Ecritures clandestines

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Webassociation des auteurs

Désorganisons le web littéraire, disséminons les écritures !

Dissémination de mars 2014 – Écritures clandestines

À quel point on parle, aujourd’hui, de ces pratiques secrètes dont on ne sait rien, et qui parfois se montrent, dit-on, en plein jour, sans même dissimuler qu’elles ne nous disent pas tout de ce qu’elles peuvent bien signifier ! Ces paroles ésotériques qui font signe en un clin d’œil, et que seuls ceux qui, assez rapides ou assez avisés, sont en mesure de comprendre ; ces gestes obscurs vers lesquels tant de regards se tournent en y voyant partout la trace (Big Brother is watching U) ; ces avis si inquiétants car rassemblés sous le même jour sombre et diffus du complot : je les ignore, aussi activement que je peux, ayant assez éprouvé que l’on ne peut véritablement dialoguer avec celui qui, de tout bois, fait tant de signe – car il n’y entend que bien pauvrement toujours la même chose : la source du mal qui impuissante.

Je veux parler d’autres inscriptions que celles que les paranoïaques de tout poil déposent et imposent un peu partout sur la toile, sur les murs, sur les ondes ; parler de ces écritures pour lesquelles une certaine distance vis-à-vis du jour est nécessaire pour faire signe – sans pour autant que ce qu’elles disent, au travers de ce langage en retrait, demeure et doive demeurer dans l’obscurité. Les critiques qui reconstituent la genèse des œuvres littéraires nous ont habitués à plonger le regard dans ce qui n’avait pas vocation à être publié, à ce qui devait rester loin du jour (hormis peut-être bien sûr les correspondances dont on sait à quel point elles jouent toujours avec la limite du public et du privé – les passages du bec de gaz à la chandelle –, les écrivains se mettant bien souvent, parfois de manière coquettement discrète, sous le regard d’un tiers extérieur même en parlant à leur plus proche confident). Et ce qui aurait dû demeurer dans l’ombre, alors, sous le regard indiscret du critique, sous les innombrables éclairages des lecteurs, paraît – et cela presque toujours – tenir le coup dans ce face-à-face pourtant non prévenu avec le soleil. Se renouvelle ainsi, et cela constamment, une certaine magie dans la constitution des œuvres : celle de voir ce que l’on avait pas à voir se tenir au même rang, du moins se montrer digne de la même attention, que ces textes qui, eux, avaient été sciemment publiés et préparés comme tel. Magie, merveille, car, on le sait, même si on ne le dit pas toujours à haute et voix lointaine, le tour ne marche pas forcément à tous les coups, et bien des textes, parfois, auraient dû vieillir (et flétrir) dans leurs tiroirs. Ces textes qui voient un jour qui ne leur était pas promis, ou seulement espéré, n’appartiennent jamais tout à fait à la nuit : écritures des crépuscules, du matin et du soir.

Je parle donc d’autres écritures, de celles qui interrogent en elles-mêmes et pour elles-mêmes la question de leur publicité, la raison de leur publication, ou plus radicalement encore, la forme sous laquelle elles peuvent venir au jour. De celles qui n’anticipent pas, devant la page blanche ou la table occupée, la forme que devra prendre leur texte déjà (quelle longueur, quel format, quelle architecture, quel genre, quel éditeur ?) mais qui plutôt, écritures façonnées dans et par la nuit – celle des cahiers aussi vite refermés qu’ouverts, celle des écrans rallumés aussitôt qu’éteints –, ne font pas de l’aube l’important rituel d’une naissance, d’une noblesse, d’une délivrance, et préfèrent questionner les chances et les risques, les issues et les obstacles, d’une telle exposition. Ce sont des écritures qui, par exemple, multiplient les formes et les niveaux de publication, ne cessent de faire pulluler les demi-jours au lieu du plein soleil écrasant de la publication-livre, à compte d’éditeur, à grand distributeur, moyen du plus intense rayonnement (mais qui s’aveugle sur la clarté des lectures qui s’ensuivent ?). Écritures, aussi, qui modifient les hiérarchies entre les niveaux de visibilité, bousculant le partage apparemment simple (mais comme on l’a vu bien souvent compliqué) entre l’obscurité de la genèse et le grand jour de l’achèvement. Et parmi celles-ci, il y a bien sûr celles dont la continuité segmentée, rompue, ruinée, tient lieu d’une proclamation – lancée pourtant au beau milieu de ces espaces « vierges » que sont le livre et la page –, proclamation qui est celle d’une souveraineté absolue sur les limites du texte produit (« c’est fini quand j’ai dit que c’était fini, je me tais quand je veux, sans respecter aucune convention, ni même aucune grammaire, je coupe quand je n’ai plus rien à dire, quand le fil de mon souffle se rompt, que je meurs écrivant, sans même attendre du point une quelconque extrême-onction, j’inspire, et j’expire, comme je veux). Ce sont ces écrits fragmentaires, ces textes poétiques, pour lesquels la blancheur de la page est une incandescence, et les lettres, des cendres qu’on étale, témoignages d’un feu qui va s’éteindre bientôt, ou d’un incendie qui s’est déjà déclaré. Il n’y a plus de nuit dans ces écritures flamboyantes que celle du sens devenu irrespirable, essoufflé, clarté partie en fumée.

Et puis il y a aussi celle des Nuits échouées, l’écriture de ces nuits où la source du langage qui s’épanche, se fragmente en billets, et s’égaille en multiples reflets :

images peintes,

L’apatride

images captées, tracées,

« — Je suis Mr. M… »

Longue nuit, occupée par Anh Mat, dans laquelle la multiplication, et le décrochage, des voix et des figures (celles de Mr M et de l’Apatride qui ne peuvent se quitter du regard), finit par recueillir entre ses multiples reflets, un langage nocturne qui ne cesse de revenir sur lui-même. Langage effaré, qui questionne le lieu où il pourrait se faire jour à lui-même (si l’auteur, la personne, l’homme qui signe et trace ces lignes n’est jamais tout à fait le même, ou, suivant les pages où il paraît, jamais tout à fait se reconnaît : qui autorise ce qu’on y lit, qui supervise ce qui s’y dit ?) autant qu’il cherche, ce langage, quelque part, hors et dans le livre, un autre lieu où pouvoir se réfugier :

Nuits Échouées. Post 176. 27 mars 2014

Le chef ramassa le livre gisant dans le sang avant de l’essuyer. Seul, sans témoin aucun, lui non plus ne put s’empêcher de l’ouvrir non sans une certaine crainte. Il fut surpris de n’y trouver qu’une succession de pages blanches. Mais en prêtant attentivement l’oreille à cette blancheur suspecte, il crut entendre un appel à écrire venu du livre vide comme un théâtre en plein coeur de la nuit attendant sur ses planches le pas et la voix du personnage qu’il était devenu bien malgré lui, personnage d’une étrange tragédie, celle d’un chef ordonnant à son fils de s’éventrer pour quelques pages blanches, fils qui au moment même où il posa ses yeux sur ce livre n’était plus son fils mais une âme de plus tombée dans le piège de monsieur M..

Soudain, le chef se mit à crier sur le livre comme un mécréant s’adressant avec mépris à l’absence incertaine de Dieu : «— Monsieur M., sachez que vous n’atteindrez jamais ma conscience ! J’en reste le maître et vos tours de sorcellerie n’y feront rien ! Vous entendez ? Rien du tout ! Au fond il suffit de ne pas croire à votre pouvoir pour que vous n’en ayez aucun ! Vous n’êtes que quelques vulgaires feuilles de papier que je m’engage devant Dieu à brûler dès aujourd’hui afin de libérer l’âme de mon fils et de tous ceux ayant un jour eu le malheur de poser les yeux sur vous !»

Et puis le livre lui tomba des mains lorsqu’il vit les pages blanches se noircir de ses propres pensées sous ses yeux saisis de voir apparaitre des phrases qu’il aurait pu lui même prononcer s’il avait parlé… mais il n’avait encore rien dit. Il était seul. Il se taisait… et le livre faisait sienne la parole du silence qui lui échappait…

Sur un rythme de diffusion rapide, depuis plus d’une trentaine d’envois maintenant (depuis le post 144), Anh Mat s’égare dans cette nuit où, chacun s’oubliant, vous parvient en pleine tête ou vous frappe en pleine face, tout à la fois et en même temps, l’indifférence et la nécessité d’écrire, la nature et les conditions de son exercice (liberté ou incarcération). Peut-être se couvrant avec lui, dans ses nuits sans aurore, nous apprendrons nous aussi à aiguiser notre plume, à lui trouver, lui donner, le plus perçant des regards. Un jour fusera de la nuit. Les nuits échouées, alors, ne seront plus nos échecs, mais la croissance toujours renouvelée de nos plus vieilles, de nos plus pleines, lunes. Lueurs rousses, argentées, qui veillent d’un jour qui nous reste pourtant, à jamais, invisible.

Jalousies

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Dissémination de janvier – Écriture et Image

Le rideau avait été tiré.

De beaucoup trop tellement ça se voyait qu’il était raide, tendu, sans aucun pli, aucune ondulation, rien. Rien qui aurait marqué la nonchalance d’un geste familier, d’un geste dont on oublie de penser qu’il se fait dans l’ombre des gestes à venir, eux-mêmes promis à l’ombre. Non, il était venu faire ce qu’il avait à faire, dissimuler aux voisins ce qui pourrait se produire au-delà de ce grand carreau de verre, bloquer le regard de ceux qui comme moi arpentent les fenêtres et les déchirures qu’elles emportent dans les murs rugueux des habitations. Mais ce soir-là, juste en face, c’était arrivé trop tard, assez tard en tout cas pour que j’en sache beaucoup trop de ce qui aurait dû être soustrait à la lumière. Beaucoup trop et presque rien de cette lumière éteinte, clandestine, d’une lune toute proche.

Tôt dans l’après-midi pourtant, à la fin de cet été qui n’avait jamais vraiment commencé, c’étaient à peine des ombres que l’on voyait chez le couple du troisième, des ombres dont on aurait eu du mal à dire qu’elles révélaient deux êtres complets, un homme et une femme avec chacun leur silhouette, différents ; à moins de supposer l’homme les bras tendus horizontalement et la femme le plus souvent la nuque brisée, mais vivante, les cheveux étalés sur la plaine agitée de son épaule, ce que je fis sans trop de souci, et même n’y voyant que peu, aveugle que j’étais du poids des couleurs de l’orage naissant. J’en étais sûr sans trop savoir comment que c’était elle, que c’était lui, de chaque côté de ce gros nuage noir qui s’agitait dans leur appartement. Et le jour qui baissait, loin de diminuer cette clarté, en soulignait d’autant plus le tranchant. Si bien que l’orage arrivé, leurs ombres pouvaient volter en tous sens : je suivais tout de même leurs mouvements et leurs turbulences de plus en plus appuyées. Un éclair jaillit. Je vis la fille qui semblait caresser ce que le garçon lui présentait avec application et véhémence. Tout ça devenait si évident – en faisait foi l’ébranlement de mon ventre – que je n’eus même pas le temps d’attendre le tonnerre pour voir ma curiosité diminuer. Je rentrai. Seulement, en revenant de ma douche, détendu, reposé, et constatant que le spectacle avait survécu à l’orage, je ne savais plus, cette fois, ce que je voyais. Plus tout à fait.

Lui était étendu par terre, peut-être un genou relevé, rayonnant de sa masse, sombre, engourdi, elle… au-dessus, non, tout autour ou quasi, grave, imposante, prise de brusques fulgurances dans lesquelles ses cheveux se mettaient à voleter à tout rompre, sans rythme convaincu, sans rien à prétendre, hérissant les contours à tous deux de formes toujours plus extravagantes, toujours plus biscornues : une unique vibration les gagnait, en chœur, emportant leurs membres l’un après l’autre, une jambe qui se pliait, un bras qui se tordait, et tous qui se redéployaient en de nouvelles contorsions. C’était un monstre de vision que cette scène qui se tenait droit devant, un spectacle que l’éclat roux de la lune avait rendu si irréel que les voisins n’étaient plus que couleurs détachées de leurs ombres, taches irisées échappant de leurs corps, ne laissant d’autre espace entre eux deux que celui de caresses qui fusaient comme des coups, des pincements, des griffures, tapes et piqûres, pointes et pressions : une empoignade tendre se commettait là, bien que jamais, à ce que je pus voir et comprendre, la bouche ne flirta avec la bouche, jamais.

Ils s’aimaient ; probablement. Sans s’échanger aucun baiser. Aucun. Intrigué, je m’étais avancé et avait fini par relever mes stores et ouvrir ma fenêtre tant ce qu’il y avait là me déroutait complètement : je voyais son corps à lui, pâle mais noirci de coups répétés, de bleus sûrement, de plaies peut-être, effilées et longues comme le bras, comme celle qui partait justement de sous ce bras, le gauche je pense, et qui conduisait comme je le vis, très bien quand elle le retourna, jusqu’au long défilé de sa colonne vertébrale pour repartir aussitôt sur l’aine par la droite, s’embrouiller sur les hanches, et filer au loin le long de la cuisse. Une rainure acerbe perturbait l’anatomie de son corps, en compliquait sérieusement le dessin, un simple trait continu qu’on aurait cru dessiné au surin. Elle, sa peau s’effaçait presque dans l’indécence de la lune. La pluie vint. L’été, tout compte fait, ne méritait plus qu’on l’attende. Je refermai la fenêtre et rabaissai le store.

Ce qui se passait entre eux, surtout vu d’aussi près, je ne voulais plus le savoir. Si même je le pouvais. Mais j’avais eu beau me faire une tasse de thé bien chaude, avec du lait évidemment, me passer quelques bons morceaux de musique – du jazz et du rock essentiellement -, je ne faisais plus la pluie et le beau temps dans mon nid douillet, je n’arrêtais pas de jeter des regards, de glisser les yeux entre les jalousies relevées.

J’étais aimanté par le chaos de ces deux êtres que soulignait le halo rutilant de la lampe, qu’ils avaient renversée puis rallumée, puis encore renversée : lui n’était donc pas mort ? Rien ne s’éclairait de ce que je voyais, c’était désolant. Et ça l’était plus encore de sentir à quel point il n’y avait qu’ainsi pourtant, le nez entre les lamelles du store, que je pourrais savoir ce que je regardais vraiment, comme ça, pour rien. Pendu à cette scène. Enfin, je me répétai ça, à mi-voix dans un battement de caisse claire. Mais dans la lumière ambrée de cet appartement qui avait décidément capturé tout l’éclat de la lune, des visions fusaient sans arrêt. Incertaines. Bien sûr, je ne voyais que le plus gros, cette manière féroce de lui montrer ce que je comprenais toujours comme étant son amour, cette brutalité réelle et malgré tout véloce, précise et délicate, cette façon de l’atteindre dans sa chair sans pourtant l’ouvrir ou la pénétrer. Mes yeux suivaient docilement les mouvements qu’elle traçait dans l’air, sur ses fesses et sur son front, autour des mèches tendres qui paressaient dans l’humidité creuse de ses joues, fidèles à ces grandes arabesques qu’on aurait dit de plaisir et de peine : un circuit de désir passait entre eux deux, tout autour. Un désir qui ne se consumait dans aucune jouissance du corps. Elle lui écrivait quelque chose : ç’était ça ! Une chose à lui destinée, une chose qui débordait de sa chair, de la sienne, de la leur. Et elle écrivait tant et tant qu’on l’aurait cru s’alimenter d’une force étrange, quelque chose dont elle ne se nourrissait pas directement, qui ne lui était pas donné, ni promis, mais qu’elle puisait néanmoins en elle-même. Une puissance si étrangère à eux deux qu’on n’aurait pu dire cette fois : c’était à elle, c’était à lui. Je ne savais pas ce qu’elle lui disait comme ça, je ne voyais que s’écouler lentement, des innombrables bleus qu’elle faisait naître dans sa chair, l’encre sous-cutanée d’une histoire de cœur, une histoire si banale que chacun en avait une part, certainement, sans pouvoir se l’échanger ou la céder en aucune façon, ni même la raconter, cette histoire, d’autant plus muette qu’à voir sa bouche et ses lèvres à lui s’empourprer tout d’un coup, et ruisseler juste après, je compris qu’elle lui avait arraché la langue d’un long baiser affamé : enfin ! De la fente que j’entrebâillais entre les fines lamelles d’aluminium passait le rouge orifice de sa tête aux mâchoires aiguisées de couteaux. Je fermai les yeux. Reculai.

L’horreur n’avait pas fait cesser d’elle-même la fascination, il avait fallu que je m’écarte d’un grand effort, arrachant au passage tout l’appareillage des stores.

J’avais déjà vu tant de choses affreuses, pourtant, dans le genre amoureux que je ne comprenais pas ma réaction. J’avais vu des hommes et des femmes balader leur chose, pliée aux canons du moment, magnifiant leur présence de cette flatteuse compagnie parée de laisse et collier brillant de mille feux… j’avais vu certains affirmer leur main mise sur les gestes de leur tendre par des regards d’insistance, des bruits de commande, des étreintes si étouffantes que le cou d’un nouveau-né s’y serait rompu… d’autres encore désarmer toute raison pour déchaîner les coups et, dans le désarroi clinquant du parquet mal ciré, en recueillir la servante, proie apeurée, domestique et consentante… J’avais vu tant de ces lamentables duos, comme beaucoup d’autres, mais là, c’était tout cela et bien autre chose, plus violent et plus tendre : force et faiblesse à la fois conjuguées à l’étrange. On ne pouvait distinguer dans cette scène, effrayante, ni sexualité effrénée, ni piété pour un père ou une mère, une sœur ou un frère. Il n’y avait là aucune histoire venue du fond des âges pour vous enlacer le cœur, ni signes muets à déchiffrer du fond des entrailles d’où exhalent les chaleurs. On ne voyait ces deux-là que se mettre à nu devant soi et pénétrer charnellement le signe commun de leur existence, repasser en la brouillant la ligne sinueuse, infinie, de leur silhouette partagée et vacillante. Ils ne s’aimaient pas seulement d’une attirance, ils ne se désiraient pas dans l’attachement, ils se métamorphosaient : bête fragile et hideuse.

En y repensant quelques fois, quand je me lève la nuit, en observant le grand barbu du second qui fume sa pipe entre les pots de fenouil, je m’dis tout simplement qu’ils dansaient en imprimant comme ça sur leur peau la force de leur seule et unique cadence. Ou qu’ils se tatouaient tout du long de leur anonyme histoire. Peut-être que c’était ça. Bien qu’à dire vrai, je ne voyais pas ce que lui avait bien pu instiller dans leurs corps chevauchés et meurtris, où était le signe sur elle de leur vie partagée.

Voilà ce que je cherche maintenant dans la rectitude sans pli de ce rideau tiré chaque soir avec insistance. Voilà ce qui habite désormais l’antichambre de mon crâne : le jour et la nuit. Et bien plus encore.

Signe des temps

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La web-association des auteurs, c’est, à partir d’une critique du système traditionnel de l’édition (autant papier que numérique) et des premiers blogs littéraires payants, la libre circulation des textes de blog en blog dans le cadre d’un partage non-marchand. Un texte que vous avez lu en ligne vous plaît, vous souhaitez le reprendre sur votre propre blog ? Vous contactez l’auteur pour lui demander son autorisation, et vous pouvez le présenter, l’associer à des images et/ou sons (toujours en bonne entente avec l’auteur). Ainsi, le texte est lu par des nouveaux lecteurs, il circule librement sur le web sans être enfermé dans un format d’édition, et cette dissémination peut donner envie de lire d’autres textes de l’auteur.

Dissémination Une page par jour

 

Le tableau ordonné des jours, des mois, des années est la marelle sur laquelle nous avançons et reculons nos pas ordinaires. Les événements qui s’y inscrivent, à l’emplacement libre qui leur est d’avance réservé, ne déchirent jamais l’ordre du temps. S’ils le remplissent, on est occupé ; s’ils le comblent, c’est qu’on est débordé. Et le temps file par où la mémoire n’est plus capable de retenir ce qui lui passe au travers. Mais quelques signes demeurent. Sur tous les calendriers, agendas et almanachs surchargés, au-dessous desquels court ce temps furieux, décousu, erratique que l’on appelle sans doute aujourd’hui le stress, affleurent des marques, des ronds, des croix qui accentuent, intensifient, modèrent la marche régulière du temps. Au travers des jours qui s’écoulent imperturbablement dans un sens, ces signes flèchent d’imperceptibles passages : sauts, ponts, traverses vers des aubes qui ne viendront pas, ne reviendront jamais, ou à l’improviste.

Voici un exemple – improvisé pour cette dissémination d’octobre – des signes que recueille, depuis plusieurs années maintenant, la revue Scriptopolis. Lancée par des sociologues, ouvrant à d’autres le gigantesque champ d’investigation que constitue l’écrit et ses supports, cette publication constitue un véritable inventaire des signes du quotidien. D’une écriture éparpillée dans le monde. Presqu’un lexique du non-verbal, bien que nombre d’inscriptions recueillies soient composés de mots. Mais entre la lettre et l’image demeure un monde que le symbole et l’icône mesurent peut-être mais n’épuisent cependant pas. Les signaux abondent aujourd’hui qui érigent une nouvelle forme d’écrit dont le statut et l’usage sont aussi délicats à comprendre que pouvait l’être celui de la trace (il y a plus de trente ans maintenant) en histoire, littérature et philosophie. Ils permettent en tout cas de saisir à nouveaux frais l’espace des signes dans lequel nous vivons, dans lequel s’orientent nos sens et au creux duquel s’écrit au jour le jour le rythme effréné de nos existences. Scriptopolis dresse la matérialité signifiante de notre ordinaire. Dans le gris épais des jours qui s’accumulent, elle isole les balises, souligne les repères qui sont comme les transparentes armatures d’un futur journal d’écriture. Des marques plus éclairantes que les chiffres dans lesquels sont données les dates, les années (obscurs car dénués de sens) et les grilles qui sont de bien pauvres et vaines structures – soutiens bien abstraits.

Pour tous ceux qui se lancent dans cette écriture du jour (marquée par son accumulation perpétuelle, son battement lyrique avec la nuit, sa chute irréversible dans la grisaille, son attente indéfinie), ou plutôt pour tous ceux qui, écrivant dans la quotidienneté (comme tant de plumes le font), acceptent de faire de ce filet, ou pluie de signes, le langage propre à être exposé, pour tous ceux-là, Scriptopolis offre un répertoire gigantesque de nœuds littéraires : de quoi faire et défaire quantité de trames narratives. Flèches doublement, triplement, « multiplement » orientées. L’ébauche d’un réseau d’écriture filant loin des ambiguïtés, des contradictions, toujours hésitantes à compter Deux après Un. C’est en cherchant de tels espaces, en essayant d’y vivre, même sans espoir, que souvent Kafka livre ses plus belles pages : « il est peu probable que je vive jusqu’à quarante ans, la tension qui s’installe souvent dans la moitié gauche de mon crâne, par exemple, est le signe du contraire, tension palpable comme une lèpre intérieure et qui, lorsque j’ignore les désagréments pour ne considérer que le phénomène, me fait la même impression que la vue d’une coupe transversale de la cervelle dans les livres scolaires, ou d’une dissection presque indolore sur un corps vivant où le scalpel, procurant un peu de fraîcheur, s’arrêtant souvent et revenant, parfois tranquillement posé, continue à disséquer prudemment des membranes fines comme des feuilles, tout près des parties du cerveau en activité. » (Le journal de Kafka, traduction de Laurent Margantin). Signes contradictoires de jours qui s’allument, qui s’éteignent, puis la coupe s’opère ouvrant un espace, un jour impossible dans l’épaisseur obscure et vivante du corps, dans lequel l’écriture s’installe, où le scalpel s’ébranle, trouvant son rythme jusqu’à ce que des pages sortent directement du cerveau. Cette écriture qui cherche ses membranes et ses peaux, chez Kafka, on la trouve, bien sûr, au détour d’autres pages comme cette fois où « la fille, tout en gardant ses jambes immobiles, redressa son buste et me tourna le dos qui, à mon grand effroi, était couvert de grands cercles d’un rouge de cire à cacheter aux bords pâlissant et entre eux des éclaboussures rouges dispersées. Je remarquai alors que tout son corps en était plein, que mon pouce sur ses cuisses était posé dans de telles taches et que j’avais aussi ces petites particules rouges comme celles d’un sceau brisé sur mes doigts. » (Le journal de Kafka). Une femme se redresse, se retourne, et voilà que s’ouvre un nouveau support d’inscription, l’effet d’une signature qui gagne les corps. Encore un jour impossible où, dans la nuit où Kafka écrit, son aurore, pourtant, parvient à surgir. Nuit que la veille de l’écriture fait passer dans le jour. Jour que la nuit somnambule recueille des rêves et dépose dans la blancheur du papier.

C’est dans un tout autre espace que se livrent au contraire les écritures du jour attendu. Je pense aux carnets de bord, aux récits de voyages, de ces cosmographes, pilotes et marins qui s’en allaient vers le nouveau monde ; à leur manipulation répétée des astrolabes, quadrants et arbalestrilles, afin que lune et soleil enfin leur fassent signe : d’une relative position, d’un espoir honnête, d’une crainte mesurée ; je pense aussi à la lecture conjointe des signes perdus, égarés, dans l’immensité d’une nature rendue à l’élémentaire – oiseaux qui fusent dans l’azur témoignant pour une terre à portée, bois flottant d’un continent assez riche pour porter de si hautes futaies, nuages qui s’accumulent à l’horizon promettant une issue à la mer –, et la lecture des éphémérides, vaste compilation d’observations parfois séculaires de conjonctions astrales capables tout simplement de dire l’heure en l’absence d’un temps au battant régulier, cœur dont le sable transporté en mer ne cesse de chavirer, en bas et en l’air, sans jamais pencher en mesure ; je songe à ces lieux qui portent le nom du jour où ils furent, à d’autres yeux, découverts : soit directement, Rio de Janeiro, soit sous le patronage d’un saint, São Paulo, sites ouvrant désormais leurs contrées aux plus vieilles histoires que se racontaient, même en silence, les Européens : le paradis perdu, le retour du Christ, une cité de lumière, être un jour son propre seigneur… On accepte la fuite de tant de jours pour celui qui arrive, qui sera éternel, car l’écriture y sera inutile, sa promesse accomplie.

Il y a tant d’écritures des jours successifs, des jours qui se confient au prochain étant sûrs que lui et tant d’autres encore viendront. Ce sont les épigraphes solaires, se pointant aux aurores, à midi, et même au crépuscule ; écritures où la nuit se tient sous la page pourtant, car ce sol immédiat que vous grattez découvre au fur et à mesure que vous le lacérez (de vos pointes, de vos plumes, de vos griffes) la surface délicate, insignifiante, fragile qu’étalent momentanément vos journées. Viendront peut-être alors les signes de ces jours qui assombrissent déjà ceux qui s’annoncent et qui veillent sur eux d’une lumière douteuse. À commencer par ceux qui s’exécutent la nuit : les écritures commises au flambeau, retrempées à la chandelle, cheminant dans l’odeur entêtante des lampes à pétrole – laissant au matin des yeux de mineur apparaître rampant encore dans les boyaux dérangés de la nuit. Je laisse et j’appelle de plus érudits que moi à cerner ces littératures nocturnes, en signaler l’existence, en partager le plaisir.

Les signes du quotidien ne sont donc pas de ceux qui le remplissent, ni de ceux qui en organisent les jours en une durée fluide et « irrattrapable ». Ils sont pourtant apparents bien que dispersés dans les pages des agendas et calendriers. Ils marquent des ruptures abruptes et des continuités nocturnes alambiquées. Des scansions hasardeuses. Ils sont les minces fragments de nuit qui permettent de compter les jours, de compter sur eux, de faire qu’ils s’ajoutent ainsi jusqu’à l’infini. Car les jours ne s’accumulent pas, coulent seulement le long de la chandelle qui se consume peu à peu, et se fondent ainsi progressivement les uns dans les autres, alimentant le demi-jour dans lequel nous vivons, la lumière légèrement jaunie dans laquelle j’écris vers le soir. Toujours vers le soir. Je n’ai de mémoire que de lumières d’été courant sur l’hiver qui remplit mes yeux et lui permet parfois de passer. Soleils hauts toujours éveillés sur des brumes levées avant moi que je disperserai patiemment en journée.

Sans doute la littérature de journal est-elle une façon de faire entendre le jour sous le jour, la radieuse mémoire. Là où la Presse, dans son accélération permanente, remplit chaque jour que Dieu fait les pages que le souverain lui octroie, signifiant ainsi qu’il sera impossible de tout lire, que le temps déborde d’événements chaque instant, faisant fuir l’histoire hors de tout souvenir immédiat (le journalisme, secrètement, travaille pour la postérité, rêve de ne laisser passer aucun événement dont l’historien, plus tard, pourrait manquer, ne constituant ainsi pourtant qu’une mémoire close, perdue, encombrée, aussitôt périmée) ; le journal, lui, qu’il suive ou non à la lettre les scansions du temps partagé, jour après jour, mois après mois, que l’on s’y penche au contraire et s’y épanche suivant l’écoulement de ses propres humeurs, opère le mouvement inverse : fait passer dans le temps ce qui ne fuit pas mais ne s’y montre jamais : jour honteux, gris, poussiéreux. Récit des demi-jours et des nuits blanches. Au temps déjà écrit, générique et vide, que l’on figure de lignes et de chiffres, ne s’ajoute pas l’écriture particulière, anecdotique, du quotidien ; elle s’y loge, s’y protège peut-être du flux indifférent aux possibilités encore timides qu’elle expose aux courants, mais elle y répand ses marques surtout, étale et dispose ses rythmes hasardeux qui se bousculent, se synchronisent, et balafrent le cours immuable du temps. Ecriture qui date et dépose en silence un nouveau signe des temps.