Plongée dans l’imaginaire actif des Anglais et des Français lors de leurs rencontres avec Tahitiens et Samoans au XVIIIe siècle, immersion proposée en sept séances autour d’une figure particulière de femme sauvage. Plus particulièrement, retour sur l’un des événements marquants de l’expédition de Lapérouse, l’épisode guerrier et meurtrier de la baie de Maouna, survenu le 11 décembre 1787, moment à partir duquel le regard enchanté des Européens sur les polynésiens, et les femmes en particulier, a radicalement changé. Tentative collective pour saisir la structure de ce changement et la façon dont féminité et sauvagerie s’agençaient au regard des Européens.
Les débris du naufrage – Épisode 1
Où l’on a constaté l’existence ancienne, en Occident, d’images de la femme sauvage
- en passant en revue sur plusieurs siècles des images d’hommes et de femmes sauvages (de la Grèce antique à l’Europe contemporaine)
- en comparant les traits, attributs, positions et attitudes respectives des pôles masculins et féminins de la figure du Sauvage
Où l’on remarqué que
- le sujet occidental se figure lui-même en Sauvage sous les traits physiques qu’il se reconnaît habituellement dans d’autres images
- il ne recourt pas forcément au modèle d’une altérité lointaine, étrangère et/ou racialisée
- la figure du Sauvage est périodiquement marquée d’une différence « sexuelle » qui à la fois en brise l’unité et la démultiplie
- cette différence masculin/féminin se marque et se remarque à des écarts de taille, au maniement ou non d’une massue (signe de dangerosité immédiate), à la présence d’organes sexuels, à la silhouette des corps,
- que les femmes ne sont pas nécessairement plus dénudées que les hommes
Où l’on pourrait croire
- (si on pensait trop rapidement en termes d’évolution) qu’à partir de l’expérience greco-latine d’une féminité sauvage, figurée par la déesse Artémis ou Diane, les Occidentaux, au Moyen Âge, s’étaient imaginés une humanité nouvelle, fabuleuse et méprisable, une humanité ayant subi le sort d’Actéon. Transformation de soi en animal de la forêt sans que pourtant cette vengeance divine conduise à la mort. Attachement perpétuel du chasseur au monde de la forêt. Impossible, sinon difficile, sortie du monde sylvestre. Apparition d’une féminité sauvage humaine analogue à sa version masculine. Effacement de la triade : divin-féminin-sauvage.
- (si l’on réduisait cette histoire à une question sexuelle) qu’à partir de la scène initiale grecque (dans la forêt, un humain surprend du regard une déesse au sortir du bain et se voit puni de mort en étant transformé en gibier) l’épreuve que constitue le fait de voir le sexe du corps, ce qui passe pour la marque absolue du genre, est surmontée. L’accident de la nudité semble maîtrisé. On peut dorénavant montrer des corps dévêtus qui, malgré leur nudité, ne montrent aucun organe sexuel. Il faut avoir recours à la chevelure, aux traits du visage, à d’autres organes comme les seins, à des fonctions comme l’allaitement, pour différencier homme et femme visuellement.
- qu’au fil du temps, l’image du sauvage change de statut. Alors même que les personnages restent reconnaissables, on les perçoit moins à travers une scène, insérés dans une situation ou surpris dans une action (et donc d’une certaine façon se montrant au travers d’une certaine indifférence à notre regard) que tournés directement vers nous et préparés, disposés, à nos observations. Alors que la vision du sauvage était, comme dans le mythe de Diane, une aventure rare, inattendue et surtout dangereuse (dont l’image était censée marquer l’existence et partager, perpétuer, l’expérience), celle-ci devient de moins en moins fuyante, s’offrant au contraire facilement au regard. Effet, sans doute, de changements dans les modes de figuration, mais quelles conséquences sur l’expérience du sauvage et quelles correspondances avec des situations vécues ? Capture assurée du sauvage dans et par l’image ? Nouveau type de face-à-face ?
D’où l’on peut conclure
-
- Qu’il faut questionner l’image dominante (car statistiquement la plus fréquente) de la figure médiévale de l’Homme sauvage (personnage visible aussi bien lors de cérémonies publiques que sur les blasons des seigneurs) dans la mesure où des femmes sauvages apparaissent également. Et notamment interroger le sens de la solitude qu’on leur accorde généralement et à juste titre. Solitude vis-à-vis de qui puisqu’il arrive que les sauvages se présentent en couple ? Solitude que la forêt seule, du moins que la distance vis-à-vis de la ville, permet d’assurer ?
- Qu’il y a bien une humanité sauvage qui déjà clairement sexuée au Moyen Age.
- Qu’ils apparaissent généralement l’un et l’autre sous la forme d’un couple. Est-ce qu’il s’agit d’un renvoi à une sorte de lien minimal qui serait l’accouplement, forme bestiale du lien de mariage sanctionné religieusement ?
- Que l’on peut mettre sérieusement en doute les affirmations éco-féministes qui identifient la femme à la nature, du moins postulent que dans la culture occidentale l’une et l’autre sont systématiquement rejetées vers le pôle sauvage de l’opposition Sauvage/Civilisé. Premièrement, cette opposition est tardive et circonscrite dans le temps. Deuxièmement, il n’y a pas de Nature qui organiserait le cosmos à l’époque médiévale. Troisièmement, même si, comme on le voit des femmes sauvages sont visibles à l’époque médiévale, elles sont très rarement seules. Il n’y a pas, de façon continue, encore moins de manière originaire en Occident, d’identification de principe entre femme, nature et sauvagerie.
Viatique 1
« le Sauvage (…) se détermine principalement de quatre façons :
- selon une certaine forme de solitude
- une certaine forme de nudité
- une certaine forme de déchaînement
- et possiblement, comme nos recherches nous y invitent, selon une certaine forme de mutisme.
Quand, au sein d’un même espace, d’un même objet, d’une même entité, on trouve ces quatre dimensions présentes et mêlées (chacune semblant s’impliquer l’une l’autre), on peut raisonnablement estimer être en présence d’un fait ou d’une forme de sauvagerie, quel que soit le nom qu’on lui donne. Sera dit et vu comme « Sauvage » ce qui se différencie du « Domestique » et de ses approchants par ces quatre dimensions.
Grégory Hosteins, « Débrouiller nos histoires sauvages », in Terrestres, 28 février 2022 (https://www.terrestres.org/2022/02/28/debrouiller-nos-sauvages-histoires/)
« Il m’apparaît que c’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique. La réflexion des hommes, dès l’émergence de la pensée, n’a pu porter que sur ce qui leur était donné à observer de plus proche : le corps et le milieu dans lequel il est plongé. Le corps humain, lieu d’observation de constantes – place des organes, fonctions élémentaires, humeurs –, présente un trait remarquable, et certainement scandaleux, qui est la différence sexuée et le rôle différent des sexes dans la reproduction.
Il m’est apparu qu’il s’agit là du butoir ultime de la pensée, sur lequel est fondée une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose l’identique au différent, un de ces themata archaïques que l’on retrouve dans toute pensée scientifique, ancienne comme moderne, et dans tous les systèmes de représentation.
Support majeur des systèmes idéologiques, le rapport identique/différent est à la base des systèmes qui opposent deux à deux des valeurs abstraites ou concrètes (chaud/froid, sec/humide, haut/bas, inférieur/supérieur, clair/sombre, etc.), valeurs contrastées que l’on retrouve dans les grilles de classement du masculin et du féminin.»
Françoise Héritier, Masculin, Féminin I. La pensée de la différence, Paris, O. Jacob, 1996.
Le massacre de la baie – Épisode 2
où on a clarifié l’objet de ces séances philosophiques
- en posant que le récit de Platon concernant la sortie et le retour du philosophe dans la caverne est plus qu’une allégorie, à savoir l’indice d’exercices de visions et d’écoutes spécifiques et essentiels à la réalisation des tâches philosophiques,
- en supposant, comme en témoigne de nombreuses époques de pensée, que lumière et obscurité, nuit et jour, forment des conditions importantes de l’acte de penser,
- en se proposant, avec ces séances, de renouveler le périple platonicien et d’en produire des variantes plus pertinentes pour notre temps,
- en rappelant qu’il s’agit, dans l’idée de faire état d’une recherche en cours, de partager ce qui en est l’obscurité actuelle (les points d’aveuglement, de tâtonnement) et de voir quelles lumières, collectivement, il est possible d’y confronter.
Où l’on changé légèrement le déroulement des séances
- en donnant lecture du récit de l’expédition de ravitaillement mené par le second de Lapérouse le 11 décembre 1787
- en confrontant cette relation, celle de l’officier Vaujuas, seul témoignage en notre possession, à la gravure éditée dix ans plus par Ozanne
- en s’exerçant à voir ce que l’image ne montre pas de ce qui est dit et à entendre les silences du texte au regard de ce qui est montré
Où l’on a tenté de formuler le problème posé par images et récits conservés du massacre de la baie
- Comment la violence exercée par les insulaires à l’encontre des Français (qu’eux en exercent n’implique pas de nier celle commise par les Samoans) était-elle perçue par les Européens comme une forme de sauvagerie ? Quelles étaient les signes auxquels ils étaient sensibles ?
- il existe une intrication singulière à l’époque classique entre société et politique que marque le nom de civil. Une société est toujours civile, une société est toujours plus ou moins civilisée, une société est toujours dotée d’une police ou d’une politesse. Termes aux racines grecques ou latines qui pointent vers une même chose obscure à penser. Jusqu’à tard dans le 18e siècle, c’est dans le registre juridique que ces mots se sont écrits. Une société était le résultat d’un pacte, d’un contrat, d’une alliance, d’un traité. Que le commerce, le troc, l’échange soit apparu dans la seconde moitié du 18e siècle comme le substitut d’un acte juridique (pacte du marché conclu, échange passé sans papier ni signature) n’efface par les analogies étroites qui demeurent entre Droit et Commerce. Dans les deux cas, la relation exigée entre les hommes se doit d’être mutuelle : « Je te donne quelque chose et tu fais pareil, je te cède mes droits et tu fais pareil : mutualité des actions, symétrie inverse ». La mutualité définit la forme achevée de la relation. Elle s’initie toujours par contre d’un des deux côtés de la relation : « je tends un objet d’échange et j’attends la réciproque ». Est réciproque une mer qui reflue, un son qui revient : écho. L’acte d’échange qui commence par un geste unilatéral s’effectue dans et par l’attente d’un événement qui a la forme d’un retour : réciprocité. Ce retour, abstraction faire de l’équivalence de ce qui revient, est la forme temporelle dans laquelle s’accomplit la mutualité. Dans le droit ou le commerce, on suit le parcours du bien qui circule. La relation sociale est envisagée comme un circuit qui se boucle ou pas, comme un bien que l’on fait circuler de mains en mains, comme une opération censée affecter en mieux la situation de chaque pôle de la relation.
- Les français, par le biais des échanges qu’ils réalisent avec les insulaires, tentent de faire société avec eux.
Viatique 2
« La distinction spécifique du politique, à laquelle peuvent se ramener les actes et les mobiles politiques, c’est la discrimination de l’ami et de l’ennemi. Elle fournit un principe d’identification qui a valeur de critère, et non une définition exhaustive ou compréhensive. Dans la mesure où elle ne se déduit pas de quelque autre critère, elle correspond, dans l’ordre du politique, aux critères relativement autonomes de diverses autres oppositions : le bien et le mal en morale, le beau et le laid en esthétique, etc. Elle est autonome en tout cas, non pas au sens où elle correspondrait à un champ d’activité original qui lui serait propre, mais en cela qu’on ne saurait ni la fonder sur une ou plusieurs de ces autres oppositions. […] Le sens de cette distinction de l’ami et de l’ennemi est d’exprimer le degré extrême d’union et de désunion, d’association ou de dissociation… »
Carl Schmitt, La notion de politique, 1932 (trad. 1972)
« Ainsi avons-nous trouvé ces peuples polis et bien disposés lorsque la jalousie ne les pousse pas à adopter l’attitude opposée ; ce que l’on ne saurait leur reprocher lorsque l’on considère la manière avec laquelle ils doivent nous regarder. Il leur est impossible de connaître nos véritables intentions. Nous entrons dans leurs ports sans qu’ils osent s’y opposer. Nous essayons de débarquer pacifiquement et nous nous félicitons lorsque nous y arrivons. Mais lorsque ce n’est pas le cas, nous débarquons tout de même et nous maintenons sur leur terre par la supériorité de nos armes à feu. Quelle autre image peuvent-ils avoir de nous que celle d’envahisseurs ? Seuls le temps et la connaissance mutuelle que nous aurons les uns des autres les convaincront qu’ils se trompent à notre sujet. »
James Cook, Journal. Entrée du 14 août 1773.
« Ils n’ont aucun chef et ils marchent sans ordre, car chacun est son propre maître. La cause de leurs guerres n’est pas l’ambition de régner, ni d’agrandir leurs domaines, ni une cupidité effrénée, mais une vieille inimitié qui s’était élevée entre eux dans des temps anciens. Si on leur demandait pourquoi ils guerroyaient, ils ne savaient donner d’autre raison sinon qu’ils le faisaient pour venger la mort de leurs ancêtres ou de leurs pères. Ces peuples n’ont ni rois ni seigneurs, ils n’obéissent à personne et vivent en toute liberté. Ce qui les décide à aller à la guerre, c’est lorsque leurs ennemis ont tué ou ont fait prisonnier quelqu’un des leurs. »
Vespucci Amerigo, « Lettre d’Americ Vespuce sur les îles nouvellement découvertes dans ses quatre voyages », in Le nouveau monde, Les voyages d’Amerigo Vespucci (1497 – 1504), Paris, Chandeigne, 2005, p. 159-160.
« La guerre est la grande affaire des sauvages et tout le fond de leur politique ; elle a quelque chose de plus légitime que la guerre chez les peuples civilisés, parce qu’elle est presque toujours déclarée pour l’existence même du peuple qui l’entreprend : il s’agit de conserver des pays de chasse ou des terrains propres à la culture. Mais, par la raison même que l’Indien ne s’applique que pour vivre à l’art qui lui donne la mort, il en résulte des fureurs implacables entre les tribus : c’est la nourriture de la famille qu’on se dispute. Les haines deviennent individuelles : comme les armées sont peu nombreuses, comme chaque ennemi connaît le nom et le visage de son ennemi, on se bat encore avec acharnement par des antipathies de caractère et par des ressentiments particuliers ; ces enfants du même désert portent dans leurs querelles étrangères quelque chose de l’animosité des troubles civils. »
Chateaubriand, « La guerre », in Voyage en Amérique, 1827.
« Il y a un lien, une continuité, entre les relations hostiles et la fourniture de prestations réciproques : les échanges sont des guerres pacifiquement résolues, les guerres sont l’issue de transactions malheureuses. »
Claude Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, 1967
Le paradis sur terre – Épisode 3
Viatique 3
« Je me croyais transporté dans le jardin d’Eden : nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres fruitiers et coupée de petites rivières qui entretiennent une fraîcheur délicieuse, sans aucun des inconvénients qu’entraîne l’humidité. Un peuple nombreux y jouit des trésors que la nature verse à pleines mains sur lui. Nous trouvions des troupes d’hommes et de femmes assises à l’ombre des vergers […] partout nous voyions régner l’hospitalité, le repos, une joie douce et toutes les apparences du bonheur »
Bougainville, Louis-Antoine, Voyage autour du monde, La Découverte, 2006.
« Quelle imagination ne se peindrait le bonheur dans un séjour aussi délicieux ! Ces insulaires, disions-nous sans cesse, sont sans doute les plus heureux habitans de la terre ; entourés de leurs femmes et de leurs enfans, ils coulent au sein du repos des jours purs et tranquilles ; ils n’ont d’autre soin que celui d’élever des oiseaux, et, comme le premier homme, de cueillir, sans aucun travail, les fruits qui croissent sur leurs têtes. (…) Nous nous trompions ; ce beau séjour n’était pas celui de l’innocence : nous n’apercevions, à la vérité, aucune arme ; mais les corps de ces Indiens, couverts de cicatrices, prouvaient qu’ils étaient souvent en guerre ou en querelle entre eux ; et leurs traits annonçaient une férocité qu’on n’apercevait pas dans la physionomie des femmes. La nature avait sans doute laissé cette empreinte sur la figure des Indiens pour avertir que l’homme presque sauvage et dans l’anarchie est un être plus méchant que les animaux les plus féroces. »
De la Pérouse, Voyage de la Pérouse autour du monde, t. III, p. 191
« Dieu a fait naître tous les hommes avec les mêmes inclinaisons et les mêmes désirs ; en voulant les corriger, nous les détruisons presque entièrement, et les remplaçons par des vices qui dégradent et déshonorent l’humanité. (…) Ne vaudrait-il pas mille fois mieux ressembler aux sauvages, qui sont errants et vagabonds dans les déserts, sans lois, sans usages et préjugés, fléaux du genre humain ? Ils coulent des jours heureux et tranquilles. »
Anonyme, Mémoires de Suzon, sœur de D.B., 1778
« la nudité supposait la proximité du Paradis terrestre encore habité par des hommes innocents, or ce lieu mythique était figuré sur plusieurs cartes du XIVe et du XVe siècle. C’était là l’une des quêtes avouées des premiers découvreurs, en particulier de Christophe Colomb. Associée à la jeunesse et à la beauté physique, cette vision déformante est à l’origine de ce qu’on appellera au Siècle des Lumières le « bon sauvage », surtout si l’on y ajoute la gentillesse, la douceur et les mœurs pacifiques, qualités que Colomb a soulignées à plusieurs reprises chez les Taïnos. L’image de la femme indienne, douce et accueillante pour les étrangers (Vespucci), est venue renforcer cette vision idyllique. Sans foi ni lois, ces hommes libres à l’état de nature apparurent bien vite sinon comme des modèles pour les Européens « civilisés », du moins comme des vestiges d’un Éden à jamais disparu. »
Jean-Paul Duviols, Premiers regards sur les sauvages (XVIe siècle), Cahiers du CRICCAL, 2017
« J’ai le désir de me rendre au paradis. Où se trouve le paradis ? Des milliers de livres ont été écrits pour retrouver où avait pu être situé ce lieu à l’origine du temps sur cette terre. Des incidents de sang se lient à ces lieux épars qu’ils consacrent. La mémoire à l’aide de narrations linguistiques les
transfigure. Ceux qui se croient devenus tout à fait des hommes font des pèlerinages pour retrouver ces endroits que signalent des mots anciens qui leur paraissent incompréhensibles. Ils arrivent. Ils réinsèrent dans leur jadis ces paysages et ces lumières que le langage a détachés de la nature. Ils
célèbrent dans le site cette crise. Il y a des crises de joie inhérentes à l’espace. Les lieux saints et les grottes ont d’abord été des crises de joie de la nature. »
Pascal Quignard, Les paradisiaques, chap. IV, 2005
« Que si les heureux habitants de Tahiti n’avaient jamais reçu la visite de nations plus civilisées et se trouvaient destinés à vivre dans leur tranquille indolence encore des milliers de siècles, on tiendrait la réponse à la question : à quoi bon l’existence de ces gens et est-ce qu’il ne vaudrait pas autant avoir peuplé ces îles de moutons et de veaux heureux que d’hommes heureux dans leur pure satisfaction physique ? »
Kant, Compte rendu de l’ouvrage de Herder : « Idées en vue d’une philosophie de l’histoire de l’humanité », 1785
Les nobles sauvages – Épisode 4
où on a rappelé que
- la collection d’images verbales ou plastiques proposée en séance documente uniquement le regard occidental, non les êtres et les choses sur lesquels il s’est posé
- le plan sur lequel ces images sont disposées autorise tous les rapprochements et comparaisons possibles sans considération de formes, de supports, de dates et de lieux. Méthode de comparaison structurale appliquant les principes : il n’y a que les différences qui se ressemblent & Différencier les différences.
- les rapprochements que l’on opère ne forment pas des groupes, des ensembles, qui seraient comme l’ébauche d’une classification à venir. Ils réalisent plutôt des confrontations, faisant saillir contrastes ou oppositions et fuser les transformations. Ils s’inscrivent ainsi à la suite des innombrables face-à-face qui ont sous-tendu l’histoire de ces rencontres. Contacts visuels entre images qui, tout en les rapprochant, les superposant ou les articulant, marquent entre elles les blancs (d’incommunicabilité, de distance physique, de respect, d’animosité), fragmentent l’espace qu’on leur penserait commun et déchirent par leur découpe singulière leurs continuités de papier – au lieu de laisser les images placidement occuper un plan qui leur serait conceptuellement indifférent.
- l’accumulation de ces images ne produit pas de richesse mais un amas de débris, miettes, restes, morceaux ou tessons, promis à dissémination
- cette collection s’inscrit dans le projet d’une muséologie critique, initiée par les débats nés autour de l’ouverture du Musée des Arts Premiers, dit aujourd’hui du Quai Branly. Elle oscille entre la visite d’une des ailes sombres et peu fréquentées du parfait musée occidental (phase de redescente de La Caverne de Platon) et la recherche d’une forme d’exposition non-muséale qui intensifierait l’irréconciliable multiplicité des images au lieu de la diminuer par le rapprochement, le rassemblement ou l’assimilation.
Où l’on s’est intéressé à trois portraits d’hommes et de femmes polynésiens reçus en Europe et vu que
-
- le ciel qui se trouvait derrière eux était bien tourmenté, et bien sombre, un ciel rempli de nuages, laissant à peine passer la lumière du soleil. Effet réaliste des ciels polynésiens ou à l’inverse peinture des voûtes sinistres de la vieille et septentrionale Europe qui les accueille ? Ou signification morale : triste sort à venir des Océaniens ? Sans doute une élaboration complexe de plusieurs éléments. Le ciel comme lieu de lecture de l’avenir. Le ciel et les plantes qui s’élèvent à côté de Poedua et de Omaï.
- des vêtements recouvraient en partie leur corps, vêtements dont on aurait bien du mal, à première vue, à situer la provenance. On sait combien les étoffes polynésiennes ont impressionné les européens et c’est peut-être ce qui est rendu chez Poedua. Outre l’habit à l’antique, extrêmement fréquent dans les figurations d’Amérindiens depuis le XVIe siècle, habit qui viendrait manifester la vision noble que pouvaient avoir les Européens des Océaniens, on devine chez Omaï presque un costume oriental. Signe de l’importance des étrangers d’Orient dans le jeu d’éloge et de blâme de lui-même auquel se livre le sujet occidental dans sa littérature à l’époque classique, comme dans les Lettres Persanes ?
où, à la suite de la séance, l’on s’est demandé si
- « Faire voler les clichés en éclat », autrement dit la politique muséale d’expositions comme Kannibals & Vahinés. Imagerie des mers du Sud préparée par l’ethnologue Roger Boulay, était pertinente ou suffisante pour comprendre ce qu’il en est des relations actuelles entre ceux et celles qui sont liés par ces images : Occidentaux et Polynésiens ? Et comment la mesurer ? En examinant les oeuvres produites par les artistes polynésiens ? Évaluant les pratiques touristiques des Occidentaux ? Ou cherche-t-on seulement à savoir ce que nous cherchons exactement à faire de notre côté ? Recherche qui n’est pas peut-être pas de l’ordre d’un iconoclasme mais d’un jeu renouvelé avec les images ?
- Surtout quand on voit à quel point ces portraits peints d’après nature n’offrent que peu, sinon aucune, signification dégradante lisible et compréhensible spontanément (les significations morales, raciales, politiques, etc. qui rythment ou couvrent la surface du tableau ne sont pas des clichés, des images vues cent fois qu’on reconnaît et comprend toute de suite). Et bien que notre regard ne semble pas saturé d’images toutes faites, celui des peintres classiques en avaient semble-t-il assez pour montrer des Polynésiens bien différents de ce qu’ils pouvaient voir et entendre.
Viatique 4
« Pour certains auteurs, cet intérêt prétendu pour les sociétés et les cultures non européennes n’était qu’une façon de construire, ou de renforcer, leur altérité, d’en faire les objets d’un savoir strictement européen, et par là même d’accompagner la maîtrise coloniale de l’Europe. La curiosité suscitée par les Tahitiens change de signification : elle ne désigne plus l’ouverture cosmopolite de l’Europe savante des Lumières, mais le désir malsain d’exhiber des indigènes, une forme de violence et de domination qui réduit l’étranger à un « Autre » et contribue à créer la figure du « Sauvage » comme être inférieur, objet d’une curiosité malsaine. Dans sa version la plus caricaturale, une continuité directe est tracée entre les indigènes extra-européens venus en Europe à l’époque moderne et les zoos humains des expositions coloniales au xxe siècle. Cette vision a été popularisée par l’exposition organisée au musée du Quai Branly en 2012, intitulée « L’invention du sauvage », et qui a connu un grand succès public. Ahutoru et Omaï y étaient rapidement mentionnés et leur séjour en Europe était présenté comme emblématique de ces nouvelles pratiques de l’exhibition raciste. »
Lilti Antoine, « Comment peut-on être Tahitien ? Ahutoru à Paris (1769) », in Paris et ses peuples au XVIIIe siècle, Éditions de la Sorbonne, 2020.
« les deux premiers Tahitiens font, dès lors, figure d’expérimentation vivante pour instituer cette fiction anthropologique – la nature – qui, en fixant des bornes à l’emprise de la variabilité culturelle, révèle la commune humanité qui apparente les habitants de terres lointaines à ceux de la vieille Europe. »
Giordana Charuty, « Les métamorphoses d’Omaï », Gradhiva, 13, 2011, p. 182-203.
« L’insulaire de la Polynésie que Bougainville a amené en France est à Paris depuis plusieurs mois ; sa couleur est fort olivâtre, son maintien stupide et sa figure fort laide. Il est de taille moyenne, gros et membré ; il ne peut venir à bout d’apprendre notre langue. Il ne marque pas beaucoup d’étonnement ni d’admiration de tout ce qu’il voit de curieux à Paris. Il a toujours à la bouche le nom de son île Tahiti, marquant beaucoup de regrets d’en être absent et un grand désir d’y retourner. »
« Lettre du président de Brosses à Alexander Dalrymple du 10 novembre 1769 », cité dans Bougainville, Voyage autour du monde, éd. Bideaux, Faessel
« Habillé comme ses hôtes de satin et de velours, le Tahitien doit manifester ses capacités d’incorporation de l’étiquette en rejoignant, par les gestes et la parole, le personnage social qu’identifie son costume : un homme de cour. (…) Et tandis que sa présence, au sein de cette civilité aristocratique, relance le débat sur l’excellence respective de l’état de nature et de l’état de société, quelques artistes concourent à l’anoblissement de l’étranger en lui conférant, par l’art du portrait peint, la dignité d’un patricien. »
« Le spectacle d’un « prince naturel », remarque ainsi Laura Brown (2003 : 177-220), fait partie, tout au long du XVIIIesiècle, de l’expérience populaire londonienne comme de celle des élites sociales, qu’il s’agisse de délégations américaines, d’Africains libérés de l’esclavage par leurs protecteurs anglais et, surtout, de ce Tahitien ramené par la deuxième expédition de Cook. À la différence de ceux qui tomberont plus tard entre les mains d’entrepreneurs de spectacles, ces représentants d’humanités lointaines deviennent des modèles d’identification masculine repris par le roman, le théâtre, des mémoires, des ballades, à travers une inversion des places où l’Autre incarne un nouvel idéal de masculinité… »
Giordana Charuty, « Les métamorphoses d’Omai », Gradhiva, 13, 2011, p. 182-203.
« Webber a adapté une pose qui fait fortement allusion à l’attitude de la Vénus Pudica, la « Vénus modeste » (ou « Vénus Médicis », d’après le propriétaire d’une version en marbre). À travers cette statuaire classique, considérée au XVIIIesiècle comme un modèle de beauté féminine, il implique que Poedua représente la beauté féminine. (…) le portrait de Poedua reflète également les exigences des conventions de l’Académie royale. Il peut donc être lu à plusieurs niveaux, du portrait d’une femme indigène des mers du Sud à la transformation délibérée de l’image d’une malheureuse captive. En même temps, Poedua est aussi une allégorie de l’image féminine de la beauté des mers du Sud évoquée pour un public européen. Cette approche la positionne comme un modèle de studio, et non comme une femme tahitienne de noble naissance. »
National Maritime Museum, Greenwich, London
Le sacrifice à Vénus – Épisode 5
Où l’on va
- Revenir sur l’expression « Sacrifier à Vénus » régulièrement utilisé par les navigateurs Européens dans leur fréquentation des populations océaniennes. Expression qui signifie trivialement « faire l’amour » mais qui depuis le XVIIe siècle se dit dans le sens de faire la volonté de, céder, faire le sacrifice de sa volonté à une entité féminine, qu’elle soit d’origine humaine ou divine. La dynamique ou la spontanéité de l’acte sexuel est complément confiée au pôle féminin, d’où l’enjeu du statut humain ou surhumain de la féminité.
- Comparer l’endroit où les Européens pensaient s’embarquer en pensant à Vénus et sa île fameuse de Cythère et celui où ils débarquèrent, spécialement à Tahiti. On comparera ainsi le célèbre tableau de Watteau, L’Embarquement pour Cythère, achevé en 1717, et les scènes sexuelles décrites par les navigateurs européens (voir Viatique 5).
- Tenter de forger une grille d’analyse permettant d’étudier d’un seul mouvements textes et images, ou, plus précisément encore, images picturales et verbales.
Où l’on a fait remarquer que
- l’acte complet du rituel amoureux chez Watteau se décrit comme une onde, une courbe, et use de différents personnages pour figurer toutes ses phases, depuis le premier chuchotement déposé dans l’oreille sous les auspices de la statue de Vénus jusqu’au dernier couple partant bras dessus-bras dessous vers Cythère à bord d’une embarcation à la proue de Vénus. Il ne se prolonge pas jusqu’à l’acte sexuel lui-même qui se situe sur l’île de Cythère, invisible pour elle-même.
- L’embarquement comporte deux Vénus sculptées, l’une dans la pierre, l’autre dans le métal. Les vénus océaniennes, bien vivantes, sont seulement comparées aux matières, bois ou métaux, qui donnent leur prix au contact de leur chair.
- l’action se passe différemment à Tahiti ou ailleurs en Océanie. Les Européens débarquent, remarquent la beauté des femmes, qu’elles leur vendent ou leur offrent de faire l’amour avec elles, risquent la ruine de leur bateau pour les rejoindre (en abandonnant le travail ou le dépouillant de ses aspects de valeur) et voyant l’acte sexuel mimé ou réalisé en public par les Océaniens avec des jeunes femmes ou jeunes filles, l’accomplissent ou pas à leur suite. Moins une courbe qu’une sorte de zigzag, d’aller-retour plus ou moins complexe entre présences et présents. Pente droite faite d’avancées et de reculs et forcée de prendre un chemin sinueux. On passe de la vision à distance de Vénus dans sa beauté sculpturale à un contact physique. Le spectacle initial s’élargit pour accueillir le spectateur.
- la Vénus apparaît là aussi deux fois et à chaque fois en début et fin d’action. Mais elle est capable de montrer un autre profil qui efface ou déforme son visage empreint de beauté.
- la disposition générale des personnages chez Watteau, la façon de les grouper et les attitudes des couples montrent qu’il s’agit de danseurs. Ils partent faire un pèlerinage (marqué par le bâton le plus souvent tenu par des hommes) mais en dansant, dans la gaieté, et non pour guérir une maladie ou demander son salut. Les danses n’arrivent qu’au moment de l’accomplissement de l’acte d’amour, pour en inciter, accompagner et célébrer la venue. Non pour y conduire. On ne va pas faire l’amour en dansant, on fait l’amour accompagné de danses, et peut-être comme une forme de danse.
- Lapérouse n’en fait pas un rituel aussi public que les autres l’affirment et déconsidèrent l’appréciation générale de beauté des femmes. Vénus n’est plus aussi éclatante que dans les autres voyages.
- Dans la grande majorité des cas, les visages d’hommes et de femmes sont tournés l’un vers l’autre. Face-à-face dont on sait qu’il initie dans la peinture la figure occidentale du couple amoureux. Il n’y a vraiment que deux exceptions, la jeune femme centrale qui regarde derrière elle et qui possède aussi un bâton de pèlerin (regret, inquiétude, remords, regard d’encouragement à la suivre?) et celle qui accueille les confidences de son galant: elle ne tourne pas son visage vers lui mais seulement son oreille, ses yeux semblent baissés. Les marins voient s’approcher ces femmes mais il leur faut les perdre de vue, leur tourner le dos, pour leur faire face à nouveau. Nombreux volte-face.
Viatique 5
« Tandis que nos gens se trouvaient à terre, on permit à quelques jeunes femmes de passer la rivière. Quoiqu’elles fussent toutes disposées à accorder leur faveur, elles en connaissaient trop le prix, pour les donner gratuitement. Le tarif était modique, mais nos gens n’avaient pas toujours les moyens de l’acquitter ; ce qui les exposa à la tentation de s’emparer de tous les clous, de tout le fer qu’ils pouvaient dérober du navire. »
« Ils sont bien faits, agiles et d’une figure agréable ; la taille des hommes est communément de cinq pieds sept à cinq pieds dix pouces, et celle des femmes, de cinq pieds six pouces. Le teint des hommes est basané, leurs cheveux sont noirs, quelquefois bruns, rouges ou blonds ; ils sont dans l’usage de s’oindre la tête avec une huile de cocos, mêlée avec une poudre dont l’odeur approche de celle de la rose. Toutes les femmes sont jolies ; il en est quelques-unes d’une grande beauté, mais la chasteté n’est point leur vertu : elles vendaient leurs faveurs à nos gens, et même leurs pères et leurs frères en faisaient le trafic ; ils présentaient la fille au bord de la rivière, et montraient, avec un morceau de bois, la longueur et la grosseur du clou pour lequel ils la cèderaient (…)
Relation d’un voyage fait autour du monde dans les années 1766, 1767 et 1768 par Samuel Wallis, commandant du vaisseau le Dauphin. Voyage de Cook », in Bibliothèque portative des voyages, t. XV, p. 64
« Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l’agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage. La plupart de ces nymphes étaient nues, car les hommes et les vieilles qui les accompagnaient leur avaient ôté le pagne dont ordinairement elles s’enveloppent. Elles nous firent d’abord, de leurs pirogues, des agaceries où, malgré leur naïveté, on découvrit quelque embarras ; soit que la nature ait partout embelli le sexe d’une timidité ingénue, soit que, même dans les pays où règne encore la franchise de l’âge d’or, les femmes paraissent ne pas vouloir ce qu’elles désirent le plus. Les hommes, plus simples ou plus libres, s’énoncèrent bientôt clairement : ils nous pressaient de choisir une femme, de la suivre à terre, et leurs gestes non équivoques démontraient la manière dont il fallait faire connaissance avec elle. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d’un spectacle pareil, quatre cent français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n’avaient point vu de femmes ? » (p.131)
« Chaque jour nos gens se promenaient dans le pays […]. On les invitait à entrer dans les maisons, on leur y donnait à manger ; mais ce n’est pas à une collation légère que se borne ici la civilité des maîtres de maison ; ils leur offraient des jeunes filles. La terre se jonchait de feuillage et de fleurs, et des musiciens chantaient aux accords de la flûte un hymne de jouissance. Vénus est ici la déesse de l’hospitalité, son culte n’y admet point de mystères, et chaque jouissance est une fête pour la nation. »
Bougainville, Louis-Antoine, Voyage autour du monde, La Découverte, 2006.
« Nous employâmes deux jours à chercher un mouillage. À peine y fûmes-nous, qu’un de ces insulaires, plein de cette confiance qu’inspire l’innocence, monta à bord avec sa femme, il nous demanda notre amitié, la femme en nous montrant de son plein gré toutes les perfections d’un beau corps, nous offrit tout ce qu’elle avait de plus propre pour se concilier le cœur des nouveaux venus. Mais l’ordonnance du Roi, qui sans doute n’avait pas prévue pareille circonstance, empêcha de répondre à bord à son honnêteté, elle se retira fort mécontente. »
Témoignage du Prince Nassau-Siegen à Tahiti : à l’arrivée à bord des bateaux
« Nous ne vîmes chez ces peuples que de faibles traces de religion et leurs mœurs semblent annoncer qu’ils n’ont d’autres dieux que l’amour et le plaisir auxquels ils sacrifient sans cesse et vers qui toutes leurs idées se rapportent. Aussi appellâmes-nous cette île la Nouvelle Cythère. (…) Nous quittâmes avec regret cette île dont la nature et les habitants de concert avec elle ont fait un séjour délicieux et que Vénus, à qui ils ne cessent d’immoler de nouvelles victimes, semble avoir choisie de préférence pour sa retraite. »
Témoignage du Prince Nassau-Siegen à Tahiti, Bougainville, Louis-Antoine, Voyage autour du monde, La Découverte, 2006.
« La journée se termina par une étrange cérémonie à l’entrée du fort, où un jeune homme de plus de 6 pieds de haut coucha en public avec une jeune fille de 10 ou 12 ans, devant plusieurs de nos hommes et un grand nombre de naturels […] Quelques femmes étaient présentes, dont Obarea et plusieurs représentantes de la classe supérieure. Elles ne montraient aucun signe de désapprobation et dictaient même à la jeune fille ce qu’elle avait à faire, bien que celle-ci, si jeune qu’elle fût, ne semblait pas avoir besoin de conseils »
James Cook, Relations de voyage autour du monde, La Découverte, 1988 (Premier voyage, 1768-1771).
« Les femmes, dont quelques-unes étaient très jolies, offraient, avec leurs fruits et leurs poules, leurs faveurs à tous ceux qui avaient des rassades à leur donner. Bientôt, elles essayèrent de traverser la haie des soldats, et ceux-ci les repoussaient trop faiblement pour les arrêter ; leurs manières étaient douces, gaies et engageantes. Des Européens qui ont fait le tour du monde, des Français surtout, n’ont point d’armes contre de pareilles attaques : elles parvinrent, sans beaucoup de peine, à percer les rangs ; alors les hommes s’approchèrent et la confusion augmenta ; mais des Indiens que nous prîmes pour des chefs, parurent armés de bâtons et rétablirent l’ordre ; chacun retourna à son poste et le marché recommença, à la grande satisfaction des vendeurs et des acheteurs. »
De la Pérouse, Jean-François de Galaup, Voyage de la Pérouse autour du monde, La Découverte, 1997, pp. 341-342.
« Comme l’histoire de notre voyage peut ajouter quelques feuillets à celle de l’Homme, je n’en écarterai pas des tableaux qui pourraient sembler indécens dans tout autre ouvrage, et je rapporterai que le très-petit nombre de jeunes et jolies insulaires dont j’ai déjà parlé, eut bientôt fixé l’attention de quelques Français, qui, malgré ma défense, avaient cherché à former des liaisons avec elles : les regards de nos Français exprimaient des désirs qui furent bientôt devinés ; de vieilles femmes se chargèrent de la négociation, l’autel fut dressé dans la case du village la plus apparente ; toutes les jalousies furent baissées, et les curieux écartés : la victime fut placée entre les bras d’un vieillard, qui, pendant la cérémonie, l’exhortait à modérer l’expression de sa douleur ; les matrones chantaient et hurlaient, et le sacrifice fut consommé en leur présence et sous les auspices du vieillard qui servait d’autel et de prêtre. Toutes les femmes et les enfants du village étaient autour de la maison, soulevant légèrement les jalousies, et cherchant les plus petites ouvertures entre les nattes, pour jouir de ce spectacle. Quoi qu’en ayent pu dire les voyageurs qui nous ont précédés, je suis convaincu qu’au moins dans les îles des Navigateurs, les jeunes filles, avant d’être mariées, sont maîtresses de leurs faveurs, et que leur complaisance ne les déshonore pas ; il est même plus que vraisemblable qu’en se mariant, elles n’ont aucun compte à rendre de leur conduite passée : mais je ne doute pas qu’elles ne soient obligées à plus de réserve, lorsqu’elles ont un mari. »
« Parmi un très grand nombre de femmes, que j’ai été à portée de voir, je n’en ai distingué que trois de jolies ; l’air grossièrement effronté des autres, l’indécence de leurs mouvements, et l’offre rebutante qu’elle faisait de leurs faveurs, les rendaient bien dignes d’être les mères ou les femmes des êtres féroces qui nous environnaient. »
De la Pérouse, Jean-François de Galaup, Voyage de la Pérouse autour du monde, t. III, pp. 227-228