L’oblique

En passant

La raison est l’art des détours, la conduite de l’erreur. Elle use de la vérité comme d’un raccourci utile un moment : le chemin droit est une erreur que l’on prend trop longtemps. Il n’y a aucune connaissance, si certaine soit-elle, qui n’ait été plusieurs fois dans son histoire, déplacée, transférée, décalée, dérivée d’autres connaissances, si bien que le corpus le plus solide de nos vérités actuelles n’offre cependant aucun fondement possible à je ne sais quelle certitude de l’esprit. Même les vérités les plus massives, les plus lourdes (les premiers principes, les thèses inamovibles), n’ont cessé d’être en mouvement et de changer de place dans le temps.

Il existe une philosophie du voyage, de l’errance, qui emprunte encore la voie de la raison. La vérité s’y rencontre comme halte, étape ou obstacle.

Admirations

Image

Les nombreux récits que les Chrétiens d’Occident firent de leurs voyages aux Amériques regorgent de portraits et de scènes d’hommes sauvages. Ce foisonnement questionne. Car ces tableaux mineurs, qu’ils aient été gravés ou décrits, qu’ils aient été d’une facture iconique ou verbale, ne furent pas pour autant l’expression d’un bien grand étonnement. Pour des Européens loin de chez eux, il était évident qu’en ces terres, il y eût de tels êtres. Le Nouveau Monde en effet, même aux grandes heures de sa découverte, ne fut jamais le cadre exclusif de ce genre de peinture – que ce soit comme territoire d’ailleurs, ou même seulement comme paysage – car depuis plusieurs siècles sur les terres d’Orient, du moins sur les images qu’on en rapportait, figuraient déjà de tels hommes sauvages. Et il suffit, encore aujourd’hui, d’ouvrir une de ces riches éditions du Livre des merveilles pour s’apercevoir que le fameux ouvrage de Marco Polo illustrait, bien avant qu’on ne découvre un quatrième continent, le visage et l’aspect de ces hommes peu ordinaires. Sous d’autres latitudes, mais dans la direction opposée, le face-à-face reprenait, tout bêtement. Aux Amériques comme aux Indes, les hommes sauvages continuaient de situer l’ailleurs tel qui se dévoile aux confins. Rien de quoi ébranler les marins d’Europe, par conséquent. Rien de quoi provoquer non plus leur stupeur. La découverte de l’Amérique, sur ce point, ne représenta donc aucune mutation. Seul comptait pour eux l’émerveillement d’être en la présence de ces hommes, et non la surprise de leur existence ; le fait d’être soi-même là face à eux, et non le cas de leur simple présence. Aussi, les voyageurs étaient-ils loin d’être ces philosophes qui, comme Platon, trouvaient dans l’étonnement leur premier accès à la présence de l’Être ; ils étaient comme ceux que Montaigne rassemble, qui admirent autour d’eux la richesse du monde.

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Il est de mise, pour comprendre la manière dont ont été formés ces portraits, de les appréhender comme des images en miroir, déformantes et déformées, des Européens : esquisses et silhouettes d’hommes nus, féroces et mécréants, qui auraient été comme autant de reflets que les chrétiens, débarquant sur les côtes du Nouveau Monde, auraient saisis d’eux-mêmes, mais de l’extérieur, et au moment précis de leur légendaire confrontation. Aussi, selon cette optique, les innombrables figures de sauvages qui émaillent les récits de voyage sont des auto-portraits, autrement dit le résultat inconscient, incontrôlé, d’une forme spontanée de réflexion. Comme si, en quelque sorte, les Européens n’avaient pu atteindre à l’altérité globale de leur vis-à-vis qu’au travers d’une image presque monstrueuse, tout du moins défigurée d’eux-mêmes, une image pour cela terriblement fascinante, et à laquelle, même un regard de vérité, n’aurait pu facilement se soustraire. Regard alors inexorablement captivé par ce méconnaissable reflet de lui-même. Réflexion le piégeant dans son invisible et solitaire vérité.

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Ce ne fut pas la frappante étrangeté de ces hommes d’Amérique qui les fit paraître sauvages aux yeux de leurs visiteurs : pour que s’éveillât leur curiosité et s’exclamât leur admiration, il fallut d’abord que les Européens se rendissent étrangers à eux-mêmes, que le voyage fasse son œuvre, et qu’ainsi, parvenus au bord d’un monde incertain, ils soient devenus différents de ceux qu’ils étaient au moment du départ, différents de leurs semblables qu’ils avaient laissé derrière eux, avant d’apercevoir tant de merveilles. L’étrangeté ne fut pas un choc, et il n’y aucune raison de supposer a priori qu’elle fut plus menaçante qu’attirante. Elle ne fut perceptible au contraire, c’est-à-dire pour une grand part ignorée, qu’au crible de l’étrangeté propre aux Européens. Ce fut au regard de leur propre étrangeté qu’ils virent celle des hommes qui leur faisaient front. Avec crainte et fascination, ils virent les Sauvages qu’ils pourraient ou étaient en train de devenir : libérés des liens du mariage ; suzerain dans la conduite de la paix et de la guerre ; riches de terres et d’esclaves ; coupés de leurs anciens liens de servitude. Ainsi est aussi raconté, de nos jours, la découverte des hommes d’Amérique. Pas seulement l’histoire d’hommes sûrs d’eux-mêmes se trouvant ébranlés au milieu de tant d’autres si étranges pour eux (expérience d’une étrangeté extérieure, perception platement empirique), mais celle d’étrangers à leur propre pays essayant d’en retrouver le passage parmi toutes ces statures étranges : Nouvelle-Angleterre, Nouvelle Espagne, Nouvelle-Hollande, etc. Hommes étrangers parmi les étrangers. Et pour cela traversant une expérience non seulement spéculaire, similaire (personne de son côté ne voit la même chose mais chacun voit un étranger devant lui : perception de différences différentes) mais également réfléchie (mon étrangeté ne se loge pas seulement chez l’autre qui me fait face comme la sienne que je tiens par-devers moi, je la perçois aussi devant moi au cœur même de l’étrangeté qui me fait face, dans ce regard qui se tourne vers moi). Pour qu’un rapport aux autres ouvre ainsi à la perception d’un sauvage, il fallut qu’il y eut, dans ce rapport même, un rapport à soi.

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Admettons qu’en parlant aussi abondamment d’hommes sauvages, les voyageurs européens n’aient fait que se voir eux-mêmes, substituant à la perception d’autrui, une image. Mieux, admettons qu’ils aient seulement interposé entre eux et ces hommes cette image du sauvage, et laisser leur regard courir sur ces seuls aspects, laisser leur regard adhérer à ces fantasmes prélevés sur le corps même de leurs vis-à-vis (à commencer par la nudité, signe de liberté sexuelle, d’innocence ou d’emprise du démon, etc.) je me demande comment et pourquoi ce sont ces fantasmes qui sont venus perturber ou conduire l’exercice du regard ? Pourquoi ce personnage de l’Homme Sauvage fut si essentiel à l’expérience qu’il faisait sur ces plages ? Pourquoi autrui devait-il nécessairement leur apparaître ainsi, c’est-à-dire empreint et pénétré de sauvagerie ? La réponse commune est claire : ce sont les fantasmes les plus obscurs, les plus archaïques, venus du fond inexploré de l’intériorité occidentale, qui ont été ainsi projetés sur autrui. Ils mesurent à quel point les Européens ressentirent leur étrangeté d’hommes. Le seuil absolu de l’ethnologie, la règle qui la dirige encore aujourd’hui, se loge dans cette expérience cruciale.

Les images d’hommes sauvages étaient familières aux Européens, elles ornaient les cheminées, les livres, les plateaux de vaisselle, les fêtes, les légendes et si quelqu’un n’en aurait encore rien vu, il lui aurait suffi de croiser l’un de ces paysans ou chasseurs, qui vivaient et travaillaient en marge des champs, dans les zones de pacage, dans les bois peu fréquentés, pour reconnaître la silhouette de celui que tant de figures sauvages, chez les prêtres et les nobles, moquaient et caricaturaient. Comment comprend-on leur présence au beau milieu du face-à-face avec les Indiens ? Comme un réflexe isolé, répété par chacun des voyageurs, par lequel serait convoquée cette image auprès de soi, de sorte qu’elle finirait brouiller, appuyer ou appareiller le regard. Percevoir la sauvagerie de ces hommes supposerait donc la présence, inapparente dans le champ visuel, d’une image : présence qui se vérifierait après-coup dans le langage tenu sur ces hommes ainsi que sur les images matérielles produites sur eux. Récits et Images seraient ainsi l’expression, en des lieux différents, de cette icône forgée en Europe, figure conservée dans la mémoires des voyageurs et transportée partout dans le monde. Représentation, au sens strict, d’une ancienne et lointaine représentation.

Il me semble, au contraire, qu’il n’y a nul besoin de supposer la présence d’une telle image, d’ailleurs inaccessible, et d’admettre alors, sans examen, une forme permanente d’exercice du regard. Non pas que chaque individu verrait nécessairement les choses différemment, il y a toujours, à une époque donnée, un nombre limité de regards possibles sur un monde qui est lui-même à chaque fois constitué selon un partage du visible et de l’invisible différent. Il s’agit seulement de dire que la sauvagerie, bien avant de se manifester en tant qu’image, présente dans le quotidien des hommes, se déclare en tant qu’espace, en tant que situation. Car qu’est-ce que la sauvagerie, finalement, si ce n’est cette expérience dans et par laquelle on essaie de se retrouver, de se situer à nouveau là où il n’y a plus ni ami, ni ennemi, où l’hostilité, même sous les signes de paix, demeure latente, où l’amitié est aussitôt, et sans présages, réversible ; là où on peine lourdement à se comprendre, où rien ne vous rassemble a priori, où chaque geste ou parole vous isole, vous met à distance ; si ce n’est cette situation dans laquelle la présence d’autrui, à force d’opacité et d’absurdité, vous expose, vous met à nu, vous dévoile sans pareil ; si ce n’est, pour finir, cette situation dans laquelle on ne sait qui est premier, qui est second, qui arrive et qui part, et qui ressemble à qui.

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Ce sont donc les Européens qui, au fond, et de manière obscure, même pour eux-mêmes, pourraient être les véritables sauvages. Et s’il ne fait pas de doute que c’est une particularité occidentale d’isoler ainsi, parmi les lieux et les êtres, une dimension de sauvagerie, on peut néanmoins se demander si c’est par ce mécanisme projectif, universel et psychologique, qu’il est possible d’expliquer pourquoi ils ont vu tant d’hommes dans le monde, et cela pendant plusieurs siècles, sous cette forme sauvage ? Pourquoi, en effet, si ce sont bien les Chrétiens qui se contemplaient ainsi, sans se reconnaître dans le visage d’autrui, ont-ils réitéré tant de fois cet inefficace effort de représentation ? Comment comprendre que plus ils essayaient de se représenter leurs nouveaux voisins, plus c’est eux, imperceptiblement, qui se manifestaient tout en se dédoublant, aveuglément, jusqu’à se faire face ? D’où viendrait cette aliénation pluriséculaire, cette étrangeté à soi, alors même que les ethnologues vantent les mérites de nombreux voyageurs (comme Jean de Léry ou Hans Staden) pour leur curiosité et leur attention à la vie des peuples ? Doit-on supposer que, comme tout enfant engagé dans sa jeune histoire, le voyageur européen s’est vu lui aussi contraint de traverser une épreuve du miroir ?

Dans ce cas, il faudrait faire remarquer qu’à la différence de l’enfant qui accède, devant une image artificielle, à l’unité de son corps (c’est-à-dire à la totalité visible de ce que les parents inquiets et les docteurs sévères visent en lui comme étant un unique organisme : le sien), les hommes de la Renaissance – comme l’enseigne la lecture des récits de voyage – ne sont jamais parvenus à composer une image du sauvage en tant que tel, c’est-à-dire un portrait, ou un type, aux contours réguliers, aux traits récurrents – synthèse de ce qu’ils auraient vu et entendu sur ces terres. Les images, gravées pour la plupart, qui furent élaborées à partir de ces récits, montrent des corps dont la stature, la gestuelle et les relations dérivent directement de codes de beauté antiquisants (ceux-là mêmes que la Renaissance réactivait en les actualisant). Ce ne sont donc qu’à de menus détails, ornements, objets, armes, légendes insérées dans l’image, positions de l’image dans les textes, que l’on peut savoir, de nos jours, que ces figures humaines décrivent les fameux sauvages du Nouveau Monde. Car les traits de sauvagerie avec lesquels étaient dépeints ces hommes dans les relations de voyage ne se retrouvaient pas dans les images qui en illustraient l’existence. Entre ce que l’on disait d’eux et ce que l’on en montrait, ne se glissait aucun rapport de représentation. La sauvagerie, si éclatante, si présente, dans le discours, s’effaçait ou se faisait discrète, une fois passée dans les images. Du récit et de ses épisodes, l’image n’en était, qu’en peu de cas, l’illustration.

Il n’y eut donc pas, du moins à la Renaissance, d’image capable de montrer la sauvagerie dépeinte par les voyageurs ; les différentes faces que présentaient l’Homme sauvage (dénuement, esseulement, déchaînement, primordialité), ne s’ajustèrent jamais, l’une à l’autre, de manière à parfaire un véritable visage, un visage uni et complet. Ce fut au contraire leurs ancêtres, ceux que la Renaissance valorisait tant, qu’ils montrèrent dans leurs images. De là une question pour laquelle je n’ai aucune réponse, et peut-être n’y en a-t-il pas : sur ces plages où les Européens débarquèrent, ont-ils une fois fait face à ces hommes qu’ils disaient sauvages ? Je veux dire, les ont-ils vus en tant que tels, comme je vois, maintenant, les murs qui m’enserrent ? Faut-ils les croire quand, innocemment, ils disent la sauvagerie comme un élément du monde visible, et non, comme nous le pensons, sous la forme d’un écran imaginaire ? Pourquoi, alors, n’ont-ils pas pu représenter cette sauvagerie, la mettre en présence, dans l’image, à ceux qui n’avaient pu l’être ? Comment-auraient-ils pu la voir sans pouvoir, néanmoins, la montrer ? Est-ce un privilège du voyageur, ce mystère qu’il ne recherche pas mais dont se pare nécessairement tout ce qu’il voit ? Faut-il donc y être pour le voir ? Ma curiosité ne peut se résoudre à une telle nostalgie.

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Où est donc la surface lisse, éclatante, sur laquelle on a longtemps cru que s’était formé ce reflet de l’homme civilisé européen ? Quel est cet écran dans lequel le regard du voyageur aurait pu se mirer, et se manquer, tout à la fois ? Pour qu’il y eut devant eux ces éclats de vérité à partir desquels ils se virent sans se reconnaître, ils se regardèrent sans se voir, il fallut un plan, un fil, quelque chose qui les reliaient à leurs yeux. Nous confions certains pouvoirs à l’imagination pour résoudre cela. Car si la sauvagerie, pour nous, est un écran, une image qui a voilé, occulté, la plus grande part de la réalité ethnologique des peuples d’Amérique, elle forma également l’invisible support sur et à partir duquel des traits de grande valeur ethnographique devinrent saillants, perceptibles. L’imagination, en produisant une image imperceptible au-devant de nous, arrête notre regard, délimite son champ de visibilité, lui fixe un point de vue. Aussi, ce qu’elle absente aux yeux de tous, qui rend l’erreur et l’illusion possible si le regard se laisse immobiliser, devient, dans une confusion inextricable, à la fois ce que l’on ne peut voir et ce que l’on a pas vu ; comme si le premier coup d’œil jeté quelque part, fixant d’emblée l’horizon du monde étroit qui nous entoure, et dessinant au loin sa toile de fond, déterminait pour un temps indéterminé la limite du visible et de l’invisible. L’imagination, alors, ne serait que ce premier regard jeté si vite qu’on n’aurait jamais le temps de le sentir se poser quelque part ; regard dont le fond, c’est-à-dire l’insaisissable et implicite ciel sur lequel les choses du monde se découpent, ne serait qu’une part rejetée loin au devant de nous. Zone de l’Idéal. La nudité fut cet écran, cet aspect récurrent, évident, sur lequel tous les voyageurs s’arrêtèrent bien qu’aucun peuple rencontré ne l’ait jamais été complètement : toujours des ornements, des peintures, des scarifications, des postures qui faisaient du Nu le point de mire du regard mais ce qu’il ne pouvait jamais, en même temps, saisir complètement.

L’image peut dissimuler, c’est-à-dire recouvrir une chose visible d’une visibilité trompeuse qui simule tous les aspects de cette chose d’un aspect qui ne ressemble pourtant à aucun autre. Elle peut aussi simuler un visible indécelable à autrui aux frontières, pourtant, de la claire visibilité commune (ce sont les hallucinations, les fantômes, qui jalonnent le monde familier dont le cours régulier me dispose à voir et entendre ce qui pourtant, aujourd’hui, ne vient pas, et ne viendra peut-être jamais). L’image fait aussi apparaître du non-visible en tant que tel : la nudité sauvage. Une négativité qui n’est pas véritablement l’invisible mais ce qui se tient au seuil d’une visibilité, ce qui du visible se rend invisible pour permettre de voir.

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Tout le siècle de découvertes qui suivit Colomb, les Européens tourneront leurs yeux vers l’ouest pour atteindre l’Orient. Les hommes d’Amérique y seront avant tout des Indiens, sauvages ou non. Mais deux siècles plus tard, un professeur écossais, Adam Ferguson, regardait ces mêmes indiens d’Amérique comme l’image même des premiers feux d’Occident : les habitants de la Bretagne, au temps des premières invasions romaines, ressemblaient, à bien des égards, à ce que sont aujourd’hui les indigènes de l’Amérique du Nord : comme eux, ils ignoraient l’agriculture, se peignaient le corps et ne connaissaient de vêtements que les peaux de bêtes (Essay on the History of Civil Society, 1767). Ils n’étaient pas aveugles, alors, aux reflets que les Indiens jetaient sur leur propre origine. Seulement, la course du soleil, entre temps, avait fait plus qu’une révolution, elle avait changé de sens. Pour l’Europe, le jour venait de l’ouest désormais, de l’Extrême Occident.

En monde absence

Je ne vois que trois manières de comprendre comment le monde peut être ressaisi comme un fait. La première, la plus courante, s’instituant le plus souvent entre les chaises et les estrades d’un tribunal, suppose un même spectacle levé devant les hommes, et ceux-ci, attachés à différentes points de l’espace, le voient alors de différentes façons. Le monde, vu par ces hommes, décrit et entendu par eux, jurant de l’innocence, de la naïveté, de leur perception, apparaît tout au plus sous la forme d’un vaste champ de similitudes : une identité de principe, une uniformité invisible dégradée en ressemblance par des vues divergentes. Il faut un enquêteur pour rassembler cet espace, faire se conjoindre et compléter les vues, et un juge, qui dira si ce monde se ressemble assez à lui-même pour être dit réel, c’est-à-dire unique et identique à lui-même. Le fait est alors le résultat d’une enquête – non ce que perçoivent les témoins – et la réalité l’effet d’un verdict que les témoins peut-être, et le peuple assemblé ou non, sur la place publique, acclameront.

Il faut aussi envisager que les hommes ne sont pas toujours postés devant un paysage, face à la scène d’un théâtre ou devant une admirable peinture accrochée sur un mur. L’art n’est pas toujours là pour assurer la convergence des regards. Les hommes alors baignent dans un espace mouvant, dont aucun décor permanent et profond, à l’arrière-plan, ne se dégage qui pourrait lui donner une permanence. Vient alors de tous côtés un espace flou, imprécis et flottant, dont chacun transporte quelques instants la vue et la communique partiellement aux autres. C’est par ce bain dans la brume, dans la vitesse de ces flux que les hommes s’adressent parfois aux autres – flux eux-mêmes fluctuants, êtres périssables, incomplets – et qu’ils se communiquent la possibilité d’un monde. Se complétant les uns, les autres de leurs curieuses soustractions. Le monde se creuse alors lui-même, comme dans le cas précédent, mais ce n’est plus d’un invisible, que marque absolument le commun horizon : c’est maintenant sa continuité, son unité, sa plénitude, qui n’est pas sentie d’emblée et ne s’obtient souvent que dans l’étonnement ou la fascination. Comme toujours, les éléments dans lesquels on baigne et la façon dont on s’y plonge peuvent être nombreux : ce peut-être la luxuriance des choses, une ville en flammes, etc. Le monde est alors d’autant plus multiple qu’il n’est jamais complètement formé – achevé de telle manière que ses métamorphoses supposeraient sa spectaculaire destruction.

Il existe aussi un cas intermédiaire que Faulkner et de nombreux cinéastes américains auraient, dit-on, exploré. L’image insoutenable. Une image fulgure et s’immerge dans un espace quelconque et dessine un centre autour duquel vont, non pas converger les centres de perceptions, mais se trouver happés, hantés, par cette image qui va tous les mettre en relation avec sa propre absence – aucun point de vue ne pouvant la ressaisir tout entière. Et ce défaut, cet échec, les met alors d’autant plus en rapport, eux qui racontent et qui montrent, parce qu’ils savent justement que jamais ils n’épuiseront ou feront revenir sous leurs yeux cette image. Cette absence pure, dont toute la difficulté consiste à montrer qu’elle ne peut valoir comme origine – présence première et spectaculaire – passe probablement comme un processus, une durée éparse que les regards récitants, peu à peu, emboîtent, assemblent, tissant devant et autour d’eux un monde (ou une plage du monde) qui sera actuellement distinct de celui d’à côté. Jamais les différentes phases de l’image manquante, de la danse de l’événement, ne seront totalisables ; jamais il ne sera même sûr que toutes les facettes assemblées lui appartiennent vraiment. L’image aura montré tant d’aspects différents à ceux-là mêmes qui l’ont entrevu qu’il sera désormais impossible de revenir à celle-ci comme à une forme claire, une et bien déterminée. Au bout du compte, à bout de souffle, diront-ils, ce n’était même pas une image.