Laideurs

Être assez laid pour vouloir jeter toute beauté dans la boue, et faire jouir ces visages fascinés, fascinants, les voir torturés et défigurés d’un intense plaisir. Celui d’être aveugle sans la blessure de l’être. 

La beauté des choses enlaidit. On pourrait croire, mais comment ferait-on le calcul, que la beauté venue rayonne sur l’ensemble des choses, donnant soudain figure au monde, à ce visage usé, vieilli, fatigué, qu’il nous montrait jusqu’ici, jusqu’au point exact où je me tenais, surprenant la beauté jaillissante, ne donnant pourtant figure qu’à quelques points dispersés du monde, sites rares, aussitôt mis à part, encerclés et voilés, au sein timidement ouvert des musées, des bibliothèques, des théâtres, beauté de quelques choses seulement, au milieu de la laideur du monde, toujours cernée, toujours délimitée, au sein d’un cadre, sur une scène, dans un volume, l’instant d’un moment de grâce, au fond de certains êtres, et pas d’autres. Beautés toujours au pluriel à force d’être rares, et d’un pluriel dénombrable, assigné, loin du compte infini du trésor de pièces et de joyaux qu’abritaient les caves, les banques et les matelas gonflés, loin de l’incalculable compte des femmes et des hommes croisés dans la rue, beautés balançant un instant leur charge fatale.

Je crains de ne vivre que d’un bout à l’autre de ces pauvres beautés. Recueillies en des points bien précis de l’espace humain, elles offrent néanmoins, pour celui possédant quelques clés, un accès ouvert, largement pénétrable. Contempler un tableau, lire un livre, suivre un mouvement sur plateau, sont des actes sexuels, d’une érotique banale et discrète. Je passe d’une chose à l’autre, je ne me disperse pas, je vais d’une beauté à la suivante, beautés que j’ai bien rangées chez moi, ou m’attendant, je le sais, aux lieux et horaires convenus. D’un point à l’autre, levant la tête d’un livre, quittant des yeux une affiche, je traverse la laideur du monde, on dira la Réalité, seul code possible de la fréquentation commune du monde, je ne m’en détourne pas, je ne m’y avance pas trop, je cherche toujours à l’aveugle des points de vue, des endroits, d’où une beauté se resserre sur elle-même, se contient, se sépare et délivre peu à peu la laideur du monde.

Peut-être n’y a-t-il que la musique qui permet encore, à moi comme à tant d’autres, de traverser cette laideur, de ne plus propager autour de soi la nuit qui entoure les rares beautés, d’en repeindre le monde à chaque pas. Peut-être la musique anéantit le circuit qui mène d’une beauté à l’autre, les tunnels passant de laideur en laideur. Continûment. Peut-être est-elle, au contraire, la beauté enfin capable de ne plus se recueillir en un lieu, de taille à sortir du cadre, de la page, du plateau, de l’écran, beauté défaite enfin de tout rapport autolectuel, ne faisant plus signe d’un point à l’autre, en préparation d’une rude plongée dans le monde (attitude des esthètes), beauté affolant le monde à cors et à cris, déchirant les voies, les passages, les avenues entendues.

Du blanc des cartes

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Lopo Homen.Atlas portugais dit atlas Miller, 1519.BNF

On dresse des cartes, à la Renaissance, parsemées de figures : bêtes endémiques, fières citadelles, épisodes d’actions mémorables, bosquets d’arbres ou reliefs rocheux émaillent la surface du monde de spectacles issus de paysages plus vastes mais demeurant invisibles. Même le célèbre atlas d’Ortelius, le Theatrum Orbis Terrarum, réputé pour avoir fourni l’une des premières géographies valables du monde, distribue dans ses espaces blancs – certes au compte-gouttes mais quand même – ce genre d’aperçu subitement local. Si les figures déposées sur l’image de la Terre quittent peu à peu leur statut allégorique, elles n’en deviennent pas pour autant de purs et simples ornements. Leur position fait toujours signe sur la carte : elles occupent les blancs.

On a longtemps répété que la nature avait horreur du vide, façon de rappeler qu’un espace n’était jamais exempt de matière, qu’il était toujours plein de quelque chose, quoi que cela puisse être, et qu’ainsi les cartographes ne pouvaient pas manquer de partager ce dégoût spontané envers le néant. Laisser un blanc sur une carte, c’était donc, à regret, dessiner les limites de son savoir et de son empire éventuel ; c’était aussi, et bien imprudemment, ouvrir un espace de conquête aussi bien à soi qu’à ses pressants rivaux ; donnant ainsi par avance, au plus rapide de ces conquistadors, un droit de premier occupant. Laisser un vide apparaître, c’était tout simplement faire rentrer l’Histoire dans la carte, en peindre l’envers à l’endroit. Or, on voit plus volontiers, aujourd’hui, que ces géographes, et ceux qui gardaient le monde sous leurs yeux à travers leurs images, s’ils peignaient ces blancs sous l’aspect d’un monde plein, riche de choses singulières et remarquables à voir, promesses de fortune et incitations au départ, masquaient moins les lacunes de leur connaissance qu’ils en manifestaient au contraire les contours et les plans. Ces vues d’hommes qui s’avancent et vous regardent, ces vues de singes qui montent aux arbres, de villes qui voient flotter au-dessus d’elles leurs longues bannières, surgissent en effet d’une échelle inférieure à celle qui domine et qui guide encore le tracé de la carte.

À la Renaissance, le globe terrestre, plein à craquer des trésors que rapportaient les voyageurs, se déchirait, du moins, s’ouvrait facilement par endroits : tout un infra-monde de merveilles se hissait au niveau de la carte, les échelles n’étaient pas aussi strictement séparées qu’elles le seront plus tard. Ainsi, sous leur platitude apparente, les cartes des cosmographes comprenaient en fait de nombreux décrochages de plan, des ruptures abruptes, tout un relief de surface. Approchant des limites de ses connaissances, parvenu au seuil du blanc espacement qui se découvre au bord des courbes et des lignes qu’il vient de tracer, le géographe n’hésitait pas à s’en remettre aux vues plus étroites des voyageurs d’où il tirait ses informations, et, d’un palmier ou d’une tente peinte, il pouvait ainsi déposer sur sa carte les repères topographiques qu’eux-mêmes dressaient sur le terrain, les adressant en même temps aux prochains qui suivraient. Ainsi, les cartographes pouvaient bien être enlumineurs – l’image par excellence des temps féodaux – les figures singulières qui étoilaient la surface du globe n’étaient pas pour autant de purs ornements symboliques : elles servaient au contraire de marques visuelles (spécimen, portrait-type, aperçu de paysage). Depuis plusieurs siècles, les navigateurs se guidaient et se repéraient grâce au ciel – ils utilisaient des instruments et des techniques mobilisant connaissances mathématiques et astronomiques – mais ils déposaient également sur la terre, et dans les livres qu’ils remplissaient, les signes propres à reconnaître et repérer les sites de leurs passages. Un animal étrange, un arbre à la forme inconnue, une coutume inusitée ou un relief évocateur, constituaient autant de repères triviaux – mais assez marquants pour attirer le regard – à même de permettre à chacun de retrouver et de reconnaître ces lieux encore sans image et sans carte : utopies topographiées mais encore en suspens.

Mettre ainsi différentes échelles sur le même plan, au lieu de laisser les lacunes dentelées du savoir mordre la carte, était une caractéristique de cette science si singulière qui se pratiquait à la Renaissance : la Cosmographie. Sur les tables de son savoir, en effet, communiquaient encore, mais plus pour très longtemps, topographie (ou chorographie), géographie et astronomie (et même astrologie pour certains). La terre s’englobait vue du ciel mais le terrain se hissait encore, parfois, jusqu’à la surface du globe.