Crepuscules

Premier

— Deux paquets, s’il vous plaît. Non les rouges. Et puis ce briquet, là.
Premier coup d’essai : une flamme s’élève. Ça marche.
— Combien ? Voilà.
Un petit bout de table collé contre la vitre, avec dessus qui attend, une grande tasse de café au lait, nourriture des matins. La rue s’ébroue devant moi qui n’ai toujours pas dormi, pas encore. Ma nuit attendra. Je regarde le matin qui se lève mais peut-être n’est-ce pas encore lui tout à fait, peut-être est-il trop tôt encore – à peine plus tôt – peut-être est-ce l’aurore qui me surprend assis à zieuter l’allure des gens et leur mine assoupie, gens tous bien levés cependant, et avant le soleil je vous prie, avec toujours ce quelque chose dans l’apprêt qui laisse voir qu’une partie d’eux est restée malgré tout endormie : une jupe confondue de devant et derrière, un col qui dresse encore d’un côté son oreille, des mains qui cherchent une troisième poche dans leur pantalon et des cheveux laissés tels, qu’au premier saut du lit, fleuve de boucles épargnées − dans la précipitation − par la raideur du peigne. Ils vont vers le jour de toutes leurs grises bizarreries, et je suis ici à attendre la nuit…
… buvant mon café devant cette aube de corps endormis, dont certains je le vois, par endroits, de côté ou de biais, resteront en sommeil aujourd’hui. Le matin, la journée ou la vie. Des corps plus subtils que les corps en mouvement qui s’avancent, qui se choquent, qui se hâtent : des bouts de soi, des gestes de rien, des signes même qu’on ignore, des organes qui n’ont jamais vu le jour, même naissant, qui n’ont jamais été réveillés, même la nuit, bien que sans doute déjà, bien souvent, dénudés, exhibés, exposés sous les noms les plus fantaisistes de je ne sais quelles maladies. Des corps en sommeil portés au soleil cru de la vue d’un parent, d’un médecin, d’un ami.
(D’un amant de ce corps endormi)
(Qui voit ce qu’on ne voit pas dont on rit)
(Comme si la lumière seule vous portait tout entier, toute entière, jusqu’au jour ; comme si rien ne se préparait dans l’obscurité − sans jamais pourtant en sortir − qui vous rendait capable, plus que d’embrasser l’azur ou d’éclairer la terre, capable de supporter simplement le jour. Et chacun de ceux qui viennent à sa suite. Le sommeil est ce corps qui emporte la nuit d’avant même les tout premiers jours. Des paupières closes, des oreilles sourdes, des mains mollassonnes attirent et désarment les rêves qui poursuivent la journée jusque dans nos nuits ; des dents et des cheveux qui ne poussent pas se rient de la lune qui veille sans pouvoir agir. Comme si les nuits succédaient aux jours et cela sans finir. Comme si la nuit tous les matins n’ouvrait pas grandes les portes du rêve et nous jetait debout dans cet univers de lumière pour que nous y fassions la même chose que la veille. Comme s’il n’y avait de réveil qu’aux apparences, chaque jour, sans pourtant que jamais nous ne soyons éveillés complètement. Toujours la nuit qui veille dans le jour).
Quelque chose de soi qui fait corps avec les ténèbres de la vie. Qui se répand chaque jour dans les rues du matin, plus profond que nos ombres et les chaînes du soleil. Plus profond que mes yeux qui se baissent et qui baillent…
… le second café du matin : sans plus de lait quand je cherche, que je fixe ces corps insensibles qui traversent la nuit jusqu’à l’aube (peut-être pour la première fois, peut-être pour la dernière) où je retrouve enfin l’envie de dormir. De me glisser à n’importe quelle heure, sous le soleil ou la lune, dans la visible torpeur de cette vie minuscule. L’envie d’encore m’éclairer à leurs lueurs inversées, de rêver en plein jour.
Je surveille les silhouettes qui s’échappent, qui se dressent, par centaines, des bandes détrempées de bitume. Pour y prendre racine la journée commencée. J’en regarde les forêts envahir les rues, les ruelles, la cuillère dans la bouche, le goût un peu sucré − mais comment boire autrement ces cafés infects qui n’ont même plus l’argument d’être amèrement mauvais pour vous tirer du sommeil −, le visage comme décomposé du dehors. Sur la baie vitrée derrière laquelle je m’assois tous les jours, qui me sépare des ombres grandissantes de la rue, s’étendent tracts, affichettes, petites annonces, publicités, parfois mis bord à bord, parfois séparés par du verre laissé vide, transparent, quelques affiches de concert dont une déchirée en son milieu, une autre qui pend − depuis quand ? −, et des couleurs passées sur ces papiers flétris. Gris, brun, beige, mon portrait du dehors, assis à sa table, repeint au cubisme ordinaire.
Premier godet de la journée. Un blanc qui éclaire. De la rue, j’en suis sûr, pour ceux qui hésitent à faire halte sur la route, du travail, du mensonge, de la mort, l’on aperçoit un petit œil ouvert adossé à un grand Β, une lèvre pendante dans un vieux STENCIL, des cheveux aussi touffus que les lignes baveuses d’un édito de journal, le visage intérieur de la nuit, posté au café, le visage tourné vers la rue vibrante de cette prochaine nuit que guette la cendre de l’aube. Le sommeil va venir mais j’aurais partagé un matin la journée des vivants, un moment même bref, avant qu’en ce jeudi naissant, la vitre ne gagne en opacité, que le papier ne fasse totalement écran, que je disparaisse dans l’aurore.
Mes yeux décollent du dehors puis se referment sur le lac agité de mon verre. Je n’arrête pas de le remuer. La nuit sans sommeil me rattrape, m’allonge et m’abat. Je me prépare à une autopsie, lente et mesurée.

Dernier

Sur les flancs de bitume que de larges raies de lumière lacéraient maintenant chacun des après-midis, on la voyait bouger, frémir, s’animer de ses plaies. Encore et partout où elle le pouvait. Au delà des vitrines inspectées par le jour qui gagnait sur la sombre humidité de la ville ; en deçà des toits dont les lignes pentues étaient reportées dans les rues et même les avenues ; sous les cages d’escalier défoncées qui ne menaient à rien sinon aux vastes étages du ciel : partout la journée elle dansait, dans l’air gravitant de poussières, elle sautait d’une à l’autre de ces feuilles racornies que le vent énervait, et suivait les étranges formes de vie qui en répandaient le sillage. La trace toujours éphémère.
Mais le jour venait où elle allait s’éteindre. Disparaître de ces lieux visibles entre tous.
Car l’hiver sonnait.
Et le soir gagnait si vite qu’un clignement des paupières suffisait à vous jeter du jour à l’obscurité de minuit. Arrivait l’heure où la nuit du sommeil pouvait se confondre, si elle s’y faisait, avec celle du monde : les rêves flottants et épars, alors, s’épaississaient d’un coup pour devenir une informe et mystérieuse coulée de lave qui appartenait moins à la roche solide désormais qu’à la terre divagante. Jamais cette heure je ne sortais marcher, courir et tomber sur le bitume endormi, même pas pour jeter un œil au dehors : c’était l’heure des ombres les plus courtes, l’heure où la nuit efface leurs traces sans pitié. Mon ombre était toute la mémoire qui me restait, du plus proche comme du plus lointain, de cette naissance avortée où la lumière venue trop vite forcer le réduit obscur où je pataugeais, avait enlevé subitement tout mystère à l’enceinte qui me protégeait des rayons du soleil. De placenta je n’eus rien que cette ombre dont on ne me sépara jamais. Elle et moi avancions ensemble. Et moi toujours après elle. Car même dans la nuit embryonnaire elle m’avait devancé.
Hors ces temps obscurs où la terre tournait le dos au soleil − cela durait des jours, cela durait des mois −, mon ombre, minuscule, rabougrie, fusait en tout lieu : toujours mobile et curieuse en effleurant le sol, en caressant les murs, jamais brisée par la moindre rigueur d’un obstacle. Les après-midis, je montais après elle sur le bord des trottoirs rehaussés et tanguait sous l’orage de souvenirs enfantins, en équilibre sur un arbre couché au-dessus d’une ravine outre-mer ; feignant de m’engouffrer dans le vide où déjà elle s’enfonçait, elle, jusqu’au fond, pour finir, sans tomber, à l’autre bout du précipice où elle et moi étions maintenant, deux pieds fermes et conquérants sur le macadam crevassé − défoncé par la poussée des colossales racines d’un arbre coupé depuis des millénaires. Avec moi, elle arpentait chaque parcelle de ce monde abandonné : ces baraques d’autrefois que l’avenue soutenait encore au bord de sa lancée, sordides façades d’échoppes dont les vitrages, qui les ouvraient jadis à la rue, se voilaient à présent du regard noir qui gisait au fin fond de leur boutique ; ces appartements aux parois dénudées, aux peintures lépreuses et papiers moisis que personne à part moi n’occupait, ne fut-ce qu’un instant. Là, si on se laissait aller à rêvasser, on pouvait croire apercevoir, elle et d’autres comme elles, fuyantes, rapides, presque diaphanes, bouger comme autant de silhouettes humaines arpentant les couloirs, sautant brièvement de portes en portes, jouant à cache-cache : les vestiges d’une humanité expirante et farouche.
Mais rapidement je me reprenais, midi sonnait d’un soleil blanc. Ne jamais lever la tête à ce moment. Lever la tête, c’était la perdre. Je me rappelais souvent les brèves paroles des mes aînés : méfie toi de ce disque blanc courant dans la grisaille crayeuse du ciel, ne pas le suivre, ne pas le chercher. Tu peux le voir, je le sais, tu veux le voir aussi quand la ville t’avale et t’étouffe mais ne le contemple pas, jamais ! Il n’y est pour rien si elle est là, il n’y compte pas. Regarde comment ton ombre se recroqueville, regarde comme elle a en peur. Ne le dévisage pas. Laisse le partir, faire sa course repoussante, il repassera. Occupe toi d’elle. Ne la laisse jamais de trop rétrécir. Suis-là mais ne la laisse pas te guider où tu devras aller. Attends l’heure où ton regard et elle pointeront au plus grand écart qu’il se pourra et, à ce moment, va.
Et je l’accompagnais ainsi le jour sans trop savoir où elle allait. Je la suivais comme ce qui m’avait précédé depuis toujours, comme ce que mes pas supposaient et anéantissaient sans recours. Je la filais dans le retard irrémédiable qui me liait à elle chaque fois que je m’avançais pour la rejoindre et, sans trop savoir pourquoi, je revenais toujours vers le présent délabré du café au coin de l’avenue, celui dont tout disait de lui qu’il n’avait jamais servi, de mémoire d’homme, la moindre goutte de jus noir.
J’étais debout face à la devanture − immobile colonne sur qui plus rien ne reposait − que déjà elle léchait, avant même que je ne les vis, les portes battues par les souffles du vent ; en rien gênée par les brusques allées et venues de ces visiteurs à l’indiscrétion lourde et sifflante que l’habitude n’avait pas rendu plus amènes mais que l’on n’aurait pu blâmer tant tout du dehors communiquait au-dedans. Les papiers gras et les feuilles d’automne dansaient devant le comptoir. Il ne restait rien de la grande baie vitrée derrière laquelle, auparavant, les clients attablés, accoudés avaient dû contempler les silhouettes humaines qui passaient dans la rue. Rien de leurs têtes en sommeil. Dans un angle du haut, partant du coin où le gros B de l’enseigne pendait encore, des crocs de verre translucide s’avançaient dans le vide comme rejoignant le centre de l’antique rectangle vitré, suivant une diagonale absurde et tordue, péninsule mourante dans une mer désertée. Je passai la main au-delà du dormant de fer pour bien vérifier que mes yeux perçaient toujours quelques menus mystères dans le jour baissant : oui, la vitre s’était bien brisée, il y a longtemps, bien longtemps. Effondrée à mes pieds, multipliée en d’innombrables éclats de verre qui n’étaient pas tous là, loin s’en faut. Mon ombre avait beau s’agiter de partout sur le sol, on ne pouvait espérer reconstituer l’étrange page que paraissait cette vitre auparavant, placardée d’affiches de concert, de tracts politiques, d’articles de journaux, de grilles gagnantes de loto, de poèmes griffonnés et d’autres papiers indistincts, chevauchés, entassés, superposés, voix sur voix étouffées dans un grand brouhaha de paroles. Le tumulte ordinaire d’un bistrot.
Mon présent, mon avenir s’étalaient tout d’un coup devant moi. Tout avait subi le destin de cette baie fracassée, tout était découpé en morceaux dont certains avaient été déplacés, égarés quelque part, clairement oubliés, et d’autres comme recueillis encore sur le choc qui les avaient fait naître ainsi ensemble, regroupés mais disjoints. La glace était dispersée sur le sol, incomplète et ruinée, rétive à toute histoire qui aurait tenté d’en narrer la chute au moment de l’éclat. Car je sus tout de suite que si le jour pouvait basculer dans la nuit d’un clin d’oeil, la glace, elle, ne rompait que de larmes en larmes, toujours étincelantes. Clairement, elle avait explosée en instants successifs, fendue ici et là, perforée peut-être ici, à droite, à voir ce grand morceau denté jaillissant du sol dans un gris bleu provenant du carreau, puis elle s’était éclatée de ce délabrement progressif qui devait tonner à l’époque comme un avertissement : l’autorisation proclamée à briser encore et encore, chaque fenêtre cassée paraissant ruiner le fondement même des lois. Sur ces fenêtres qu’on tapissait de lettres à ne plus rien voir s’écrivaient les tables de mondes à-venir. Ce monde était le nôtre, à elle et à moi.
En avançant vers le bar dont le zinc avait été arraché, la lumière du jour ne trouvait plus où bifurquer. Le miroir jauni par les fumées de tabac qui devait se trouver derrière le zinc n’y était plus, des lignes discontinues traçaient tant bien que mal son ancien emplacement, et les étagères et les galeries qui, on ne sait quand, rassemblaient les verres et les bouteilles en séries de scintillements colorés, étaient tout aussi absentes. Rien ne manquait à l’appel de ce qui devait répondre au nom d’un café. Et pourtant rien n’était vraiment là de cette présence ruinée que le soleil célébrait de ses feux nostalgiques : faisant miroiter dans le soir une splendeur disparue que je ne pouvais que chercher dans les failles du visible. Ici même où je mis du temps à comprendre qu’elle s’était engouffrée, sans un bruit, sans même me prévenir, toujours aussi fidèle à son mutisme premier. Je l’appelais de toutes mes forces dans le troquet désert : chaque chose était là, chaque cul de bouteille ou épave de chaise se tenait droit et sans ombre dans la lumière d’une présence trouée, d’une incandescence noire. Chaque chose que je pouvais discerner me disait le nom de ce qu’elle n’était plus, chaque chose murmurait le nom calciné de son existence. Mais il était trop tard pour tout le monde et la nuit déjà avait déposé les cendres invisibles du rêve.
Je ne fis aucun bruit en frôlant le dormant, en glissant dans l’épaisseur gluante de la rue.
J’étais seul pourtant. Mais depuis chaque nuit où trouvant une brève issue hors du sommeil, parvenant à me tenir en éveil, je pars, une bougie à la main, trouver trace de mon ombre. De ce corps initial.