Jalousies

Image

Dissémination de janvier – Écriture et Image

Le rideau avait été tiré.

De beaucoup trop tellement ça se voyait qu’il était raide, tendu, sans aucun pli, aucune ondulation, rien. Rien qui aurait marqué la nonchalance d’un geste familier, d’un geste dont on oublie de penser qu’il se fait dans l’ombre des gestes à venir, eux-mêmes promis à l’ombre. Non, il était venu faire ce qu’il avait à faire, dissimuler aux voisins ce qui pourrait se produire au-delà de ce grand carreau de verre, bloquer le regard de ceux qui comme moi arpentent les fenêtres et les déchirures qu’elles emportent dans les murs rugueux des habitations. Mais ce soir-là, juste en face, c’était arrivé trop tard, assez tard en tout cas pour que j’en sache beaucoup trop de ce qui aurait dû être soustrait à la lumière. Beaucoup trop et presque rien de cette lumière éteinte, clandestine, d’une lune toute proche.

Tôt dans l’après-midi pourtant, à la fin de cet été qui n’avait jamais vraiment commencé, c’étaient à peine des ombres que l’on voyait chez le couple du troisième, des ombres dont on aurait eu du mal à dire qu’elles révélaient deux êtres complets, un homme et une femme avec chacun leur silhouette, différents ; à moins de supposer l’homme les bras tendus horizontalement et la femme le plus souvent la nuque brisée, mais vivante, les cheveux étalés sur la plaine agitée de son épaule, ce que je fis sans trop de souci, et même n’y voyant que peu, aveugle que j’étais du poids des couleurs de l’orage naissant. J’en étais sûr sans trop savoir comment que c’était elle, que c’était lui, de chaque côté de ce gros nuage noir qui s’agitait dans leur appartement. Et le jour qui baissait, loin de diminuer cette clarté, en soulignait d’autant plus le tranchant. Si bien que l’orage arrivé, leurs ombres pouvaient volter en tous sens : je suivais tout de même leurs mouvements et leurs turbulences de plus en plus appuyées. Un éclair jaillit. Je vis la fille qui semblait caresser ce que le garçon lui présentait avec application et véhémence. Tout ça devenait si évident – en faisait foi l’ébranlement de mon ventre – que je n’eus même pas le temps d’attendre le tonnerre pour voir ma curiosité diminuer. Je rentrai. Seulement, en revenant de ma douche, détendu, reposé, et constatant que le spectacle avait survécu à l’orage, je ne savais plus, cette fois, ce que je voyais. Plus tout à fait.

Lui était étendu par terre, peut-être un genou relevé, rayonnant de sa masse, sombre, engourdi, elle… au-dessus, non, tout autour ou quasi, grave, imposante, prise de brusques fulgurances dans lesquelles ses cheveux se mettaient à voleter à tout rompre, sans rythme convaincu, sans rien à prétendre, hérissant les contours à tous deux de formes toujours plus extravagantes, toujours plus biscornues : une unique vibration les gagnait, en chœur, emportant leurs membres l’un après l’autre, une jambe qui se pliait, un bras qui se tordait, et tous qui se redéployaient en de nouvelles contorsions. C’était un monstre de vision que cette scène qui se tenait droit devant, un spectacle que l’éclat roux de la lune avait rendu si irréel que les voisins n’étaient plus que couleurs détachées de leurs ombres, taches irisées échappant de leurs corps, ne laissant d’autre espace entre eux deux que celui de caresses qui fusaient comme des coups, des pincements, des griffures, tapes et piqûres, pointes et pressions : une empoignade tendre se commettait là, bien que jamais, à ce que je pus voir et comprendre, la bouche ne flirta avec la bouche, jamais.

Ils s’aimaient ; probablement. Sans s’échanger aucun baiser. Aucun. Intrigué, je m’étais avancé et avait fini par relever mes stores et ouvrir ma fenêtre tant ce qu’il y avait là me déroutait complètement : je voyais son corps à lui, pâle mais noirci de coups répétés, de bleus sûrement, de plaies peut-être, effilées et longues comme le bras, comme celle qui partait justement de sous ce bras, le gauche je pense, et qui conduisait comme je le vis, très bien quand elle le retourna, jusqu’au long défilé de sa colonne vertébrale pour repartir aussitôt sur l’aine par la droite, s’embrouiller sur les hanches, et filer au loin le long de la cuisse. Une rainure acerbe perturbait l’anatomie de son corps, en compliquait sérieusement le dessin, un simple trait continu qu’on aurait cru dessiné au surin. Elle, sa peau s’effaçait presque dans l’indécence de la lune. La pluie vint. L’été, tout compte fait, ne méritait plus qu’on l’attende. Je refermai la fenêtre et rabaissai le store.

Ce qui se passait entre eux, surtout vu d’aussi près, je ne voulais plus le savoir. Si même je le pouvais. Mais j’avais eu beau me faire une tasse de thé bien chaude, avec du lait évidemment, me passer quelques bons morceaux de musique – du jazz et du rock essentiellement -, je ne faisais plus la pluie et le beau temps dans mon nid douillet, je n’arrêtais pas de jeter des regards, de glisser les yeux entre les jalousies relevées.

J’étais aimanté par le chaos de ces deux êtres que soulignait le halo rutilant de la lampe, qu’ils avaient renversée puis rallumée, puis encore renversée : lui n’était donc pas mort ? Rien ne s’éclairait de ce que je voyais, c’était désolant. Et ça l’était plus encore de sentir à quel point il n’y avait qu’ainsi pourtant, le nez entre les lamelles du store, que je pourrais savoir ce que je regardais vraiment, comme ça, pour rien. Pendu à cette scène. Enfin, je me répétai ça, à mi-voix dans un battement de caisse claire. Mais dans la lumière ambrée de cet appartement qui avait décidément capturé tout l’éclat de la lune, des visions fusaient sans arrêt. Incertaines. Bien sûr, je ne voyais que le plus gros, cette manière féroce de lui montrer ce que je comprenais toujours comme étant son amour, cette brutalité réelle et malgré tout véloce, précise et délicate, cette façon de l’atteindre dans sa chair sans pourtant l’ouvrir ou la pénétrer. Mes yeux suivaient docilement les mouvements qu’elle traçait dans l’air, sur ses fesses et sur son front, autour des mèches tendres qui paressaient dans l’humidité creuse de ses joues, fidèles à ces grandes arabesques qu’on aurait dit de plaisir et de peine : un circuit de désir passait entre eux deux, tout autour. Un désir qui ne se consumait dans aucune jouissance du corps. Elle lui écrivait quelque chose : ç’était ça ! Une chose à lui destinée, une chose qui débordait de sa chair, de la sienne, de la leur. Et elle écrivait tant et tant qu’on l’aurait cru s’alimenter d’une force étrange, quelque chose dont elle ne se nourrissait pas directement, qui ne lui était pas donné, ni promis, mais qu’elle puisait néanmoins en elle-même. Une puissance si étrangère à eux deux qu’on n’aurait pu dire cette fois : c’était à elle, c’était à lui. Je ne savais pas ce qu’elle lui disait comme ça, je ne voyais que s’écouler lentement, des innombrables bleus qu’elle faisait naître dans sa chair, l’encre sous-cutanée d’une histoire de cœur, une histoire si banale que chacun en avait une part, certainement, sans pouvoir se l’échanger ou la céder en aucune façon, ni même la raconter, cette histoire, d’autant plus muette qu’à voir sa bouche et ses lèvres à lui s’empourprer tout d’un coup, et ruisseler juste après, je compris qu’elle lui avait arraché la langue d’un long baiser affamé : enfin ! De la fente que j’entrebâillais entre les fines lamelles d’aluminium passait le rouge orifice de sa tête aux mâchoires aiguisées de couteaux. Je fermai les yeux. Reculai.

L’horreur n’avait pas fait cesser d’elle-même la fascination, il avait fallu que je m’écarte d’un grand effort, arrachant au passage tout l’appareillage des stores.

J’avais déjà vu tant de choses affreuses, pourtant, dans le genre amoureux que je ne comprenais pas ma réaction. J’avais vu des hommes et des femmes balader leur chose, pliée aux canons du moment, magnifiant leur présence de cette flatteuse compagnie parée de laisse et collier brillant de mille feux… j’avais vu certains affirmer leur main mise sur les gestes de leur tendre par des regards d’insistance, des bruits de commande, des étreintes si étouffantes que le cou d’un nouveau-né s’y serait rompu… d’autres encore désarmer toute raison pour déchaîner les coups et, dans le désarroi clinquant du parquet mal ciré, en recueillir la servante, proie apeurée, domestique et consentante… J’avais vu tant de ces lamentables duos, comme beaucoup d’autres, mais là, c’était tout cela et bien autre chose, plus violent et plus tendre : force et faiblesse à la fois conjuguées à l’étrange. On ne pouvait distinguer dans cette scène, effrayante, ni sexualité effrénée, ni piété pour un père ou une mère, une sœur ou un frère. Il n’y avait là aucune histoire venue du fond des âges pour vous enlacer le cœur, ni signes muets à déchiffrer du fond des entrailles d’où exhalent les chaleurs. On ne voyait ces deux-là que se mettre à nu devant soi et pénétrer charnellement le signe commun de leur existence, repasser en la brouillant la ligne sinueuse, infinie, de leur silhouette partagée et vacillante. Ils ne s’aimaient pas seulement d’une attirance, ils ne se désiraient pas dans l’attachement, ils se métamorphosaient : bête fragile et hideuse.

En y repensant quelques fois, quand je me lève la nuit, en observant le grand barbu du second qui fume sa pipe entre les pots de fenouil, je m’dis tout simplement qu’ils dansaient en imprimant comme ça sur leur peau la force de leur seule et unique cadence. Ou qu’ils se tatouaient tout du long de leur anonyme histoire. Peut-être que c’était ça. Bien qu’à dire vrai, je ne voyais pas ce que lui avait bien pu instiller dans leurs corps chevauchés et meurtris, où était le signe sur elle de leur vie partagée.

Voilà ce que je cherche maintenant dans la rectitude sans pli de ce rideau tiré chaque soir avec insistance. Voilà ce qui habite désormais l’antichambre de mon crâne : le jour et la nuit. Et bien plus encore.

Crepuscules

Premier

— Deux paquets, s’il vous plaît. Non les rouges. Et puis ce briquet, là.
Premier coup d’essai : une flamme s’élève. Ça marche.
— Combien ? Voilà.
Un petit bout de table collé contre la vitre, avec dessus qui attend, une grande tasse de café au lait, nourriture des matins. La rue s’ébroue devant moi qui n’ai toujours pas dormi, pas encore. Ma nuit attendra. Je regarde le matin qui se lève mais peut-être n’est-ce pas encore lui tout à fait, peut-être est-il trop tôt encore – à peine plus tôt – peut-être est-ce l’aurore qui me surprend assis à zieuter l’allure des gens et leur mine assoupie, gens tous bien levés cependant, et avant le soleil je vous prie, avec toujours ce quelque chose dans l’apprêt qui laisse voir qu’une partie d’eux est restée malgré tout endormie : une jupe confondue de devant et derrière, un col qui dresse encore d’un côté son oreille, des mains qui cherchent une troisième poche dans leur pantalon et des cheveux laissés tels, qu’au premier saut du lit, fleuve de boucles épargnées − dans la précipitation − par la raideur du peigne. Ils vont vers le jour de toutes leurs grises bizarreries, et je suis ici à attendre la nuit…
… buvant mon café devant cette aube de corps endormis, dont certains je le vois, par endroits, de côté ou de biais, resteront en sommeil aujourd’hui. Le matin, la journée ou la vie. Des corps plus subtils que les corps en mouvement qui s’avancent, qui se choquent, qui se hâtent : des bouts de soi, des gestes de rien, des signes même qu’on ignore, des organes qui n’ont jamais vu le jour, même naissant, qui n’ont jamais été réveillés, même la nuit, bien que sans doute déjà, bien souvent, dénudés, exhibés, exposés sous les noms les plus fantaisistes de je ne sais quelles maladies. Des corps en sommeil portés au soleil cru de la vue d’un parent, d’un médecin, d’un ami.
(D’un amant de ce corps endormi)
(Qui voit ce qu’on ne voit pas dont on rit)
(Comme si la lumière seule vous portait tout entier, toute entière, jusqu’au jour ; comme si rien ne se préparait dans l’obscurité − sans jamais pourtant en sortir − qui vous rendait capable, plus que d’embrasser l’azur ou d’éclairer la terre, capable de supporter simplement le jour. Et chacun de ceux qui viennent à sa suite. Le sommeil est ce corps qui emporte la nuit d’avant même les tout premiers jours. Des paupières closes, des oreilles sourdes, des mains mollassonnes attirent et désarment les rêves qui poursuivent la journée jusque dans nos nuits ; des dents et des cheveux qui ne poussent pas se rient de la lune qui veille sans pouvoir agir. Comme si les nuits succédaient aux jours et cela sans finir. Comme si la nuit tous les matins n’ouvrait pas grandes les portes du rêve et nous jetait debout dans cet univers de lumière pour que nous y fassions la même chose que la veille. Comme s’il n’y avait de réveil qu’aux apparences, chaque jour, sans pourtant que jamais nous ne soyons éveillés complètement. Toujours la nuit qui veille dans le jour).
Quelque chose de soi qui fait corps avec les ténèbres de la vie. Qui se répand chaque jour dans les rues du matin, plus profond que nos ombres et les chaînes du soleil. Plus profond que mes yeux qui se baissent et qui baillent…
… le second café du matin : sans plus de lait quand je cherche, que je fixe ces corps insensibles qui traversent la nuit jusqu’à l’aube (peut-être pour la première fois, peut-être pour la dernière) où je retrouve enfin l’envie de dormir. De me glisser à n’importe quelle heure, sous le soleil ou la lune, dans la visible torpeur de cette vie minuscule. L’envie d’encore m’éclairer à leurs lueurs inversées, de rêver en plein jour.
Je surveille les silhouettes qui s’échappent, qui se dressent, par centaines, des bandes détrempées de bitume. Pour y prendre racine la journée commencée. J’en regarde les forêts envahir les rues, les ruelles, la cuillère dans la bouche, le goût un peu sucré − mais comment boire autrement ces cafés infects qui n’ont même plus l’argument d’être amèrement mauvais pour vous tirer du sommeil −, le visage comme décomposé du dehors. Sur la baie vitrée derrière laquelle je m’assois tous les jours, qui me sépare des ombres grandissantes de la rue, s’étendent tracts, affichettes, petites annonces, publicités, parfois mis bord à bord, parfois séparés par du verre laissé vide, transparent, quelques affiches de concert dont une déchirée en son milieu, une autre qui pend − depuis quand ? −, et des couleurs passées sur ces papiers flétris. Gris, brun, beige, mon portrait du dehors, assis à sa table, repeint au cubisme ordinaire.
Premier godet de la journée. Un blanc qui éclaire. De la rue, j’en suis sûr, pour ceux qui hésitent à faire halte sur la route, du travail, du mensonge, de la mort, l’on aperçoit un petit œil ouvert adossé à un grand Β, une lèvre pendante dans un vieux STENCIL, des cheveux aussi touffus que les lignes baveuses d’un édito de journal, le visage intérieur de la nuit, posté au café, le visage tourné vers la rue vibrante de cette prochaine nuit que guette la cendre de l’aube. Le sommeil va venir mais j’aurais partagé un matin la journée des vivants, un moment même bref, avant qu’en ce jeudi naissant, la vitre ne gagne en opacité, que le papier ne fasse totalement écran, que je disparaisse dans l’aurore.
Mes yeux décollent du dehors puis se referment sur le lac agité de mon verre. Je n’arrête pas de le remuer. La nuit sans sommeil me rattrape, m’allonge et m’abat. Je me prépare à une autopsie, lente et mesurée.

Dernier

Sur les flancs de bitume que de larges raies de lumière lacéraient maintenant chacun des après-midis, on la voyait bouger, frémir, s’animer de ses plaies. Encore et partout où elle le pouvait. Au delà des vitrines inspectées par le jour qui gagnait sur la sombre humidité de la ville ; en deçà des toits dont les lignes pentues étaient reportées dans les rues et même les avenues ; sous les cages d’escalier défoncées qui ne menaient à rien sinon aux vastes étages du ciel : partout la journée elle dansait, dans l’air gravitant de poussières, elle sautait d’une à l’autre de ces feuilles racornies que le vent énervait, et suivait les étranges formes de vie qui en répandaient le sillage. La trace toujours éphémère.
Mais le jour venait où elle allait s’éteindre. Disparaître de ces lieux visibles entre tous.
Car l’hiver sonnait.
Et le soir gagnait si vite qu’un clignement des paupières suffisait à vous jeter du jour à l’obscurité de minuit. Arrivait l’heure où la nuit du sommeil pouvait se confondre, si elle s’y faisait, avec celle du monde : les rêves flottants et épars, alors, s’épaississaient d’un coup pour devenir une informe et mystérieuse coulée de lave qui appartenait moins à la roche solide désormais qu’à la terre divagante. Jamais cette heure je ne sortais marcher, courir et tomber sur le bitume endormi, même pas pour jeter un œil au dehors : c’était l’heure des ombres les plus courtes, l’heure où la nuit efface leurs traces sans pitié. Mon ombre était toute la mémoire qui me restait, du plus proche comme du plus lointain, de cette naissance avortée où la lumière venue trop vite forcer le réduit obscur où je pataugeais, avait enlevé subitement tout mystère à l’enceinte qui me protégeait des rayons du soleil. De placenta je n’eus rien que cette ombre dont on ne me sépara jamais. Elle et moi avancions ensemble. Et moi toujours après elle. Car même dans la nuit embryonnaire elle m’avait devancé.
Hors ces temps obscurs où la terre tournait le dos au soleil − cela durait des jours, cela durait des mois −, mon ombre, minuscule, rabougrie, fusait en tout lieu : toujours mobile et curieuse en effleurant le sol, en caressant les murs, jamais brisée par la moindre rigueur d’un obstacle. Les après-midis, je montais après elle sur le bord des trottoirs rehaussés et tanguait sous l’orage de souvenirs enfantins, en équilibre sur un arbre couché au-dessus d’une ravine outre-mer ; feignant de m’engouffrer dans le vide où déjà elle s’enfonçait, elle, jusqu’au fond, pour finir, sans tomber, à l’autre bout du précipice où elle et moi étions maintenant, deux pieds fermes et conquérants sur le macadam crevassé − défoncé par la poussée des colossales racines d’un arbre coupé depuis des millénaires. Avec moi, elle arpentait chaque parcelle de ce monde abandonné : ces baraques d’autrefois que l’avenue soutenait encore au bord de sa lancée, sordides façades d’échoppes dont les vitrages, qui les ouvraient jadis à la rue, se voilaient à présent du regard noir qui gisait au fin fond de leur boutique ; ces appartements aux parois dénudées, aux peintures lépreuses et papiers moisis que personne à part moi n’occupait, ne fut-ce qu’un instant. Là, si on se laissait aller à rêvasser, on pouvait croire apercevoir, elle et d’autres comme elles, fuyantes, rapides, presque diaphanes, bouger comme autant de silhouettes humaines arpentant les couloirs, sautant brièvement de portes en portes, jouant à cache-cache : les vestiges d’une humanité expirante et farouche.
Mais rapidement je me reprenais, midi sonnait d’un soleil blanc. Ne jamais lever la tête à ce moment. Lever la tête, c’était la perdre. Je me rappelais souvent les brèves paroles des mes aînés : méfie toi de ce disque blanc courant dans la grisaille crayeuse du ciel, ne pas le suivre, ne pas le chercher. Tu peux le voir, je le sais, tu veux le voir aussi quand la ville t’avale et t’étouffe mais ne le contemple pas, jamais ! Il n’y est pour rien si elle est là, il n’y compte pas. Regarde comment ton ombre se recroqueville, regarde comme elle a en peur. Ne le dévisage pas. Laisse le partir, faire sa course repoussante, il repassera. Occupe toi d’elle. Ne la laisse jamais de trop rétrécir. Suis-là mais ne la laisse pas te guider où tu devras aller. Attends l’heure où ton regard et elle pointeront au plus grand écart qu’il se pourra et, à ce moment, va.
Et je l’accompagnais ainsi le jour sans trop savoir où elle allait. Je la suivais comme ce qui m’avait précédé depuis toujours, comme ce que mes pas supposaient et anéantissaient sans recours. Je la filais dans le retard irrémédiable qui me liait à elle chaque fois que je m’avançais pour la rejoindre et, sans trop savoir pourquoi, je revenais toujours vers le présent délabré du café au coin de l’avenue, celui dont tout disait de lui qu’il n’avait jamais servi, de mémoire d’homme, la moindre goutte de jus noir.
J’étais debout face à la devanture − immobile colonne sur qui plus rien ne reposait − que déjà elle léchait, avant même que je ne les vis, les portes battues par les souffles du vent ; en rien gênée par les brusques allées et venues de ces visiteurs à l’indiscrétion lourde et sifflante que l’habitude n’avait pas rendu plus amènes mais que l’on n’aurait pu blâmer tant tout du dehors communiquait au-dedans. Les papiers gras et les feuilles d’automne dansaient devant le comptoir. Il ne restait rien de la grande baie vitrée derrière laquelle, auparavant, les clients attablés, accoudés avaient dû contempler les silhouettes humaines qui passaient dans la rue. Rien de leurs têtes en sommeil. Dans un angle du haut, partant du coin où le gros B de l’enseigne pendait encore, des crocs de verre translucide s’avançaient dans le vide comme rejoignant le centre de l’antique rectangle vitré, suivant une diagonale absurde et tordue, péninsule mourante dans une mer désertée. Je passai la main au-delà du dormant de fer pour bien vérifier que mes yeux perçaient toujours quelques menus mystères dans le jour baissant : oui, la vitre s’était bien brisée, il y a longtemps, bien longtemps. Effondrée à mes pieds, multipliée en d’innombrables éclats de verre qui n’étaient pas tous là, loin s’en faut. Mon ombre avait beau s’agiter de partout sur le sol, on ne pouvait espérer reconstituer l’étrange page que paraissait cette vitre auparavant, placardée d’affiches de concert, de tracts politiques, d’articles de journaux, de grilles gagnantes de loto, de poèmes griffonnés et d’autres papiers indistincts, chevauchés, entassés, superposés, voix sur voix étouffées dans un grand brouhaha de paroles. Le tumulte ordinaire d’un bistrot.
Mon présent, mon avenir s’étalaient tout d’un coup devant moi. Tout avait subi le destin de cette baie fracassée, tout était découpé en morceaux dont certains avaient été déplacés, égarés quelque part, clairement oubliés, et d’autres comme recueillis encore sur le choc qui les avaient fait naître ainsi ensemble, regroupés mais disjoints. La glace était dispersée sur le sol, incomplète et ruinée, rétive à toute histoire qui aurait tenté d’en narrer la chute au moment de l’éclat. Car je sus tout de suite que si le jour pouvait basculer dans la nuit d’un clin d’oeil, la glace, elle, ne rompait que de larmes en larmes, toujours étincelantes. Clairement, elle avait explosée en instants successifs, fendue ici et là, perforée peut-être ici, à droite, à voir ce grand morceau denté jaillissant du sol dans un gris bleu provenant du carreau, puis elle s’était éclatée de ce délabrement progressif qui devait tonner à l’époque comme un avertissement : l’autorisation proclamée à briser encore et encore, chaque fenêtre cassée paraissant ruiner le fondement même des lois. Sur ces fenêtres qu’on tapissait de lettres à ne plus rien voir s’écrivaient les tables de mondes à-venir. Ce monde était le nôtre, à elle et à moi.
En avançant vers le bar dont le zinc avait été arraché, la lumière du jour ne trouvait plus où bifurquer. Le miroir jauni par les fumées de tabac qui devait se trouver derrière le zinc n’y était plus, des lignes discontinues traçaient tant bien que mal son ancien emplacement, et les étagères et les galeries qui, on ne sait quand, rassemblaient les verres et les bouteilles en séries de scintillements colorés, étaient tout aussi absentes. Rien ne manquait à l’appel de ce qui devait répondre au nom d’un café. Et pourtant rien n’était vraiment là de cette présence ruinée que le soleil célébrait de ses feux nostalgiques : faisant miroiter dans le soir une splendeur disparue que je ne pouvais que chercher dans les failles du visible. Ici même où je mis du temps à comprendre qu’elle s’était engouffrée, sans un bruit, sans même me prévenir, toujours aussi fidèle à son mutisme premier. Je l’appelais de toutes mes forces dans le troquet désert : chaque chose était là, chaque cul de bouteille ou épave de chaise se tenait droit et sans ombre dans la lumière d’une présence trouée, d’une incandescence noire. Chaque chose que je pouvais discerner me disait le nom de ce qu’elle n’était plus, chaque chose murmurait le nom calciné de son existence. Mais il était trop tard pour tout le monde et la nuit déjà avait déposé les cendres invisibles du rêve.
Je ne fis aucun bruit en frôlant le dormant, en glissant dans l’épaisseur gluante de la rue.
J’étais seul pourtant. Mais depuis chaque nuit où trouvant une brève issue hors du sommeil, parvenant à me tenir en éveil, je pars, une bougie à la main, trouver trace de mon ombre. De ce corps initial.

Lampes de front. Version I

Image

I

Ils étaient des dizaines, peut-être des centaines, depuis quelques jours, qui franchissaient les collines à portée de tir.

Toutes les nuits, sur le perron, n’importe qui pouvait en voir passer les silhouettes à l’horizon : long faisceaux jaunes, remplis de grains de lumière, qu’on voyait jetés avec énergie d’un côté et de l’autre de l’invisible route qu’ils suivaient, dispersés, titubants, dévalant les pentes qui étaient encore herbeuses ce matin, friches de vert tendre, ondulations dorées qui ne seraient que jonchées de ronces, demain, dans la plaine remplie : s’il en arrive encore, même quelques jours, même quelques heures, de ces mineurs grotesques fouillant les recoins d’une terre qu’ils rendent crépusculaire : déjà.

Ils étaient des dizaines comme cela à badigeonner les ténèbres de ces lampes qu’ils se collaient au front, à promener frénétiquement leur face de cyclope en tout sens, à la recherche d’on ne sait quoi sur le sol, avançant, avançant, sous les arches que leurs mouvements de tête, désaxés, ballottés par le vent, créaient au-dessus de leurs épaules en marchant, arcs de lumières persistant un instant dans les yeux de tous ceux qui les voyaient approcher tous les jours, sans répit, sans appel, sans raison, autre que celle qui ne manquerait pas de venir, bientôt, s’ils continuaient à venir ainsi, par dizaines, par centaines…

Par milliers, par millions, tous ces hommes qui vivaient d’une vision partagée, cette apocalypse annoncée d’un monde où la terre – qu’importe le retour du matin, le roulement des solstices, la venue du printemps –, ne connaîtrait plus qu’un seul temps : une époque privée de lumière, divine ou solaire, dont ils se réjouissaient de savoir qu’elle serait sans fin. Ils étaient des millions, des milliards, de cette foi à creuser sans attendre leur abîme sur la terre. Des milliards qui savaient que cette fois l’on n’attendrait plus de résurrection. Le paradis désormais se cachait en enfer.

Il y avait tous ces fanatiques encore qui venaient, qui venaient.

Pour l’instant seulement des sillons tailladés sur le flanc des collines, un dédale agité de pinceaux de lumière. Quelques nuits éblouies.

Inutile de les repousser, de tenter quelque chose : un coup de semonce, même en abattre quelques-uns, ne ferait que les amener à s’intéresser de plus près à la maison où chacun se réfugiait la journée, sans bouger, sans parler, en laissant le perron, et le jardin de derrière, comme à l’abandon ; cette maison qui faisait face aux collines dont les rideaux baissés aveuglaient l’intérieur à leurs lampes de sûreté qui marchaient nuit et jour mais qui, matin, ne révélaient plus rien. Le soleil alors effaçait leurs lumières. Ils passaient ainsi, ignorants, et disparaissaient plus bas et plus loin. Au creux sombre de la vallée. Mais de même que le soleil, insouciant, avait protégé cette ferme jusqu’à aujourd’hui, de même le silence, innocent, l’exposerait brusquement : une détonation qui surgit d’une pièce du fond, des cris d’alarmes immédiatement, une course simultanée vers la même porte, et de nouveaux cris, encore, mais il était trop tard.

Était parti un coup de fusil, de la maison, tiré à bout portant.

II

Ils ne cessaient d’implorer, de crier tout autour. C’était insupportable. Certains avaient passé les bras dans la lucarne de la salle de bain, d’autres la tête dans celle des toilettes, certains marchaient de long en large sur les planches du perron, hurlant qu’ils devaient boire et manger.

Ici et maintenant.

Aucun d’eux cependant ne tentait de pénétrer la maison et d’y prendre ce qui n’aurait pu, de toute façon, nourrir leur troupe lente et aveugle.

Les mineurs affluaient.

Nous attendions, immobiles, chuchotant, l’œil inquiet.

On en voyait disparaître quelques-uns. Un moment. Mais ils revenaient coller leur nez à la fenêtre, la bouche ouverte, gueulante, après avoir fait tout le tour de la maison. Plus le jour avançait et plus il en venait. Ils battaient la terre sous leurs pas et le sol s’envolait dans le vent. Notre abri était encerclé à présent de leurs corps amassés, poussiéreux, piétinants, le visage perdu et la tête seulement trouée d’une lampe au regard vacillant.

De longues heures passèrent.

L’absence de Sandra se faisait plus présente.

Du jardin ne restait que des ronces qui n’étaient pas là hier.

Personne à l’intérieur ne redoutait plus qu’ils s’en prennent à nous, du moins physiquement ; ils ne semblaient pas affamés de cette faim qui les pousserait à nous dévorer de leurs dents déchaussées et bouffées de scorbut. Tout le monde, pour autant, ne fut pas soulagé. Peut-être nous accablaient-ils seulement de leurs plaintes, venues d’infinis qu’aucun de nous n’aurait pu soupçonner – d’un fond si profond qu’une nature humaine y serait depuis longtemps engloutie et même disloquée -, mais ils nous menaçaient tout de même, d’une infernale manière. Dans leurs cris de douleur s’entendait qu’ils disaient la mort à tout le monde, cette mort qui vous prend pour un rien, pour un manque de jugement, pour un pas de trop. Ils promettaient son injustice aux vivants : une mort sans balance, ni pesée ; le même sort jeté à grandes eaux qui emporterait tous les êtres dont c’était le lot de s’éteindre. Ils étaient ce message en chemin, courant les voies sans détours des terres sans lieu, annonçant de leur masse superbe, la fin de l’espoir à chacun. De la terreur qui jaillissait de leurs bouches grimaçantes, nous savions que la fin avait déjà commencé pour eux, qu’ils nous montraient notre avenir si nous cédions à leurs vœux.

Nous résistions à cette foi qui les chevillait au corps et trouait leurs estomacs. Nous comprimions nos poumons pour ne pas respirer le même air, supporter leur clameur. Nous faisions tout pour ne pas céder comme Sandra qui avait retourné l’arme contre elle. Pour ne rien entendre du silence qu’elle avait répandu en se tuant.

Mais il était trop tard déjà, leurs prophéties s’étaient frayées un chemin en plein cœur du refuge. La voix de Sandra nous appelait : à dire oui à la mort, à nier leur éternité.

III

Chaque seconde, ce n’est que coups, bousculades, coudes dans les yeux, mains qui griffent sur les joues, caresses qui arrachent les cheveux, qui en gardent une poignée dans la main, quelques crins poisseux d’un animal de troupeau dont on ne sait plus s’il est omnivore, herbivore ou s’il mange encore. Je marche dans la bande depuis je ne sais quand, coude à coude dans le trot du matin, quand l’herbe humide nous force à l’élan dans les plaines, quand l’humidité soulevée de la terre, humecte nos lèvres et nos plaies sans que nous ayons besoin de courber nos échines. Je marche dans la brume créée par nos pas, je bois la rosée bénie du troupeau qui a choisi de ne vivre que de sa vie d’hommes mourants. Demain du haut des collines au bas du ruisseau, les herbes auront plié, le sol sera sec, les épines fleuriront sur nos traces. La terre montrera enfin le visage qui lui était destiné et je chercherai plus loin, plus profond s’il le faut, tous ceux qui naîtront éternels.

Du bout de la lampe qui s’agite sur mon front, je trouverais les damnés qui s’égarent du troupeau. Car je suis un des leurs maintenant. Il est temps d’y aller. De sonder les ténèbres.