L’homme sauvage est celui chez qui demeurent pouvoir et désir de s’associer avec n’importe qui, de même espèce que lui ou d’une autre. Il est aussi celui qui jamais ne se départit d’un pouvoir de dissociation. Pour le Sauvage aucun lien n’est sacré, aucune corde ne serre. Il est le déchaîné. Aussi ne vit-il pas sous le signe d’une Société qu’il devrait intégrer mais plutôt au milieu de sociétés insulaires dans lesquelles il ne cesse d’errer et de vagabonder. L’homme des forêts ne tisse pas des liens entre les hommes, il les entraîne dans son labyrinthe.
Je ne sais encore si le Nouveau Monde est devenue, comme tant d’autres territoires occidentaux, une nouvelle terre de sauvagerie ou s’il fut brusquement peuplé de sauvages sur un sol qui ne l’était pas. Je ne sais, en quelque sorte, si les Sauvages ont cessé d’être ce qu’ils étaient en Europe, c’est-à-dire des hommes des bois, des hommes, réels ou imaginés peu importe, pour qui le lieu où l’on habite, où l’on séjourne, est indissociable de la façon dont on se présente. En Europe, la forêt décidait à la fois de leur nom et de leur aspect. Mais aux Amériques ? De tels êtres pouvaient-ils encore surgir du fond des nouveaux paysages ? Et si les paysages européens s’étaient transportés aussi loin, la forêt américaine avait-elle trouvé une place dans les paysages importés ? Une place aussi importante que celle qu’elle avait en Europe ? Je me demande comment des sauvages ont pu apparaître dans le Nouveau Monde si le site qui les abritait d’ordinaire n’était plus en mesure de faire paysage ? Les Amériques ont-elles été ensauvagées comme en Europe ou les Sauvages ont trouvé dans un nouvel élément l’espace possible de leur manifestation ? Comment l’expérience de la sauvagerie s’est-elle adaptée à ce nouveau climat ?
La disparition actuelle de la sauvagerie ne signifie pas que s’effacent autour de nous les lieux que nous reconnaissons depuis des siècles comme sauvages, disparaissent seulement ceux qui, longtemps, en eurent l’insigne expérience : ermites, naufragés, enfants abandonnés, indiens ou hommes de la préhistoire. Discrétion et dispersion des êtres sujets naguère à la sauvagerie. Aussi arpenter aujourd’hui les espaces sauvages (avec le renouvellement que ceux-ci ont connu au siècle dernier, du No Man’s Land à la friche industrielle) suppose de ne plus retenir le visage des lieux – aucun des traits et contours qui pourraient encore témoigner d’un attachement, d’une provenance, de l’animalité à ce lieu ne sont dorénavant exigés. La sauvagerie ne trouve plus globalement de figure. Encore moins trouve-t-elle, aujourd’hui, à parler. Du lointain, de l’ailleurs, de l’au delà. C’est que notre corps s’ensauvage seulement de s’entourer en silence de paysages proches ou lointains (sans se prononcer ou s’écarteler plutôt entre ici ou là-bas). Nous sommes devenus des êtres de passage.
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Être ici, intensément ici, c’est tout à la fois s’absenter du monde et l’absenter autour – du moins repousser son extériorité la plus proche, la proximité même. S’installer ainsi dans un lieu vous rend quelque part sauvage sans que pour autant vous ayez besoin ou soyez contraint de faire signe vers quelque lointain. Avec l’effacement de la figure exotique du Sauvage s’est effacée également la figure en miroir, le double qui se fait insensible à force d’être aussi près de soi. La sauvagerie ne conduit plus au cœur, ni à l’origine ; l’Ici n’est plus le nombril, ni le terrain de l’identité.
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On ne voit jamais de sauvages que là où ils ne devraient pas être ou là où on ne devrait pas être soi.
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L’horizon d’une peau est une autre peau. La nudité se tient entre ses deux parages. Elle ne se voit jamais. Elle est toujours perçue dès que franchie. Elle n’est même pas souvenir, à peine impression. Passage. La peau se dénude indéfiniment. La nudité n’est pas au bout. Entre le voile que l’on soulève et le prochain qui apparaît déjà. La nudité peut-être : cette confusion soudaine, cette indistinction passagère entre l’envers de la peau que l’on écorche et l’autre peau qui se révèle. La sauvagerie est aussi cet espace inatteignable, inhabitable, entre deux peaux. Invivable franchissement de l’horizon. Toujours devant, toujours derrière, jamais ici quand je suis là. Le fugitif, le farouche, le timide, le disparaissant. La disparition même.
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Ffestiniog, juin 1943. Ma fenêtre, au second, est tout électrisée du vol des hirondelles. Ça vibrionne comme un atome. Elles plongent depuis leurs capsules, sous l’avancée du toit, elles plongent et crient dans le vide avec la nostalgie de l’eau.
Je me défais ici de l’illusion que la nature sauvage est un idéal. Même en l’absence de l’homme, les espèces sont séparées, dominées par l’amère obligation de se reproduire à l’identique. Le rat d’égout n’a pas une vie moins sauvage que ce drôle d’oiseau qui cure les dents de l’hippopotame. La libre nature est une foutaise, hormis peut-être chez les organismes à métamorphose, les virus, les bactéries, tout ce qui prolifère, mute, contamine, et qui cède comme les dieux à toute fantaisie. Métastase ! Je change de place ! Tel est le dieu unique de mon Olympe, dieu des vitesses et des transformations (David Bosc, Mourir et puis sauter sur son cheval)