Il se peut que la traduction n’opère pas seulement de langue à langue mais déjà, avant que nous puissions l’articuler, à l’intérieur d’une même langue, d’un niveau de langage à un autre, par exemple, de l’idiome de communication adulte vers celui dont on entoure les enfants. Il se peut. Mais encore plus profondément, il y a, je crois, cette opération de traduction – je ne dirais pas initiale puisqu’elle n’est jamais terminée mais toujours à refaire – par laquelle on articule dans la langue maternelle ce que notre corps perçoit et ressent. Le principe de sélection de la langue, axes syntagmatiques et paradigmatiques, s’enfonce et se paramètre dans le corps. C’est sans doute pour cela que certains locuteurs (dont je suis) n’ont aucune difficulté, si ce n’est celles, techniques, de la langue (lexique, conjugaison, etc.) à traduire une langue étrangère en silence, directement d’un texte vers l’autre, sans parole, tandis que parler, traduire au fur à mesure à l’oral, est une autre affaire. La voix, bien au-delà d’un simple support linguistique, est déjà depuis longtemps l’objet d’un tri, d’un façonnement par l’entourage. Elle est ce qui du corps est traduit pour s’entendre. Elle appartient à la langue.
Il y a donc cette traduction interlinguistique, il y a cette autre qui nous enveloppe très tôt et qui est intralinguistique, et il y a aussi cette traduction du corps extralinguistique où la parole, cette fois, est mise en jeu pour elle-même. Car la voix est à la fois la couche initiale traduite, le premier texte si l’on veut (même s’il y a ce murmure non articulé, non exprimé, que l’on sent déjà façonné par la langue) et ce qui demeure intraduisible dans une autre langue, ce qui vous rend littéralement aphone, sans voix. La traduction à l’oral ne vous reconduit pas en enfance, elle vous ramène au bord de la langue, à cette extrémité où la voix découvre, à la fois, la traduction physique permanente dont elle est issue et ce qu’elle détient de non traduit encore et qui s’entend dans les cris, onomatopées, exclamations, etc, qu’elle profère. Elle est ce qui ouvre, et qui bloque, l’accès du corps à la langue.
Certaines musiques recueillent, je pense, ces infra-voix. Tandis que l’écriture, sûrement, en contourne l’épreuve.
Un homme du XVIIIe siècle pouvait, en parlant uniquement de Nature, parler totalement de son être. Il établissait en elle et par elle un rapport complet à lui-même. En donnant prise à des sciences non plus seulement naturelles mais humaines, l’homme contemporain ne peut plus, d’un seul tenant, se rapporter à soi. D’un côté, il doit se référer à un autre que lui, et extérieur à lui, pour savoir ce qui, en toute vraisemblance, arrive à son corps ; à l’autre bord, il doit regarder en lui cet autre lui-même s’il veut la vérité de son esprit. Tel est sans doute le tranchant aiguisé par l’avènement des sciences humaines et qui se trouve porté encore aujourd’hui dans l’existence de nombreux sinon chacun des individus. Il se peut que la littérature se soit depuis longtemps donnée comme tâche d’en effacer la blessure, d’en émousser ou d’en affûter le coupant, car même en dehors de tout usage du je, fictif ou non, elle me semble toujours, pour une part, tentative de cerner, d’oublier, d’établir un rapport à soi.
Au théâtre, au cinéma, le spectacle n’a cessé de voir son ordre contesté tout au long du XXe siècle. À commencer par le public. Et le rock n’y a pas fait exception. Assigner le public à une place (achetée et attitrée par contrat de vente individuel), réduire son activité au seul exercice d’un regard (auditif, aussi, bien sûr mais principalement visuel, d’où sa fonction de spectateur), dresser devant lui l’inatteignable proximité d’une scène (où l’idole et le freak pourront être exhibés), autant de contraintes habituelles du spectacle qui ont vu leur exercice régulièrement perturbé par les attroupements passionnés des amateurs de rock. Dans le vide innocent ménagé entre la salle et la scène, de nombreux et menus événements sont venus déranger l’attraction : autant d’éléments potentiels d’une histoire mineure du rock et du roll.
Ainsi, que la distinction des deux espaces composant le spectacle s’efface soudain, que les deux se recouvrent, que la salle envahisse la scène, ne se montre guère sous le jour d’un phénomène isolé ou récent. De nombreuses anecdotes désuètes signalent à quel point le pouvoir d’illusion du théâtre était tel, pour certaines assemblées, que de faux meurtres accomplis sur scène pouvaient conduire à de vrais meurtres commis sur les planches : dans la pièce, un personnage se meurt et soudain une ou plusieurs personnes dans le public quittent leur poste – ainsi que leur rôle de spectateur – et endossent immédiatement celui d’acteur, mais dans un nouveau sens, celui de l’histoire, et elles tuent, alors, le comédien qui venait de brillamment interpréter son faux crime. Fin du spectacle, sans doute, que ce passage de vrais hommes sur scène : fin, autrement dit seuil et arrêt du spectacle, mais surtout sortie par le haut, fin supérieure, apothéose de son pouvoir de confusion entre le vrai et le faux, le bien et le mal. La scène n’est plus représentative mais effective et insupportable présence. Le vrai meurtre tuant le faux meurtrier ne conteste pas le spectacle, il en accomplit la fonction.
Les émeutes qui jalonnent l’histoire du rock, qui font que la salle efface la scène, qui montrent la foule escaladant cette rampe par laquelle on protège les musiciens, perturbent autant le spectacle qu’elles le renforcent : on anéantit les rangées de chaises qui interdisent au public de se tenir debout ; on investit le plateau sur lequel ne reste plus que les instruments, les micros, les consoles, les amplis, que les musiciens annoncés sur l’affiche ont abandonnés précipitamment. Que font les fans une fois parvenus sur ces planches ? Essaient-ils de jouer quelque chose ? Détruisent-ils le matériel ? En jettent-ils quelques débris dans leur poche – comme souvenir, matière et preuve de ce qui vient de se passer ? Elles-mêmes extrêmement spectaculaires, les émeutes laissent pourtant moins de traces derrière elles, dans l’histoire du rock, que les concerts aboutis.
Tous les rassemblements rock, bien sûr, ne tournent pas à l’émeute. Et pourtant, même quand, pour une raison ou une autre, le public ne se jette pas sur la scène, il lui arrive fréquemment de perturber le bon déroulement du concert. C’est qu’il garde toujours le pouvoir – malgré les contrôles de police – de jeter des objets sur le plateau : soutifs, petites culottes, fleurs, bouteilles de bières, T-shirts, crachats, chaussures, pétards et tant d’autres choses encore qui restent à inventorier et par lesquelles le public maintient une présence tangible sur la scène. « Nous ne sommes pas seulement cantonnés derrière les barrières, dans la fosse, dans le noir, nous pouvons aussi vous atteindre » semblent exprimer ceux qui se sont rassemblés pour un soir. Plus que de médiocres cadeaux ou de vicieuses attaques, ces projectiles sont donc à mettre sur le même plan que les nombreux encouragements, railleries, commentaires, ou autres appels que la foule lance aux artistes. Ce sont des signaux : ils attirent l’attention des musiciens (peut-être l’éclat d’un regard viendra-t-il illuminer ma présence dans l’obscurité de la foule ?) ; ils manifestent leur intention de participer au spectacle (Jouez plus fort ! plus vite ! autre chose que cette merde !) ; ils essaient d’établir, ou de rétablir, par-delà la distance spectaculaire un contact plus riche que le simple contact visuel (tentative bien délicate mais absolument nécessaire quand le concert se déroule dans un non-partage de lumière puisque quand la salle est éclairée, la salle est obscure et inversement). Mais que signifie le fait de jeter une pièce de monnaie sur la scène et comment les groupes peuvent-ils répondre à ce geste ? C’est cet infime événement, répété devant deux groupes différents, les Doors et Pink Floyd, que nous voulons extraire des anecdotes qui le portent, en étaler les multiples sens, et surtout celui qui intéresse cette recherche : les rapports du fric et du rock.