Témoigner de l’éventuel

Image

Le Droit Naturel, théorie et pratique majeure de la constitution d’États à l’âge classique, se réfère de manière explicite, bien que latéralement, à l’expérience d’une sauvagerie humaine. Il y recourt afin de donner crédit, du moins de rendre plus vraisemblable, la fiction d’un état de nature. Chez Hobbes comme chez Locke, en effet, ceux que l’on nommait les Sauvages – essentiellement ceux d’Amérique du Nord – étaient appelés à ouvrir les yeux de chacun sur la possibilité qu’il y eût, un jour, un âge non civil, c’est-à-dire un âge où les hommes auraient vécu majoritairement non seulement sans État, mais également sans aucune société. Sur une terre où ils régnaient encore sans partage (les Européens n’y avaient que quelques colonies), ces Sauvages constituaient les témoins « infidèles » mais pourtant dignes de foi de cet état premier de l’humanité. Témoins seulement car, à la différence du statut d’homme primitif qu’eux et tant d’autres peuples recevront au XIXe siècle, ils ne vivaient cependant pas tout à fait dans cet obscur et hypothétique état de nature : non seulement, on pouvait repérer chez eux des formes politiques rudimentaires, mais, même dépourvus de ces institutions civiles qui font les sociétés, leur multitude était rassemblée de telle manière, aux yeux de nos philosophes magistrats, que les corps qu’elle formait se situaient sans hésitation hors de tout état de ce genre.

Déjà, à la Renaissance, au moment où s’ouvrit pour les Européens les immenses Amériques, majoritaires étaient les exégèses théologico-politiques qui attribuaient une police aux sauvages, ne serait-ce que la plus simple, c’est-à-dire celle de la loi naturelle. Et si les sauvages malgré tout, pour de nombreux conquistadores et membres du clergé, vivaient pareils aux bêtes comme l’on disait alors, et non à l’identique (ce qui n’empêchait pas que l’on traitait ces hommes littéralement comme des chiens ou des bêtes de somme), ils demeuraient des hommes pour cette raison simple qu’ils parvenaient à faire des obstacles et des rigueurs de la nature dans laquelle ils vivaient une loi à laquelle obéir. Ainsi, aussi bien au XVIqu’aux XVIIe siècles, les Sauvages américains ne vivaient pas dans la pleine nature aux yeux des Européens, c’est-à-dire dans une nature qui n’aurait pas été soumise à un ordre supérieur, divin ou humain. Même vivant nus au milieu des forêts, c’est-à-dire comme ils étaient perçus à l’époque par les Européens, les Sauvages modernes vivaient donc sous une loi. Ils ne pouvaient donc être, pour l’âge classique, qu’une image imparfaite de l’homme naturel.

Et pourtant, pour le Droit naturel, l’existence, même isolée, de ces Indiens s’avéra nécessaire. Elle permettait notamment de conjecturer que cet état de droit sur lequel cette doctrine s’appuyait – pour attribuer, répartir et justifier les libertés politiques qu’elle cédait aux hommes – avait bien été, un jour, un état de fait. Elle donnait ainsi à sa fiction ce minimum de vraisemblance qui justifiait, mais économisait en même temps, le lancement d’une enquête, historique, scripturaire, qui aurait été pourtant nécessaire pour vérifier la véracité de sa proposition. Cette façon étrange de se passer de l’histoire, du moins de l’érudition historique, tout en y faisant référence avait un sens polémique. Elle s’opposait aux autres pratiques juridiques qui lui étaient contemporaines et qui, elles, s’appuyaient délibérément sur l’existence de libertés anciennes, authentifiées par des actes, pour pénétrer le jeu politique. En évoquant un âge antérieur de fiction, le Droit Naturel récusait paradoxalement la possibilité de légitimer un quelconque droit en raison d’une ancienneté  qui lui serait fondamentale, en fonction d’un statut archaïque, quel qu’il soit : il se référait à une table de lois, en un sens plus archaïque, celle de la nature, mais en même temps toujours actuelle, lisible en permanence : il suffisait de concevoir rationnellement la nature humaine telle qu’elle était, constamment active dans le cœur des hommes, pour en déduire les droits qui leur appartenaient. Géographie, histoire, étaient ici inutiles. On pouvait donc vider l’état de nature de toute histoire, il suffisait que cet âge ait une place dans la marche du temps pour qu’il puisse servir à établir le droit des hommes. Et c’est pour cela que les Sauvages américains ne témoignaient pas tant de l’actualité d’un état de nature que de la possibilité de son existence. Ils constituaient plutôt un signe des temps, indiquant aux hommes d’alors l’éventualité qu’il y eut dans le temps des hommes plusieurs phases. Les sauvages permettaient donc au Droit naturel, sur la seule foi de leur exemple, de dominer l’Histoire d’un seul coup d’œil, de traverser les siècles quasi instantanément, sans s’appesantir sur les droits originels de tels ou tels peuples ou nations. Le Droit pouvait donc se dire, et se disait, sans le soutien des Sauvages. Leur existence ne fondait en aucune manière la fiction d’un état de nature. Ils étaient seulement convoqués pour donner exemple d’une démonstration qui avait été faite avant et sans eux. Leur seul cas justifiait la probabilité que cette fiction eut quelque chance d’être vraie. L’état de nature était moins un fait qu’une éventualité, c’est-à-dire le contenu empirique propre au possible.

Les sauvages n’étaient pas les témoins d’une chose établie, que d’autres ainsi grâce à eux, pouvaient vérifier, mais étaient les témoins d’une éventualité. Qu’est-ce que cela veut dire ? La doctrine du Droit Naturel assigne à ces hommes le statut d’hommes antérieurs, c’est-à-dire exemplaires de la forme d’existence humaine la plus proche d’un état naturel. Ce sont eux qui ressemblent le plus à l’homme naturel. On est ainsi tout près du statut d’hommes primitifs que recevront ces mêmes peuples, parfois, deux siècles plus tard. Il y a pourtant plusieurs différences. D’abord, il me semble que si les Iroquois ou les Hurons témoignent d’un temps qui précède celui des sociétés civiles, ils n’y appartiennent pas véritablement. Les sauvages auxquels font appel les philosophes ne sont pas les survivants d’une âge perdu, ils n’en sont pas la dernière trace visible sur la terre. Leur existence n’est pas cette chose toute particulière qui est tout à la fois signe, fragment et trace. Elle a un autre statut et une autre signification. Hobbes dit clairement, par exemple, que l’existence de tant de peuples sauvages aux Amériques ne prouve pas du tout que ce mode d’existence ait été un jour dominant, c’est-à-dire majoritaire sur toute la planète. Pour qu’il y eut âge, il faudrait qu’il y eut état, c’est-à-dire que tout, ou la plus grande partie des peuples, ait été simultanément sauvage sur toute la planète (car Hobbes mesure la possibilité d’un état de nature dans l’histoire des hommes au niveau de la terre entière). Les âges sont planétaires ou ne sont pas. Si bien que les sauvages américains, même aussi nombreux qu’ils pouvaient l’être avant la découverte, conservent une forme de marginalité, d’isolement, qui empêche de supposer que tous les peuples aient été un jour comme eux. Ils demeurent ainsi pour le Droit Naturel doublement sauvages : d’une part, leur liberté ne s’embarrasse que peu de lois, au point qu’ils gardent toujours la possibilité de se faire justice eux-mêmes en se vengeant – ils possèdent donc bien quelques lois, naturelles ou humaines, mais beaucoup moins que tous les autres peuples barbares ou civilisés ; et d’autre part, même en occupant la quasi totalité d’un continent, ils demeurent isolés, quasiment insulaires sur un continent séparé par deux océans, de sorte que leur liberté si singulière semble réduite, presque de manière providentielle, par l’histoire plutôt que simplement mesurée selon l’aire géographique qui lui appartient. Le site de leur existence, pourtant fort étendu, doit demeurer un point dans l’espace et le temps. Leur cas, s’il fonde l’éventualité de la fiction de l’état de nature, ne peut pas être la loi d’autres cas.

Étrangement, donc, le sauvage américain que fait venir à la barre le Droit naturel ne témoigne pas d’une origine de l’Homme. De l’état de nature, il n’est pas une des dernières traces visibles sur la terre mais plutôt le seul cas véritablement probant de sa possibilité. Il ne fait pas subir à l’hypothèse de l’état de nature l’épreuve des faits, il permet de visualiser ce que l’on peut qu’affirmer. De cette histoire qui ne pourrait être que fiction, qui nous conterait à la manière antique l’histoire d’un âge d’or ou de fer ; de ce récit qui ne serait fait que de conjectures (puisque d’autres plus tard, comme Ferguson dans le dernier tiers du XVIIIe, tenteront de pénétrer cette âge pré-étatique), l’homme sauvage dit l’éventualité, l’événement jamais accompli, l’orage en suspens, la menace de retour.

mesure l’étendue, garde la possibilité, au sens de l’enclore. Ils disent seulement l’éventualité, la menace.

Il montre son actualité, non en tant qu’état, mais en tant qu’événement, virtualité.

est le gardien, l’homme qui, du seuil ferme la porte, mais montre par sa seule présence que quelque chose, un jour, s’est tenu derrière lui. Le Sauvage dit la présence d’une origine plus profonde que lui tout en barrant son accès. il est le rocher qui bloque la grotte, la porte qui laisse entrevoir par sa serrure la clé qui est enfermé dedans.

Mais il est d’autres connexions entre l’affirmation d’un Droit naturel et l’existence d’une sauvagerie humaine. C’est qu’aux côtés de l’homme sauvage, deux autres figures dissimulent leur sauvagerie: le criminel et le souverain.

Fonder son droit sur la terre

Rousseau dans le second discours s’écrie: « Le premier qui ayant enclos un terrain, s’avisa de dire, ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. »

Quand Bernardi, faisant droit sans doute à une évolution de la pensée de Rousseau marquée dans le Contrat social, dit que la propriété ne peut être, contre l’avis de Locke que Rousseau combat, le fondement de la société civile, je trouve qu’il tort manifestement le texte de Rousseau et anticipe cette transformation. S’il y a bien un rapport aux autres qui s’établit par cette affirmation, rapport de consentement nous dit Bernardi alors que le texte est plus spécifique et parle de croyance (crédit donné aux paroles et non acceptation éclairée des termes d’un contrat), si, en ce sens, il y a rapport social au fondement de la propriété, il n’en reste pas moins que c’est celui qui fait la déclaration qui est réputé fondateur et non pas le groupe entier comprenant celui qui parle et ceux qui écoute. Il faut bien qu’il y ait une scène mettant en jeu l’un et le multiple distincts (sans qu’on sache s’ils sont ou deviennent extérieurs par cet acte de clôture). La propriété peut bien dériver de la société civile et non l’inverse, comme Rousseau, nous dit Bernardi, le soutiendra plus tard, la propriété se forme concomitamment avec elle et constitue la première, sans doute en fait comme en droit, des institutions civiles.

Admirations II

Image

Jusqu’à la fin de la Renaissance, les Hommes, autrement dit les Occidentaux, ceux qui s’accordent encore et se réservent au plus haut point cette dignité, s’affrontaient à ceux qui leur étaient étrangers sous l’aspect dominant d’êtres barbares. L’Europe chrétienne hérita de cette perception grecque, puis romaine, avant de la retourner contre les romains eux-mêmes puis de la diriger sur les musulmans contre qui elle luttait. Quand ce fut au tour des Sauvages de leur faire face, ce fut un véritable affront qu’essuyèrent les Civilisés, un nouveau face-à-face au statut encore mystérieux, fait de désir, de vérité, de violence : sur les plages du monde nouveau qu’ils foulaient depuis un siècle, ne cessait en effet de résonner un rire qu’ils n’avaient sans doute jamais entendu auparavant. Voici que l’on moquait cet Homme et la belle civilité qu’il était en train de construire : une foi, une loi, un roi. À sa manière, Montaigne fit retentir ce rire sur le vieux continent. Il obligea ceux des hommes qui se disaient supérieurs à se regarder comme barbares, autrement dit inhumains, s’ils voulaient continuer sérieusement d’être dit des humains. Aux Amériques, au premier siècle de la rencontre, on vit moins les Européens retirer aux Indiens l’humanité qu’ils s’accordaient eux-mêmes, comme on nous le raconte habituellement, qu’on ne les vit plutôt, moralement contraints, de dévaloriser l’Homme dans lequel ils se reconnaissaient devant la grimace de ceux qui leur faisaient face. Diminuer son humanité avant de la céder à ceux qui n’en voulaient pas, diminuer ceux qui n’en voulaient pas afin de rehausser au mieux la gloire que l’on pouvait encore en tirer : voilà ce à quoi ils s’employaient.

Ce ne fut donc plus, ou pas seulement, un miroir que les Amerindiens tendirent aux Européens : une surface neutre, lisse et polie grâce à laquelle ils auraient pu (s’il en avaient eu le désir ou le courage) accéder à une autre image d’eux-mêmes et ainsi mieux s’examiner. Bien souvent, c’est bien ainsi pourtant que l’on rend compte de la manière dont se sont rencontrés l’Europe et l’Amérique : sous la forme d’une occasion manquée, celle qui aurait permis à chacun des peuples, et surtout aux Européens, de se décentrer vis-à-vis d’eux-mêmes et de se voir alors, humains et pourtant différents, là où ils ne se trouvaient pas. De part et d’autre de ce miroir improvisé que sont les face-à-face de l’histoire, les hommes devant leurs semblables auraient fait l’expérience de leur irréductible diversité. Les différences auraient enrichi la semblance au lieu de la détruire ou de l’estomper. L’humanité n’aurait eu plus alors qu’à se dire qu’au pluriel. Mais ce ne fut pas une image, ni même une voix, qui perturba l’aplomb avec lequel les Européens se distinguaient eux-mêmes (comme Homme de raison, Ami de la sagesse ou Témoin fidèle de la Vérité) mais un cri, une défiguration du visage, un bruit inhumain… Il faut lire le magnifique ouvrage de Giuliano Gliozzi, Adam et le Nouveau Monde, pour que ce fou rire vous reprenne ; il faut apprendre tout ce que les Européens inventèrent pour sauver leur foi, leur loi et leur roi. Entendre à nouveau ce rire guérit de toutes les tristesses que les Européens provoquèrent.

Un rire, ni une figure, ni une parole, cela semble peu de chose. Il eut pourtant un effet majeur sur la stature que l’Européen donnait de lui-même, du moins chez ceux qui étaient en mesure d’entendre ce rire. D’abord, il diminua la grandeur humaine – dimensions et manière – auprès de ceux qui l’incarnaient ou la vénéraient, et corrélativement éleva ceux des peuples qui lui étaient adverses. L’Européen qui se voyait comme l’homme par excellence dut concéder un peu d’humanité aux peuples qu’ils dépouillaient. Ensuite, le divin en l’Homme perdit tant son éclat que ce dernier se retrouva quasiment de plain-pied avec cette foule d’autres hommes que pourtant il méprisait. L’homme n’était plus si certain d’être à l’image de son dieu ou s’il l’était, la grandeur de ce dernier était sérieusement à revoir. Jamais les chrétiens ne ressemblèrent si complètement aux idolâtres qu’ils juraient ne pas être que lorsqu’ils massacrèrent les Indiens sur les terres d’Amérique. Les missionnaires qui critiquaient la conquête jouaient de cette ressemblance pour blâmer  leurs ouailles. Mais d’une autre manière, jamais peut-être les Européens ne ressemblèrent si profondément au pécheur qu’ils se devaient de reconnaître en eux. Jamais, dans leur histoire récente, ils n’eurent autant besoin du pardon de leur dieu pour justifier et absoudre leurs actes. L’Européen et le Chrétien, tantôt s’assimilant au plus haut point, tantôt perdant quasiment toute ressemblance, perdirent l’identité qui paraissait entre eux deux évidente. Les paroles chrétiennes des conquistadores devinrent de ridicules justifications, impropres à dissimuler la barbarie de leur actes, tandis que celles de leurs contempteurs « humanistes » devenaient d’autant plus risibles, incapables de faire respecter les lois qu’ils parvenaient pourtant à faire donner. De chaque côté des Indiens, l’humanité se vidait de sa substance : masque grotesque d’une très réelle inhumanité, ou dérisoire prière d’une humanité au plus haut degré impuissante.

Dans la confiance que chaque peuple avait de sa supériorité, l’homme était moqué. Dans la manière dont on invoquait son nom, l’homme était aussi moqué. Dans les actes que l’on commettait pour faire cette comédie, l’homme était de nouveau tourné en ridicule. Le siècle de l’humanisme ne fut pas un siècle où tout sourit à l’homme. Loin de là.

La forêt interdite

Image

Nous avons tendance à voir dans le visage du Sauvage l’une des figures les plus éclatantes de l’Autre, ce mystérieux personnage que les anthropologues convoquent pour rassembler et signifier tout ce qui ce qui paraît différent, étranger, à l’homme occidental. Il y a eu le Barbare, le Noir, le Juif ; il y a peut-être le Musulman aujourd’hui. L’Autre, en tout cas, semble demeurer le même alors que les autres qui viennent l’incarner ne cessent de changer. Si bien que celui-ci ne peut être défini de manière substantielle et désigne tout au plus une fonction qui, traversant chaque culture, assigne à certains individus, certains groupes – certains êtres non humains parfois également –, un statut et un sort différent de celui du commun des hommes.

Il y a tout lieu de penser, effectivement, que la plupart des cultures définissent et désignent les figures dans lesquelles elles ne se reconnaissent pas – en aucun cas, partiellement, ou après bien des aménagements. On peut tout à fait accepter, également, que l’unité que nous supposons d’emblée entre ces différentes figures est vérifiée par tout une série de phénomènes de confusion, d’assimilation et d’amalgame, qui indique l’existence d’un ensemble occupant une place bien précise dans chaque culture ou société. Il est moins sûr, cependant, que cette place puisse être systématiquement décrite sous la forme simple d’une mise à distance ou d’une irréversible exclusion : le lointain n’est pas forcément le lieu originaire et la demeure permanente de l’Autre. Non seulement des distances identiques peuvent être qualitativement différentes – se tenir hors de la vue n’est pas identique à la situation par laquelle on se trouve incapable de s’entendre ou de se toucher – mais les proximités peuvent être tout aussi troublantes et oblitérer ainsi toute reconnaissance. C’est pourquoi l’écart n’est probablement pas le caractère essentiel, ni même permanent, des figures de l’Autre. Et le Sauvage, paradoxalement, le démontre.

Dans l’histoire occidentale, la perception de la sauvagerie nous semble ordonnée à la seule mesure de la distance qui sépare le Même de l’Autre : « plus cette silhouette que j’entrevois m’est étrangère, plus elle vient de loin, plus elle est sauvage » entendons-nous dire. C’est l’erreur la plus fréquente, celle que l’on croise dans les descriptions qui sont faites de l’expérience des Chrétiens, à partir de la Renaissance, lors de leurs nombreux voyages de repérage et de colonisation tout autour du monde. On suppose bien souvent, et d’emblée, la sauvagerie comme une donnée criarde, offerte au regard et monopolisant à coup sûr l’attention de chaque voyageur. Dans les descriptions de ce type, qui ornent souvent les récits de genèse d’une discipline comme l’ethnologie, l’altérité n’est pas seulement visible, manifeste, il faut qu’elle soit, de plus, fascinante, éblouissante ou frappante. Sur les plages d’un monde qui m’est inconnu, mes yeux sont nécessairement tournés vers les différences d’autrui ; elles signalent son approche, caractérisent sa présence et enferment ces aspects au fond de mon regard quand ceux-ci se seront trouvés hors de ma vue. Or, à suivre la lettre des récits de voyage, ou les romans courtois de l’époque médiévale, la sauvagerie apparaît plutôt comme une forme complexe de spatialisation du proche et du lointain. Sans examiner toute de suite le cas des êtres humains, remarquons déjà que les bêtes reconnues comme sauvages sont l’objet d’un curieux balancement : d’un côté, elles sont chassées, c’est-à-dire exclues des lieux où leur présence constituerait une menace : pour les hommes ou pour leurs troupeaux – l’ours dans les Pyrénées en est aujourd’hui le cas manifeste ; de l’autre, on les poursuit jusque dans l’antre où elles se réfugient pour les piéger et les mettre à mort – et les faire disparaître ainsi de façon irréversible. On ne les met à distance, d’une certaine façon, que pour mieux parcourir l’espace que l’on a ouvert devant soi, tout en différant, plus ou moins longtemps, le moment où on le refermera, tel un piège. S’approchant ainsi, tout près, au mépris du danger – réel ou apparent –, on inverse alors le sens de la menace qui, d’expulsée loin de soi, devient proximité désirable et captivante. Il y a sans doute dans ce double mouvement de la chasse, mouvement à la fois d’approfondissement et d’inversion, un jeu qui est propre au pouvoir de prédation, à toutes les puissances cynégétiques.

Au cours du long Moyen Âge, les procédures d’excommunication menées par l’Église, les actes de bannissement décidés par les rois, jetaient au dehors des communautés aussi bien les hérétiques que les criminels, les remettant ainsi aux bêtes sauvages qui veillaient dans les bois et qui, elles, se tenaient déjà à l’écart. Ces formes d’exclusion, ô combien manifestes, se doublaient d’un certain nombre d’actes, de paroles et de gestes qui, soit veillaient à ce que le proscrit, le banni, ne puisse plus revenir : pour s’approcher des siens ou se venger pourquoi pas (on se fermait alors à lui en interdisant tout contact) ; soit permettaient, encourageaient même (par la diffamation publique, par la mise à prix de sa tête, par exemple) que l’on arme contre lui une chasse à l’homme qui devait conduire tôt ou tard à sa mort. L’exclusion, dans ce cas, n’était que le premier temps d’un rapprochement ultérieur, d’une nouvelle prise de contact, réalisée en d’autres lieux et dans une toute autre situation. Elle était en effet le préalable nécessaire d’un nouveau rapport dans lequel la communauté gagnait sur ceux qu’elle venait de perdre (entendue dans les deux sens du terme) un pouvoir invincible qu’elle ne possédait pas tant que l’individu rejeté était encore au milieu de ses membres. C’est bien dans cet espace du dehors que la sauvagerie, aussi bien que la folie, au Moyen Âge, se tenait. Mais c’est un espace, comme on le voit, que tout en feignant d’ouvrir hors de soi et sans espoir de retour, on laissait libre à chacun afin qu’il puisse le parcourir loin des regards de la communauté et éventuellement y rencontrer – à la vie à la mort – ceux qu’elle ne voulait plus voir. Dans cet espace de mystère ouvertement creusé dans les terres alentour, la sauvagerie était soit figurée par une horde de bêtes sauvages, sanguinaires et cruelles, chargées du même coup de faire disparaître les exclus (le fauve met une terme à leur errance tout en étant la fin annoncée de celle-ci), soit figurait peu à peu ces mêmes exclus, hommes assimilés aux bêtes, pour mieux en signaler le caractère dangereux et ainsi leur légitime et nécessaire mise à mort.

Les actes d’exclusion n’inaugurent donc pas les espaces sauvages, ils forcent au contraire ceux qu’ils mettent à l’écart à rejoindre ces lieux qui leur préexistent. La communauté qui exclut ouvre un passage étroit à certains de ses membres vers ces terres qu’elle redoute : elle écarte le danger en le remettant à sa place. Les réserves de chasse des rois mérovingiens, espaces de sauvagerie propres au haut Moyen Âge, montrent toute la complexité de la situation. Ouvertes autour de lieux, le plus souvent boisés, selon une procédure juridique que l’on nommait afforestation (d’où le nom de forêts qui ne contenaient donc pas toujours des bois mais aussi des landes, des marécages ou autres lieux non-cultivés plus ou moins impropres à l’habitation humaine), ces réserves étaient soustraites aux usages communs de l’espace rural. Mises, par décision royale, hors de l’exploitation du commun des hommes (le radical for indiquerait, selon les hypothèses les plus probables, ce caractère d’extériorité, de mise au dehors), elles pouvaient alors être mises au service d’une communauté religieuse souhaitant s’éloigner du monde profane, devenir l’espace exclusif du rite royal de la chasse, ou encore, situées auprès des palais princiers, servir de ressource alimentaire pour le roi et sa cour à l’occasion d’une résidence toujours provisoire. Ces domaines jouaient donc plusieurs rôles qui n’impliquaient pas, cependant, un éloignement conséquent de toute agglomération humaine. Le cas des ermitages qui semble contredire cette conclusion le montre mieux que tout autre : non seulement, certains monastères furent fondées pour contrôler l’érémitisme extrême de certains dévots (la forêt qui faisait office de désert mystique pour les chrétiens ne pouvait et ne devait pas devenir un véritable désert) finissant par reformer de véritables exploitations agricoles, mais les hommes de Dieu ainsi rassemblés se plaignaient aussi des incursions de toute sorte que menait tout un petit peuple vivant des ressources sylvestres. La séparation spatiale réalisée par l’afforestation distinguait bien certains lieux, en isolait un des autres, elle n’ouvrait pas pour autant de distance si étendue que le territoire en fût déchiré, ouvert de part et d’autre d’une béance infranchissable. La localisation des forêts le montre encore d’une autre manière. Événements avérés ou légendes locales, le choix se portait généralement sur des lieux qui comportaient certains dangers pour la population locale : soit qu’il y eut une bête féroce qui terrifiait les hommes et attaquait les troupeaux ; soit qu’une grotte, un bois dense, abritait le repaire d’une bande de brigands semant le trouble dans les environs. L’afforestation d’un site était donc un acte politique, une façon pour le roi de maîtriser, de juguler le danger issu de certains lieux. Aussi la forêt, en ces temps reculés, venait soit chasser les hommes ou les bêtes qui bravaient les lois du royaume (et qui trouvaient dans les bois les marges où se cacher, se protéger et subsister), soit les ceignait des prérogatives royales afin que ce dernier puisse mieux les poursuivre. Car bientôt sur le domaine qui était désormais le sien, le roi serait la seule, sinon la plus puissante, des bêtes féroces en liberté. Le seul animal dangereux de la forêt, le seul homme sauvage.

Les forêts qu’un certain romantisme a longtemps tenu à l’écart du monde pour mieux en exalter l’étrangeté, n’étaient pas coupées, géométriquement parlant, du reste des espaces humains. L’interdiction d’y pénétrer, même sévèrement puni, était l’objet de nombreuses infractions (c’est toute l’histoire du braconnage) ; leurs limites ne rompaient ni la continuité du territoire, ni même  parfois celui du couvert végétal ; et les espaces qu’elles constituaient ne chassaient pas certains êtres sans en inclure d’autres pour qu’ils y soient à leur tour chassés. D’un côté, vis-à-vis des paysans, la coupure géographique, le nouveau tracé des lieux, était si impalpable, si incroyable en quelque sorte, qu’il était constamment franchi (avec imprudence comme dans les contes ou en toute malignité pour les coureurs de bois) rétablissant ainsi illégalement une continuité à peine marquée ; d’un autre, l’îlot que la forêt découpait au sein de territoires naguère fréquentés, que ce soit par les villageois ou les hommes en rupture de ban (ermites ou brigands), vidait de manière encore plus draconienne les perceptions communes qui y étaient attachées. Les légendes qui transportent et aiguisent les visions solitaires trouvèrent dans la forêt interdite une nouvelle source vive. Proches mais étrangers désormais au territoire familier, légitime et usuel ; repères géographiques connus et pourtant soustraits aux vues quotidiennes que les fréquentations collectives, régulières, permettaient d’en prendre, les bois des forêts étaient prêts pour accueillir et recueillir les nombreux êtres sylvestres qui peuplaient ces légendes.

Les forêts n’étaient pas des espaces mis à distance dans lesquels toutes les figures étrangères au monde médiéval seraient venus se réfugier ou se retirer, de gré ou de force : elles étaient cet espace dans lequel une puissante mémoire (de l’ailleurs, du lointain, d’autrefois) allait se constituer à l’abri du souverain, un espace situé au cœur du monde chrétien qui était à la fois le même et tout autre. Que le Même et l’Autre appartiennent à deux espaces séparés et distincts relève d’une toute autre histoire que celle de la sauvagerie.