Depuis plusieurs siècles, les navigateurs se guidaient et se repéraient grâce au ciel – ils utilisaient des instruments et des techniques mobilisant connaissances mathématiques et astronomiques – mais ils déposaient également sur la terre, et dans les livres qu’ils remplissaient, les signes propres à reconnaître et repérer les sites de leurs passages. Un animal étrange, un arbre à la forme inconnue, une coutume inusitée ou un relief évocateur, constituaient autant de repères triviaux – mais assez marquants pour attirer le regard – à même de permettre à chacun de retrouver et de reconnaître ces lieux encore sans image et sans carte : utopies topographiées mais encore en suspens.

Mettre ainsi différentes échelles sur le même plan, au lieu de laisser les lacunes dentelées du savoir mordre la carte, était une caractéristique de cette science si singulière qui se pratiquait à la Renaissance : la Cosmographie. Sur les tables de son savoir, en effet, communiquaient encore, mais plus pour très longtemps, topographie (ou chorographie), géographie et astronomie (et même astrologie pour certains). La terre s’englobait vue du ciel mais le terrain se hissait encore, parfois, jusqu’à la surface du globe.