On dresse des cartes, à la Renaissance, parsemées de figures : bêtes endémiques, fières citadelles, épisodes d’actions mémorables, bosquets d’arbres ou reliefs rocheux émaillent la surface du monde de spectacles issus de paysages plus vastes mais demeurant invisibles. Même le célèbre atlas d’Ortelius, le Theatrum Orbis Terrarum, réputé pour avoir fourni l’une des premières géographies valables du monde, distribue dans ses espaces blancs – certes au compte-gouttes mais quand même – ce genre d’aperçu subitement local. Si les figures déposées sur l’image de la Terre quittent peu à peu leur statut allégorique, elles n’en deviennent pas pour autant de purs et simples ornements. Leur position fait toujours signe sur la carte : elles occupent les blancs.
On a longtemps répété que la nature avait horreur du vide, façon de rappeler qu’un espace n’était jamais exempt de matière, qu’il était toujours plein de quelque chose, quoi que cela puisse être, et qu’ainsi les cartographes ne pouvaient pas manquer de partager ce dégoût spontané envers le néant. Laisser un blanc sur une carte, c’était donc, à regret, dessiner les limites de son savoir et de son empire éventuel ; c’était aussi, et bien imprudemment, ouvrir un espace de conquête aussi bien à soi qu’à ses pressants rivaux ; donnant ainsi par avance, au plus rapide de ces conquistadors, un droit de premier occupant. Laisser un vide apparaître, c’était tout simplement faire rentrer l’Histoire dans la carte, en peindre l’envers à l’endroit. Or, on voit plus volontiers, aujourd’hui, que ces géographes, et ceux qui gardaient le monde sous leurs yeux à travers leurs images, s’ils peignaient ces blancs sous l’aspect d’un monde plein, riche de choses singulières et remarquables à voir, promesses de fortune et incitations au départ, masquaient moins les lacunes de leur connaissance qu’ils en manifestaient au contraire les contours et les plans. Ces vues d’hommes qui s’avancent et vous regardent, ces vues de singes qui montent aux arbres, de villes qui voient flotter au-dessus d’elles leurs longues bannières, surgissent en effet d’une échelle inférieure à celle qui domine et qui guide encore le tracé de la carte.
À la Renaissance, le globe terrestre, plein à craquer des trésors que rapportaient les voyageurs, se déchirait, du moins, s’ouvrait facilement par endroits : tout un infra-monde de merveilles se hissait au niveau de la carte, les échelles n’étaient pas aussi strictement séparées qu’elles le seront plus tard. Ainsi, sous leur platitude apparente, les cartes des cosmographes comprenaient en fait de nombreux décrochages de plan, des ruptures abruptes, tout un relief de surface. Approchant des limites de ses connaissances, parvenu au seuil du blanc espacement qui se découvre au bord des courbes et des lignes qu’il vient de tracer, le géographe n’hésitait pas à s’en remettre aux vues plus étroites des voyageurs d’où il tirait ses informations, et, d’un palmier ou d’une tente peinte, il pouvait ainsi déposer sur sa carte les repères topographiques qu’eux-mêmes dressaient sur le terrain, les adressant en même temps aux prochains qui suivraient. Ainsi, les cartographes pouvaient bien être enlumineurs – l’image par excellence des temps féodaux – les figures singulières qui étoilaient la surface du globe n’étaient pas pour autant de purs ornements symboliques : elles servaient au contraire de marques visuelles (spécimen, portrait-type, aperçu de paysage). Depuis plusieurs siècles, les navigateurs se guidaient et se repéraient grâce au ciel – ils utilisaient des instruments et des techniques mobilisant connaissances mathématiques et astronomiques – mais ils déposaient également sur la terre, et dans les livres qu’ils remplissaient, les signes propres à reconnaître et repérer les sites de leurs passages. Un animal étrange, un arbre à la forme inconnue, une coutume inusitée ou un relief évocateur, constituaient autant de repères triviaux – mais assez marquants pour attirer le regard – à même de permettre à chacun de retrouver et de reconnaître ces lieux encore sans image et sans carte : utopies topographiées mais encore en suspens.
Mettre ainsi différentes échelles sur le même plan, au lieu de laisser les lacunes dentelées du savoir mordre la carte, était une caractéristique de cette science si singulière qui se pratiquait à la Renaissance : la Cosmographie. Sur les tables de son savoir, en effet, communiquaient encore, mais plus pour très longtemps, topographie (ou chorographie), géographie et astronomie (et même astrologie pour certains). La terre s’englobait vue du ciel mais le terrain se hissait encore, parfois, jusqu’à la surface du globe.
J’imagine, de toute l’étendue de mon ignorance, que les archétypes de Jung, d’une manière analogue aux complexes freudiens, prolongent, dans l’ordre de la mémoire et de la culture, la thèse darwinienne selon laquelle l’unité de type que manifestent les espèces, le plan anatomique à partir duquel les organismes semblent édifiés, trahit la morphologie primitive des ancêtres dont les vivants actuels sont les lointains descendants. Passivement conservés par le jeu d’un héritage, similaire ou analogue à celui de l’hérédité, les archétypes jungiens rassembleraient peut-être alors le témoignage immémorial de la naissance de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’épreuve que connaît chaque petit d’homme en naissant à lui-même et aux autres, à la fois au creux et au cœur de cette identité. Et une rapide lecture semble confirmer que la théorie de Jung s’engage bien dans cette voie-là.
On pourrait donc envisager, tout aussi simplement que l’a fait la psychanalyse, l’ensemble des traits de sauvagerie – qui se laissent si facilement repérer dans l’histoire occidentale : en certains sites (forêts profondes, sommet des montagnes, îles perdues…), chez certains êtres (plantes rebelles, fauves indomptables, hommes isolés, naufragés ou cruels…), dans certains actes aussi (comme manger de la chair crue, se vêtir de rien ou de peaux de bêtes, assaillir l’objet de son désir, tailler autrui en pièces…) – comme une caractéristique originaire de l’être humain ou, du moins, pour corriger une interprétation déjà trop universalisante, uniquement de l’homme occidental. La sauvagerie alors, pourrait-on dire, appartiendrait en propre à l’Occident et qualifierait peut-être un de ses espaces fondamentaux. Il n’y aura plus ensuite qu’à écarter toute vision essentialiste de la sauvagerie en déclarant que bien loin de ressembler à une sorte de nature primitive et invariable, elle constitue au contraire un moment capital de son histoire : temps qui ne serait jamais tout à fait passé, qui fonctionnerait plutôt à la façon d’un seuil perpétuel que l’Occident aurait sans cesse à franchir, temps dans lequel il lui faudrait toujours à nouveau repasser ; principe d’une périodicité parmi d’autres de son histoire qui n’imposerait pas tant un perpétuel retour à l’origine, au point de départ de son histoire, qu’un passage récurrent au sein du même battement irrégulier entre ouverture et fermeture de l’espace et du temps : cercle dans lequel non seulement une mémoire deviendrait possible mais également son incessant renouvellement, si bien que la sauvagerie serait moins derrière nous, s’éloignant, que revenant plutôt vers nous perpétuellement (nous retournons moins dans les bois que ceux-ci ne font retour vers nous, assez régulièrement). Ainsi, la sauvagerie présente déjà, si l’on croit les hellénistes, chez les Grecs ne serait devenue fondamentale pour l’Occident (mais les Grecs étaient-ils des occidentaux ? Ne fallut-il pas attendre Rome et son empire pour qu’une telle aire culturelle et politique, une telle cosmopolitie, se mette en place ?) qu’à un certain moment de son histoire. Aurait-elle pu prendre cette place si « basique », si superficielle, dans notre culture, sol premier de nos existences, si les royaumes barbares européens autour de l’an mil n’avaient pas établis de forêts sur leurs terres ? La sauvagerie aurait-elle pris un tour si politique dans notre histoire (trait manifeste de l’émeute, critique de la civilisation, poche anti-étatique, forme de rupture du lien social etc.) si ces même rois n’avaient pas rapproché leurs palais, leur cour, de leurs réserves de chasses ?
Il n’y aurait donc rien d’étonnant, dans la mesure où nos vies sont toujours dominées (abritées, recouvertes et subjuguées) par des ensembles cosmopolitiques issus de ces anciennes formations de souveraineté, de retrouver encore aujourd’hui cet espace isolé, clos, obscur, dangereux, au sein des différentes structures de l’espace occidental. Sauf que l’archéologie et la généalogie de la sauvagerie ne peuvent être menées, comme le supposait Jung, selon les mêmes principes qui règlent la sédimentation géologique et l’hérédité biologique : l’histoire n’est pas l’évolution et le temps qui domine l’expérience de la sauvagerie est plus riche en ruptures, en actions, que l’on ne le croit.
Pour preuve le fait que depuis le XIXe siècle, nous maintenons activement ouverte cette dimension sauvage dans nos parcs naturels et autres zones protégées. Et même quelques décades avant cela, dans les jardins dits à l’anglaise, les plus riches d’entre nous se façonnaient déjà un espace de sauvagerie à proximité de leur demeure. Aussi, la sauvagerie, entendez cet espace-temps singulier qui s’ouvre parfois dans le monde et dans lequel nous repérons tout un ensemble de lieux, de temps, d’êtres et d’actes, cette dimension donc, n’est-elle pas restée ouverte d’elle-même, passivement, par le jeu d’une simple rémanence, ou insistant à la manière d’une trace. Bien sûr, on met généralement l’accent sur les menaces de disparition qui pèsent sur la sauvagerie (ses lieux et ses habitants) tout en souhaitant, dans le même temps, réduire à néant les actes qui la trahissent ou la révèlent (les fameux crimes sanguinaires qui émaillent les propos de la presse), mais c’est toujours une façon d’admettre, implicitement, à quel point demeure provisoire, voire éphémère, l’accès à cette expérience. On mesure alors, du même coup, les nombreux efforts qui s’avèrent nécessaires pour instituer dans une culture la tenue d’un tel événement. Aussi l’artificielle présence dans laquelle, depuis au moins le XIXe siècle, nous maintenons la sauvagerie au sein des territoires étatiques a sans doute conduit cette dernière à changer de position dans notre culture. Hier encore, sol originel sur lequel s’élevaient les civilisations, elle est progressivement devenu ce champ de ruines que nous maintenons debout coûte que coûte (forêts replantées, populations animales régénérées et réimplantées, sociétés humaines protégées, etc.). Sol premier peut-être encore, mais plutôt celui de la tombe, celui qui de tous temps nous aura précédés.
Ce ne serait pas tout à fait encore cela, pourtant, envisager la sauvagerie d’un point de vue de part en part historique. Car la lutte contre les facteurs qui menacent l’intégrité du phénomène sauvage (lutte contre le braconnage, la déforestation, l’urbanisation galopante, la pollution, etc.) n’est pas un acte second par lequel on maintiendrait ouvert un espace qui le serait déjà de lui-même, il est au contraire celui par lequel on le perce dans l’épaisseur du monde. Regarder la sauvagerie comme un phénomène toujours-déjà en passe de disparaître et agir en conséquence n’est pas le fruit d’un constat objectif, ni même l’expression d’une angoisse collective, c’est la temporalité même dans laquelle la sauvagerie s’est fait jour dans notre histoire, histoire qui la voue d’emblée au crépuscule, au retrait, à l’effacement lent ou imminent. Espace isolé, espace nu, espace de violence, espace labyrinthique aussi, la sauvagerie se déploie dans cette temporalité singulière qui la met constamment au bord de la disparition. Dès l’afforestation des bois mérovingiens, aux peuples modernes s’éteignant un à un sur la planète, en passant, par exemple, par la corruption qui ne manquait pas d’affecter les populations abordées par les Européens – thème récurrent des Lumières –, l’histoire de la sauvagerie n’a cessé de s’écrire dans le sens de sa nuit prochaine. La perception des êtres sauvages est irrémédiablement tournée vers leur fuite. D’autres efforts sont et seront nécessaires pour en voir et en décrire d’autres aspects (à commencer par ce tableau qui demeure en attente d’un regard plus poussé)
Aussi le retour du sauvage que l’on proclame aujourd’hui ne fera probablement pas date s’il est seulement l’annonce d’un arrêt, d’un suspens momentané, ou même du contrebalancement de ce lent et long crépuscule dans lequel s’est fait jour l’espace sauvage. Il me semble qu’aujourd’hui, pourtant, d’autres tendances, d’autres manifestations sauvages, plus discrètes sans doute, apparaissent néanmoins, modifiant ainsi notre expérience. Car si, depuis une bonne vingtaine d’années déjà, quelque chose de la sauvagerie fait retour en Occident, c’est surtout cette « révélation » de son caractère proprement occidental. L’anthropologie en a fini, provisoirement du moins, avec son exotisme, son altérité lointaine et mystérieuse, voire insondable. Le sauvage est maintenant rapatrié vers sa terre d’origine (bien qu’il ait essaimé sur toute la planète au gré des colonisations) et reçu désormais comme une des dimensions les plus singulières de son espace natal. Pendant des siècles, où qu’il se soit trouvé sur le globe, la sauvagerie fut une des voies les plus usitées pour percevoir le monde chez l’homme occidental, c’est maintenant lui-même qui s’ignore ou se contemple à travers ce qui est devenu pour lui un singulier miroir. La sauvagerie définit un espace proprement occidental.
Aborder un genre, il y a pour cela beaucoup de manières. On peut, et c’est bien souvent ainsi que font ceux qui, impatients, diront qu’il est impossible de le définir, chercher le point de vue le plus haut, le plus général, essayer d’embrasser du regard, perché au sommet de la montagne, l’ensemble de la verte vallée. Toutes les bêtes qui paissent, dispersées, accrochées, rapetissées sur les flancs de la terre, se voient alors rassemblées, de fait, sous l’action de cet écrasant regard. Mais pour cela il faut se donner la peine de monter et de monter vraiment très très haut et le chemin est long et ardu et c’est pourquoi beaucoup, abattus d’emblée, beaucoup déclarent, et jurent, que les genres (musicaux, littéraires, etc.) sont insaisissables, inexistants, inaccessibles. De véritables chimères perdues dans les nuages, au-delà des sommets.
Je ne pense pas, pour ma part, que les genres soient des abstractions vides mais je n’aime pas pour autant les ascensions sportives et ascétiques censées nous mener au difficile sommet des plus hautes généralités : je préfère les petits pas de côté, les coups d’œil latéraux et de biais, qui permettent – tout en restant au niveau de ce qu’on essaie de définir –, de formuler déjà les rapports que cet ensemble, traversé du regard, entretient avec d’autres ensembles. Je me sens bien dans les vallées, le long des ruisseaux, sur le dos des collines. Ce sera alors en prenant la vision du berger et du loup, les deux indissociablement liés – chacun se tenant à la fois aux marges et au milieu du troupeau éparpillé, au bord et au cœur – que nous essaierons d’établir un rapport mobile au genre que nous souhaitons aujourd’hui embrasser. Car il y a, c’est certain, une passion véritable du genre.
On pourrait dire ceci, en première approximation, pour situer la passion qui nous occupe : où et comment apprécier les pouvoirs de ce que l’on appelle Imagination dans le monde qui nous traverse et nous entoure ? Il y a bien sûr les rêves que nous faisons chaque nuit, mais auxquels nous n’avons accès qu’indirectement, par le biais des pattes de mouche que nous laissons sur les pages d’un carnet dans un demi-sommeil ; et encore cette saisie est assez limitée du fait que nous n’avons même pas accès aux rêves des autres mais seulement à cet autre étrangement semblable – étrange parce que semblable – que nous sommes la nuit. Bien sûr, le psychanalyste, aujourd’hui, se trouve au point de confluence des rêves humains et semble par conséquent en mesure de les constituer en véritable expérience, je veux dire celle que l’on dit vérifiable, empirique, factuelle : premièrement, il installe un poste d’observation (et d’écoute) permanent sur les différentes manifestations des cauchemars et des songes ; deuxièmement, il en fait un événement qui n’est plus seulement vécu en première personne, mais qui, s’il vous atteint encore, le fait médiatement désormais, dans la verbalisation éventuelle qui s’en suit (le psychanalyste rêve lui aussi mais ne formule pas ses propositions sur l’imagination et les songes au même moment, ou bien c’est qu’il rêve éveillé); et troisièmement, il assure au rêve une visibilité telle que celui-ci devient saisissable bien au-delà des coordonnées initiales de son apparition. Le voici qui saute de la mémoire, qui déborde des pages du carnet et qui se trouve lancé dans une interminable prise et reprise de paroles. Ainsi, l’imagination, sous les espèces du rêve, et sous le nez du psychanalyste, est constituée en véritable domaine empirique, champ permanent et stable d’analyse et d’investigation. C’est donc là, me disais-je, qu’il faut aller chercher sa vérité, du moins sa manifestation la plus ferme.
Mais j’ai songé aussi qu’il existait un autre lieu, dans notre culture, au sein duquel il serait possible d’avoir un plus large accès, plus direct, plus global aussi, à cette fameuse Imagination. Je songeais, bien entendu, à cette forme de langage que l’on appelle depuis plus de deux siècles maintenant Littérature Fantastique. Car bien que toute un bataillon de figures louches et de personnages étranges ne cessent de poindre et de revenir autour et au cœur de ce langage insistant ; bien qu’il emploie un grand nombre de procédés rhétoriques susceptibles de nous jeter dans cette dimension nouvelle qu’est le Fantastique : ce langage n’a, semble-t-il, jamais vraiment découragé les espoirs et les désirs d’en maîtriser le foisonnement. Et même au contraire puisque le voilà chez Nodier, donc aux premiers temps de son existence, déjà regroupé en un ensemble de textes, les Infernaliana, qui n’attendront pas longtemps pour que l’on vienne extraire, en eux, un nombre suffisant de critères qui établiront alors un genre dans leur communauté nouvelle.
On peut, avant de les lire ou bien les relire, les entendre ici (avec une voix mieux qu’appropriée : d’époque !).
Le Fantastique s’est donc constitué comme genre, comme rassemblement de langage, et ce dès son apparition. Le voisinage serré dans lequel on trouve les textes, la communauté qui se forme entre eux, n’est pas seconde ou secondaire, affaire de critiques aveugles ou inquisiteurs, mais bien choix et nécessité d’écriture, d’écrivains. Cela n’empêchera pas un grand nombre de continuer à récuser un telle volonté d’ordonnancement, en vertu d’une inquiétude ou d’un mépris des classifications. Il y aurait trop de diversité dans cette littérature pour qu’il soit possible de l’enfermer comme un monstre dans d’aussi petites cages (allez dire une chose pareille aux naturalistes qui s’attachent à décrire le foisonnement du vivant et de son évolution ! La Nature serait-elle moins disparate que l’Art ?). Il y aurait aussi trop d’œuvres composites et de ce fait bien incapables de rentrer et de rester uniquement dans la seule case qu’on leur assigne, ce qui mettrait ainsi à bas toute volonté un peu sérieuse de forger des classes de textes distinctes (mais il y a bien fallu, pourtant, isoler des parties de textes reconnus comme fantastiques pour les déclarer sous ce nom : c’est peut-être qu’il vaut mieux se méfier des unités toutes faites comme le Récit ou le Livre et non du projet de classification lui-même). Enfin, on peut aussi dénoncer la possibilité d’enfermer la littérature dans un genre au nom d’une certaine liberté de l’imagination, c’est-à-dire d’une fantaisie si radicale qu’aucune règle, aucun principe, ne pourrait véritablement la retenir – ou la définir – plus loin ou plus longtemps que le moment, toujours provisoire, de son apparition. Il y aurait ainsi, comme on dit, des œuvres ou seulement des textes authentiquement fantastiques mais aucun lieu commun, aucune topique, en mesure de les rassembler et de les réunir. De leur passage dans le monde aucune intersection possible. Les vampires et fantômes qui les suivent et les accompagnent jamais ne se croisent. Ce serait donc par principe, parce que le Fantastique est ce type de langage pour et dans lequel l’imagination tient une place si déterminante, que la possibilité d’en faire un genre se trouverait exclue pour certains. C’est là où cette imagination serait la plus libre, la plus accessible dans ses manifestations, au travers de tous ces textes, qu’aucune loi, aucun ordre ne pourrait la faire plier et lui trouver un langage commun. Coïncidence étrange. Curieuse transcendance.
Aussi bien que dans le rêve donc, peut-être mieux encore, la littérature dévoilerait, exprimerait, entrebâillerait une porte vers cette libre dimension que l’homme plus ou moins intensément revendique. Mais s’il est probable, comme on peut le penser, que l’imagination s’exprime d’une façon préférentielle dans la littérature – celle-ci tournant alors vers nous un visage si singulier qu’il serait impossible, ou seulement inutile, d’en faire un portrait ou d’en cerner le type – c’est peut-être aussi pour la raison très simple qu’elle y exerce ses pouvoirs d’un façon bien spécifique. Pas sûr alors que ce soit une bonne idée de supposer derrière ou en amont de la parole une imagination en sommeil, ou déjà bien active, que la littérature ensuite essaierait de ressaisir pour elle-même (le Fantastique ne serait alors que cet effort verbal donné en vue de communiquer un imaginaire déjà constitué hors de lui et heureusement ou malheureusement passé au tamis des contraintes de la langue : transcription de certaines, ou de toutes, nos fantaisies). Il ne serait pas suffisant non plus de dire que la littérature essaye seulement, dans ces textes, d’exprimer un certain état de l’imagination (et non pas tous), susceptible de provoquer terreur, stupeur ou émerveillement. Il faudrait plutôt, il me semble, ne plus supposer l’existence d’une telle faculté générale derrière le langage, autrement dit ne plus renvoyer chacun des textes du genre aux pouvoirs insaisissables d’une certaine psyché humaine qui serait alors posée comme leur fondement ultime et concret ; il faudrait plutôt voir comment le Fantastique, en tant qu’expérience singulière et historiquement située, parvient à nous plonger dans un élément culturel nouveau, c’est-à-dire cette dimension dans laquelle Imagination et Langage se retrouveraient si liés (de rapports à la fois anciens et inédits) qu’il nous serait devenu extrêmement difficile, voire impossible, d’en dénouer les fils : cette trame serrée, cette intrication complexe étant, de façon tout à fait classique, le principe de possibilité de la Littérature elle-même.
Le verbe, dans cette compréhension de la littérature, n’apparaîtrait plus comme l’expression (pleine ou viciée) d’une faculté générale de l’homme, ni même comme soumis (par la fascination ou l’éblouissement) au rêve, mais plutôt comme l’appréhension (et le recueil) de cette forme d’événement étrange que l’on appelle la vision. Vue, entrevue même, réalisée en présence d’autrui ou pas, de quelque chose de visible (qui échappe toujours en partie à la vue) et dont la visibilité n’est donnée qu’à un seul : si bien que l’expérience ordinaire du fait commun, de la chose publique, de la chose devant nous que nous voyons simultanément ensemble disparaît. Il n’y a plus de communauté de vision. Je vois quelque chose dont l’évidence, le partage immédiat (et sans d’autre ressource de langage que les gestes qui permettent d’orienter le regard) entre nous disparaît. Il ne reste donc que le langage capable d’accueillir, de communiquer et de partager un tel événement, en élaborer l’expérience. La rendre à nouveau vérifiable à autrui.
Le Fantastique, à la racine de son sens, désignerait ainsi la pure visibilité des choses dans ce qu’elle a d’insaisissable. Un visible auquel la main, la peau, l’œil même dans la mesure où il apprécie les surfaces et les profondeurs, ne peuvent donner d’autre consistance que celle d’être seulement visible (ou visuel dirait peut-être Didi-Huberman). Ce pourrait être cela l’expérience d’une vision : vue devenue insaisissable à force d’être conduite et reconduite à la pureté du regard, vue d’autant plus invisible (invisibles aux autres) qu’elle serait devenue ostensiblement visible à soi ; invisible de n’être finalement pas saisissable par la main, pas repérable par l’ouïe et peu tangible pour l’œil. Aussi, le visible n’existerait peut-être pas d’emblée dans la consistance partagée et stable d’une chose posée là devant nous, accessible au regard de tous, ou même cachée quelque part attendant sereinement qu’un jour la découvre et laisse voir, enfin, les contours de chose bien nette qu’elle gardait pourtant en secret dans le noir. Le visible serait plutôt donné dans une forme de dispersion radicale, une explosion de vues éclatées dans le temps et l’espace (ne disons-pas subjectives puisque ceci supposerait que soit posée l’existence de cette vue dégagée, frontale, à distance, commune que l’on appelle objectivité). Le Fantastique, donc, nous donnerait accès à un des états premiers (ou majeurs) de la visibilité du monde, du moins une dimension dans laquelle, dans notre culture, il ne nous est pas donné, ou plus, de vivre constamment – sinon le temps d’une lecture, dont l’effet, peut-être longtemps après, en fera rejaillir encore l’existence au premier plan. Vérifions-le.