En suspens

Il y a plusieurs façons de voir ça. Vraiment. Il y en aurait même des dizaines mais là il faut aller vite, elle va se réveiller, je l’entends qui respire de plus en plus irrégulièrement, alors on va essayer comme ça. Peut-être, après, on pourra essayer différemment.

On l’aperçoit chez elle, dans la chaleur fade d’un appartement anonyme, plongée dans un grand lit. Son bras et sa jambe droite prennent l’air, une bonne moitié de la couverture pendouille au sol, le tissu assez rugueux pour l’empêcher de se répandre sur le plancher. Elle dort encore. Que ce soit elle, que l’on puisse en témoigner, ce n’est possible que par un aperçu étrange qui serait trop long à expliquer, on se trouve en effet de plain-pied dans son appartement. On peut le fouiller, s’y déplacer, contourner certains meubles, comme cette énorme bobine de fil électrique posée au milieu de salon, on est là comme chez nous, comme si nous faisions partie des murs, comme si nous étions les murs mêmes. Et pourtant. Et pourtant on sait bien que pour être ici auprès d’elle, pour la voir d’aussi près, il a fallu traverser maintes et maintes parois d’acier, de bois, de béton sans rompre le fil de notre regard, sans quitter d’un pouce le site inconnu où nous sommes tenus. Mais que dire de plus ? De l’extérieur de la ville, sans rien d’une paire de jumelles, ni même d’un télescope ultra sophistiqué, nous sommes arrivés là, yeux mobiles et incorporels, dévisageant les faits et gestes de cette femme. Tout près donc, bien qu’une distance toujours nous sépare, à peine quelques mètres, une sorte de recul impraticable dans l’exigu réduit, la cage ordinaire où elle habite.

Enfin, elle est là, silhouette en demi-teinte, aux lignes par endroit partiellement estompées bien qu’il fasse jour et que la matinée est déjà bien avancée. Mais le temps de parler, la voilà qui s’éveille. Elle a entendu quelque chose qui n’en finit pas de la tirer hors du sommeil. Je dis quelque chose parce qu’elle n’en sait pas plus, elle ne sait pas si ce qui vient de percuter les quatre murs de son studio et qui continue de marteler les fines parois de son crâne est un bruit ou un cri. Nous non plus d’ailleurs on aurait du mal à le savoir. On ne peut donc pas lui dire, rien faire entendre qui lui dirait : « ce son que tu entends, comme nous il vient de loin et il s’approche. Comme nous il ne s’approche pas de toi, il ne vient pas à ta rencontre, il va passer à ta portée, voilà tout. Et cela est bien suffisant que quelque chose se passe. Ici. » Ça suffit en tout cas pour qu’elle se lève, impavide, haletante d’un sommeil encore frais, tirant dans un lent mouvement un peu plus la couverture hors du lit, tapis maintenant froissé sur le parquet. Quelques pas. On la suit. Debout, en attente de savoir ce que ce son pourrait bien véhiculer, en attente sur un pied, puis un autre et comme ça quelques pas encore jusqu’au milieu du salon, suspendue par ce son qui s’approche, de plus en plus, désordonné et fuyant. Si elle vient au devant sans trop savoir pourquoi, c’est probablement que son oreille ne sait pas encore où lui dire de tourner la tête et qu’en s’avançant même au hasard, le son qui l’a réveillée, qui la tire encore plus loin du sommeil, même venant d’aussi loin, offrirait peut-être à son ouïe ce qu’il savait de lui-même, signal égaré dans la proximité incalculable qui les sépare encore. Et c’est pour ça qu’elle se déplace si lentement, la tête inclinant de tout côté, pour entendre, ignorant encore d’où la vibration va d’un coup s’amplifier, être là, reconnaissable, à tel point qu’on pourra dire et même affirmer « C’était ça ! » ; c’est pour ça qu’elle frôle le sol sur la pointe des pieds, caressant ce plancher vitrifié si luisant que chaque matin on le dirait lavé à grandes eaux avant son réveil, puis couvert d’une pellicule huileuse et glissante, menaçant au saut du lit – surtout ne pas sauter, surtout pas, mais poser délicatement ses pieds au sol, surtout quand on est pas encore bien réveillée, les jambes engourdies, l’oreille vagabonde –, menaçant de vous emporter dans un formidable vol plané, de vous porter soudain au beau milieu d’un burlesque dont il n’y aurait que vous pour en rire ou le voisin d’en face qui, le plus souvent, derrière ses rideaux, ne manque pas comme au lever du Roi le dernier abandon des couvertures. C’est par ce qu’elle écoute mais ne peut entendre et que cela n’en finit pas qu’elle se dirige vers la lumière qui rentre par la fenêtre – elle ne ferme pour ainsi dire presque jamais ses rideaux, même si peu habillée : à ce qu’on peut voir, quelque chose de court et de fin, ce n’est pas qu’il fasse chaud mais dans cette quasi-nudité et sur ce plancher fuyant elle se sent plus légère et puis elle a appris à voleter dans le moindre de ses déplacements, du lit à la table, du bureau à l’évier, quelques mètres entre lesquels, si on évite le tapis qu’il va falloir jeter un jour tellement les bords sont élimés, elle sent bien qu’elle finira par décoller.

Ça y est, nous aussi on l’a compris. C’est un cri.

On ne peut toujours pas l’entendre, on le sait à voir son corps frappé d’immobilité, brusquement traversé d’une présence dont elle fait tout pour se séparer : les deux mains, paumes grandes ouvertes, fermement appuyées sur ses tempes, le crâne enlacé, écrasé, ruisselant d’extravagantes mèches transpirant d’entre ses doigts. Un être humain hurle au dehors.

Elle se précipite vers la fenêtre et quand enfin, la voilà qui baigne presque tout entière dans la clarté naturelle du jour, l’ombre d’un corps vivant, l’espace d’un instant, enténèbre la pièce. Dehors, dans le vide, dans la rue, quelques secondes plus tôt, un homme s’est jeté. Je le sais, j’ai vu un bref instant son ombre tacher sur moi. À peine le temps de deviner ses membres comme disloqués, sans autre retenue que ce buste où encore ils se rattachaient, cette tête bringuebalante qui cognait l’air de ses hurlements avant de disparaître au-delà du balcon, plus loin, en bas, quatre étages plus bas pour être précis. Si loin déjà, au-delà même de l’agonie, et si près pour moi, à peine moins d’un mètre au-delà du balcon, passer la tête, entrer pleinement dans le jour et reprendre contact avec lui, le temps d’un coup d’œil… non, non, elle ne le fera pas, elle restera là à entendre encore ce cri cogner dans sa tête, les yeux noyés dans ceux du voisin d’en face qui bien sûr est debout lui aussi, qui la dévisage, pour une fois pleinement, sans ombre où se retirer, les yeux chargés d’un plaisir qu’elle n’accorde d’habitude qu’au vent, en silence, de ces yeux qui même à travers le vide de la rue où la mort déjà s’écoule en ruisseaux, vous touchent et vous sondent sans même savoir vous effleurer.

Le bruit s’est tu. Ses yeux restent attirés par le balcon. Visualiser le parcours des quatre étages, de jardinières en séchoirs, de badauds accoudés en badauds accoudés, frôler la dépouille de cet homme écrasé sur la chaussée. Elle recule, encore et encore, mais elle a beau faire, les yeux du voisin ne la quittent plus, remontent encore le long de ses cuisses, dans son ventre, lentement, imperturbablement, l’appartement se met à chavirer. Les lames du plancher grincent d’un cri effroyable. Le lit, le bureau s’ébranlent et crissent de leur poids agrippés par l’attraction terrestre ; les bibelots, les disques, les livres sont projetés plus bas dans la pièce, éclatés contre les murs qui bientôt deviendront le sol ; toutes ces affaires s’engouffrent l’une après l’autre par la fenêtre grande ouverte, les meubles avancent, avancent à mesure que le parquet s’incline, les placards de la cuisine résonnent du foutoir qui se fracasse derrière leurs portes aimantées, la bobine déjà s’est renversée, cahotant agilement sur le tapis recourbé pour venir lourdement s’écraser sur le balcon de fer forgé. Une couverture hideuse, sculptée comme un fantôme haletant, franchit la balustrade, caressant le bois poli de toutes les heures passées à contempler la rue et ses mouvements.

Mathilde, car elle s’appelle ainsi, il n’y a pas à douter de cela, Mathilde toujours en suspens, contemple avec horreur cette fenêtre où d’ordinaire elle se repaît d’espace et de lumière, laissant la brise passer en elle, sentir la mince couche de vide entre sa robe et sa peau comme son volume le plus intime, comme si le vent la décollait d’elle-même. Cette fenêtre était maintenant un orifice béant dans lequel irrémédiablement la gravité l’appelait. Il n’y avait plus rien d’autre à faire, se dénuder encore, se ronger même la peau pour devenir aussi légère que le vent, pour ne pas sombrer. Et à chaque fois c’était pareil, immanquablement elle se disait ça et immanquablement elle précipitait sa chute : son corps devenait aussi lourd que la pierre et malgré ses efforts, la fenêtre l’avalait et l’invitait à rejoindre plus bas cette homme qu’elle venait de voir tomber. Et c’est là, et seulement là, les yeux bien clos, qu’elle revoyait ce regard qu’elle était presque sûre d’avoir croisé pendant le bref instant où l’ombre de l’ange sans aile passa devant sa fenêtre, ce regard qui la dérangeait, l’air impossible d’une pierre dans l’abîme, un air indéfinissable de plaisir et de terreur, la peur de s’écraser et le plaisir de voler.

C’est à ce moment que chaque fois nous prenons du recul, que les murs de son appartement se referment devant nous, que nous désertons imperceptiblement les immeubles, les rues, les incandescences orangées de la ville, pour rejoindre la nuit noire. À peine quelques secondes plus tard, Mathilde, d’un coup bref, le buste relevé, les cheveux dans le regard, sort généralement de son cauchemar. Son premier coup d’œil est toujours pour la fenêtre. Elle sait qu’il est là, en face, de l’autre côté de la cour, le regard prêt à décoller.

Sebastian. Part one

Citation

Il fallait partir, il était l’heure.

Comme tous les soirs, n’avait pas vu la soirée passer, ni même venir, plongé dans l’obscurité chaude de la bibliothèque centrale : ici, à l’autre bout de la ville, à l’opposé de l’endroit où je reposais mes os chaque jour. Chaque nuit qui après être venue sans rien dire ne voulait pas partir, chaque nuit qui, si ce n’était l’obscurité presque partout, serait le jour.

Ici, la nuit régnait de bout en bout, n’avait jamais à reprendre quoique ce soit au jour, pouvait cesser de vouloir reprendre ce qui d’elle et sans elle lui échappe, il n’y avait qu’à s’enfoncer à n’importe quelle heure de la journée dans ce bâtiment creusé dans le paysage maussade du quartier. Tour sans âge et inversée, presqu’immémoriale, s’enfonçant dans la terre comme le ferait un fleuve abandonné, elle avait dû paraître aussi délabrée que laide le jour même où on put y pénétrer puis égrener ses escaliers aux rampes de bois mal peintes, aux paliers encombrés d’attroupements et de débats, de fumées et de sabbats, s’installer contre ses grandes tables de bois massif, abandonnées et volontaires, et lire, qu’importe les années. C’était aussi la bibliothèque qui fermait le plus tard, celle qui permettait d’opposer à la parole vaine et creuse de livres vite consumés, la solidité poussiéreuse et parfois aussi pompeuse des archives.

J’y venais si souvent, que les magasiniers, en mal de sommeil, en fin de journée, dressant des colonnes de livres à ranger sous leurs bras pour demeurer debout, quoiqu’un peu tordus et vigilants de ne pas sombrer et mettre ainsi bas tout leur provisoire classement, me laissaient traîner dans les cartons en attente d’un lieu qui serait leur mémoire, leur seule chance d’être retrouvé à temps, c’est-à-dire trop tôt, hors du temps hasardeux de la trouvaille. En échange de cette marque de respect, je m’efforçais de mettre un peu d’ordre dans ces feuillets souvent déchirés, incomplets, surpliés. Était restée ainsi une bien étrange histoire, quelques documents épars dont on ne sait comment ils étaient arrivés là puisque visiblement manquait la quasi totalité des dossiers auxquels ils appartenaient, des bribes d’une étrange rencontre dont je n’avais jamais entendu parler et que tout aussi bizarrement, je n’ai jamais cherché à prolonger depuis par d’autres recherches. Me plaisait tout simplement ce récit troué, ces flashs jaunis sur des événements dont ces feuillets n’étaient même pas des souvenirs mais la seule et pleine réalité : dans l’échancrure de ces rapports mal taillés, je vivais ici et maintenant l’événement du passé.

FEUILLET 1
NOTES MANUSCRITES
Sans date.

Au vu des premiers rapports et examens qui m’ont été remis, probable que le sujet a été tenu en captivité depuis son enfance, maintenu dans l’obscurité totale d’un sous-sol soigneusement calfeutré. La cave était, semble-t-il, dénuée de tout mobilier, pas même une paillasse où dormir, et la porte verrouillée de l’extérieur. Enfant certainement non désiré, issu d’une naissance imprévue, peut-être au delà de la période de fertilité de la mère. On ne sait comment le nouveau-né a été maintenu en vie durant les premiers mois de son existence, ni pourquoi le couple n’a jamais opté pour l’adoption ou pour l’infanticide. Les autorités judiciaires soupçonnent la mère d’avoir nourri et élevé l’enfant secrètement, en le dissimulant au père (il aurait fallu dans ce cas qu’il fasse preuve d’une bien sourde oreille). Rien n’indique des troubles de comportement chez les parents, autres que ceux produits par le choc d’avoir été découvert et la culpabilité généralement induite par la mise à jour d’un acte que l’on sait proscrit.
Outre les signes évidents de traumas produits par son enfermement − ongles démesurément longs ou arrachés, épiderme squameux, vésicules visibles en plusieurs endroits, formation de lichens sur la peau − l’individu est atteint d’une cécité quasi totale (de légers signes de réaction aux variations brusques de luminosité ont toutefois été enregistrés), n’émet que des sons insignifiants ou exprimant une gamme d’émotions élémentaires et semble pourtant vouloir communiquer selon une gestuelle pour l’instant incompréhensible. Pendant plusieurs années, ses seuls contacts physiques permanents avec l’extérieur furent vraisemblablement l’écuelle métallique qu’on lui déposait de temps en temps au pas de la porte qui menait à la cave. De nombreuses blessures sur les lèvres et les gencives et des coupures pratiquées sur les avant-bras et les cuisses attestent cette hypothèse. Avec les mains, les doigts et d’autres extrémités du corps, il exerce un certain nombre de mouvements dans l’air qui forment des figures aussi invisibles, approximatives qu’éphémères. Des études comparatives sont en cours avec les photographies qui ont été prises des dessins réalisés durant sa captivité. Malheureusement, les quelques clichés pris avec hâte par la police, n’offrent que des informations parcellaires : sont difficilement discernables la profondeur des inscriptions portées sur les murs ou sur le sous-sol terreux de la cave ; la netteté des lignes qui s’entrecroisent sous la forme de graphes d’un sérieux confinant au grotesque ; ou l’attaque, c’est-à-dire le sens des mouvements qui ont dessiné les traits. La maison des Berg ayant été rasée peu après la découverte du sujet, aucune nouvelle enquête n’est possible.
Les tests réalisés pour mesurer son degré de viscosité mentale n’ont pas été concluants, ont été décelé des capacités de cognition (mémoire, perception, opérations logiques) aussi importantes qu’inattendues vu son état général et les épreuves subies. Le sujet fait mine de répondre aux demandes qui lui sont faites, n’est nullement surpris par les bruits qui l’entourent et repère très facilement les lieux et les rythmes du monde nouveau dans lequel il se trouve plongé. Sur le plan comportemental, bien qu’il ne paraît animé d’aucune agressivité, son avidité à rechercher le contact des êtres qui l’environnent, quelque soit leur sexe ou leur degré de familiarité, et l’état d’hébétude dans lequel il se trouve dès ce contact effectué, ont conduit les médecins directement chargés de sa santé à lui administrer une médication provisoire.

FEUILLET 2
UNITE MEDICALE DE READAPTATION
3 mai 2002.

Etat de santé stable. Tonicité musculaire et mentale retrouvée. Possibilités de communication toujours extrêmement réduites. Comportement sans aucune dangerosité pour soi ou pour autrui. Aucun syndrome de Selkirk n’ayant été détecté, le sujet a été transféré dans l’unité spéciale du Dr Enns pour être traité selon les pédagogies spécialisées dans les inadaptations profondes.

À cette date, il semble bien qu’ait été versé au dossier, à titre d’information probablement, l’article suivant :

DIE PRESSE, 4 MAI 2002.

Hier, le célèbre homme sauvage de Schierbach, dont le cas a beaucoup intrigué la communauté scientifique internationale, a été admis dans l’unité du Dr Enns. La famille Berg ayant refusé de le prendre en charge et s’étant dessaisie, par voie judiciaire, de toute autorité ou responsabilité sur le jeune homme, l’État a officiellement accepté d’exercer sa tutelle. C’est au Dr Enns qu’est revenu la charge effective de cette mission et le droit de baptiser le nouveau venu parmi les hommes : l’enfant sauvage répond désormais au nom de Sebastian. Le docteur a souhaité garder le silence sur les raisons de son choix. Néanmoins, ce dernier a déclaré que les chances de réadaptation de Sebastian à la vie sociale étaient faibles mais que tout serait tenté pour le ramener parmi sa véritable famille humaine. Des mauvaises langues ont ironisé dans la presse sur ce troublant baptême voyant dans Sebastian la naissance d’une pure créature d’État. D’autres ont rétorqué que l’État était en effet son père et que c’était déjà bien suffisant.

Parmi les autres feuillets, beaucoup de diagrammes parcourus de courbes en tout sens, des tableaux aux colonnes bien alignées, quelquefois des cases entourées ou noircies de rouge, d’un trait vif et toujours appuyé, quelques notes marginales incompréhensibles ou difficilement lisibles écrites un peu à l’emporte-pièce entre les lignes des rapports « Information capitale. Vérifier les dossiers », « Impossible, erreur quelque part », « Prévenir Mathilde, elle saura », etc.

FEUILLET 2
UNITE SPECIALE DE READAPTATION
17 juin 2002.

Alors que jusque-là, Sebastian bougeait les lèvres bien qu’aucun son audible ne sortait de sa bouche, les tests pratiqués ayant d’ailleurs montré qu’il produisait les mouvements du langage verbal sans qu’aucune vibration ne se produise au niveau de ses cordes vocales, il a arrêté, depuis quelques jours, tout mouvement buccal. Son visage, ses épaules et son estomac fourmillent depuis d’imprévisibles et incompréhensibles impulsions. Les figures qu’il semblait tracer autour de lui ne sont de plus en plus que des ébauches. Les images obtenues après examen ne révèlent aucune activité anormale du cerveau.

17 octobre 2002.

Les convulsions, toujours de faible intensité, ne fléchissent pas. Les infirmiers ont remarqué qu’elles survenaient à l’approche de certains objets ou êtres vivants. Les tests psycho-techniques ont établi que l’espace corporel de Sebastian, commandé essentiellement par l’ouïe et l’odorat, réagissait aux variations brusques de distance, aux mouvements lents ou quasi immobiles, aux ruptures de densité de l’air. A été conclu que les limites sensibles du corps de Sebastian se situent bien au-delà de la surface opaque, palpable et visible que constitue sa peau. Comme dans de nombreux cas de schizophrénie, le corps du sujet déborde en plusieurs endroits de l’enveloppe stricte de son organisme visible. De nombreuses surfaces des locaux de l’unité révèlent des lambeaux de peau de Sebastian. Paraît avoir la sensation d’être touché dès que l’on frôle certains objets ou portions de l’espace qui sont éloignées de lui, parfois, de quelques mètres. Notamment, le loquet de la porte que tournent les infirmiers pour pénétrer sa chambre lui cause une douleur et une terreur incalculable, ses mouvements trahissent une violation de son intimité qui n’aurait d’égal que la saisie de son organe sexuel ou l’introduction d’un objet étranger dans son corps. Doit avoir un rapport avec la manière dont il a été alimenté une fois la phase de nourrissage passé. Commence à penser que le corps organique n’est pas premier dans la manière dont on se réalise en tant que corps. Sebastian signale que nos appréhensions de l’espace dépassent et de loin, aussi bien en étendue que dans les substances appropriées, le corps que la médecine examine et soigne. Il n’y a pas de doute que Sebastian, le corps qu’il est lui-même, enveloppe la structure ou peut-être seulement le mouvement de la porte qu’actionne le loquet. Quelle fonction joue cet organe dans l’organisation de ce corps démesuré ? N’en sais pas assez pour l’instant. Peut-être, après tout, n’a-t-il aucune forme d’organisation ? Peut-être, même s’il est vital pour lui, à ce moment, n’est-il même pas vivable ? Et si l’organisation du corps était invivable ?
La présence de Sebastian, dans l’intensité de son silence expressif, est très stimulante intellectuellement.
Très inquiet néanmoins pour ses progrès futurs.
De nombreuses hypothèses vont être éprouvées lors de la mise en place de nouveaux protocoles qui seront aussi simples qu’efficaces. Les mouvements impulsifs et erratiques qui s’emparent du corps du sujet sont peut-être un reflux des mouvements pratiqués dans l’espace qui l’entoure, devenu trop exigu en raison de la proximité des autres hommes. Par notre présence et notre vision de son corps nu comme le seul corps vrai qu’il lui soit possible d’occuper parmi nous, nous le contenons dans des limites qui longtemps ont été pour lui celles de la cave obscure. Des sorties dans le grand parc qui entoure le centre sont prévues, d’abord accompagnées puis probablement seules, avec une surveillance à distance ; des caméras vont être également mises en place dans sa chambre pour vérifier si Sebastian pratique, quand il est seul, ses mêmes mouvements. Ayant remarqué la fréquente et très forte sudation du sujet depuis qu’il a été transféré, des tests de sensibilité aux variations de chaleur ont été pratiqués. Au vu des résultats, le corps de Sebastian paraît connaître des états de fièvre réguliers, les tremblements manifesteraient la sensation de froid qui accompagne généralement cette réaction quand on parvient au pôle nord, pourchassé par son créateur, dévasté et reniant la chance obtenue par sa science d’égaler les pouvoirs et les responsabilités du créateur qu’il adore, monstre en mal d’amour choisissant de vivre loin de ceux qui sont beaucoup trop humains…

Encore une fois, je m’étais endormi, assoupi dans des rêves qui d’être si clairs, si précis dans leur origine, donnaient à ces rangées de livres, l’apparence d’un vaste entrepôt où l’humanité déposerait sans repos tous ses fantasmes maudits. Comment pourrais-je croire que ce Sebastian avait à voir de près ou de loin quelque rapport avec la créature pathétique de notre bon vieux Frankenstein ?
— Monsieur.
— Il est l’heure ? Vraiment ? Excusez-moi, je pars tout de suite.