Le pauvre trésor de la langue

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Qui voudrait connaître le mode de reproduction des abeilles ne se contenterait pas d’ouvrir un dictionnaire à la lettre R(eproduction) puis à la lettre A(beilles), pour essayer de savoir de quoi il retourne en la matière. Et c’est pourtant ce que l’on fait assez fréquemment pour ces phénomènes qu’on appellera sociaux, historiques ou culturels. On agit comme si la connaissance en était donnée toute prête dans notre vocabulaire. Trésor détenu, à l’abri, bien tapi, sous la langue de tout le monde. Le dictionnaire n’est pourtant que la mémoire instituée de l’usage des termes. Il ne peut nous donner que le sens le plus utilisé, usé, usité, des mots que nous employons sur le moment. On n’en apprendra donc que peu sur l’expérience passée et présente du sauvage en demandant à la courte mémoire actualisée de la langue de nous donner une réponse. Et la méprise est au plus haut quand, quittant le terrain soi disant gelé ou figé de l’analyse « conceptuelle » pour se diriger vers la finesse et les nuances de la parole subjective, on pense alors accéder à la plus riche expression du sensible – là où, en pratique, on ne fait que recenser (même pas de façon exhaustive et comment le pourrait-on ?), les significations listées dans le plus ordinaire des dictionnaires.
Si l’on voulait seulement savoir ce qui est en jeu dans le fait de parler de sauvagerie, ou, plus radicalement encore, de parler en tant que sauvage, il faudrait alors sortir du seul cadre sémantique et lexical pour se diriger vers un examen plus pragmatique des énoncés qui lui sont liés. Avec un corpus étendu à ses usages politiques, moraux, esthétiques et scientifiques et une attention soutenue à l’exercice même du langage, qu’il soit verbal ou gestuel, on serait alors en mesure de comprendre dans quelles conditions, avec quels effets, dans quels buts et par qui, depuis des siècles et des siècles, le long de multiples traverses, un certain langage continue à faire signe de sauvagerie.
On ne construirait pas ainsi une conception du sauvage à part des autres, isolée au loin des autres significations ou les surplombant, mais un terrain d’enquête indéfini évitant aussi bien le piège de la définition exclusive – en recherchant plutôt le maximum de compréhension – que l’écueil de la délimitation d’un domaine homogène – acceptant de se laisser surprendre d’invraisemblables et permanentes extensions. Exil dans le no man’s land, errance dans les outre-mondes.

De quoi ?

En passant

On pourra discuter cent sept ans pour savoir si ce qu’on a vu ou entendu est réel mais quand, enfin, on aura répondu par l’affirmative, la question qu’alors on n’aura toujours pas lancée sera toujours celle-là : oui, peut-être, sûrement, mais la réalité de quoi ? Une grève, une baffe, un chant qui tombe des toits, c’est la réalité de quoi ?

Sur d’autres portées

Sachant à peine déchiffrer la musique notée sur partition, nous avons appris, bon an mal an, à sentir la musique selon des coordonnées particulières, à savoir les rapports entre scène et studio, son et note, artiste et public dont elle est faite et qu’elle parfait, contrefait ou défait dans son déroulement. Que nous portions une attention « verticale » à un morceau de musique, décomposant rythme et mélodie par exemple, ou que, de mémoire, un morceau se laisse entendre à l’horizon d’un autre, que l’on soit ainsi à l’écoute de différentes couches musicales ou de plus amples échos, chacun des flux de musique que nous percevons, qui nous accompagnent et nous pénètrent un temps, se découpent, s’individualisent pour nous selon ces repères. Musique de studio ou musique de scène ? C’est une note ou du bruit que j’entends ? Vers qui porte-t-elle sa voix quand elle chante ? Autant de questions le plus souvent silencieuses auxquelles on répond facilement. L’usage de tels repères n’a rien de bien compliqué. Sauf qu’il arrive et ce sont ces moments qui nous intéressent que les différences évidentes qui constituent ces repères s’amenuisent ou se troublent. Un disque live est toujours un enregistrement studio puisqu’il est gravé sur disque mais ce que je ressens est diffèrent. Quand je vois une musicienne comme P.J. Harvey produire sous mes yeux, dans un studio d’enregistrement délibérément ouvert par de larges vitres au public, son nouvel album, un trouble se produit. Dans les deux cas, le studio devient scène et bien qu’il ne parvienne jamais à l’être, leur rapport se transforme, la musique s’écoute et se ressent différemment. Ce sont ces troubles et les effets qu’il produise dans l’expérience de la musique qui m’attirent et m’amènent à en parler. Partager cette passion pour les mélanges, les fusions ou les moments d’indécision.