Il y avait une certaine naïveté dans cette façon d’affirmer ne rien connaître de ce qui nous entraînait vers ce sublime perdu au loin. Car des ombres, des fantômes, nous avaient sans doute croisés, frôlés, effleurés même, avant que l’on ne se lance dans cette modeste aventure. Une véritable envie de savoir, à l’avoir entendu évoqué par d’autres, si l’on est en capable aussi ; capable, non d’en formuler le jugement avisé, ni même de produire des « choses » du genre, mais de l’accueillir cette grandeur, et jusqu’au fond de soi : qu’elle vous traverse, et qu’on sache, alors, si elle ne l’a pas déjà fait. S’assurer ainsi qu’elle ne vous est pas complètement étrangère. Désir – enfantin sûrement – d’être de ces corps, de cette chair que le sublime transforme. Émotion que certains retiennent pour longtemps, voire pour toujours, et d’autres pas. Oui naïveté car comme bien d’autres sans doute, la montagne ne m’a jamais communiqué cet effet-là – ou il a été si faible, si confus qu’il n’a laissé dans mon existence aucune trace de traces. Pur de toute expérience sublime de la montagne, n’est-ce pas la meilleure situation pour en avoir la vue libre, c’est-à-dire trouver les forces nécessaires pour réapprendre à la voir ?
Déval
Formes de dépassement
Transformations de la stature humaine
Dépassement comme remontée
Il n’est cependant pas sûr que nous puissions éviter de la ressentir. Qu’elle ne soit qu’une appréciation esthétique réservée à ceux qui ont l’œil bien instruit. Mais qu’elle soit comme un paysage : certes, une sorte de perception élaborée, plus ou moins déployée dans l’histoire, mais néanmoins fondamentale du monde qui nous héberge. C’est du moins ce qu’essaie de montrer Schrader, il me semble, quand il attribue à l’homme primitif cette vision grandiose des montagnes que seul l’homme hyper civilisé aurait su retrouver. En vue des sommets, on l’a vu, l’alpiniste, même amateur, était amené à se dédoubler dans l’ascension, à se hisser au-dessus de lui-même tout en abandonnant une part de lui dans son monde d’en bas, petit et étroit. Et s’il pouvait espérer oublier sa pauvre humanité en rejoignant plus haut que lui, c’était surtout lui-même qui multipliait ses figures au contact de la pente – même s’il pouvait en fustiger certaines (comme celle du randonneur perdu dans sa rhétorique) comme n’étant pas à la hauteur de cette éminente expérience. Mais l’ascension derrière soi, les obstacles gravis, c’est un accord avec un autre que lui, un autre lointain, que l’alpiniste découvre. Qui est donc ce primitif capable de faire depuis des siècles en montagne cette expérience du sublime dont l’histoire nous enseigne qu’elle est pourtant une « conquête » récente et tardive ? Et quel est son rapport avec des figures de poètes-savants bien connues comme celles de Schrader, Carus, Saussure ou Rousseau ? Inutile de faire remarquer – mais peut-être que non – que ce langage n’est plus celui de l’anthropologie actuelle et qu’il n’y a plus aujourd’hui de raison de mettre des guillemets au mot « primitif » vu qu’il n’y a plus de primitif du tout. Mais précisons quand même que les hommes primitifs, ceux que l’on a appelé à répondre ainsi, les Néandertaliens par exemple, ou certains peuples d’Afrique, ou des hommes-singes ou les Aborigènes d’Australie, ont eux aussi été des tard venus dans l’histoire, des figures plus récentes encore que l’esthétique européenne du sublime. C’est qu’il a fallu – pour le dire en deux mots – que le premier des hommes ne soit plus regardé comme le meilleur, le plus fort, mais au contraire comme le plus laid, le plus faible et le plus bête des humains pour qu’ils se montrent et nous regardent ainsi. Et il a fallu aussi que ceux qu’on appelait des sauvages, wild men, selvagem, salvaje, soient perçus par les savants – dans les classements qu’il opérait et les expositions qu’il organisait – comme des fossiles vivants pour qu’ils deviennent en définitive des primitifs. Mais pas avant. Pas avant la fin du XVIIIe siècle. Dans quel élément fossile, alors, l’homme de l’extrême civilisation replonge-t-il quant revient en lui le sentiment de la grandeur terrestre ? Et comme se fait-il que cette expérience pour laquelle il fallait attendre, patienter, endurer des souffrances, fasse désormais retour par-delà le temps ? Écoutons Schrader : ce sentiment d’admiration « L’homme civilisé l’avait perdu, nous l’avons non point inventé, mais retrouvé, et nous nous replongeons avec une sorte d’ivresse dans l’enthousiasme primitif que nous révèlent les premiers balbutiements de l’histoire » (p. 10-11). Il est clair que c’est l’Histoire comme dimension fondamentale, torrent impétueux qui deviendra bientôt pour l’homme un large fleuve aux rives inatteignables, que dévale l’alpiniste. Clair aussi que les thèses de l’histoire de l’art, situant l’invention du sublime en plein âge classique, sont connues sans être approuvées : non, il n’a pas fallu attendre que brillent les Lumières européennes pour que la stature d’aussi puissants reliefs suscitent l’admiration même craintive des hommes. Car il suffit de redescendre au plus bas, de traverser toute l’Histoire, presque sortir de ce temps trop marqué par les hommes, pour voir à nouveau et également apprécié le sublime des montagnes. Du moins faut-il se tenir à la porte ou faire mine de franchir le seuil : un pied dans l’histoire, un pied dans la nature, là se situe l’homme primitif aux yeux du civilisé. Et même si le temps des hommes est encore plus profond qu’on ne le croit, il suffira de se tenir un peu au-delà du point où l’Histoire s’échappe à elle-même, autrement dit s’imaginer à cette époque pré-historique où l’histoire ne s’écrit pas encore, ne laisse pas de traces (puisqu’elle ne parle pas, prise qu’elle est dans ses « balbutiements ») pour refaire l’expérience. Après l’avoir cherché et trouvé dans l’ascension, ramener le sublime au pied de la montagne – et même vivant dans la plaine, ne plus vivre comme auparavant de manière aussi étroite.
Comment l’homme hyper civilisé parvient-il au sommet d’une montagne comme au bout de toute civilisation ? Comment ce dernier homme – il faut entendre avec sérieux cette interrogation de la fin de l’homme qui résonne chez Nietzsche au même moment – comment cet homme épuisé qui a désiré, avalé, ruminé, recraché, disséqué toutes les valeurs que la civilisation lui proposait ; qui a même espéré, gagné, joué, dépensé tous les biens qu’elle tenait généralement hors de sa portée ; comment ce dernier homme peut-il partager le même regard que le premier ? Comment peut-il le rejoindre en faisant de ses derniers mètres d’ascension le chemin d’un retour ?
Échos
Continuons notre périple et posons la question à un autre de ces arpenteurs de grandioses montagnes. Un autre peut-être inattendu sur ce terrain-là. Un homme – encore un – qui était à la fois naturaliste, écrivain, poète… ce philosophe que nous avons déjà croisé sur notre chemin de fortune, Henry David Thoreau, et qui est parti plusieurs fois à l’ascension du même mont, en 1846, 53 et 57 pour être exact, mont qui du haut de ses 1606 mètres ne semble pas très élevé mais dominait assez le Maine pour que les Penobscot, un des peuples amérindiens qui vivaient et vivent toujours dans son entourage, le nomme Katahdin « La plus grande montagne ». À une erreur ethnographique près (et pas des moindres), Schrader aurait-il donc eu raison : bien loin de l’Occident et de sa civilisation, des peuples voyaient déjà dans les montagnes la même grandeur que nous sentons sublime ? Mais Thoreau, qui épelait le nom algonquien de Katahdin en Ktaadn, donnait-il le même sens à ce sommet ? Lui apparaissait-il de la même manière ? Ouvrons le récit qu’il livra de ces ascensions et arrêtons-nous au moment où il nous fait part de ce qu’il a vécu à son sommet. Le texte est un peu long, a très souvent été commenté tant il est difficile de ne pas trébucher dessus en le lisant, mais il vaut la peine d’être donné quasi in extenso :
« C’est peut-être en descendant cette partie de la montagne que j’ai pleinement compris ce qu’était la Nature primitive, indomptée et définitivement indomptable, quel que soit le nom que lui donnent les hommes. Nous étions en train de traverser les « Terres brûlées », qui l’avaient sans doute été par la foudre, bien qu’on n’y vît aucune trace récente de feu, à peine plus qu’une souche carbonisée. Elles ressemblaient davantage à une pâture naturelle pour l’orignal et le daim, extrêmement sauvages et désolées, avec quelques langues forestières qui les traversaient, des peupliers nains et buissons de myrtilles ici et là. Je me suis surpris à les traverser le plus naturellement du monde, comme un pâturage laissé en friche ou partiellement repris par l’homme, mais quand j’ai réfléchi à ce que l’homme, le frère, la sœur ou le proche de notre race en avait fait et la façon dont il se l’était approprié, je m’attendais à ce que son propriétaire surgisse et me gourmande. Il est difficile d’imaginer une région inhabitée par l’homme. Nous supposons d’ordinaire que sa présence et son influence sont partout. Et pourtant, nous n’avons pas vu la Nature pure si nous ne l’avons pas vue aussi vaste, sinistre et inhumaine, y compris au cœur des villes. Ici, la Nature était sauvage et effrayante, toute belle qu’elle fût. Je regardais avec un respect mêlé d’effroi le sol que je foulais, pour voir ce que les Forces y avaient fait, la forme, la manière et la matière de leur œuvre. C’était cette terre dont nous avions entendu parler, née du Chaos et de l’Antique Nuit. Ici, ce n’était pas le jardin de l’homme mais le globe intact. Ce n’était pas un gazon, une pâture, une prairie, une forêt, une jachère, une terre arable ou une friche. C’était la surface fraîche et naturelle de la planète Terre, telle qu’elle avait été créée de tout temps – pour être la demeure de l’homme, disions-nous –, telle que la Nature l’avait faite, l’homme ayant la possibilité d’en user. L’homme ne devait pas y être associé. C’était la Matière, immense et terrifiante – ce n’était pas sa Terre Mère dont nous avions entendu parler, elle n’était pas faite pour être foulée ou pour y être enterré – non, même y coucher son squelette serait se montrer trop familier : c’était la demeure de la Nécessité et de la Destinée. On y sentait clairement la présence d’une force que l’on ne saurait obliger à se montrer bienveillante envers l’homme. C’était un endroit fait pour le paganisme et les rites superstitieux, pour être habité par des hommes qui seraient de plus proches parents des rochers et des animaux sauvages que nous. Nous marchions dessus non sans une certaine crainte mâtinée de respect, nous arrêtant, de temps à autre, pour cueillir les myrtilles qui poussaient en chemin et avaient un goût fort et piquant. Peut-être qu’à Concord, là où se dressent nos pinèdes et où les feuilles jonchent le sol de la forêt, il y avait jadis des moissonneurs et des laboureurs qui plantaient du blé. Mais ici, même la surface n’avait pas été éraflée par l’homme ; c’était un échantillon de ce que Dieu avait estimé fait pour créer ce monde. Qu’est-ce que la visite d’un musée pour voir mille choses de toutes sortes, comparée avec cette invitation à regarder la surface d’un astre et d’une matière solide chez soi ? J’éprouve un sentiment de crainte respectueuse pour mon corps, car cette matière à laquelle je suis lié est devenue si étrange pour moi. » p.133-136
Encore une voix – comme celle de Schrader – qui nous parle du sommet au moment de redescendre. Regard incliné vers le bas, vers le sol, au plus proche, et non vers le haut, les lointains, en direction de ces cieux qui forment en montagne comme le dernier échelon du sublime. Car si le site que traverse Thoreau, plein d’un respect mêlé d’effroi, est tout entier marqué par les puissances du ciel – puisque ce lieu tire de la foudre son unité et son nom : les Terres Brûlées –, celles-ci n’ont laissé à sa surface que peu de traces visibles, « à peine plus qu’une souche carbonisée ». Tout le contraire de cette cotonneuse mer de brumes qui s’étend sous les yeux de l’homme à la redingote émeraude peint par Caspar Friedrich en 1818, ce paysage sublime si caractéristique – mêlant airs, terres et eaux – que la célèbre figure de marcheur contemple canne à la main. Si l’on excepte le piton rocheux du premier plan sur lequel l’homme est juché et pour lequel nous n’avons pas de recul, c’est bien au-dessus des nuages, au milieu du ciel, que les sommets apparaissent en se séparant de leurs bases, de leurs vallées, de leur pentes couvertes de forêts. Et malgré cela, au terme de son excursion, apercevant ces nouveaux pics peut-être inatteignables au loin et dominant le paysage comme jamais personne avant lui (une simple promenade semble avoir mené ce voyageur jusque-là), n’est-ce pas une vue plongeante, plus qu’une vue d’ensemble, que son corps indique et cache à la fois ?
Il est difficile de quitter la Terre, de détacher les yeux de ses pieds, de séjourner pleinement, comme nous l’avions imaginé, dans le sublime – c’est-à-dire de l’avoir tout autour, en haut, en bas, et non plus seulement au loin devant soi. Telle une mire, un objet. Surtout quand le sommet se révèle tout au plus un lieu de passage, un présent qui à l’image du sol qui s’amenuise sous les pas de plus en plus mesurés de l’alpiniste tend à se réduire. Et c’est peut-être pour cela que de nombreux récits en parlent au passé : on y fait que passer, aussi longtemps qu’on y reste, et puis surtout il faut en revenir pour pouvoir en parler. Alors La cime est déjà loin derrière soi quand on rapporte à ceux restés en bas ce qu’on a pu y contempler – et Thoreau ne fait pas exception puisqu’il a écrit ce texte à l’ombre d’une forêt près de son étang favori, Walden. Bien entendu, de nombreux récits, emboîtant ou précédant le pas de la peinture, nous décrivent le paysage vu des sommets. Et si le détail du panorama est assez riche nous en retirons alors la sensation que les voyageurs sont restés assez longtemps à son extrémité pour « réellement » y demeurer – l’immensité perçue de tous côtés donnant la sensation d’en être, plus encore qu’environné ou entouré, disons enveloppé. Mais est-ce bien cela qui prédomine au plus haut de la montagne ? Avant de le demander à Thoreau, que nous dit Schrader ? Qu’est-ce qui compte à ce niveau-là ? C’est « cet emprisonnement en plein air, c’est la monotonie perpétuellement changeante du spectacle, l’incessante fuite des aspects, des lumières ou des ombres, la fuite perpétuelle aussi des pensées, des rêves, des questions et des réponses muettes dans le dialogue silencieux de l’homme et de la nature, d’un homme et d’un coin de nature sublime entre tous. » (À quoi tient la beauté des montagnes, p. 7) C’est donc, d’un côté, cette façon d’être cantonné en l’air sur ce petit coin de terre, sans possibilité significative de se déplacer, et cela au milieu d’incessants mouvements, mais c’est aussi de l’autre cette expérience d’un temps qui, quel que soit le nombre de minutes ou d’heures qu’on y passe, semble à la fois fuir et se suspendre : le moment présent se dissout dans ce qui n’en finit plus – l’infinie variation des cieux – autant qu’il échappe et s’efface dans l’instantané. Arrivé tout en haut, la contemplation du sublime n’est pas la récompense la plus évidente à saisir. Une ultime (?) aventure, au contraire, s’y présente pour ceux qui cherchent à l’éprouver. On y rencontre en effet une dislocation si puissante (intra et extra-subjective) du présent, pris entre l’instant et l’éternité, qu’on peine à s’installer de tout son être, de toute la liberté de son corps, dans l’élément du sublime. Même parvenu au terme de l’ascension, la possibilité d’habiter le spectacle, partagée entre le désir de poursuivre l’avancée et celui de s’arrêter avant la chute, paraît bien chancelante. Regardons encore le tableau de Friedrich : si la présence d’une canne montre bien que c’est par une marche pénible que le voyageur est arrivé jusque-là ; si s’appuyant sur elle et de la façon dont elle est inclinée, il y trouve son repos mais également un équilibre, ne suffirait-il que notre promeneur fasse encore quelques pas de plus pour qu’elle ne lui soit plus seulement utile mais absolument nécessaire ? Et même perché avec sa canne, à l’une des deux extrémités du pic, conserverait-il cette belle stature contemplative, garderait-il son équilibre ? D’une certaine façon, à moins qu’il n’ait été aménagé en belvédère et son danger alors vaincu, on s’arrête toujours avant le sommet. Certes, on s’est fixé sur lui depuis le début mais à présent qu’on le voit de près, qu’on peut même le toucher du doigt, voire y poser le pied, il devient inutile, insensé, dangereux, presque mesquin de vouloir s’y tenir. Vouloir y demeurer pour s’émouvoir du sublime, ce serait quasiment s’exposer à la mort, vouloir quitter la terre, s’élancer dans cet élément si léger pour l’homme qui s’appesantit qu’il lui est mortel. Pénétrer le spectacle sublime exige qu’on s’en approche sans qu’on parvienne à son plus haut degré. En faire l’expérience de l’intérieur implique que l’ascension s’arrête, autrement dit qu’elle marque un temps de recul qui, s’il libère le spectacle tant désiré, l’engage dans la redescente déjà.
Retour au primitif
Si, comme l’alpiniste français, Thoreau nous montre le sommet de plus bas et presque vu de dos, il y rencontre lui aussi une instance primitive. Mais celle-ci n’a pas pas de visage humain. Elle se présente au contraire sous l’aspect d’un sol sur lequel l’homme ne pose que rarement le pied, d’un terrain à « la surface fraîche et naturelle » qui est malgré tout demeurée intact, c’est-à-dire d’une terre qui n’a pas seulement jamais été « éraflée par l’homme » mais qui se trouve être au contraire proprement inhumaine. Image d’une Nature primitive, sauvage, à laquelle l’empaysagement des montagnes acquis au XVIIIe siècle continue de donner valeur et accès. C’est en effet le même parcours ascensionnel qui de Thoreau à Schrader se vérifie dans ces textes : un parcours qui, par le biais du concept de civilisation, identifie la marche en vue des hauteurs à l’Histoire comme progrès intellectuel et moral de l’homme et par contrecoup l’arrivée au sommet à une sortie ou une fin de l’Histoire. Si la marche de l’Histoire, au XIXe siècle, ressemble moins à un calvaire accompli à genoux le long de marches aménagés à flancs de colline et plus à une élévation perpétuelle et indéfinie de l’espèce humaine en vue du meilleur, elle se fait toujours sur la même base : une terre au relief escarpé. Alors quand l’ascension est terminée, que l’homme n’a plus d’appuis pour aller plus haut, elle reparaît pure comme à ses tout débuts. La Terre foulée à son sommet convertit la fin de l’ascension en retour à l’origine. Elle y déploie sa prime nature. À cette hauteur, on pose un pied sur la terre comme elle était avant que l’homme n’y fasse ses premiers pas. Et c’est pourquoi le dernier d’entre eux peut à nouveau contempler ce que le premier voyait déjà : une terre « sauvage » que les montagnes avec leurs pentes, leurs ravins et leurs sous-bois symbolisaient auparavant dans leur entier et qu’il faut maintenant aller chercher dans le sublime. Étrange retour à la nature que celui qui emprunte la voie des chemins abrupts et des ascensions artistes ; curieux mouvement de trans-ascendance par lequel nous passons au-delà de la civilisation pour aboutir, et en même temps revenir, en deçà. Mystérieux pas de danse au-dessus des nuages…
Probablement que Thoreau, féru qu’il était d’histoire naturelle et attentif aux développements de la biologie et de la géologie naissantes, savait qu’il n’était pas le premier à découvrir, du moins à déclarer, que le sommet des montagnes manifestait la nature telle qu’elle était à l’origine. Depuis Descartes, déjà, l’on imaginait dans les cercles savants que les crêtes du monde étaient les derniers vestiges d’un ancien plateau, ou d’une ancienne plaine, qui aurait été le sol initial des créatures avant que les eaux du Déluge biblique ne viennent creuser la roche et forcer les hommes à descendre plus bas. Escalader les montagnes était ainsi une manière de remonter vers les niveaux plus anciens qu’occupaient les êtres aux premiers temps de la création. Façon de rebrousser chemin. L’on imaginait aussi, au XVIIIe siècle, pénétrer au sommet des montagnes comme dans un gigantesque laboratoire naturel ; aborder le niveau où s’élaborait l’électricité dans les orages, l’air dans les tempêtes, l’eau dans les nuages, le feu dans les volcans, etc. Remonter ainsi à la source des phénomènes naturels. Et c’est bien ce dont Thoreau témoigne encore, quelques décennies plus tard, quand il cherche des marques dans le sol, comme celles de la foudre, des marques de « ce que les Forces y avaient fait, la forme, la manière et la matière de leur œuvre ». Seulement dans ce qu’il regarde comme « un échantillon de ce que Dieu avait estimé fait pour créer ce monde », c’est moins l’image d’une nature immuable qu’il contemple qu’un fragment d’écriture qu’il tente de déchiffrer ; les signes d’une histoire de la Nature qui ne se confondrait plus avec celle des hommes mais plutôt avec celle que par leurs mythes ils tentent de convoquer : « C’était cette terre dont nous avions entendu parler, née du Chaos et de l’Antique Nuit ». En parvenant au faîte du Katahdin, c’est une autre histoire que décèle Thoreau, une histoire incessamment réécrite par les forces surhumaines qui en plissent la surface. L’homme y atteint une terre sur laquelle il ne peut plus poser son empreinte et cela non en raison de la dureté de ses roches mais de sa fraîcheur au contraire, de sa plasticité, qui fait que les traces qu’il pourrait laisser en sont systématiquement effacées. Rature perpétuelle. Cette nature originelle est donc loin d’être une « Terre-mère » aux yeux de Thoreau, une terre accueillante, matricielle, sur laquelle l’humanité, par destination, aurait non seulement des droits – celui de la parcourir, celui d’y revenir après la mort – mais surtout son lieu à elle, son domicile naturel. Là où, comme nous l’avons vu, Schrader nous dépeint au sommet une humanité qui « se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23), bref trouve dans ce laboratoire grandeur nature de quoi se surpasser, se sublimer, Thoreau penche vers un autre sublime, une « Matière, immense et terrifiante » qui n’est plus la demeure de l’homme mais celle « de la Nécessité et de la Destinée ». Une maison où l’homme ne fait plus la loi mais surtout où il n’est plus chez lui. Le sublime découvre à l’homme qui s’y aventure une Terre qui lui est foncièrement étrangère.
Formes de dépassement
Transformations de la stature humaine
Dépassement comme remontée
Habiter le sublime: être dans
La nature comme maison et la nature comme dehors
Passé le sommet, les chemins du sublime divergent donc entre Schrader et Thoreau. Approchons-nous et regardons de près où et vers où ils bifurquent.
A. Pour le premier, ce que l’homme civilisé a perdu, ou dont il s’est éloigné, en s’élevant au-dessus du primitif, en se surpassant lui-même, c’est cette nature que malgré tout, grâce à la sublimité des montagnes, il retrouve au bout de son effort : une nature de nouveau visible au-delà de l’homme mais continuant d’avoir prise sur lui. Car même si celle-ci n’a plus le même sens qu’aux premiers temps de l’histoire, si la montagne « ne nous parle plus, comme au sauvage de l’âge de pierre, du dieu méchant ou inquiétant qui l’habite, elle réveille en nous, sous l’homme utilitaire et médiocre, l’être simple qui s’est conservé en nous à notre insu » (p. 15). Cet être simple que l’ascension fait remonter des profondeurs de l’être humain, ce n’est pas, on l’aura compris, cette « nature » qui nous fait fils ou filles des événements de l’histoire mais plus « simplement » cette nature première de l’homme que la civilisation n’arrive jamais tout à fait à faire disparaître, car « l’habitude, la seconde nature, n’arrive guère à tuer complètement la nature première, le fond de notre être » (p. 15). Ainsi, ce qu’on soulève tout au long de la pente, ce n’est pas tellement, du moins pas seulement, ce lourd fardeau d’humanité – sa lourdeur, son étroitesse – dont on rêve de se libérer, enfin léger, libre comme l’air, en arrivant au sommet ; c’est plutôt ce dont on ne se sépare heureusement jamais, cette assiette, cette assise, cette nature inaliénable sur laquelle on repose et que l’on porte indéfectiblement avec soi. C’est à cette grandeur humaine originelle que l’expérience « alpine » du sublime permet à chacun de se mesurer : hauteur que l’homme demi-civilisé ne voyait plus, que l’homme primitif voyait comme divine et que l’homme hyper-civilisé perçoit certes comme surhumaine mais humaine avant tout. Le dernier homme ne dépasse plus la muraille de roches qu’il avait devant lui en direction d’un lieu qui serait le domaine ou le royaume d’un dieu mais comme un espace au sein duquel il peut surmonter, mieux voir de haut, l’élément de la nature elle-même – aussi bien la sienne que celle d’autres êtres. Récitons encore ces magnifiques mots de Schrader : devant ces « phénomènes admirés d’en bas depuis que le monde est monde, l’homme arrive dans la région redoutable et mystérieuse où ils se préparent et s’accomplissent : il se mêle à l’orage, plane dans la splendeur du couchant ou du levant, met sous ses pieds le nuage, contemple d’en haut la pluie et la foudre » (p. 23). Ce fond élémentaire de nature auquel l’homme primitif s’adossait mais qu’il abaissait, méprisait, devant un Dieu, voilà qu’il est porté au jour par et dans le sublime. Et ce n’est plus seulement, au pinacle du monde, le grand cri de retrouvailles d’une nature humaine reprenant ses droits et sa place dans la nature qui se fait entendre, ou la voix d’une humanité enfin replongée dans le grand bain des choses et des êtres, c’est étrangement l’exclamation d’une nature qui s’avère capable de s’intégrer, de faire partie, de se composer aux forces surhumaines qui s’avèrent habituellement si dangereuses pour elle. Une nature de l’homme s’agençant à une autre nature qui est à la fois plus et moins que son milieu, que son environnement. Nouvelle composition entre entre l’humain et le surhumain, sans qu’il y ait pourtant de métamorphose, surrection ou soulèvement d’un corps sublimé.
Schrader ne regarde pas tout à fait le sommet des montagnes comme le faisait l’homme primitif, il ne retrouve pas, par-delà les siècles, le même regard que lui, ce n’est pas ce recul, cette redescende dans l’histoire qu’il effectue, mouvement paradoxal d’aller vers le haut qui serait un retour vers le bas, mais leurs regards se croisent A la différence de sens près, il voit d’en haut ce qu’on voyait d’en bas.
Alors, ce que l’on soulève durant l’ascension ce n’est pas seulement un fardeau dont on ne parviendrait pas à se dépouiller mais également cet acquis, cet équipement, cette nature primitive que l’on porte inaliénable en soi. Aller au plus haut est un retour au plus bas dans la mesure où on fait remonter au jour le fond de notre être, avec cette nature à laquelle on accède, on touche le fond de notre être. C’est le fond de l’être que retrouve Schrader au contact du sol des montagnes, c’est ce fond tenu au ras de sol aux premiers temps de l’histoire que l’homme hyper civilisé doit remonter, pour qu’il refasse à nouveau surface, au plus haut des sommets.
Ce n’est plus le bref trajet de cette barque quittant la rive, s’en allant au-delà pour faire ensuite demi-tour et revenir; ce n’est plus le voyage de ce navire quittant le port pour faire le tour du monde et revenant à lui en se portant toujours en avant, c’est un mouvement vertical et non horizontal, un mouvement où on touche le fond au sommet.Dépouillé de toutes ses petitesses qui sont de fausses grandeurs qui l’allègent et le rendent aérien ou élevant le fond de sa nature à tous les échelons de l’histoire, l’homme se retrouve à hauteur de la majesté de la nature.
Ainsi, l’homme a eu beau s’élever et parvenir jusqu’au plus haut des sommets, y découvre encore plus grand que lui.
Dépassement par lui-même de l’homme vers du surhumain, du divin accompagné d’un abaissement, d’un amoindrissement de l’homme, et donnant lieu à une nouvelle façon de faire corps avec les éléments en s’y sentant étranger.
Dépassement de l’homme par et vers lui-même accompagné d’un double mouvement: un surhaussement de l’homme doublé d’une remontée vers lui-même, sa vérité, sa nature, qui débouche sur une nouvelle façon de faire corps avec les éléments en les habitant.
Schrader l’explique pourquoi un demi-civilisé ne peut disposer de cette perception. Ce dernier n’en est encore qu’à chercher plus de civilisation, plus de rapports humains, s’offrir une vie plus facile, sans obstacles, aplanie. Le désir d’autre chose, de choses plus simples, moins artificielles, ne vient qu’à celui qui a tout obtenu, qui est rassasié. La fin de la civilisation pour l’humanité suppose ainsi la fin de la misère.
Mais n’était pas-ce pas déjà Comment comprendre cette question de Schrader : « Peut-être est-ce l’excès même de civilisation qui ramène à la nature ? » (p. 11)
Si arriver au sommet impliquait en quelque sorte d’entamer un mouvement de recul, libérant le spectacle, voyage fini pour les jambes mais possible encore pour les yeux mais envisager la redescente, le retour ici est différent. Il n’implique plus de redescendre mais au contraire de rester en haut. L’homme, pour Schrader, revient à sa nature première, celle-là-même qui guidait sûrement le regard des Primitifs.
Sauvagerie des lieux chez Thoreau
Thoreau, lui, même au sommet, peine à quitter le monde d’en bas. Il a beau pressentir à quelques signes (Roche presque nue, désolée, végétation se fait rare. « Vaste, sinistre, inhumaine ». Et pourtant ressemble pour lui à une pâture pour herbivores sauvages et domestiques. Il les traverse comme une propriété humaine puisqu’il est difficile d’imaginer un lieu inhabité.) qu’il est, comme le disait lui-même Schrader, dans un monde nouveau, il le voit encore appartenir à l’homme, être en quelque sorte à sa mesure.
Thoreau admet lui aussi que le sommet était « un endroit fait pour le paganisme et les rites superstitieux, pour être habité par des hommes qui seraient de plus proches parents des rochers et des animaux sauvages que nous », autrement dit un lieu ouvert à l’homme qui saurait, comme les hommes des premiers temps, établir une proximité forte, une affinité étroite, voire même une parenté plus directe avec la nature. Mais il n’imagine pas que les hommes civilisés puissent devenir ou redevenir ces hommes-là. « J’éprouve un sentiment de crainte respectueuse pour mon corps, car cette matière à laquelle je suis lié est devenue si étrange pour moi ». On ne sait plus si c’est encore une émotion sublime bien que l’estrangement, au point de vue de Lacoue-Labarthe semble être un signe d’expérience sublime.
une nature indomptée et surtout indomptable. On ne s’en étonnera pas. Pour qui s’approche de la sublimité du monde : d’un océan déchaîné, d’une éruption volcanique, d’un torrent impétueux ou du désordre des glaciers, la sauvagerie n’est jamais loin. Elle semble même précéder sa vue ou sa venue. Et pourtant cette découverte n’a rien d’une brusque révélation. Thoreau montre en effet combien il est difficile, même après être parvenu à son sommet, de quitter le monde clôturé des champs et de ne pas imaginer qu’un bout de terre aurait nécessairement un propriétaire. Même devant le paysage désolé qui montre l’absence de tout jardin, le caractère inhabitable pour l’homme, il s’attend à être gourmandé pour avoir pénétré une propriété privée. On peut surpasser l’homme des plaines, des clôtures, mais le surmonter s’avère difficile. On retrouve la rareté de l’homme en ces lieux mais surtout le côté inhabitable des lieux.
Son expérience du sublime implique la sauvagerie des lieux et participe à plusieurs niveaux de l’effroi qu’elle produit: désolation, nudité, caractère indomptable. Les forces en jeu sont énormes et la terre n’est plus une maison, une demeure. Son rapport à la terre change. Une sorte de feu inapparent se mêle son élément.
Indomptable, c’est bien sûr l’opération de dressage par laquelle on conduit un animal à l’obéissance mais c’est aussi, de par l’étymologie du mot (qui renvoie à la maison), le forcer à venir et rester auprès de vous, à l’intégrer, l’assigner, l’enchaîner à votre maison. Le sommet de la montage est sublime d’être inhabitable, de présenter sans réplique à l’homme les forces démesurées qu’il a en face de lui.
Sur la question du dépassement de l’humain induit par la hauteur des montagnes, Thoreau montre de son côté combien il est difficile On n’est plus forcément devant le danger mais protégé de lui selon la formule du sublime mais ici on se trouve au milieu du danger, au coeur de cette hostilité, de cette malveillance. L’homme ne peut y séjourner mais les dieux bons et providentiels ont aussi quitté les lieux. Il n’y a que la démesure des forces de l’univers qui, si elles ont pu être mythifiées sous des noms anciens paraissent ici sous leur vrai visage: Chaos, Nécessité, Destinée, Nuit. Le sommet accomplit cette sortie de l’humain vers l’inhumain. Le surhumain est inhumain. Ce n’est pas un homme meilleur, divin ou divinisé, mais un homme qui ne peut plus enclore la nature, s’en Endre maître et possesseur mais qui doit, au contraire, s’il veut pouvoir y séjourner
La nature apparaît dans sa pureté et dans sa dimension temporelle dans le sublime et grâce à la sauvagerie.
En redescendant, l’homme hyper-civilisé, l’homme sublimé, ne perd pas ce qui est le plus haut en lui qui est le plus simple et le premier: sa nature. Il ramène dans le monde civilisé ou demi-civilisé ce qu’il dissimule étant toujours en vue de la civilisation, la nature.
Conclusion sur la question de qui est sujet au sublime
Au sein du sublime, et par cet exercice d’ascension et d’élévation, que propose exclusivement la montagne, le sujet occidental non seulement réévalue son humanité, sa dignité, sa grandeur, face au monde ou à d’autres êtres, mais il fait également l’expérience d’autres rapports à lui-même: de l’oubli de soi qui le conduit dans un monde à la fois surhumain et inhumain à un rapport à soi empreint de vérité, d’authenticité.
L’un pense que, à l’instar de l’homme primitif, il peut se mêler, non sans danger, mais sans fatalité de la mort, aux forces de la nature et grandir avec elle: sublimer sa nature en intégrant la nature elle-même. Pas seulement revenir à l’origine mais s’originel à nouveau dans la nature. En intégrant ses forces destructrices de l’homme. L’autre pense lui aussi qu’un tel espace est fait pour un être primitif et païen mais qu’elle lui demeure étrangère et que les forces qui le traversent paraissent trop puissantes pour se composer avec l’homme. Ou plus précisément, elles se sont déjà composée avec lui et il semble en recueillir moins une grandeur qu’une forme de respect, de petitesse vis-à-vis de soi. Terreur qui n’est plus délicieuse mais respectueuse. En tant que créature partageant la même matière que la Terre, je ne m’y sens pas un habitant légitime, mais au contraire étranger à elle, à moi. Il semble passer dans une sorte de distance vis-à-vis de lui-même, un recul. Il recule devant son être sublime mais il n’est plus empreint de plaisir. Il passe au-delà du sublime. Proche de la position de Kant de la sauvagerie (voir Makarius, p.96 et Rancière, p.), du chaos comme source du sublime sans pourtant être du sublime. Les phénomènes sauvages ne sont sublimes que dans la mesure où ils élèvent les facultés de l’esprit et dévoilent dans l’existence humaine une faculté de résistance permettant de se mesure à ces puissances naturelles. Schrader se compose malgré le danger, il devient grandiose; Kant se mesure aux grandeur naturelles pour se mettre à leur égal; Thoreau semble à la fois se mettre à distance et ne plus pouvoir puisque c’est de cette matière terrifiante qu’il est composé: il ne parvient pas à s’écarter du danger, il est en contact (photographie?)
Avec Kant se découvre une force, avec Thoreau une matière, un corps qui n’est plus une maison? Celle de l’esprit? On n’est plus hors de soi mais à soi dans ce dehors? Il ne sait plus où il habite: où sommes-nous?
Introduction aux problème de la sauvagerie.