Middle Ground

Le Middle Ground
Indiens, empires et républiques des grands lacs, 1650-1815

Richard White
Traduit de l’anglais par Frédéric Cotton
[Cambridge University Press, 1991]
Anacharsis, 2009, 731 p

Il serait amusant de présenter un livre, non comme le réceptacle d’une pensée momentanément au repos, puisque le contenu en est déjà ancien, mais selon les chocs qu’il fait subir à ses lecteurs. Faire ricocher les effets qu’il a eu sur vous vers tous ceux qu’on ne connaît pas qui partagent peut-être ces mêmes évidences qu’il a faites voler en éclats. Au lieu d’ouvrir le grand coffre à mystères, courir sous l’orage qui nous poursuit. Faire entendre les coups de tonnerre.

1. Qui ouvrira ce livre y verra la naissance et les transformations d’une société aujourd’hui disparue, qui pourtant exista durant presque deux siècles entre la multitude des peuples des Grands Lacs du nord des Etats-Unis actuels : Shawnees, Delawares, Ojibwas, Miamis, Outaouais, Hurons-Pétons, Poutéouatamis, etc., et les tout aussi nombreux colons européens, français, anglais, irlandais, espagnols, écossais, et bientôt américains… les Longs Couteaux comme finirent par les appeler tous ces peuples algonquiens. Cette société du Middle Ground, comme la nomme l’historien Richard White, fut initiée puis maintenue tant bien que mal dans le cadre d’une alliance conclue avec l’empire français puis avec l’empire anglais après la guerre transcontinentale des Sept Ans. Mais s’ouvrit de fait autour de ces étroits rapports militaro-diplomatiques un espace de relations beaucoup plus large : échanges de présents et de marchandises, insertion réciproque dans les réseaux de parenté, observation de rituels forgés en commun, captation mutuelle des langues et des rôles culturels ; tout cela entre des populations qui chacune de leur côté continuaient d’entretenir leurs relations habituelles, avec leur métropole pour les uns, avec d’autres Indiens pour les autres, c’est-à-dire les Sioux plus à l’ouest. Le Middle Ground se déployait selon un large éventail de médiations hétérogènes – aussi bien économiques, politiques que morales -, se repliant parfois, dans les mauvaises conjonctures, à sa seule dimension d’alliance militaire. Quand, à la fin de cette histoire, au début du XIXe siècle, les Indiens durent choisir entre l’assimilation, la disparition ou l’exode, ce ne fut pas seulement l’alliance qui fut déchirée mais si l’on peut dire un véritable pays indo-européen. Le Middle Ground, que l’on pourrait librement traduire comme la Cité ou la Société du Milieu, s’évanouit alors. Pour les Algonquiens et les Européens, la possibilité de faire société était morte. Bientôt, la majorité des contacts fut rompue : fin des communications. L’histoire des États-unis commencera : ce sera le début d’une longue entreprise de ségrégation.

Étrange pays dont il ne faudrait pas croire que les différents habitants soient restés tout à la fois étrangers aux autres et identiques à eux-mêmes. L’on pouvait y croiser, en effet, des Européens vivant avec des squaws, des prisonniers adoptés par leurs ennemis, des républiques algonquiennes, des Pierre Chartier se déclarant Shawnee, des officiers favorisant leur parentèle indienne, des Indiens chasseurs d’Indiens et des prophètes tout aussi indiens, bref, s’était formé un monde arlequin dans lequel porter les masques empruntés au voisin vous altérait aussi sûrement que la volonté de persévérer dans son être au milieu de tant de bouleversements. Pourtant les contacts étaient loin d’être faciles, même entre amis, les conflits armés étaient permanents et les ruptures récurrentes. Ni le mélange des cultures, ni la volonté des Empires de pacifier les Indiens par la force ou le commerce, n’apportèrent tranquillité et unité à la région. L’impérialisme fut un échec. L’alliance ne stoppa en aucun cas les guerres entre Algonquiens et eut seulement pour effet de redistribuer les conflits entre villages, qui étaient, à cette époque, les unités politiques fondamentales du pays des Grands Lacs. Le Middle Ground fut loin d’être un monde utopique où Européens et Indiens vivaient en bonne entente, la société pouvait y être aussi froide et rigoureuse que les hivers : chaque insulte, chaque vol, chaque meurtre pouvait y produire un malentendu et provoquer du même coup une guerre. Aussi l’étonnante durée du Middle Ground ne trouve-t-elle pas sa raison dans la paix des armes (cessation ou suprême menace) mais plutôt dans la démultiplication des niveaux d’alliance qui préserva, durant presque deux siècles, ces différents voisins d’exprimer leur hostilité sur des bases exclusivement ethniques. Plus qu’à une étude de pure ethnologie, c’est à un travail d’historien qu’il revenait de démontrer cela.

Le contact entre Indiens et Européens ne fut donc ni ce choc de civilisation qui fatalement allait voir les seconds briser la culture des premiers, ni ce creuset multiculturel dans lequel toutes les tensions d’identités allaient enfin trouver leur apaisement. Le Middle Ground était seulement fait de contacts bien différents de ceux produits par la déflagration d’un explosif ou la fusion de deux métaux purs, pauvres métaphores pour une société faite littéralement de coups et de caresses, de scalps et de fourrures, de mains tendues et d’autres coupées.

Premier choc. L’efficacité d’une association ne se mesure pas à l’unité qu’elle réalise entre ses membres mais au degré d’hétérogénéité qu’elle est capable d’introduire et de maintenir en eux. Le multiculturalisme d’une société compte moins pour sa durée que la diversité d’appartenance de ses membres. La disparité des contacts compte plus que le nombre  et la force des liens.

2. Si on s’apprête à ouvrir un livre d’histoire, ce sera d’une histoire au sens fort car à la question de savoir si tel modèle économique, tel facteur démographique ou sociologique est efficace pour décrire la conjonction des événements, l’historien oppose toujours la question du Quand ?

Quand l’extinction de la « race » indienne fut sérieusement envisagée par les Européens ? Avec la rébellion de Pontiac en 1763 ? Peu après l’indépendance de la République américaine, dans les années 1780 ? Quand le Pays d’en Haut, nom que l’on donnait à la région, fut effectivement colonisé ?

Quand le commerce de fourrures qui jeta les Indiens sur le marché mondial les jeta aussi dans la dépendance de ses marchandises ? Dès le XVIIe siècle, avec le blocus anglais de la guerre de Sept Ans ou bien plus tard, bien après la Révolution américaine ?

Quand le commerce de l’alcool et sa consommation par les Indiens furent-ils décisifs et désastreux dans leur lutte de résistance ? Dans les années 1760 et 70, quand la région connut un de ses plus gros pics de violence ou un peu plus tard, en 1800, quant on pouvait compter quotidiennement trente à quarante Indiens ivres dans les rues de Vincennes ?

Aux processus connus, repérables dans la région du Middle Ground, qui sont mis en branle lors de chaque colonisation : dépopulation, acculturation, dépendance économique, déréliction morale ; White n’oppose pas le détail de menus événements pour repousser l’échéance de ces phénomènes ou perdre de vue leur importance, il montre au contraire comment ces tendances lourdes ne prennent tout leur poids dans l’existence des hommes qu’à la faveur de conjonctures, de crises et de tournants imprévus. C’est une histoire des crises que nous présente Richard White, une histoire où des événements mineurs orientent les tendances qui deviennent à leur tour des événements, c’est-à-dire des durées fléchissantes. À la question « de quand à quand ? » qui délimite les bornes du temps, White préfère demander « à quel moment exactement » la mort, la maladie, la défaite et l’abandon furent décisives et irréversibles ; à quel moment les tendances coupèrent en droite ligne la généalogie labyrinthique du temps.

Aussi, les facteurs à l’œuvre dans le Middle Ground conjuguent leurs effets selon des opérations constamment renouvelées. Ainsi, l’hostilité latente contre les Européens. Quand les meurtres contre les Français se multiplièrent dans les années 1750 ; que l’empire français, convaincu d’une désagrégation prochaine de l’alliance, se décida à recourir à une extrême violence : les combats des Indiens cessèrent, frappés qu’ils étaient d’une épidémie de variole. La guerre totale qui sans doute menaçait depuis les premiers temps mais qui se préparait à cet instant venait d’être contrariée, retardée, par une autre tendance relançant le Middle-Ground. À l’inverse, durant la guerre de Sept Ans qui opposa les empires français et anglais, et malgré les nombreuses victoires des Français et de leurs alliés Indiens, lors de l’hiver 1757-58, la pénurie de marchandises et une épidémie de variole annoncèrent le déclin de l’alliance. Épidémies et guerres ne convergeaient pas mécaniquement produisant ainsi une gigantesque catastrophe. Les tendances structurelles pouvaient momentanément s’équilibrer, prolongeant la durée du système, mais pour se relancer aussitôt autrement, offrant une fois encore de nouvelles possibilités de passion et d’action.

Ou la question des fourrures : « Dans les derniers instants de l’histoire du commerce des fourrures, les Indiens dépendirent en effet des manufactures et des vivres européens pour subsister et les Européens dictèrent les termes d’un échange qui les réduisit à la misère. Mais ce ne fut là que le résultat d’un long processus qui n’était pas même envisageable à l’époque où la première hachette étincela sous le soleil d’Amérique du Nord. Penser que les produits commerciaux eux-mêmes créèrent une dépendance immédiate, ce n’est que répéter l’erreur des premiers marchands français. » (p. 153) Que les modernes contempteurs de ces marchandises qui nous aliènent prennent garde à ne pas être eux-mêmes ensorcelés car les objets de commerce étaient loin d’être fétichisés par les Indiens, ils étaient plutôt dépouillés de leur valeur d’échange ; quant aux usages, ils différaient bien de ceux des Européens : ils n’accumulaient pas mais donnaient, distribuaient, enterraient même ces marchandises avec leurs morts. Si l’opération du marché se définit comme l’acte de donner librement en obligeant l’autre à rendre, les chefs algonquiens s’obligeaient plutôt à donner en laissant aux autres la liberté de faire de même.

Ou même le problème de l’alcool. S’il y eut bien une menace difficilement contrôlable résultant de la rencontre entre ces deux populations, ce fut bien, à l’instar des maladies, l’ivresse. Une fois les deux populations mises en présence, une fois avéré – hasard des rencontres – le goût de nombreux indiens pour cette boisson (goût que les commerçants européens alimentaient de rhum, parfois par le relais des chefs), cela laissait peut-être présager de fatales conséquences. Ce fut en effet la seule demande que les Indiens ne surent pas faire fléchir au gré des aléas économiques et politiques : quand les outils européens se faisaient rares, ils relançaient leur ancienne technologie ; quand le nombre de chasses aux fourrures était suffisant pour se payer les marchandises dont ils avaient besoin, ils chassaient encore mais pour leur seule nourriture ; quand les Français ne furent plus un appui suffisant pour se procurer ses marchandises, ils traitèrent avec les marchands anglais. Bref, la plupart des modes d’existence algonquiens purent se modifier sans être jamais assujettis aux pressions provoquées par la présence des Européens. Ils pouvaient maintenir et modifier leurs usages même entourés et pénétrés de coutumes différentes. Seulement, contrairement à ce qu’ils croyaient, ils ne pouvaient revenir complètement à eux-mêmes. S’alimenter en alcool ne fut bientôt plus un luxe pour de nombreux Indiens mais une nouvelle nécessité. Il fallut pourtant plus de deux siècles pour que des villages tombent sous le coup d’Indiens ivres s’entre-tuant entre eux ou sous le coup de représailles après qu’ils aient tué des Blancs. La consommation de rhum et de whisky conduisit de plus en plus d’Algonquiens vers une sorte de dépouillement fatal : ils lui sacrifiaient tout ce qui faisait d’eux des Indiens, sauf ce qui faisait d’eux des hommes en guerre. Au moment où des prophètes indiens, critiquant les manières européennes des leurs, affirmaient l’existence d’une voie indienne voulue par Dieu ; d’autres, et le plus souvent les guerriers, ne voyaient d’issue à cette situation que dans l’ivresse de la guerre spontanée. Gestes héroïques de résistance, sans doute, mais également Indiens saouls qui, tuant leurs enfants, frères et sœurs, et leurs parents, pères et mères, déchirèrent une à une les surfaces de contact ouvertes au sein du Middle Ground. Il faut dire que de leur côté, les colons américains, constitués en groupes de chasseurs d’Indiens, faisaient de même. On peut bien faire avec l’alcool une étude toxicologique des mélanges entre populations, comme on le ferait d’un poison s’infiltrant dans le corps selon d’autres modes de propagation que ceux des virus (autre fléau récurrent des colonisations), mais il faudrait alors se défaire du thème de la corruption des peuples par l’Occident. L’alcool ne fut pas un poison lent pour les Algonquiens, sa consommation provoqua des réactions qui, en dépit du dégoût moral qu’elles provoquèrent de part et d’autre, conservèrent un sens politique.

Alors, en lisant cette histoire, qui craindrait de crouler sous une avalanche de dates passerait à côté du soin de White à détrôner les grands événements : sur presque deux siècles, il suit les conjonctures, les simultanéités et les urgences pour montrer à quel point il est dur de savoir quand vient la défaite, la décadence ou la disparition des peuples indiens. Comme l’ethno-histoire d’un Marshall Sahlins, les questions de White transmettent la même joie des résistances imprévues et des volte-faces inattendues : le premier en montrant combien les cultures vaincues survivent et croissent en milieu hostile, le second en rappelant que les premiers coups portés aux libertés indiennes n’avaient rien d’inéluctable.

Deuxième choc. La société du Middle Ground n’est pas une substance dont la dureté et la durabilité ne seraient mises à l’épreuve que par des chocs extérieurs et des dégradations internes, elle a une consistance historique propre. L’histoire au long cours est affaire de conjonctures dans lesquelles des structures se forment et agissent, non comme des poids inertes dont le déséquilibre ou la dynamique serait prévisible, mais comme des tendances qui s’agencent et produisent selon les moments des effets hors de proportion et parfois irréversibles.

La structure du Middle Ground est constituée de surfaces qui ne cessent de se déplier et se tendre autour d’axes repérables et mobiles et non selon les progressions et les régressions d’une chronologie de grands événements. Ni catastrophe, ni gradation.

3. Poursuivant notre lecture et peut-être s’attendant à recevoir quelques leçons politiques d’un passé lointain, on se retrouve plutôt confronté à des questions ouvertes encore aujourd’hui dans les politiques d’amnistie : celles qui tournent autour du pardon. Car le premier problème qu’eurent à régler les Européens et les Algonquiens, véritable initiation du Middle Ground, fut la façon de couvrir les morts – selon les termes français traduisant les paroles indiennes -, autrement dit : comment régler les dettes des vivants envers les morts et des vivants entre eux quand chacun ne donne pas la même valeur à la vie et à la mort ? Que faire des meurtres commis de part et d’autre ? Hors du Middle Ground, les Européens exigeaient les meurtriers pour les punir et les exécuter quand les Indiens, de leur côté, s’ils ne les tuaient pas directement, exigeaient des prisonniers ou des biens à titre de compensation. Problème de justice internationale si l’on veut, apparemment simplifié ainsi ramené à l’échelle de quelques villages, mais tout aussi épineux que pour le cas des grands États, la taille des sociétés n’enlevant rien à leurs prétentions.

En effet, si l’Empire français s’était instauré au Canada par la voie de l’expansion territoriale, que ce soit par le peuplement, la mise en place d’un réseau d’échange ou la maîtrise militaire du terrain ; au Pays d’en Haut, il était téméraire d’imaginer faire de même par voie de conquête. Ne s’ouvraient grandes ouvertes que les portes de la diplomatie : dès 1681, l’intendant Duchesnau fit remarquer qu’il était dans l’intérêt de l’empire français de maintenir les Indiens unis, de se tenir au courant de leurs divergences et de veiller à ce que le règlement de leurs querelles se fasse toujours par leur médiation. Européens et Indiens finirent par accepter un terrain d’entente dans lequel les premiers, assumant le rôle d’un Père, devaient pardonner les meurtres à leurs fils égarés si les seconds obligeaient les coupables à réparer leurs fautes au péril de leur vie, comme par exemple en les soutenant dans leurs propres guerres. Les premiers pensaient gagner ainsi un empire, les Indiens un nouveau père bienveillant, un père français qu’ils appelèrent, et qui s’appelerait lui-même en leur présence, Onontio. Traité équitable, peut-être, comme peuvent l’être les traités de dupes, mais que les Indiens surent tenir pendant si longtemps en leur faveur que les Français et les Anglais, au lieu d’être souverains d’un territoire ou même seulement maîtres d’un domaine, durent agir tout ce temps sous les humbles manières d’un simple juge de paix : réglant les conflits entre voisins, donnant des cadeaux pour calmer les émotions naissantes, veillant au juste prix des marchandises, distribuant des médailles d’honneur pour distinguer les chefs, épiant le moindre des mouvements de la population, etc. Les hommes d’État, ou plutôt de l’État métropolitain, agissaient sur place, parfois sans moyens et sans conviction, comme des agents indiens chargés des troubles à l’ordre public.

Du temps des empires, français puis anglais, installés dans le pays d’en Haut ne régnait donc aucun État, européen ou américain, si l’on entend par là un établissement d’hommes fondé sur la souveraineté ou la domination d’autres hommes. Il faudra pour cela attendre l’invasion des colons et la formation de la République américaine. Auparavant, le pouvoir exercé par les Européens dans la région était d’une nature bien différente. Leurs implantations, de fait quelques forts disséminés sur un gigantesque territoire, que nous pourrions voir comme un embryon d’État, étaient en fait confrontées à tant de groupes, mobiles, divisés et mixés, qu’elles ne purent jamais en assurer l’ordre et encore moins exprimer politiquement leur unité. Il y eut bien, aux beaux jours de l’alliance, des missions saisonnières d’Indiens visitant Onontio à Montréal mais ces rassemblements ne furent jamais réguliers, ni envisagés comme un mode de communication obligé ou pérenne.  N’existait donc pas de société d’État, au sens où une forme de relation sociale fondamentale, celle de l’alliance, aurait fédéré tous les villages dans une société une et unique, une Société Civile. Le pouvoir des Européens demeurait celui d’une société locale, pas nécessairement plus puissante que les autres, dont les contacts étaient aussi bien de nature militaire, commerciale, familiale que sexuelle et qui avait la charge ingrate et dispendieuse, analogue à celle des chefs indiens, de réconcilier ses enfants querelleurs et récalcitrants.

Mettant en exergue de nombreuses thèses de l’anthropologue Pierre Clastres, White fait de son travail sur le Middle Ground une étude de cas du problème plus général des conditions et des conséquences de l’événement de l’État dans des sociétés acéphales. Que se passe-t-il quand une société sans État rencontre une société étatisée ? On assiste à de fréquentes montées du pouvoir des chefs durant ces deux siècles : par leur rôle diplomatique, l’accès privilégié aux marchandises, les distinctions fournies par les Européens, ou l’honneur des victoires. Mais celui-ci était fait tout de prestige et non de commandement : les Anglais comme les Français commirent les mêmes erreurs à propos des Indiens en croyant que les chefs pouvaient en être obéis alors qu’ils ne devaient leur élévation que du Middle Ground, c’est-à-dire du bénéfice qu’ils parvenaient provisoirement à tirer pour leur peuple de la présence des Européens. Tout ce prestige les chefs l’usaient pour être seulement entendus. Qu’il n’y ait qu’une voix pour un peuple, voilà ce à quoi les Indiens répugnaient. Et si certains comme Pontiac put y croire, séduit par les rêves des Européens, l’unité dans la conduite des peuples, fut-il celui d’un simple village, fut constamment ruinée par l’opposition grandissante, au fil des années, entre deux types de chef, le guerrier et le vieux sage. À chaque génération, des plus jeunes devenaient chefs en prenant le sentier de la guerre pour devenir, quelques années plus tard, de vieux chefs brandissant le calumet de la paix pestant contre ces jeunes qui prenaient le sentier de la guerre et ainsi de suite… Séparant les deux types de chefferie, comme si ces deux activités relevaient de pratiques complètement différentes, le pouvoir algonquien de paix et de guerre ne fut jamais unifié et réuni dans les mêmes mains comme c’était le cas dans les États européens qui confisquaient ces deux fonctions sous la forme de l’armée et de la diplomatie permanente. Les pressions externes et internes à l’unité de commandement, même dans les plus grands périls, ne suffirent donc pas à faire naître d’État chez les Algonquiens. La Cité du Milieu, dont le gouvernement était celui d’un père adoptif acceptant de s’entendre avec tous ses enfants pour qu’ils continuent à vivre comme ils l’entendent, était en fait la structure de pouvoir dominante. En proclamant qu’entre Américains de l’Est et Américains de l’Ouest il n’y avait plus de père commun, ce fut la nouvelle République américaine qui mit fin au Middle Ground. Cet obstacle levé, les sociétés d’État européennes reprirent bien vite leur route vers l’Occident. Au-delà de la frontière.

Troisième choc. Les empires des Grands Lacs ne furent pas l’extension outre-mer des États métropolitains mais l’instauration de formes de pouvoir différenciées. Non seulement, le gouverneur local dut prendre la figure d’un Père, figure mineure et obsolète que les souverains d’Europe n’assumaient plus guère que sous forme symbolique et rituelle chez eux [1], mais ce pouvoir patriarcal dut également s’exercer d’une manière libérale et bienveillante à l’opposé de la posture paternelle, vindicative et parcimonieuse, que les rois assumaient devant leurs sujets.

La transformation de l’État en patriarcat ne constitue ni une régression vers un stade archaïque de pouvoir, ni un emprunt de surface à un modèle étranger mais la conversion du père européen au rôle de chef de paix indien. 

 


1. Voir les crises frumentaires du XVIIIe siècle français et la prise à partie du roi boulanger. Retour au texte

Coloniser la frontière

Les colons vivent de part et d’autre d’une frontière en mouvement. En son milieu précisément où ils installent leurs cités. Villages bâtis sur des champs de bataille encore ouverts : comment s’étonner alors de devoir compter des pertes civiles ?

Se mettre à l’abri dans un champ de mines ou sous un nuage de bombes est le nouveau pacte des sociétés civiles. De telles fondations ne mettent plus fin à la guerre, elles s’y implantent comme un affront lancé à l’ennemi.

Guerre des mémoires

Des mémoires se racontent et se publient encore, de nos jours, autour des guerres, génocides et autres épouvantables massacres qui déchirent les gens, déplacement les peuples et engloutissent et les populations. Pour honorer les dettes envers les morts, probablement, et pour contrer ceux qui attendent patiemment que la mémoire muette ne se froisse et vienne en activer de nouvelles : ressouvenances de futures vengeances. Mémoires qui d’un seul élan, d’un seul geste tendu, se contractent et se relâchent, rassemblent leurs souvenirs et en oublient. Mémoires qui ont sans doute pour objectif de marquer l’Histoire mais qui surtout, s’écrivant, deviennent ses objets. L’histoire, par son écriture, s’opposerait donc moins à la mémoire et ses impressions, comme on le dit parfois un peu trop rapidement, qu’à certaines de ses formes et de ses usages. Mais comment être sûr que sauvegarder la présence d’un passé avant qu’il ne passe et ne trépasse jusqu’à extinction de voix (et d’image) ne prépare pas mieux son retour plus qu’il ne nous en préserve ? Dans cette histoire que l’on retient, même rehaussée des honneurs, cette histoire qui voudrait non pas effacer mais soulager les mémoires de certains de leurs souvenirs – en confiant leur conservation à d’autres instances par exemple –, n’est-on pas en train d’aggraver les blessures du temps ? Car ce n’est pas tant le contenu des souvenirs qui fait mal que certains exercices de « mémoration ». Quand l’histoire s’imprime ailleurs que dans les corps familiers ; quand elle se raconte à d’autres occasions que les commémorations ; quand elle cherche à se substituer ces mémoires – du point de vue de la vérité des événements – la souffrance du corps se ressouvenant peut se doubler d’une perte, plus profonde encore. Toute mémoire est oubli, on le sait ; toute mémoire est remplie de lacunes, véritable passoire, surface criblée de trous, trame sur laquelle se tisse et s’effiloche les récits ; mais forcer les mémoires à céder leurs souvenirs à la seule Histoire : voilà qui promet de ne pas mettre fin mais plutôt d’allumer une guerre des mémoires.