Le retour du sauvage

Mis en avant

Creative 365 Project By Michelle RobinsonJ’imagine, de toute l’étendue de mon ignorance, que les archétypes de Jung, d’une manière analogue aux complexes freudiens, prolongent, dans l’ordre de la mémoire et de la culture, la thèse darwinienne selon laquelle l’unité de type que manifestent les espèces, le plan anatomique à partir duquel les organismes semblent édifiés, trahit la morphologie primitive des ancêtres dont les vivants actuels sont les lointains descendants. Passivement conservés par le jeu d’un héritage, similaire ou analogue à celui de l’hérédité, les archétypes jungiens rassembleraient peut-être alors le témoignage immémorial de la naissance de l’espèce humaine, c’est-à-dire l’épreuve que connaît chaque petit d’homme en naissant à lui-même et aux autres, à la fois au creux et au cœur de cette identité. Et une rapide lecture semble confirmer que la théorie de Jung s’engage bien dans cette voie-là.

On pourrait donc envisager, tout aussi simplement que l’a fait la psychanalyse, l’ensemble des traits de sauvagerie – qui se laissent si facilement repérer dans l’histoire occidentale : en certains sites (forêts profondes, sommet des montagnes, îles perdues…), chez certains êtres (plantes rebelles, fauves indomptables, hommes isolés, naufragés ou cruels…), dans certains actes aussi (comme manger de la chair crue, se vêtir de rien ou de peaux de bêtes, assaillir l’objet de son désir, tailler autrui en pièces…) – comme une caractéristique originaire de l’être humain ou, du moins, pour corriger une interprétation déjà trop universalisante, uniquement de l’homme occidental. La sauvagerie alors, pourrait-on dire, appartiendrait en propre à l’Occident et qualifierait peut-être un de ses espaces fondamentaux. Il n’y aura plus ensuite qu’à écarter toute vision essentialiste de la sauvagerie en déclarant que bien loin de ressembler à une sorte de nature primitive et invariable, elle constitue au contraire un moment capital de son histoire : temps qui ne serait jamais tout à fait passé, qui fonctionnerait plutôt à la façon d’un seuil perpétuel que l’Occident aurait sans cesse à franchir, temps dans lequel il lui faudrait toujours à nouveau repasser ; principe d’une périodicité parmi d’autres de son histoire qui n’imposerait pas tant un perpétuel retour à l’origine, au point de départ de son histoire, qu’un passage récurrent au sein du même battement irrégulier entre ouverture et fermeture de l’espace et du temps : cercle dans lequel non seulement une mémoire deviendrait possible mais également son incessant renouvellement, si bien que la sauvagerie serait moins derrière nous, s’éloignant, que revenant plutôt vers nous perpétuellement (nous retournons moins dans les bois que ceux-ci ne font retour vers nous, assez régulièrement). Ainsi, la sauvagerie présente déjà, si l’on croit les hellénistes, chez les Grecs ne serait devenue fondamentale pour l’Occident (mais les Grecs étaient-ils des occidentaux ? Ne fallut-il pas attendre Rome et son empire pour qu’une telle aire culturelle et politique, une telle cosmopolitie, se mette en place ?) qu’à un certain moment de son histoire. Aurait-elle pu prendre cette place si « basique », si superficielle, dans notre culture, sol premier de nos existences, si les royaumes barbares européens autour de l’an mil n’avaient pas établis de forêts sur leurs terres ? La sauvagerie aurait-elle pris un tour si politique dans notre histoire (trait manifeste de l’émeute, critique de la civilisation, poche anti-étatique, forme de rupture du lien social etc.) si ces même rois n’avaient pas rapproché leurs palais, leur cour, de leurs réserves de chasses ?

Il n’y aurait donc rien d’étonnant, dans la mesure où nos vies sont toujours dominées (abritées, recouvertes et subjuguées) par des ensembles cosmopolitiques issus de ces anciennes formations de souveraineté, de retrouver encore aujourd’hui cet espace isolé, clos, obscur, dangereux, au sein des différentes structures de l’espace occidental. Sauf que l’archéologie et la généalogie de la sauvagerie ne peuvent être menées, comme le supposait Jung, selon les mêmes principes qui règlent la sédimentation géologique et l’hérédité biologique : l’histoire n’est pas l’évolution et le temps qui domine l’expérience de la sauvagerie est plus riche en ruptures, en actions, que l’on ne le croit.

Pour preuve le fait que depuis le XIXe siècle, nous maintenons activement ouverte cette dimension sauvage dans nos parcs naturels et autres zones protégées. Et même quelques décades avant cela, dans les jardins dits à l’anglaise, les plus riches d’entre nous se façonnaient déjà un espace de sauvagerie à proximité de leur demeure. Aussi, la sauvagerie, entendez cet espace-temps singulier qui s’ouvre parfois dans le monde et dans lequel nous repérons tout un ensemble de lieux, de temps, d’êtres et d’actes, cette dimension donc, n’est-elle pas restée ouverte d’elle-même, passivement, par le jeu d’une simple rémanence, ou insistant à la manière d’une trace. Bien sûr, on met généralement l’accent sur les menaces de disparition qui pèsent sur la sauvagerie (ses lieux et ses habitants) tout en souhaitant, dans le même temps, réduire à néant les actes qui la trahissent ou la révèlent (les fameux crimes sanguinaires qui émaillent les propos de la presse), mais c’est toujours une façon d’admettre, implicitement, à quel point demeure provisoire, voire éphémère, l’accès à cette expérience. On mesure alors, du même coup, les nombreux efforts qui s’avèrent nécessaires pour instituer dans une culture la tenue d’un tel événement. Aussi l’artificielle présence dans laquelle, depuis au moins le XIXe siècle, nous maintenons la sauvagerie au sein des territoires étatiques a sans doute conduit cette dernière à changer de position dans notre culture. Hier encore, sol originel sur lequel s’élevaient les civilisations, elle est progressivement devenu ce champ de ruines que nous maintenons debout coûte que coûte (forêts replantées, populations animales régénérées et réimplantées, sociétés humaines protégées, etc.). Sol premier peut-être encore, mais plutôt celui de la tombe, celui qui de tous temps nous aura précédés.

Ce ne serait pas tout à fait encore cela, pourtant, envisager la sauvagerie d’un point de vue de part en part historique. Car la lutte contre les facteurs qui menacent l’intégrité du phénomène sauvage (lutte contre le braconnage, la déforestation, l’urbanisation galopante, la pollution, etc.) n’est pas un acte second par lequel on maintiendrait ouvert un espace qui le serait déjà de lui-même, il est au contraire celui par lequel on le perce dans l’épaisseur du monde. Regarder la sauvagerie comme un phénomène toujours-déjà en passe de disparaître et agir en conséquence n’est pas le fruit d’un constat objectif, ni même l’expression d’une angoisse collective, c’est la temporalité même dans laquelle la sauvagerie s’est fait jour dans notre histoire, histoire qui la voue d’emblée au crépuscule, au retrait, à l’effacement lent ou imminent. Espace isolé, espace nu, espace de violence, espace labyrinthique aussi, la sauvagerie se déploie dans cette temporalité singulière qui la met constamment au bord de la disparition. Dès l’afforestation des bois mérovingiens, aux peuples modernes s’éteignant un à un sur la planète, en passant, par exemple, par la corruption qui ne manquait pas d’affecter les populations abordées par les Européens – thème récurrent des Lumières –, l’histoire de la sauvagerie n’a cessé de s’écrire dans le sens de sa nuit prochaine. La perception des êtres sauvages est irrémédiablement tournée vers leur fuite. D’autres efforts sont et seront nécessaires pour en voir et en décrire d’autres aspects (à commencer par ce tableau qui demeure en attente d’un regard plus poussé)

Aussi le retour du sauvage que l’on proclame aujourd’hui ne fera probablement pas date s’il est seulement l’annonce d’un arrêt, d’un suspens momentané, ou même du contrebalancement de ce lent et long crépuscule dans lequel s’est fait jour l’espace sauvage. Il me semble qu’aujourd’hui, pourtant, d’autres tendances, d’autres manifestations sauvages, plus discrètes sans doute, apparaissent néanmoins, modifiant ainsi notre expérience. Car si, depuis une bonne vingtaine d’années déjà, quelque chose de la sauvagerie fait retour en Occident, c’est surtout cette « révélation » de son caractère proprement occidental. L’anthropologie en a fini, provisoirement du moins, avec son exotisme, son altérité lointaine et mystérieuse, voire insondable. Le sauvage est maintenant rapatrié vers sa terre d’origine (bien qu’il ait essaimé sur toute la planète au gré des colonisations) et reçu désormais comme une des dimensions les plus singulières de son espace natal. Pendant des siècles, où qu’il se soit trouvé sur le globe, la sauvagerie fut une des voies les plus usitées pour percevoir le monde chez l’homme occidental, c’est maintenant lui-même qui s’ignore ou se contemple à travers ce qui est devenu pour lui un singulier miroir. La sauvagerie définit un espace proprement occidental.

Philosophie sauvage

Depuis plusieurs années je m’efforce de cerner les contours d’une expérience socialement mineure mais néanmoins obsédante dans l’histoire occidentale : il s’agit bien sûr de la sauvagerie. De nombreux chantiers ont été ouverts : une galerie de portraits représentant d’illustres ou d’obscurs hommes sauvages – exposition courant de l’époque médiévale à l’époque actuelle ; une analyse des différentes dimensions qui traversent et composent cette expérience sous des modalités diverses ; un repérage des lieux et moments dans lesquels cette expérience se joue et emporte avec elle des enjeux d’ordre plus général : tout cela en guise de reconnaissance de son histoire et pour répondre à ceux qui, à tort et souvent à raison, relèguent cette dimension culturelle au rang d’un mythe, d’un préjugé ou d’une racine de l’homme occidental.

On peut trouver ici les grandes lignes qui éclairent le point de vue sous lequel j’aborde le problème et , un des premiers portraits mis au point, en attendant que d’autres tapissent la galerie que j’espère ouvrir un jour. Mais je voudrais partager sur cette page tout autre chose.

Qu’on reconnaisse à la sauvagerie – humaine surtout – une réalité ou qu’on lui laisse uniquement la valeur d’une catégorie culturelle, ou d’une métaphore, ou même seulement le statut d’un fantasme, il est néanmoins indéniable qu’elle s’est présentée de façon récurrente aux Occidentaux les siècles derniers. Des forêts aux êtres qui les habitent, hommes ou fauves, des figures de carnaval sorties lors des festivités aux êtres étranges qui résident aux confins du monde, le Moyen-Âge a certes bien connu la sauvagerie des êtres : un homme mis au ban, un saint qui cherche une retraite, une proie qui détale, un villageois qui se masque le front, un étranger qui se perd par-delà l’horizon ; mais surtout par leur côté fuyant et, globalement, dans ses marges. Au bout d’un siècle de colonisation aux Amériques, d’autres Sauvages (les mêmes et pourtant différents) auront pourtant, quasiment, peuplé la totalité de la terre – tous ceux que l’Occident aura considérés comme étant extérieurs à sa foi et sa loi. Peut-on penser qu’un statut aussi général, aussi évident pour quantité d’Européens (avec bien sûr tout ce qu’il a pu charrier de préjugés, d’illusions, d’erreurs et de crimes) soit resté sans conséquences ?

Si l’Occident a ainsi ensauvagé la plus grande partie des peuples de la terre, exceptés ceux dans lesquels il reconnaissait une part de sa civilisation, il y en eut donc aussi quelques-uns (très peu) sortis de ses rangs, et devenus d’autant plus légendaires : des fous dans les bois, des enfants trouvés, des marins prenant femme indienne, des marins naufragés, un écrivain nostalgique, des ethnographes sans retour, et peut-être deux philosophes. Peut-être, et c’est là tout l’enjeu du travail en cours, que deux individus, non seulement ont fait de l’expérience de la sauvagerie en eux-mêmes et autour d’eux, mais ont également fait de la philosophie, pour une part au moins, un exercice d’ensauvagement. Non pas une philosophie de la sauvagerie, une réflexion sur la dimension sauvage du vivant – animal ou végétal – mais l’ensauvagement (acte ou perception peu importe à cet instant) comme pratique philosophique à part entière, spécifique et singulière ; nouvelle épreuve peut-être, proposée par certains hommes, pour accéder et tenir au rang de philosophe.

Par deux fois, au moins, ces trois derniers siècles, cette expérience a été le vecteur et le support d’une pratique réfléchie. Deux livres témoignent au plus haut point de cet événement inhabituel ; deux livres qui, à l’échelle de l’histoire occidentale, sont presque contemporains : Les rêveries d’un promeneur solitaire, rédigées entre 1776 et 1778, par Jean-Jacques Rousseau, et Walden ; or, Life in the Woods, de Henry Thoreau, ouvrage publié en 1854.

Sign at Thoreau's cabin site by binarydreams

J’aimerais faire une comparaison systématique de ces deux ouvrages et des expériences auxquelles ils renvoient ; faire une comparaison qui bien entendu établirait les éléments communs aux deux pratiques mais qui ne chercherait pas, pour autant, à les assimiler, mais au contraire à souligner leurs différences : celles que l’on pourra trouver entre elles mais aussi à l’égard des expériences contemporaines ou antérieures de sauvagerie. Établir ainsi la singularité de ces pratiques et questionner ainsi les relations possibles que l’on peut reconnaître entre elles.

On trouvera donc ici, répartis selon un ordre, un espace, encore provisoire, les différents éléments (remarques, descriptions et analyses) propres à faire avancer une telle recherche : à la fois balises, directions et sillages. Toutes les propositions, les indications, les remarques, les critiques, les encouragements, les astuces mais aussi les blagues ainsi que les divertissements sont les bienvenus. Allons il est temps, levons l’ancre.

Manifestations de Sauvagerie

Occurences du terme

« Nous portons tous en nous un farouche sauvage et peut-être sommes-nous quelque part enregistrés sous un nom qui ne l’est pas moins. » (Frédéric Gros, Marcher, p.103)

Écriture du texte

Rédaction

Thoreau

Séjour de deux ans, deux mois, deux jours. Il multipliait les rencontres avec ses amis, vivait et se rendait dans son village situé à quelques kilomètres de là. Walden est le nom du lac auprès duquel il vivait. Lire ce texte : est-ce se rapprocher à nouveau de ce lieu ?

Expérience d’emblée provisoire (1845/47). Sauvagerie en tant qu’expérience. Réécrit le texte jusqu’en 1854. Temps d’écriture largement plus long et postérieur à celui du séjour. Pas de misanthropie : vit en famille ou chez Emerson. La fin de l’expérience n’est pas un retour : « À présent me voici pour une fois encore de passage dans le monde civilisé » (p.7). Vies civiles ou sauvages sont des points de passages, des arrêts momentanés dans une course, un voyage ou un pèlerinage.

Expérience en opposition à la société, retrouver le fondamental, le nécessaire. Geste philosophique ancien renouvelé. Comparer avec les cyniques et les saints. Projet d’écriture inscrit d’emblée dans l’expérience. Simplicité volontaire. Expérience rationnelle et non une aventure (Into the Wild). Nécessité d’incursions régulières dans la nature.

Les deux premières questions que j’ai proposé d’éclaircir sont : Quel est ce texte, nommé Walden, que nous avons dans les mains ? De quoi parle-t-il ? On se doute bien que ces questions ne vont pas être résolues d’un coup mais qu’il va falloir se guider sur elles et porter toujours attention à ce qui pourra y répondre. Surtout que le problème n’est pas tellement de ne pas avoir de réponses mais d’en avoir trop. Car les analystes, comme nous pouvons nous en rendre compte facilement nous aussi, montrent la pluralité de modes de discours qui composent le texte de Walden.

Pour nous le problème n’est pas de savoir quelles sont les formes de discours à l’œuvre dans Walden mais plutôt si, d’une part, il existe un ordre au livre, une « syntaxe » supérieure qui en ordonnent les différentes composantes, bref selon quel type de livre Thoreau donne lieu à la pluralité de ses langages, et, d’autre part, quels rapports ce livre entretient avec les autres pratiques de Thoreau, à savoir la conférence, la marche et le journal. C’est seulement au moment où nous saurons ce qui donne une unité (ou pas) à ce livre que nous pourrons analyser correctement son insertion dans des pratiques hétérogènes. Ensuite, établir ces rapports nous permettrait d’avoir une vue plus large sur la pratique philosophique, de style transcendantaliste, de Thoreau. C’est le dispositif par lequel ces nombreuses activités se relient et fonctionnent ensemble qui donne à une philosophie sa réalité pratique. C’est cela qui doit guider notre recherche.

Il y a, je crois, un premier écueil à éviter quant à la réponse à apporter à la première question : quel est donc cet ensemble de textes nommé Walden ? Une grande partie du matériel du futur livre a été donnée en conférence, et notamment le premier chapitre Economy, si important car en plus d’ouvrir le livre il se donne lui-même comme la reprise ou la mise en scène d’une intervention publique. On aurait donc, avec Walden, la transcription, du moins la transcription simulée, d’une conférence. Walden, en tant que livre, n’introduirait rien de neuf ou de marquant dans la continuité des pratiques philosophiques de T, il mettrait seulement par écrit ce que celui-ci donnait à voix haute un peu partout en Nouvelle-Angleterre. Le livre ne serait alors tout au plus qu’une version remaniée du dossier préparatoire de ses conférences.

Le fait ne serait pas isolé puisque puisque de nombreux textes ont été prononcés en conférence avant d’être publiés dans des magazines, des journaux ou des revues. C’est le cas notamment d’un texte comme Resistance to Civil Government. Ces deux textes majeurs sont-ils seulement ou essentiellement la transcription, bien entendu infidèle car adaptée à l’écrit, de prises de paroles publiques ? Quel serait donc la nécessité du passage de l’oral à l’écrit et le rôle d’un livre dans le destin d’un tel discours pour Thoreau ? Il est certain que le passage au livre, donnant à entendre à un plus large public les propos de T., le conduisait à parler à des gens qu’il ne connaissait pas, qui ne lui étaient pas proches, qui n’avaient même aucune proximité donnée avec lui : ni lien de parenté ou de voisinage assignable. Le travail d’écriture, ou plutôt de réécriture de Thoreau consisterait-il, pour l’essentiel, dans une adaptation du texte à cette nouvelle distance, aveugle et sourde, entre le conférencier et ses auditeurs, un remaniement du texte en vue de sa nouvelle adresse ? Si l’on acceptait cette première interprétation, il y aurait beaucoup de questions à poser : qui a le dernier mot quand un texte existe sous deux formes différentes ? L’oral ou l’écrit ? Le passage à l’écrit vient-il clôturer la série des « livraisons » publiques d’une pensée au sens où le livre serait à chaque fois la forme définitive et la fois dernière sous laquelle une conférence serait donnée ? En d’autres termes, Thoreau arrête-t-il de faire des conférences une fois que son texte est publié comme si toucher une plus large audience était la pente, sinon le but de ses prises de paroles ? La publication écrite clôt-elle le cycle de conférences ou bien l’écrit n’est-il qu’un moyen de compenser le fait que Thoreau ne peut se rendre partout où il voudrait pour faire entendre sa voix, et bien que touchant potentiellement plus de monde, le livre ne serait qu’un mode secondaire d’intervention auprès des citoyens américains ?

Il est vrai que Thoreau, interrogé sur ce point, fit profession d’homme de lettres et qu’à ce titre, une publication imprimée s’avérait nécessaire. Il faut également tenir compte du fait que Thoreau lisait un texte déjà écrit durant ses conférences et d’une façon assez monotone selon le témoignage de certains. Ses interventions publiques n’étaient donc pas le fait d’un rhéteur qui, de mémoire, livrait une parole toute entière orale, cherchant du regard la réaction de ses auditeurs : sa voix, son rythme, ses tournures s’appuyaient autant, sinon plus, sur un texte déjà abouti que sur les réponses et répliques du public qui était présent – et qui riait beaucoup, d’ailleurs, à ce qu’il semble. Quelles que soient les libertés que l’orateur se donnait vis-à-vis des notes, du texte, qu’il avait apportés avec lui, une conférence demeurait une lecture. Aussi, est-il difficile de croire que les parties ou futurs chapitres de Walden publiés dans des revues ou conservés dans ses carnets, c’est-à-dire les différentes versions du livre qui sera publié en 1854, aient été de simples pièces préparatoires, des fragments inachevés, il s’agissait plutôt d’états publiables et donc parfois publiées. Qu’elle soit faite à l’oral ou à l’écrit, la publication d’une pensée exigeait non seulement une mise en forme écrite mais également « littéraire », au sens où celle-ci était conçue d’emblée pour la lecture, de l’orateur et/ou de ses éventuels lecteurs. Thoreau, dans ses conférences, donnait une parole immédiatement lisible, et ainsi potentiellement au-delà de sa seule personne. Il se présentait devant les autres en tant que son premier – et peut-être pas le meilleur – lecteur. Ainsi que Thoreau ait donné ou non des conférences à partir d’un texte déjà imprimé ne change au rien au fait que ses textes étaient faits pour être lus et non pas dits devant une assemblée. Ils étaient voués d’emblée à demeurer sur le papier. Que les conférences aient été bien souvent les premières formes de publication, et sans doute, les moteurs privilégiés d’une correction et d’une réécriture du texte, ne contrarie pas le fait qu’elles furent secondaires dans la forme que Thoreau souhaitait donner à son livre.

On aurait pu imaginer, en effet, au regard de l’activité de conférencier de Thoreau, un livre intitulé Walden qui aurait trouvé, plus que son origine, le lieu de sa ressource permanente dans une prise de parole initiale. Ce livre n’aurait été alors qu’une conférence indéfiniment étirée. Au lieu d’être une forme repérable qui aurait eu, certes, une fonction séminale, voire cardinale, dans le texte, autrement dit une valeur indubitablement structurante, la conférence, en tant que type discursif, aurait été élevé à un rang supérieur afin qu’elle puisse englober tout le reste du livre. Le livre aurait ainsi trouvé son unité en voyant passer un élément de la multiplicité qui le constitue au rang d’unité supérieure, forme au-dessus des formes. Or, je crois que bien des chapitres de Walden ne se présentent pas du tout sur ce mode-là : ainsi le chapitre « Mes voisins les animaux » qui commence comme un dialogue entre deux personnages, l’Ermite et le Poète, ou « L’étang en hiver », qui tend vers la description naturaliste et poétique. Difficile d’imaginer que Walden se compose comme une suite de conférences, comme l’activation répétée sur dix-huit chapitres d’un même schéma rhétorique. Mais peut-être Thoreau, dont les qualités de conférencier étaient discutées donc discutables pour ses proches, usait-il de procédés oratoires innovants ou de procédés plus courants que nous ne repérons pas dans les chapitres et qui structurent, malgré tout, en sous main, la totalité du livre. On sait notamment l’importance que revêt la Jérémiade, sorte de sermon lié à la prédication, aux yeux des spécialistes, importance quant aux formes qu’épousent spontanément le ton caustique de Thoreau. De ce nouveau point de vue, Walden n’aurait plus besoin d’être unifié sur le mode de la conférence – une conférence exceptionnelle, démesurée, riche de tous les procédés utilisés à l’époque, même ceux qui semblent les moins oraux – tout en restant fondamentalement une œuvre d’orateur, parole pour laquelle le ton de la conférence ne serait plus qu’une modalité parmi d’autres. Aussi, même donnée sous forme de livre, Walden, son action, sa lecture, sa lettre même, continuerait d’être indexé au rapport de face-à-face, d’interaction immédiate, d’entente commune qui caractérise la position d’orateur public. Même réduit au silence dans l’écriture, la parole de Thoreau serait encore, par les ressources même de son écriture, de son brio rhétorique, à portée de voix.

Rousseau

Texte sorti d’une malle, texte posthume. Texte dépouille qui doit l’introduire naturellement à sa mort. La fin de l’écriture devra coïncider avec celle de sa mort. Texte interrompu par sa mort. Événement de la rupture aménagé dans le texte. Le texte touche à sa fin. À la différence de T., l’écriture se fait conjointement aux promenades et par phases discontinues (chaque chapitre correspondant à l’une de ses phases). Le fil de l’écriture est à la fois noué et rompu par les promenades. Le texte ne s’ancre pas dans un lieu qui est un point de passage mais se découpe suivant la même unité qu’est la promenade. Le texte s’avance vers la fin des promenades, celui de T. ouvre un passage vers un autre lieu.

La chute contre le chien se fait quelques mois avant la rédaction du texte. Journal d’une chute.

Peuples sauvages

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Interseccion (Poliptico) Federico Silva by Lucy NietoCombien Il est difficile de savoir ce qu’apercevaient exactement les européens quand ils parlaient de sauvagerie à propos des hommes qu’ils rencontraient aux Amériques. Le monde occidental comprenait déjà plusieurs lieux sauvages : la silva romaine désignait à l’origine les bois à proximité des cités, d’où étaient issus les premiers peuplements de la ville ; mais des forêts la sauvagerie s’était progressivement étendue aux montagnes, aux déserts, autrement dit vers des espaces qui n’avaient plus rien d’essentiellement sylvestre. Ce même espace, au cours du long déplacement qui le fit basculer du monde méditerranéen au monde européen, c’est-à-dire vers la chrétienté occidentale, fut également peuplé d’êtres les plus divers : arbres de multiples essences aux architectures les plus variées, bêtes féroces, sanguinaires et légendaires, monstres, démons et divinités mineures, et, parmi les hommes, tout un menu peuple d’ermites, de chasseurs, de paysans et autres chevaliers, fols, magiciens ou géants, chacun étant bien entendu sauvages, d’une façon ou d’une autre. Mais ce n’est pourtant qu’aux xve et xvie siècles, et de manière irréversible avec la rencontre de l’Amérique, que des Sauvages apparurent, c’est-à-dire que des hommes furent nommés et reconnus selon cette singularité plurielle. Les hommes sauvages n’étaient plus ces figures plus ou moins légendaires, isolées et repliées au fond de lieux inaccessibles et hostiles, ils formaient désormais une imposante et foisonnante population.

Il était rare parmi les voyageurs de justifier le nom que l’on donnait aux hommes que d’aventure on rencontrait. Jacques Cartier, lors de son premier voyage au Canada (1534), en donne pourtant l’exemple : « il nous vint un grand nombre de sauvages, qui étaient venus dans cette rivière pour pêcher des maquereaux, dont il y a grande abondance. Et il y avait, tant hommes et femmes qu’enfants, plus de deux cents personnes, qui avaient environ quarante barques, et qui, après que nous nous fûmes un peu familiarisés à terre avec eux, venaient franchement avec leurs barques à bord de nos navires. Nous leur donnâmes des couteaux, de la verroterie, des peignes, et autres objets de peu de valeur ; ce pour quoi ils faisaient plusieurs signes de joie, levant les mains au ciel, en chantant et dansant dans leurs barques. Ces gens-là se peuvent appeler sauvages, car ce sont les plus pauvres gens qui puissent être au monde ; car tous ensembles ils n’avaient pas la valeur de cinq sous, leurs barques et leurs filets de pêche exceptés. Ils sont tous nus, sauf une petite peau, dont ils couvrent leur nature, et quelques vieilles peaux de bêtes qu’ils jettent sur eux en travers. Ils ne sont point de la nature, ni de la langue des premiers que nous avons trouvés. » (Jacques Cartier. Voyages au Canada, avec les relations des voyages en Amérique de Gonneville, Verrazano et Roberval, La Découverte, 1981. p.144-145). On ne le croira peut-être pas mais c’est la figure de l’ermite que Cartier reconnaît dans l’aspect de ces hommes et de ces femmes dépourvus de vêtements. Figure démultipliée et métamorphosée.

D’abord, bien sûr, au vu du nombre d’individus qui viennent à leur rencontre et qui effacent d’autant le visage solitaire de l’ermite ; ensuite, devant l’intensité de leur pauvreté que leur nombre, qui devait être le signe de leur aisance, amplifie et marque d’autant sur chacun de leurs corps. C’est donc ainsi dans le dénuement qu’il fut possible de voir chez ces gens de la sauvagerie. C’est selon cette dimension, en y plongeant sa perception, qu’il put à la fois voir ce qu’il avait déjà vu : des hommes quasi-nus, vivant de peu de choses, c’est-à-dire une figure d’ermite, de saint parti au désert ; et voir ce qu’il n’avait jamais vu jusque-là, même sur cette terre nouvelle, des êtres humains d’une pauvreté extrême. L’incroyable et l’immémorial. La solitude du sauvage n’était plus l’une des voies royales pour se dépouiller du monde, pour s’en retirer – quitte à retrouver la compagnie des bêtes comme on peut le voir dans de nombreux récits ou tableaux de saints partis en forêt –, un dénuement plus essentiel encore était possible au milieu des hommes assemblés. L’esseulement n’était donc plus la condition première du dénuement qui conduirait à la sainteté, à l’acquisition d’une vertu supérieure. L’expérience de la sauvagerie tournait maintenant, et en premier lieu, autour du dénuement, avec comme signe majeur, la nudité.

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Si les Européens peuplèrent le Nouveau Monde de ces barbares que décidément ils ne pouvaient quitter des yeux, ils remplirent également ces mêmes terres d’une sauvagerie inconnue jusque-là. Aux Amériques, à l’instar du Barbare, l’homme sauvage fut visé lui aussi sous le signe du substantif. Aux côtés des Barbares et bientôt des Civilisés, les Sauvages entrèrent à leur tour dans l’histoire des peuples telle que se la raconte depuis bientôt six siècles l’Occident.