Percée dans le sublime III

 

Passages

Thoreau

Ses récits d’expédition dans le Maine ont d’abord été publiés en revue puis ensuite dans un recueil, en 1864, après sa mort. Excursions faites en 1846, 53 et 57 que T. voulait refondre en un seul livre.

Remarques de Granger : on note l’abandon progressif, jamais total, de l’idéalisation transcendantaliste de la nature, de la vision mythologique de l’Éden américain, des préoccupations nationalistes, des préjugés sauvagistes à l’égard de l’Indien. Cette transformation n’est pas exempte d’hésitations, de questionnements, de retours en arrière, voire de contradictions, s’agissant d’une pensée en mouvement, qui, confrontée à l’altérité de la nature inhospitalière du Maine, résiste à entrer dans les cadres intellectuels de Thoreau.

L’activité de naturaliste qui a occupé une grande partie de la dernière décennie de l’écrivain a sans doute largement contribué à sa perception sans fard du réel, aussi bien des faits de la nature que des traits des Indiens rencontrés au cours de ses excursions. Il est frappant de constater que l’ouvrage se garde de toute conclusion totalisante.

On ne peut bien sûr admettre cette interprétation positiviste. Il y a deux points de vue dont il faut examiner les rapports. La lecture de son texte sur le Massachussetts devrait nous y aider. D’autre part, on sait que les premières esquisses de T se présentaient comme un reportage chronologique de l’excursion et que la crise du sommet a été écrite à Walden. On pourrait y voir une façon de lier la marche au journal, d’appliquer la mesure du temps du journal à l’expérience de la montagne qui est formidablement marquée, comme les commentateurs n’ont noté, par une transfiguration du temps : perception de l’immémorial, de la jeunesse éternelle, du temps mythique ante-historique, etc.

Parlant de chutes dangereuses, T. dit : « On aurait pu imaginer qu’on ne traversait pas ces chutes impunément, comme une flasque de boue. Elles couraient vraiment le risque de perdre de leur sublime en perdant le pouvoir de nous nuire. La familiarité engendre le mépris. » « Ktaadn et les forêts du Maine », in Les forêts du Maine, Rivages Poche, p. 141

On peut déjà couper le texte à partir de « Je ne redoute… » et ne reprendre que l’interrogation finale et peut-être l’amener par blocs: le premier sur la nature indomptée, le second jusqu’à au coeur des villes, le troisième à partir de Ici jusqu’à que « que nous » et enfin de « Nous marchions » jusqu’à la fin. 

  Sol incliné. On en parle au passé à la fois parce qu’il a été écrit de la plaine, de la forêt. Le sommet: lieu de passage. On le traverse, on y séjourne pas. On en parle au passé parce qu’on est revenu et qu’on en parle à ceux qui ne l’ont pas connu. Thoreau aussi a gravi le sommet, lui aussi comprend ce qui lui arrive, ce qu’il vient de vivre en amorçant la redescente, en laissant derrière lui le sommet. La différence avec Schrader tient à ce que lui suggère qu’une fois redescendu cette Nature primitive nous sera à nous aussi apparu et qu’on pourra vivre avec elle et selon elle. L’habiter par habitude. Le sommet offre une vue pure sur la Nature. On est plutôt habitué à lire des comptes rendus d’ascension voire des images dans lesquelles le panorama qui s’ouvre devant soi permet de voir les forces géologiques du monde à l’oeuvre, le labo de la nature. C’est le sol du sommet lui-même, la roche nue qui donne à Thoreau cette vue pure de la nature. Il faut cet événement, réussir à gravir le sommet, pour possiblement s’en doter. Le sublime est pleinement sensible et la nature apparaît dans sa pureté. Dans le tableau de Friedrich, il est devant l’abîme, il ne peut marcher plus loin. La terre s’arrête. Le sol tend à devenir un point sur lequel l’homme ne peut plus se tenir. E

 

Subsistait la question du rapport du beau et du sublime aux différentes étages de la montagne? Schrader répondait « pas précisément ». Qu’en est-il dans l’ascension de Thoreau? 

 

 

C’est bien la question du sol: on y traverse des terres qui rentrent en confusion avec le feu qu’avec le ciel, on y examine la roche qui est en jeu et de plusieurs manières: 

 

  1. Question du lieu-dit
  2. Nature pure. 
  3. Surface intacte. « Ici, la Nature était sauvage et effrayante, toute belle qu’elle fût. » Qu’est-ce que cela veut dire? Que sa beauté n’intégrait pas ces aspects d’horreur et de sauvagerie, ne parvenait pas à les effacer. Le sublime déborde le beau. On est dans un sublime non seulement distinct  mais supérieur en puissance esthétique de la beauté. Et il me semble que c’est la sauvagerie des lieux qui produit cet effroi: site à la fois désolé, hostile, indomptable. Hostile car devant un danger inapparent (exposition à la foudre), seulement sensible par indices. On est devant une oeuvre produite par la Nature elle-même que Thoreau regarde en la traversant et la foulant du pied. Nature non jardinée, réalité géographique ou physique assez menaçante. Pas juste un sol mais la planète sur laquelle on vit. Façon de se sentir dans l’univers, de sortir du globe? La nature perd sa finalité
  4. Il ne quitte pas sa position de spectateur pour devenir acteur d’un théâtre de la nature mais pénètre dans le labo de la nature. Y demeurer demanderait un ensauvagement nouveau par lequel on s’apparenterait à la terre en étant plus proches des rochers et des animaux sauvages. Mais par association, diplomatie ou dialogue. Comme pour Schrader, il sent d’abord une étrangeté de son corps issu de cette terre sur laquelle on demeure, dans laquelle on nous en terre, de laquelle on est issu, et qui nous pourtant nous paraît démesurée, inhumaine.Cette planète habitant une autre race d’êtres dont parlait Frankenstein, c »était celle que nous disions la nôtre, mais qui ne l’était et ces êtres, ces hommes que nous sommes pas encore, ou peut-être déjà sans le savoir, selon Thoreau puisqu’ils posent la question où sommes-nous? qui sommes-nous?
  5. Non providentielle mais malveillante, voire méchante. Qu’en est-il de la question des signes que marque le paysage?

 

 

 

« Je ne redoute ni les esprits ni les fantômes, dont je suis, mais que mon corps puisse le devenir – car je redoute les corps et je tremble à l’idée de les rencontrer. Quel est ce Titan qui me possède ? Des mystères ? Vous m’en direz tant ! Songeons à notre vie dans la nature : avoir chaque jour de la matière sous les yeux, être en contact avec elle – les rochers, les arbres, le vent sur nos joues ! la terre solide ! le monde réel ! le bon sens ! Contact ! Contact ! Qui sommes nous ? sommes nous ? » p.133-136