L’oubli

En passant

Les gens du pays où je vis ne savent pas de la gueule de quel monstre ils sont sortis. La seule chose qui leur fait peur est l’estomac du Léviathan qu’ils disent nourrir et qui les nourrit.

Libres de deuil

Y a-t-il dans la perte de liberté, ou dans la découverte de son caractère illusoire (ce qui est au fond la même chose), quelque chose d’analogue à une mort organique ? Cette perte n’est-elle pas aussi vive – mais selon d’autres traumas – que la perte d’un membre que l’on vous coupe ou qui reste immobile malgré les ordres qu’on lui donne ? N’est-ce pas toute une vie qui s’enfuit dans la perte d’une aptitude, d’une capacité, d’une force que l’on n’exerçait pourtant qu’avec l’appui de certains parties précises de notre corps ? Comment fait-on le deuil de ces vies qui demeuraient enveloppées, localisées, quelque part en nous : dans une main agile, un œil vif, une voix qui porte ? Comment faire le deuil de ces vies qui étaient les nôtres et auxquelles nous survivons à notre plus grand étonnement ?

Notre médecine, on le sait, a franchi un seuil décisif quant à son efficacité le jour où la mort fut conçue comme une durée plurielle et non plus comme ce moment insécable qui sépare la vie du trépas. Mais il ne suffit pas de déplier la mort en autant de phases qu’il y a d’organes qui s’éteignent : cœur, poumon, cerveau (idem pour les étapes du deuil qui ne font que reproduire ce même schéma suivant les instances psychologiques en jeu), il faut aller jusqu’à dire, comme Gilles Deleuze le faisait, que la mort est coextensive à la vie, que nous mourrons plusieurs fois de notre vivant, que nous sommes tous, et ce bien avant la naissance, des survivants. L’histoire politique du siècle récent nous l’enseigne, les blessures et les pertes civiles du moment nous l’apprennent également.

 

Le brassage de l’Histoire

En passant

L’histoire est éternellement doublée, bordée, disons-même enveloppée, de cribles qui communiquent avec un chaos de matières sans formes. Un sol où un groupe d’humains s’attarde et finit par se fixer, lui et ses bêtes, élabore un crible ; un sol propice à la culture, du blé, du riz ou du maïs en dessine trois autres que nous reconnaissons généralement comme des aires de civilisation. Autre crible encore ou trame de l’histoire, le ciel étoilé qui fut si important pour les hommes de la préhistoire au point qu’un art, l’astrologie fut créée pour prévoir la venue et le sens de tout ce qui pourrait advenir par lui. Chacune de ces grilles filtre et oriente les hasards qui les traversent jusqu’à que l’un d’entre eux détruise la trame elle-même. C’est ce que l’on appelle une catastrophe, un désastre, c’est-à-dire la destruction de cette limite par où passent, pour être aussitôt dispersés, tous les événements d’une Histoire. Car si un crible rend possible certaines histoires et d’autres impossibles, il se définit par l’événement dont il appelle la venue et qui pourtant l’annulerait s’il se produisait. L’Histoire est une intrigue du grand défi, une épreuve du plus grand adversaire. Aussi n’est-elle qu’une immense préparation, une tension continue et montante – que l’on court à la victoire ou à la défaite. Le capitalisme a longtemps été la trame de quantité d’effets qui pouvaient survenir dans le monde et la Révolution son dénouement. Nous ne sommes plus tendus vers la révolution comme vers l’avènement d’un changement global capable de modifier de fond en comble notre histoire. Sommes-nous encore adossés au capitalisme ? L’avons-nous non pas toujours mais radicalement été ? Ou sommes-nous seulement en route vers une nouvelle limite qui se nommerait la Catastrophe ?

Chaque fois qu’un événement survient, qu’il fasse date ou pas, sa venue altère à certains niveaux les formations historiques qu’il rencontre et introduit dans ces transformations des éléments qui sont, vis-à-vis de l’actualité en cours, complètement anachroniques. L’ordre du temps est affecté. Les cercles se dénouent subitement, les lignes droites se courbent : un peu de chaos s’efforce dans le monde et ses innombrables temporalités. De même que des parcelles de temps passent au travers de l’histoire, les destructions, déplacements, modifications qui se produisent dans les formations existantes libèrent des matières résiduelles, des restes, des rebuts, des détails qui vont rejoindre, la plupart, le tumulte des éléments épars. Chaque événement modifie donc une ou plusieurs formations mais également le chaos qui l’entoure, relançant les dés du hasard, modifiant les faces de l’avenir et du passé, mais d’une manière toujours incalculable. Une bataille fait rage dans la plaine et c’est le ciel étoilé qui, on ne sait pourquoi, n’est plus le même. Quelque chose a changé mais quoi ?

De ces décombres pourtant libres pour la venue d’autres événements sortent de nouveaux cribles le plus souvent. Ce que l’on a tant oublié qu’il n’a même plus d’origine, ni même de fin, l’immémorial, voilà qu’il est le pas de notre histoire : rythme au gré duquel elle marche, passage par où adviennent le moindre de nos contre-temps.

Le chaos n’est pas un désordre, il est la production la plus aberrante, plus insistante, d’ordres de tout niveau.