Il y a trois siècles, les plaintes contre des vampires en Hongrie, Moravie et Pologne et les condamnations rendues à leur encontre par certaines autorités judiciaires, firent grand bruit à travers l’Europe. Voltaire, dans un bref article de son dictionnaire philosophique, s’en fit l’écho : « Quoi ! c’est dans notre dix-huitième siècle qu’il y a eu des vampires ! c’est après le règne des Locke, des Shaftesbury, des Trenchard, des Collins ; c’est sous le règne des d’Alembert, des Diderot, des Saint-Lambert, des Duclos, qu’on a cru aux vampires, et que le révérend P. dom Augustin Calmet, prêtre bénédictin de la congrégation de Saint-Vannes et de Saint-Hidulphe, abbé de Sénones (…) a imprimé et réimprimé l’histoire des vampires avec l’approbation de la Sorbonne» [1]. Résonance bien particulière que ce cri qui exprime tout autant la stupeur devant les dimensions prises par cette croyance qu’une vive colère devant la publication d’un traité qui rend l’affaire des vampires «digne de l’attention des curieux & des Savans » méritant « qu’on l’étudie sérieusement, qu’on examine les faits qu’on en rapporte, & qu’on en approfondisse les causes, les circonstances & les moyens »[2]. Les vampires réveilleraient-ils d’antiques débats entre la foi et la raison ou seraient-ils exemplaires du combat qui fait rage au XVIIIe siècle entre les lumières et l’obscurantisme ? De telles oppositions seraient trop grossières et manqueraient le point précis où se déclenche la polémique. D’abord, les textes de Calmet et de Voltaire nient tous deux l’existence de ces revenants, l’un par la grâce d’une vérité qu’on détient déjà par une simple réflexion des lumières qui nous entourent, l’autre par une enquête auprès de témoins contemporains ou anciens, illustres ou obscurs. D’autre part, Voltaire a beau faire pour prendre de la distance par rapport à son adversaire, il ne peut que s’appuyer, en les citant, sur les documents et les anecdotes collectés par l’abbé. Entre les deux, un point de dissension s’est bel et bien formé qui dépasse de loin la question de l’existence ou non du surnaturel mais qui touche beaucoup plus à la réaction qu’il convient de prendre face à une telle histoire et, en l’occurrence, aux droits et aux limites du scepticisme.
Pour Voltaire, des vampires, on ne peut en parler sérieusement. Les évidences de la raison et de la nature suffisent pour nier leur existence sans qu’une longue démonstration soit nécessaire, ni le débat permis. Discriminer le vrai du faux ne demande nul procès, un jugement éclairé et souverain peut rendre lui-même justice à ces chimères et à leurs crédules témoins. Affaire close. Sauf, bien sûr, si ces récits trouvent crédit auprès des autorités judiciaires : « C’est une chose, à mon gré, très curieuse, que les procès verbaux faits juridiquement concernant tous les morts qui étaient sortis de leurs tombeaux pour venir sucer les petits garçons et les petites filles de leur voisinage. Calmet rapporte qu’en Hongrie deux officiers délégués par l’empereur Charles VI, assistés du bailli du lieu et du bourreau, allèrent faire enquête d’un vampire, mort depuis six semaines, qui suçait tout le voisinage. On le trouva dans sa bière, frais, gaillard, les yeux ouverts, et demandant à manger. Le bailli rendit sa sentence. Le bourreau arracha le cœur du vampire, et le brûla ; après quoi le vampire ne mangea plus » [3]. Refusant de débattre, la raison croyait pouvoir éclairer le monde de ses Lumières et faire de ses certitudes la seule force de loi dans les affaires des hommes et de la nature. Or, se retrouvant en désaccord avec la justice, la raison perd aussitôt de son crédit : « Qu’on ose douter après cela des morts ressuscités »[4]. Aussi, bien qu’elle feigne de s’enfermer dans un silence convaincu, son mutisme ne provient plus de l’assurance qu’elle avait d’être dans la vérité ; le seul cri qu’elle consent à émettre devant les fantaisies macabres des vampires, «Quoi ! c’est dans notre dix-huitième siècle qu’il y a eu des vampires !»[5], trahit qu’elle est en fait bâillonnée par les rumeurs tonitruantes de la foule. Les lumières qui devaient dissiper l’obscurité des esprits, chasser les fantômes qui peuplent les nuits des hommes, voient surgir devant elles un véritable cauchemar, mais cette fois dans le plein du jour. C’est pourquoi le cri de Voltaire est tout autant de peur que d’indignation. Que faire alors, si les esprits éclairés du siècle, l’aristocratie qui prétend tenir dans son poing justice et vérité n’a pas assez d’autorité pour faire taire les fables les plus grotesques ?
Devant l’évidence bafouée ainsi dans ses droits, rien ne sert de gloser sur la vraisemblance des récits, une évidence se trouve en deçà des arguments et des preuves, elle ne se discute pas puisqu’elle s’éclaire d’elle-même. Pourtant, en refusant de justifier sa conviction, on proclame bien sûr son invincibilité en la protégeant contre l’emprise du doute mais du même coup on ne peut plus répondre et dialoguer avec les autres opinions pour les contredire. Qu’importe, les lumières même inaperçues finiront par régner. La lucidité appartient à tous, elle est la Vérité même ou elle n’est rien. C’est pourquoi, la solitude de la raison face aux fantaisies du peuple et des magistrats ne vient pas d’une défaillance intrinsèque, il faut plutôt suspecter le silence coupable de ceux qui laissent les superstitions circuler : « C’était en Pologne, en Hongrie, en Silésie, en Moravie, en Autriche, en Lorraine, que les morts fesaient cette bonne chère. On n’entendait point parler de vampires à Londres, ni même à Paris. J’avoue que dans ces deux villes, il y eut des agioteurs, des traitants, des gens d’affaires, qui sucèrent en plein jour le sang du peuple ; mais ils n’étaient point morts, quoique corrompus. Ces suceurs véritables ne demeuraient pas dans des cimetières, mais dans des palais fort agréables »[6]. Au milieu de la place publique, la raison avoue : le peuple dit vrai sur l’existence de vampires mais il est victime de savoir nommer cette vérité sans la percevoir distinctement : les « vrais vampires sont les moines qui mangent aux dépens des rois et des peuples »[7]. La raison innocente les Lumières de la faute que représente l’aveu de l’existence des vampires, et ce, en faisant coïncider le rétablissement de la vérité avec la dénonciation d’un coupable. Voltaire choisira donc, pour parler des vampires, le registre du pamphlet dans lequel il accuse moins les hommes crédules que les savants. En peu de mots, un bref article, il dira l’énormité de cette affaire, démesure que du haut de son imposant traité, forme systématique et complète du savoir, Augustin Calmet va porter à son comble.
1.Voltaire, « Vampires » in Dictionnaire philosophique, p. 413. Retour au texte
2.Calmet, Traité sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou les revenans de Hongrie, de Moravie, etc., 1751, Tome I, Préface, p. VII. Retour au texte
3.Voltaire, « Vampires » in Dictionnaire philosophique, p. 415-416. Retour au texte
4.ibid., p. 416. Retour au texte
5.ibid., p. 413. Retour au texte
6.ibid., p. 414. Retour au texte
6.ibid., p. 418. Retour au texte