Se serrer la ceinture

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Toute politique économique, toute forme d’économie depuis maintenant quatre siècles, suppose que soit donné quelque part un état de rareté. L’abondance nuit à l’esprit d’économie. Il y a toujours trop d’eau, trop de place, trop d’hommes. Au besoin, il faudra créer cette rareté. Tuer, expulser, polluer. Les catastrophes et les massacres sont des bienfaits économiques qui ne dépendent d’aucun calcul et d’aucun cynisme. Notre univers politique est tout simplement ouvert à ce genre de trafics : on négocie aujourd’hui, publiquement dans le monde, le droit de polluer.

Depuis que l’on nous a annoncé que nous vivions dans une nouvelle ère, celle de la mondialisation, les diagnostics, les interprétations sur le sens de cet événement varient. Certains y voit le déploiement d’une énorme richesse, et pas seulement évaluée en biens commerciaux (ce qui peut aussi bien nous offrir de nouvelles possibilités de vie qu’aiguiser les appétits de puissance des États), d’autres y trouvent la garantie de leurs discours de serrement de ceinture, de compétition acharnée, de charges trop lourdes pesant sur les chefs d’entreprise. L’occasion de faire admettre l’existence d’un nouvel état de rareté. « Nous sommes décidés à mourir de faim avant de commencer à avoir faim », disait Thoreau, et pour beaucoup cela veut simplement dire : Maintenant, fini de rire, vous avez connu le bonheur et l’aisance, il vous faut vivre absolument dans le besoin à présent !

En fait, la situation actuelle de l’État français, la politique d’austérité que nous vivons n’est pas tant la forme d’acceptation ou même d’accréditation résignée de cette rareté que sa réalisation progressive : une dénégation, un mépris, un renoncement forcené à toute forme de richesse ou de force publique qui n’est pas industrielle, militaire ou monétaire. Je pense à la santé, à l’éducation, au temps libre. Au travail non contraint. Nous voilà relancés dans une politique d’appauvrissement continu, calculé, ménagé, de la population. N’oublions jamais que les derniers télégrammes d’Hitler appelaient à détruire le peuple allemand.

Chirurgies littéraires

Mis en avant

Surgery©Martijn_Dorresteijn

Un homme du XVIIIe siècle pouvait, en parlant uniquement de Nature, parler totalement de son être. Il établissait en elle et par elle un rapport complet à lui-même. En donnant prise à des sciences non plus seulement naturelles mais humaines, l’homme contemporain ne peut plus, d’un seul tenant, se rapporter à soi. D’un côté, il doit se référer à un autre que lui, et extérieur à lui, pour savoir ce qui, en toute vraisemblance, arrive à son corps ; à l’autre bord, il doit regarder en lui cet autre lui-même s’il veut la vérité de son esprit. Tel est sans doute le tranchant aiguisé par l’avènement des sciences humaines et qui se trouve porté encore aujourd’hui dans l’existence de nombreux sinon chacun des individus. Il se peut que la littérature se soit depuis longtemps donnée comme tâche d’en effacer la blessure, d’en émousser ou d’en affûter le coupant, car même en dehors de tout usage du je, fictif ou non, elle me semble toujours, pour une part, tentative de cerner, d’oublier, d’établir un rapport à soi.

De là, le relevé de tant de cicatrices.

Se plaire à déplaire

En passant

Pour dire les choses de manière extrêmement schématique mais, en même temps, pour les amener dans une clarté plus vive, on pourrait dire qu’à partir du moment où, de Freud à Merleau-Ponty et d’autres, on a sexualisé de manière radicale la réalité psycho-physique de l’homme – c’est-à-dire, du point de vue d’une expérience multi-séculaire comme celle chrétienne du corps, transformer entièrement celui-ci en chair – chaque sensation, chaque perception, chaque action s’est trouvée en son fond agie et dominée par le couple plaisir-désir. On ne se tourne que vers ce que l’on désire, on ne retient que ce qui nous plaît. Il n’y a de sensibilité que sensuelle, il n’y a dans le monde de prise et même d’expérience d’une réalité possible que charnelle. Toujours chercher, donc, dans ce qui nous déplaît et que l’on décline, quel autre plaisir vient à en souffrir et quel autre vient à en jouir. Qu’est-ce qui nous plaît, ainsi, à vouloir nous déplaire ?